Mauprat (1837)
A. Quantin, imprimeur-éditeur (p. 197-208).



XIII


Vous pensez bien que les hommages dont ma cousine était entourée rallumèrent dans mon sein la jalousie assoupie. Depuis qu’obéissant à son ordre je m’étais livré à l’étude, je ne saurais trop vous dire si j’osais compter sur la promesse qu’elle m’avait faite d’être ma femme lorsque je serais en état de comprendre ses idées et ses sentiments. Il me semblait bien que ce temps était venu, car il est certain que je comprenais Edmée, mieux peut-être qu’aucun des hommes qui lui faisaient la cour en prose et en vers. J’étais bien résolu à ne me plus prévaloir du serment arraché à la Roche-Mauprat ; mais la dernière promesse faite librement à la fenêtre de la chapelle, et la conclusion que je pouvais tirer de l’entretien avec l’abbé, surpris par moi dans le parc de Sainte-Sévère ; mais l’insistance qu’elle avait mise à m’empêcher de m’éloigner d’elle et à diriger mon éducation ; mais les soins maternels qu’elle m’avait prodigués durant ma maladie, toute cela ne me donnait-il pas, sinon des droits, du moins des motifs d’espérance ? Il est vrai que son amitié était glaciale dès que ma passion se trahissait dans mes paroles ou dans mes regards ; il est vrai que, depuis le premier jour, je n’avais pas fait un pas de plus dans son intimité ; il est vrai aussi que M. de La Marche venait souvent dans la maison, et qu’elle lui témoignait, toujours la même amitié qu’à moi, avec moins de familiarité et plus d’égards, nuance que la différence de nos caractères et de nos âges amenait naturellement, et qui ne prouvait aucune préférence pour l’un ou pour l’autre. Je pouvais donc attribuer sa promesse à un arrêt de sa conscience ; l’intérêt qu’elle prenait à m’instruire, au culte qu’elle rendait à la dignité humaine réhabilitée par la philosophie ; son affection calme et continue pour M. de La Marche, à un regret profond, dominé par la force et la sagesse de son esprit. Ces perplexités étaient poignantes. L’espoir de forcer son amour par ma soumission et mon dévouement m’avait longtemps soutenu, mais cet espoir commençait à s’affaiblir, car, de l’aveu de tous, j’avais fait des progrès extraordinaires, des efforts prodigieux, et il s’en fallait de beaucoup que l’estime d’Edmée pour moi eût grandi dans la même proportion. Elle n’avait pas paru étonnée de ce qu’elle appelait ma haute intelligence : elle y avait toujours cru ; elle l’avait louée plus que de raison. Mais elle ne s’aveuglait pas sur les défauts de mon caractère, sur les vices de mon âme ; elle me les reprochait avec une douceur impitoyable, avec une patience faite pour me désespérer, car elle semblait avoir pris le parti de ne m’aimer jamais ni plus ni moins, quoi qu’il arrivât désormais.

Cependant tous lui faisaient la cour et nul n’était agrée. On avait bien dit dans le monde qu’elle était promise à M. de La Marche, mais on ne comprenait pas plus que moi le retard indéfini apporté à cette union. On en vint à dire qu’elle cherchait des prétextes pour se débarrasser de lui, et on ne trouva pas à motiver cette répugnance autrement qu’en lui supposant une grande passion pour moi. Mon histoire singulière avait fait du bruit : les femmes m’examinaient avec curiosité, les hommes me témoignaient de l’intérêt et une sorte de considération que j’affectais de mépriser, mais à laquelle j’étais assez sensible ; et, comme rien n’a crédit dans le monde sans être embelli de quelque fiction, on exagérait étrangement mon esprit, mon aptitude et mon savoir ; mais, dès qu’on avait vu, en présence d’Edmée, M. de La Marche et moi, toutes les inductions étaient réduites à néant par le sang-froid et l’aisance de nos manières. Edmée était avec nous en public ce qu’elle était en particulier : M. de La Marche, un mannequin sans âme et parfaitement dressé aux airs convenables, moi, dévoré de passions diverses, mais impénétrable à force d’orgueil, et aussi, je dois l’avouer, de prétentions à la sublimité du maintien américain. Il faut vous dire que j’avais eu le bonheur d’être présenté à Franklin comme un sincère adepte de la liberté. Sir Arthur Lee m’avait honoré d’une sorte de bienveillance et d’excellents conseils : j’avais donc la tête tournée tout comme ceux que je raillais si durement, et au point même que cette petite gloriole apportait à mes tourments un allègement bien nécessaire. Ne hausserez-vous pas les épaules, si je vous avoue que je prenais le plus grand plaisir du monde à ne point poudrer mes cheveux, à porter de gros souliers, à me présenter partout en habit plus que simple, rigidement propre et de couleur sombre en un mot, à singer, autant qu’il était permis de le faire alors sans être confondu avec un véritable roturier, la mise et les allures du bonhomme Richard ! J’avais dix-neuf ans, et je vivais dans un temps où chacun affectait un rôle ; c’est là toute mon excuse.

Je pourrais alléguer aussi que mon trop indulgent et trop naïf gouverneur m’approuvait ouvertement ; que mon oncle Hubert tout en se moquant de moi de temps en temps, me laissait faire, et qu’Edmée ne me disait absolument rien de ce ridicule et semblait ne pas s’en apercevoir.

Le printemps était revenu cependant, nous allions retourner à la campagne ; les salons se dépeuplaient, et j’étais toujours dans la même incertitude. Je remarquai un jour que M. de La Marche montrait, malgré lui, le désir de se trouver seul avec Edmée. Je pris d’abord plaisir à le faire souffrir en restant immobile sur ma chaise ; mais je crus voir au front d’Edmée ce léger pli que je connaissais si bien, et, après un dialogue muet avec moi-même, je sortis, décidé à voir les suites de ce tête-à-tête et à connaître mon sort, quel qu’il fût.

Je revins au salon au bout d’une heure ; mon oncle était rentré ; M. de La Marche restait à dîner ; Edmée était rêveuse, mais non triste ; l’abbé lui adressait avec les yeux des questions qu’elle n’entendait pas ou ne voulait pas entendre.

M. de La Marche accompagna mon oncle à la Comédie-Française. Edmée dit qu’elle avait à écrire et demanda la permission de rester. Je suivis le comte et le chevalier mais, après le premier acte, je m’esquivai et je rentrai à l’hôtel. Edmée avait fait défendre sa porte, mais je ne pris pas cette défense pour moi ; les domestiques trouvaient tout simple que j’agisse en enfant de la maison. J’entrai au salon, tremblant qu’Edmée ne fût dans sa chambre ; là, je n’aurais pu la poursuivre. Elle était près de la cheminée et s’amusait à effeuiller les asters bleus et blancs que j’avais cueillis dans une promenade au tombeau de Jean-Jacques Rousseau. Ces fleurs me rappelaient une nuit d’enthousiasme, un clair de lune, les seules heures de bonheur peut-être que je pusse mentionner dans ma vie.

— Déjà rentré me dit-elle sans se déranger.

— Déjà est un mot bien dur, lui répondis-je ; voulez-vous que je me retire dans ma chambre, Edmée ?

— Non pas, vous ne me gênez nullement ; mais vous auriez plus profité à la représentation de Mérope qu’en écoutant ma conversation de ce soir, car je vous avertis que je suis idiote.

— Tant mieux, cousine, vous ne m’humilierez pas, et, pour la première fois, nous serons sur le pied de l’égalité. Mais voulez-vous me dire pourquoi vous méprisez tant mes asters ? Je croyais que vous les garderiez comme une relique.

— À cause de Rousseau, dit-elle en souriant avec malice sans lever les yeux sur moi.

— Oh ! c’est bien ainsi que je l’entends, repris-je.

— Je joue un jeu très intéressant, dit-elle ; ne me dérangez pas.

— Je le connais, lui dis-je ; tous les enfants de la Varenne le jouent, et toutes nos bergères croient à l’arrêt du sort que ce jeu révèle. Voulez-vous que je vous explique vos pensées, lorsque vous arrachiez ces pétales quatre à quatre ?

— Voyons, grand nécromant !

Un peu, c’est ainsi que quelqu’un vous aime ; beaucoup, c’est ainsi que vous l’aimez ; passionnément, un autre vous aime ainsi ; pas du tout, voilà comme vous aimez celui-là.

— Et pourrait-on savoir, monsieur le devin, reprit Edmée, dont la figure devint plus sérieuse, ce que signifient quelqu’un et un autre ? Je crois que vous êtes comme les antiques pythonisses : vous ne savez pas vous-même le sens de vos oracles.

— Ne sauriez-vous deviner le mien, Edmée ?

— J’essayerai d’interpréter l’énigme, si vous voulez me promettre de faire ensuite ce que fit le sphinx vaincu par Œdipe…

— Oh ! Edmée, m’écriai-je, il y a longtemps que je me casse la tête contre les murs à cause de vous et de vos interprétations ! et cependant vous n’avez pas deviné juste une seule fois.

— Oh ! mon Dieu, si ! dit-elle en jetant le bouquet sur la cheminée ; vous allez voir. J’aime un peu M. de La Marche, et je vous aime beaucoup. Il m’aime passionnément et vous ne m’aimez pas du tout. Voilà la vérité.

— Je vous pardonne de tout mon cœur cette méchante interprétation à cause du mot beaucoup, lui répondis-je.

Et j’essayai de prendre ses mains ; elle les retira brusquement, et, en vérité, elle eut tort, car, si elle me les eût abandonnées, je me fusse borné à les serrer fraternellement ; mais cette sorte de méfiance réveilla des souvenirs dangereux pour moi. Je crois qu’elle avait ce soir-là dans son air et dans ses manières beaucoup de coquetterie, et jusque-là je ne lui en avais jamais vu la moindre velléité. Je me sentis enhardi sans trop savoir pourquoi, et j’osai lui faire des remarques piquantes sur son tête-à-tête avec M. de La Marche. Elle ne prit aucun soin pour repousser mes interprétations, et se mit à rire lorsque je la priai de me remercier de la politesse exquise avec laquelle je m’étais retiré en lui voyant froncer le sourcil.

Cette légèreté superbe commençait à m’irriter un peu, lorsqu’un domestique entra et lui remit une lettre en lui disant qu’on attendait la réponse.

— Approchez la table et taillez-moi une plume, me dit-elle.

Et, d’un air nonchalant, elle décacheta et parcourut la lettre, tandis que, sans savoir de quoi il s’agissait, je préparais tout ce qui était nécessaire pour écrire.

Depuis longtemps la plume de corbeau était taillée ; depuis longtemps le papier à vignettes de couleur était sorti du portefeuille ambré, et Edmée, n’y faisant aucune attention, ne se disposait point à en faire usage. La lettre dépliée était sur ses genoux, ses pieds étaient sur les chenets, ses coudes sur les bras de son fauteuil dans son attitude favorite de rêverie. Elle était complètement absorbée. Je lui parlai doucement ; elle ne m’entendit pas. Je crus qu’elle avait oublié la lettre et qu’elle s’endormait. Au bout d’un quart d’heure, le domestique rentra, et demanda, de la part du messager, s’il y avait une réponse.

— Certainement, répondit-elle ; qu’il attende.

Elle relut la lettre avec une attention extraordinaire et se mit à écrire avec lenteur ; puis elle jeta au feu sa réponse, repoussa du pied son fauteuil, fit quelques tours dans l’appartement, et tout d’un coup s’arrêta devant moi et me regarda d’un air froid et sévère.

— Edmée, m’écriai-je en me levant avec impétuosité, qu’avez-vous donc et quel rapport avec moi peut avoir cette lettre qui vous préoccupe si fortement ?

— Qu’est-ce que cela vous fait ? répondit-elle.

— Qu’est-ce que cela me fait ! m’écriai-je. Et que me fait l’air que je respire ? que m’importe qui coule dans mes veines ? Demandez-moi cela, à la bonne heure ! mais ne me demandez pas en quoi une de vos paroles ou un de vos regards m’intéresse, car vous savez bien que ma vie en dépend.

— Ne dites pas des folies, Bernard, reprit-elle en retournant à son fauteuil d’un air distrait : Il y a temps pour tout.

— Edmée ! Edmée ! ne jouez pas avec le lion endormi, ne rallumez pas le feu qui couve sous la cendre.

Elle haussa les épaules et se mit à écrire avec beaucoup d’animation. Son teint était coloré, et, de temps en temps, elle passait ses doigts dans ses longs cheveux bouclés en repentir sur son épaule. Elle était dangereusement belle dans ce désordre ; elle avait l’air d’aimer : mais qui ? celui-là sans doute à qui elle écrivait. La jalousie brûlait mes entrailles. Je sortis brusquement et je traversai l’antichambre ; je regardai l’homme qui avait apporté la lettre ; il était à la livrée de M. de La Marche. Je n’en doutais pas ; mais cette certitude augmenta ma fureur. Je rentrai au salon en jetant violemment la porte. Edmée ne tourna pas seulement la tête ; elle écrivait toujours. Je m’assis vis-à-vis d’elle ; je la regardai avec des yeux de feu. Elle ne daigna pas lever les siens sur moi. Je crus même remarquer sur ses lèvres vermeilles un demi-sourire qui me parut insulter à mon angoisse. Enfin elle termina sa lettre et la cacheta. Je me levai alors et m’approchai d’elle, violemment tenté de la lui arracher des mains. J’avais appris à me contenir un peu plus qu’autrefois, mais je sentais qu’un seul instant peut, dans les âmes passionnées, renverser le travail de bien des jours.

— Edmée, lui dis-je avec amertume et avec une effroyable grimace qui s’efforçait d’être un sourire caustique, voulez-vous que je remette cette lettre au laquais de M. de La Marche, et que je lui dise en même temps à l’oreille à quelle heure son maître peut venir au rendez-vous ?

— Mais il me semble, répondit-elle avec une tranquillité qui m’exaspéra, que j’ai pu indiquer l’heure dans ma lettre et qu’il n’est pas besoin d’en informer les valets.

— Edmée, vous devriez me ménager un peu plus ! m’écriai-je.

— Je ne m’en soucie pas le moins du monde, répondit-elle.

Et, me jetant sur la table la lettre reçue, elle sortit pour remettre elle-même sa réponse au messager. Je ne sais si elle m’avait dit de lire cette lettre. Je sais que le mouvement qui me porta à le faire fut irrésistible. Elle était conçue à peu près ainsi :

« Edmée, j’ai enfin découvert le secret fatal qui a mis, selon vous, un insurmontable obstacle à notre union. Bernard vous aime ; son agitation de ce matin l’a trahi. Mais vous ne l’aimez pas, j’en suis sûr… cela est impossible ! Vous me l’eussiez dit avec franchise. L’obstacle est donc ailleurs. Pardonnez-moi ! J’ai réussi à savoir que vous avez passé deux heures dans la caverne des brigands ! Infortunée, votre malheur, votre prudence, votre sublime délicatesse, vous ennoblissent encore à mes yeux. Et pourquoi ne m’avoir pas dit, dès le commencement, de quel malheur vous étiez victime ? J’aurais d’un mot calmé vos douleurs et les miennes. Je vous aurais aidée à cacher votre secret. J’en aurais gémi avec vous, ou plutôt j’en aurais effacé l’odieux souvenir par le témoignage d’un attachement à toute épreuve. Mais rien n’est désespéré ; ce mot, il est toujours temps de le dire, et le voici : Edmée, je vous aime plus que jamais ; plus que jamais je suis décidé à vous offrir mon nom ; daignez l’accepter. »

Ce billet était signé Adhémar de La Marche.

À peine en avais-je terminé la lecture qu’Edmée rentra et s’approcha de la cheminée avec inquiétude comme si elle eût oublié un objet précieux. Je lui tendis la lettre que je venais de lire, mais elle la prit d’un air distrait, et, se baissant vers le foyer, elle saisit avec précipitation et avec une sorte de joie un papier chiffonné que la flamme n’avait fait qu’effleurer. C’était la première réponse qu’elle avait faite au billet de M. de La Marche, et qu’elle n’avait pas jugé à propos d’envoyer.

— Edmée, lui dis-je en me jetant à ses genoux, laissez-moi voir ce papier. Quel qu’il soit, je me soumettrai à l’arrêt dicté par votre premier mouvement.

— En vérité, dit-elle avec une expression indéfinissable, le feriez-vous ? Si j’aimais M. de La Marche, si je vous faisais un grand sacrifice en renonçant à lui, seriez-vous assez généreux pour me rendre ma parole ?

J’eus un instant d’hésitation ; une sueur froide parcourut mon corps. Je la regardais fixement ; son œil impénétrable ne trahissait pas sa pensée. Si j’avais cru qu’elle m’aimât et qu’elle soumit ma vertu à une épreuve, j’aurais peut-être joué l’héroïsme ; mais je craignis un piège ; la passion l’emporta. Je ne me sentais pas la force de renoncer à elle de bonne grâce, et l’hypocrisie me répugnait. Je me levai tremblant de colère.

— Vous l’aimez, m’écriai-je, avouez que vous l’aimez !

— Et quand cela serait, répondit-elle en mettant le papier dans sa poche, où serait le crime ?

— Le crime serait d’avoir menti jusqu’ici en me disant que vous ne l’aimiez pas.

— Jusqu’ici est beaucoup dire, reprit-elle en me regardant fixement ; nous n’avons pas eu d’explication à cet égard depuis l’année passée. À cette époque, il était possible que je n’aimasse pas beaucoup Adhémar, et, à présent, il serait possible que je l’aimasse mieux que vous. Si je compare la conduite de l’un et de l’autre aujourd’hui, je vois d’un côté un homme sans orgueil et sans délicatesse, qui se prévaut d’un engagement que mon cœur n’a peut-être pas ratifié ; de l’autre, je vois un admirable ami, dont le dévouement sublime brave tous les préjugés, et, me croyant souillée d’un affront ineffaçable, n’en persiste pas moins à couvrir cette tache de sa protection.

— Quoi ! ce misérable croit que je vous ai fait violence, et il ne me provoque pas en duel ?

— Il ne le croit pas, Bernard ; il sait que vous m’avez fait évader de la Roche-Mauprat, mais il croit que vous m’avez secourue trop tard et que j’ai été victime des autres brigands.

— Et il veut vous épouser, Edmée ? Ou c’est un homme sublime, en effet, ou il est plus endetté qu’on ne pense.

— Taisez-vous ! dit Edmée avec colère ; cette odieuse explication d’une conduite généreuse part d’une âme insensible et d’un esprit pervers. Taisez-vous, si vous ne voulez pas que je vous haïsse.

— Dites que vous me haïssez, Edmée, dites-le sans crainte, je le sais.

— Sans crainte ! Vous devriez savoir aussi que je ne vous fais pas l’honneur de vous craindre. Enfin, répondez-moi : sans savoir ce que je prétends faire, comprenez-vous que vous devez me rendre ma liberté et renoncer à des droits barbares ?

— Je ne comprends rien, sinon que je vous aime avec fureur et que je déchirerai avec mes ongles le cœur de celui qui osera vous disputer à moi. Je sais que je vous forcerai à m’aimer, et que, si je ne réussis pas, je ne souffrirai jamais, du moins, que vous apparteniez à un autre, moi vivant. On marchera sur mon corps criblé de blessures et saignant par tous les pores avant de vous passer au doigt un anneau de mariage ; encore vous déshonorerai-je à mon dernier soupir en disant que vous êtes ma maîtresse, et je troublerai ainsi la joie de celui qui triomphera de moi ; et, si je puis vous poignarder en expirant, je le ferai, afin que dans la tombe, du moins, vous soyez ma femme. Voilà ce que je compte faire, Edmée. Et maintenant, jouez au plus fin avec moi, conduisez-moi de piège en piège, gouvernez-moi par votre admirable politique : je pourrai être dupe cent fois, parce que je suis un ignorant, mais votre intrigue arrivera toujours au même dénouement, parce que j’ai juré par le nom de Mauprat !

— De Mauprat Coupe-jarret ! répondit-elle avec une froide ironie.

Et elle voulut sortir.

J’allais lui saisir le bras lorsque la sonnette se fit entendre ; c’était l’abbé qui rentrait. Aussitôt qu’il parut, Edmée lui serra la main et se retira dans sa chambre sans m’adresser un seul mot.

Le bon abbé, s’apercevant de mon trouble, me questionna avec l’assurance que devaient lui donner désormais ses droits à mon affection ; mais ce point était le seul sur lequel nous ne nous fussions jamais expliqués. Il avait cherché en vain. Il ne m’avait pas donné une seule leçon d’histoire sans tirer des amours illustres un exemple ou un précepte de modération ou de générosité ; mais il n’avait pas réussi à me faire dire un mot à ce sujet. Je ne pouvais lui pardonner tout à fait de m’avoir desservi auprès d’Edmée. Je croyais deviner qu’il me desservait encore, et je me tenais en garde contre tous les arguments de sa philosophie et toutes les séductions de son amitié. Ce soir-là, plus que jamais, je fus inattaquable. Je le laissai inquiet et chagrin, et j’allai me jeter sur mon lit, où je cachai ma tête dans les couvertures, afin d’étouffer les anciens sanglots, impitoyables vainqueurs de mon orgueil et de ma colère.