Mauprat (1837)
A. Quantin, imprimeur-éditeur (p. 352-361).



XXVI


Quoique la promptitude et la rigidité de cet arrêt fussent une chose inique et qui frappa de stupeur les plus acharnés contre moi, je reçus le coup avec un grand calme ; je ne m’intéressais plus à rien sur la terre. Je recommandai à Dieu mon âme et la réhabilitation de ma mémoire. Je me dis que, si Edmée mourait, je la retrouverais dans un monde meilleur ; que, si elle me survivait et retrouvait la raison, elle arriverait un jour à l’éclaircissement de la vérité, et qu’alors je vivrais dans son cœur comme un souvenir cher et douloureux. Irritable comme je le suis, et toujours disposé à la fureur envers tout ce qui m’est obstacle ou offense, je m’étonne de la résignation philosophique et de la fierté silencieuse que j’ai trouvées dans les grandes occasions de ma vie, et surtout dans celle-là.

Il était deux heures du matin. L’audience durait depuis quatorze heures. Un silence de mort planait sur l’assemblée, qui était aussi attentive, aussi nombreuse, qu’au commencement, tant les hommes sont avides de spectacles. Celui qu’offrait l’enceinte de la cour criminelle en cet instant était lugubre. Ces hommes en robe rouge, aussi pâles, aussi absolus, aussi implacables que le conseil des Dix à Venise ; ces spectres de femmes coiffées de fleurs, que la lueur blafarde des flambeaux faisait ressembler à des souvenirs de la vie flottant dans les tribunes au-dessus des prêtres de la mort ; les mousquets de la garde étincelant dans l’ombre des derniers plans ; l’attitude brisée de mon pauvre sergent, qui s’était laissé tomber à mes pieds ; la joie muette et puissante du trappiste, infatigablement debout auprès de la barre ; le son lugubre d’une cloche de couvent qui se mit à sonner matines dans le voisinage, au milieu du silence de l’assemblée : c’était de quoi émouvoir les nerfs des femmes de fermiers généraux et faire battre les larges poitrines des corroyeurs du parterre.

Tout à coup, au moment où la cour allait se disperser et annoncer la levée de la séance, une figure en tout semblable à celle qu’on prête au paysan du Danube, trapue, en haillons, pieds nus, à la barbe longue, aux cheveux en désordre, au front large et austère, au regard imposant et sombre, se leva au milieu des mouvants reflets dont la foule était à demi éclairée, et se dressa devant la barre en disant d’une voix creuse et accentuée :

— Moi, Jean Le Houx, dit Patience, je m’oppose à ce jugement, comme inique quant au fond et illégal quant à la forme. Je demande qu’il soit révisé, afin que je puisse faire ma déposition, qui est nécessaire, souveraine peut-être, et qu’on aurait dû attendre.

— Et, si vous aviez quelque chose à dire, s’écria l’avocat du roi avec passion, que ne vous présentiez-vous lorsque vous en avez été requis ? Vous en imposez à la cour en prétendant que vous avez des motifs à faire valoir.

— Et vous, répondit Patience d’un ton plus lent et d’une voix plus creuse encore qu’auparavant, vous en imposez au public en disant que je n’en ai pas. Vous savez bien que je dois en avoir.

— Songez où vous êtes, témoin, et rappelez-vous à qui vous parlez.

— Je le sais trop, et je ne dirai rien de trop. Je déclare ici que j’ai des choses importantes à dire, et que je les aurais dites à temps si vous n’aviez pas violenté le temps. Je veux les dire, et je les dirai ; et, croyez-moi, il vaut mieux que je les dise pendant qu’on peut encore revenir sur la procédure. Cela vaut mieux encore pour les juges que pour le condamné ; car celui-là revit par l’honneur, au moment où les autres meurent par l’infamie.

— Témoin, dit le magistrat irrité, l’âcreté et l’insolence de votre langage seront plus nuisibles qu’avantageuses à l’accusé.

— Et qui vous dit que je sois favorable à l’accusé ? dit Patience d’une voix de tonnerre. Que savez-vous de moi ? Et s’il me plaît de faire qu’un arrêt illégal et sans force devienne un arrêt puissant et irrévocable ?

— Comment accorder ce désir de faire respecter les lois, dit le magistrat, véritablement ébranlé par l’ascendant de Patience, avec l’infraction que vous avez commise contre elles en ne vous rendant pas à l’assignation du lieutenant criminel ?

— Parce que je ne voulais pas.

— Il y a des peines sévères contre ceux dont la volonté ne s’accorde pas toujours avec les lois du royaume.

— Possible.

— Venez-vous avec l’intention de vous y soumettre aujourd’hui ?

— Je viens avec celle de vous les faire respecter.

— Je vous préviens que, si vous ne changez de ton, je vais vous faire conduire en prison.

— Je vous préviens que, si vous aimez la justice et si vous servez Dieu, vous m’entendrez et suspendrez l’exécution de l’arrêt. Il n’appartient pas à celui qui apporte la vérité de s’humilier devant ceux qui la cherchent. Mais, vous qui m’entendez, hommes du peuple, dont les grands ne voudraient sans doute pas se jouer, vous dont on appelle la voix voix de Dieu, joignez-vous à moi, embrassez la défense de la vérité, qui va être étouffée peut-être sous de malheureuses apparences ou bien qui va triompher par de mauvais moyens. Mettez-vous à genoux, hommes du peuple, mes frères, mes enfants ; priez, suppliez, obtenez que justice soit faite et colère réprimée. C’est votre devoir, c’est votre droit et votre intérêt ; c’est vous qu’on insulte et qu’on menace quand on viole les lois.

Patience parlait avec tant de chaleur, et la sincérité éclatait en lui avec tant de puissance, qu’il y eut un mouvement sympathique dans tout l’auditoire. La philosophie était alors trop à la mode chez les jeunes gens de qualité pour que ceux-ci ne répondissent pas des premiers à un appel qui ne leur était pourtant pas adressé. Ils se levèrent avec une impétuosité chevaleresque et se tournèrent vers le peuple, qui se leva, entraîné par ce noble exemple. Il y eut une clameur furieuse, et chacun, sentant sa dignité et sa force, oublia les préventions personnelles pour se réunir dans le droit commun. Ainsi, quelquefois il suffit d’un noble élan et d’une parole vraie pour ramener les masses égarées par de longs sophismes.

Le sursis fut accordé, et je fus reconduit à ma prison au milieu des applaudissements. Marcasse me suivit. Patience se déroba à ma reconnaissance, et disparut.

La révision de mon jugement ne pouvait se faire que sur un ordre du grand conseil. Pour ma part, j’étais décidé, avant l’arrêt, à ne point me pourvoir auprès de cette chambre de cassation de l’ancienne jurisprudence ; mais l’action et le discours de Patience n’avaient pas moins agi sur mon esprit que sur celui des spectateurs. L’esprit de lutte et le sentiment de la dignité humaine, engourdis et comme paralysés en moi par le chagrin, se réveillèrent soudainement et je sentis à cette heure que l’homme n’est pas fait pour cette concentration égoïste du désespoir qu’on appelle ou l’abnégation, ou le stoïcisme. Nul ne peut abandonner le soin de son honneur sans abandonner le respect dû au principe de l’honneur. S’il est beau de sacrifier sa gloire personnelle et sa vie aux mystérieux arrêts de la conscience, c’est une lâcheté d’abandonner l’une et l’autre aux fureurs d’une injuste persécution. Je me sentis relevé à mes propres yeux, et je passai le reste de cette nuit importante à chercher les moyens de me réhabiliter, avec autant de persévérance que j’en avais mis à m’abandonner au destin. Avec le sentiment de la force je sentis renaître celui de l’espérance. Edmée n’était peut-être ni folle ni frappée de mort. Elle pouvait m’absoudre, elle pouvait guérir.

— Qui sait ? me disais-je, elle m’a peut-être déjà rendu justice ; peut-être est-ce elle qui envoie Patience à mon secours ; sans doute j’accomplirai son vœu en reprenant courage, en ne me laissant pas écraser par les fourbes.

Mais comment obtenir cet ordre du grand conseil ? Il fallait une ordonnance du roi ; qui la solliciterait ? qui hâterait ces odieuses lenteurs que la justice sait apporter quand il lui plaît, dans les mêmes affaires où elle s’est jetée avec une précipitation aveugle ? qui empêcherait mes ennemis de me nuire et de paralyser tous mes moyens ? qui combattrait pour moi, en un mot ? L’abbé seul aurait pu le faire, mais il était en prison à cause de moi. Sa généreuse conduite dans le procès m’avait prouvé qu’il était encore mon ami, mais son zèle était enchaîné. Que pouvait Marcasse dans son obscure condition et son langage énigmatique ? Le soir vint, et je m’endormis avec l’espérance d’un secours céleste, car j’avais prié Dieu avec ferveur. Quelques heures de sommeil me rafraîchirent, et j’ouvris les yeux au bruit des verrous qu’on tirait derrière ma porte. Ô Dieu de bonté ! Quel fut mon transport en voyant Arthur, mon compagnon d’armes, cet autre moi-même pour lequel je n’avais pas eu un secret pendant six ans, s’élancer dans mes bras. Je pleurai comme un enfant en recevant cette marque d’amour de la Providence ; Arthur ne m’accusait pas ! il avait appris à Paris, où les intérêts scientifiques de la bibliothèque de Philadelphie l’avaient appelé, la triste affaire où j’étais inculpé. Il avait rompu des lances avec tous ceux qui me chargeaient et il n’avait pas perdu un instant pour venir me sauver ou me consoler.

J’épanchai mon âme dans la sienne avec délices et lui dis ce qu’il pouvait faire pour moi. Il voulait prendre la poste dès le soir même pour Paris ; mais je le priai de commencer par aller à Sainte-Sévère me chercher des nouvelles d’Edmée ; il y avait quatre mortels jours que je n’en avais reçu, et Marcasse ne m’en avait d’ailleurs jamais donné d’aussi exactes et d’aussi détaillées que je les aurais voulues.

— Rassure-toi, me dit Arthur ; par moi, tu sauras la vérité. Je suis assez bon chirurgien ; j’ai le coup d’œil exercé ; je pourrai te dire vraisemblablement ce que tu dois craindre ou espérer ; de là, je partirai immédiatement pour Paris.

Il m’écrivit dès le surlendemain une lettre longue et détaillée.

Edmée était dans un état fort extraordinaire. Elle ne parlait pas et ne paraissait pas souffrir, tant qu’on se bornait à lui épargner toute espèce d’excitation nerveuse ; mais, au premier mot qui pouvait réveiller la mémoire de ses douleurs, elle tombait en convulsion. L’isolement moral où elle se trouvait était le plus grand obstacle à sa guérison. Elle ne manquait de rien quant aux soins physiques ; elle avait deux bons médecins et une garde-malade fort dévouée. Mlle Leblanc la soignait aussi, sous ce rapport, avec beaucoup de zèle ; mais cette fille dangereuse lui faisait souvent du mal par ses réflexions déplacées et ses interrogations indiscrètes. Arthur m’assura d’ailleurs que, si jamais Edmée m’avait cru coupable et s’était expliquée à cet égard, ce devait être dans une phase précédente de sa maladie ; car, depuis au moins quinze jours, elle était dans un état d’inertie complète. Elle sommeillait souvent, mais sans dormir tout à fait ; elle digérait quelques breuvages gélatineux et ne se plaignait jamais ; elle répondait par des signes nonchalants et toujours négatifs aux questions des médecins sur ses souffrances ; elle n’exprimait par aucun signe le souvenir des affections qui avaient rempli sa vie. Sa tendresse pour son père, ce sentiment si profond et si puissant en elle, n’était pourtant pas éteinte ; elle versait souvent des larmes abondantes, mais alors elle paraissait n’entendre aucun son ; c’était en vain qu’on essayait de lui faire comprendre que son père n’était pas mort, comme elle semblait croire. Elle repoussait d’un geste suppliant, non le bruit (il ne semblait pas frapper son oreille), mais le mouvement qui se faisait autour d’elle, et, cachant son visage dans ses mains, s’enfonçant dans son fauteuil et roidissant ses genoux jusque vers sa poitrine, elle semblait livrée à un désespoir sans remède. Cette muette douleur, qui ne se combattait plus elle-même et ne voulait plus être combattue ; cette grande volonté, qui avait été capable de dompter les plus violents orages et qui s’en allait à la dérive sur une mer morte et par un calme plat, était, selon Arthur, le spectacle le plus douloureux qu’il eût jamais contemplé. Edmée semblait vouloir avoir rompu avec la vie. Mlle Leblanc, pour l’éprouver et pour l’émouvoir, s’était grossièrement ingéniée de lui dire que son père était mort ; elle avait fait entendre par un signe de tête qu’elle le savait. Quelques heures plus tard, les médecins avaient essayé de lui faire comprendre qu’il était vivant : elle avait répondu par un autre signe qu’elle ne le croyait pas. On avait roulé le fauteuil du chevalier dans sa chambre ; on les avait mis en présence l’un de l’autre ; le père et la fille ne s’étaient pas reconnus. Seulement, au bout de quelques instants, Edmée, prenant son père pour un spectre, avait jeté des cris affreux et était tombée dans des convulsions qui avaient rouvert une de ses blessures et donné à craindre pour sa vie. On avait soin depuis ce moment de les tenir séparés et de ne prononcer, devant Edmée, aucune parole qui eût rapport à lui. Elle prenait Arthur pour un médecin du pays et l’avait reçu avec la même douceur et la même indifférence que les autres. Il n’avait pas osé essayer de lui parler de moi ; mais il m’exhortait à ne pas désespérer. L’état d’Edmée n’avait rien dont le temps et le repos ne pussent triompher ; elle avait peu de fièvre, aucune des fonctions vitales de son être n’était réellement troublée ; les blessures étaient à peu près guéries, et le cerveau ne paraissait pas devoir se désorganiser par un excès d’activité. L’affaiblissement où cet organe était tombé, la prostration de tous les autres organes, ne devaient pas lutter longtemps, selon Arthur, contre les ressources de la jeunesse et la puissance d’une admirable constitution. Il m’engageait enfin à songer à moi-même ; je pouvais être utile à Edmée par mes soins et devenir heureux par le retour de son affection et de son estime.

Au bout de quinze jours, Arthur revint de Paris avec l’ordonnance du roi pour la révision de mon jugement. De nouveaux témoins furent entendus. Patience ne parut pas ; mais je reçus de sa part un morceau de papier, avec ces mots d’une écriture informe : « Vous n’êtes pas coupable, espérez donc. » Les médecins affirmèrent que Mlle de Mauprat pouvait désormais être interrogée sans danger, mais que ses réponses n’auraient aucun sens. Elle était mieux portante. Elle avait reconnu son père et ne le quittait plus. Mais elle ne comprenait rien à tout ce qui n’était pas lui. Elle paraissait éprouver un grand plaisir à le soigner comme un enfant, et, de son côté, le chevalier reconnaissait de temps en temps sa fille chérie, mais les forces de ce dernier décroissaient sensiblement. On l’interrogea dans un de ses moments lucides. Il répondit que sa fille était effectivement tombée de cheval, à la chasse, et qu’elle s’était ouverte la poitrine sur une souche d’arbre, mais que personne n’avait tiré sur elle, même par mégarde, et qu’il fallait être fou pour croire son cousin capable d’un pareil crime. Ce fut tout ce qu’on put obtenir de lui. Quand on lui demanda ce qu’il pensait de l’absence de son neveu, il répondit que son neveu n’était point absent et qu’il le voyait tous les jours. Fidèle à son respect pour la réputation d’une famille, hélas ! si compromise, voulut-il, par des mensonges enfantins, repousser les investigations de la justice ? C’est ce que je n’ai jamais pu savoir. Edmée ne put être interrogée. À la première question qui lui fut adressée, elle haussa les épaules et fit signe qu’elle voulait être tranquille. Le lieutenant criminel insistant et devenant plus explicite, elle le regarda fixement et parut s’efforcer de le comprendre. Il prononça mon nom, elle poussa un grand cri et tomba évanouie. Il fallut renoncer à l’entendre. Cependant Arthur ne désespéra point. Au contraire, le récit de cette scène lui fit penser qu’il pouvait s’opérer dans les facultés intellectuelles d’Edmée une crise favorable. Il repartit aussitôt et alla s’installer à Sainte-Sévère, où il resta plusieurs jours sans m’écrire, ce qui me jeta dans une grande anxiété.

L’abbé, interrogé de nouveau, persista dans ses refus calmes et laconiques.

Mes juges, voyant que les renseignements promis par Patience n’arrivaient pas, hâtèrent la révision de la procédure et donnèrent, par une nouvelle précipitation, une nouvelle preuve de leur animosité contre moi. Le jour fixé arriva. J’étais dévoré d’inquiétude. Arthur m’avait écrit d’espérer, dans un style aussi laconique que Patience. Mon avocat n’avait pu saisir aucune bonne preuve à faire valoir. Je voyais bien qu’il commençait à me croire coupable. Il n’espérait obtenir que des délais.