Mauprat/Chapitre 10
X
Quelques jours se passèrent dans un calme apparent. Edmée se disait souffrante et sortait peu de sa chambre ; M. de la Marche venait presque tous les jours, son château étant situé à peu de distance. Je le prenais de plus en plus en aversion, malgré les politesses dont il me comblait. Je ne comprenais rien à ses affections de philosophie, et je le combattais avec toute la grossièreté de préjugés et d’expressions dont j’étais susceptible. Ce qui me consolait un peu de mes souffrances secrètes, c’était de voir qu’il n’était pas reçu plus que moi dans les appartements d’Edmée.
Le seul événement de cette semaine fut l’installation de Patience dans une cabane voisine du château. Depuis que l’abbé Aubert avait trouvé auprès du chevalier une existence à l’abri des persécutions ecclésiastiques, il n’y avait plus pour lui de nécessité à voir secrètement son ami le cénobite. Il l’avait donc vivement engagé à quitter le séjour des bois et à se rapprocher de lui. Patience s’était fait beaucoup prier. Tant d’années passées dans la solitude l’avaient tellement attaché à sa tour Gazeau qu’il hésitait à lui préférer la société de son ami. En outre, il disait que l’abbé allait se corrompre dans le commerce des grands, que bientôt il subirait à son insu l’influence des vieilles idées, et qu’il se refroidirait à l’égard de la cause sainte. Il est vrai qu’Edmée avait gagné le cœur de Patience, et qu’en lui offrant une petite habitation appartenant à son père, et située dans un ravin pittoresque, à la sortie de son parc, elle s’y était prise avec assez de grâce et de délicatesse pour ne pas blesser sa fierté chatouilleuse. C’était à l’effet de terminer cette grande négociation que l’abbé s’était rendu à la tour Gazeau avec Marcasse, le soir où, retenus par l’orage, ils avaient donné asile à Edmée et à moi. La scène affreuse qui suivit notre arrivée trancha toutes les irrésolutions de Patience. Enclin aux idées pythagoriciennes, il avait horreur du sang répandu. La mort d’une biche lui arrachait des larmes, comme au Jacques de Shakespeare ; à plus forte raison les meurtres humains lui étaient impossibles à contempler, et, du moment que la tour Gazeau eut été le théâtre de deux morts tragiques, elle lui sembla souillée, et rien n’eût pu le décider à y passer une nuit de plus. Il nous suivit à Sainte-Sévère, et bientôt il laissa vaincre ses scrupules philosophiques par les séductions d’Edmée. La maisonnette dont on lui fit accepter la jouissance était assez humble pour ne pas le faire rougir d’une transaction trop apparente avec la civilisation. Il y trouva une solitude moins profonde qu’à la tour Gazeau ; mais les fréquentes visites de l’abbé et celles d’Edmée ne lui laissèrent pas le droit de se plaindre.
Ici, le narrateur interrompit de nouveau son récit pour entrer dans le développement du caractère de Mlle de Mauprat.
Edmée, dit-il, et croyez bien que ce n’est pas le langage de la prévention, était, au sein de sa modeste obscurité, une des femmes les plus parfaites qu’il eût en France. Pour qu’elle fût citée et vantée entre toutes, il ne lui a manqué que le désir ou la nécessité de se faire connaître au monde. Mais elle était heureuse dans sa famille, et la plus douce simplicité couronnait ses facultés et ses hautes vertus. Elle ignorait son mérite comme je l’ignorais moi-même à cette époque où, brute avide, je ne voyais que par les yeux du corps et croyais ne l’aimer que parce qu’elle était belle. Il faut dire aussi que son fiancé, M. de La Marche, ne la comprenait guère mieux. Il avait développé la pâle intelligence dont il était doué à la froide école de Voltaire et d’Helvétius. Edmée avait allumé sa vaste intelligence aux brûlantes déclarations de Jean-Jacques. Un temps est venu où j’ai compris Edmée ; le temps où de La Marche l’aurait comprise ne fût jamais arrivé.
Edmée, privée de sa mère dès le berceau et abandonnée à ses jeunes inspirations par un père plein de confiance, de bonté et d’incurie, s’était formée à peu près seule. L’abbé Aubert, qui lui avait fait faire sa première communion, n’avait point proscrit de ses lectures les philosophes qui l’avaient séduit lui-même. Ne trouvant autour d’elle ni contradiction ni même discussion, car, en toutes choses, elle entraînait son père dont elle était l’idole, Edmée était restée fidèle à des principes en apparence bien opposés ; la philosophie, qui préparait la ruine du christianisme, et le christianisme, qui proscrivait l’esprit d’examen. Pour expliquer cette contradiction, il faut que vous vous reportiez à ce que je vous ai dit de l’effet que produisit sur l’abbé Aubert la Profession de foi du vicaire savoyard. Vous n’ignorez pas, d’ailleurs, que, dans les âmes poétiques, le mysticisme et le doute règnent de pair. Jean-Jacques en fut un exemple éclatant et magnifique, et vous savez quelles sympathies il éveilla chez les prêtres et chez les nobles, alors même qu’il les gourmandait avec tant de véhémence. Quels miracles n’opère pas la conviction, aidée d’une éloquence sublime ! Edmée avait bu à cette source vive avec toute l’avidité d’une âme ardente. Dans ses rares voyages à Paris, elle avait recherché les âmes sympathiques à la sienne. Mais, là, elle avait trouvé tant de nuances, si peu d’accord, et surtout, malgré la mode, tant de préjugés indestructibles, qu’elle s’était rattachée avec amour à sa solitude et à ses poétiques rêveries sous les vieux chênes de son parc. Elle parlait déjà de ses déceptions, et refusait avec un bon sens au-dessus de son âge, et peut-être de son sexe, toutes les occasions de se mettre en rapport direct avec des philosophes dont les écrits faisaient sa vie intellectuelle.
— Je suis un peu sybarite, disait-elle en souriant. J’aime mieux respirer un bouquet de rose préparé pour moi dès le matin dans un vase que d’aller le chercher au milieu des épines et à l’ardeur du soleil.
Ce qu’elle disait de son sybaritisme n’était, d’ailleurs, qu’une figure. Élevée aux champs, elle était forte, active, courageuse, enjouée : elle joignait à toutes les grâces de la beauté délicate toute l’énergie de la santé physique et morale. C’était une fière et intrépide jeune fille autant qu’une douce et affable châtelaine. Je l’ai trouvée souvent bien haute et bien dédaigneuse ; Patience et les pauvres de la contrée l’ont toujours trouvée humble et débonnaire.
Edmée chérissait les poètes presque autant que les philosophes spiritualistes ; elle se promenait toujours un livre à la main. Un jour qu’elle avait pris le Tasse, elle rencontra Patience, et selon sa coutume, il s’enquit avec curiosité et de l’auteur et du sujet. Il fallut qu’Edmée lui fît comprendre les croisades : ce ne fut pas le plus difficile. Grâce aux récits de l’abbé et à sa prodigieuse mémoire des faits, Patience connaissait passablement le canevas de l’histoire universelle. Mais ce qu’il eut de la peine à saisir, ce fut le rapport et la différence de la poésie épique à l’histoire. D’abord il était indigné des fictions des poètes et prétendait qu’on n’eût jamais dû souffrir de telles impostures. Puis, quand il eut compris que la poésie épique, loin d’induire les générations en erreur, donnait, avec de plus grandes proportions, une éternelle durée à la gloire des faits héroïques, il demanda pourquoi tous les faits importants n’avaient pas été chantés par les bardes, et pourquoi l’histoire de l’humanité n’avait pas trouvé une forme populaire qui pût, sans le secours des lettres, se graver dans toutes les mémoires. Il pria Edmée de lui expliquer une strophe de la Jérusalem ; il y prit goût, et elle lui en lut un chant en français. Quelques jours plus tard, elle lui en fit connaître un second, et bientôt Patience connut tout le poème. Il se réjouit d’apprendre que ce récit héroïque était populaire en Italie, et essaya, en résumant ses souvenirs, de leur donner en prose grossière une forme abrégée ; mais il n’avait nullement la mémoire des mots. Agité par ses vives impressions, mille images grandioses passaient devant ses yeux. Il les exprimait dans des improvisations où son génie triomphait de la barbarie de son langage ; mais il lui était impossible de ressaisir ce qu’il avait dit. Il eût fallu qu’on pût l’écrire sous sa dictée, et encore cela n’eût servi de rien ; car, au cas où il eût réussi à le lire, sa mémoire, n’étant exercée qu’au raisonnement, n’avait jamais pu conserver un fragment quelconque précisé par la parole. Il citait pourtant beaucoup, et son langage était parfois biblique ; mais, au delà de certaines expressions qu’il affectionnait et d’un nombre de courtes sentences qu’il trouvait encore moyen de s’approprier, il n’avait rien retenu des pages qu’il s’était fait souvent relire et qu’il écoutait toujours avec la même émotion que la première fois. C’était un véritable plaisir que de voir l’effet des beautés poétiques sur cette puissante organisation. Peu à peu l’abbé, Edmée et moi-même par la suite, nous vînmes à bout de lui faire connaître Homère et Dante. Il était si frappé des événements qu’il pouvait faire l’analyse de La Divine Comédie d’un bout à l’autre sans oublier ni transposer la moindre partie du voyage, des rencontres et des émotions du poète : là se bornait sa puissance. Quand il essayait de ressaisir quelques-unes des expressions qui l’avaient charmé à l’audition, il arrivait à une abondance de métaphores et d’images qui tenait du délire. Cette initiation de Patience à la poésie marqua dans sa vie une époque de transformation ; elle lui donna en rêve l’action qui manquait à son existence réelle. Il contempla dans son miroir magique des combats gigantesques, vit des héros hauts de dix coudées ; il comprit l’amour, qu’il n’avait jamais connu ; il combattit, il aima, il vainquit, il éclaira les peuples, pacifia le monde, redressa les torts du genre humain et bâtit des temples au grand esprit de l’univers. Il vit dans la sphère étoilée tous les dieux de l’Olympe, pères de la primitive humanité ; il lut dans les constellations l’histoire de l’âge d’or et celle des âges d’airain ; il entendit dans le vent d’hiver les chants de Morven, et salua dans les nuées orageuses les spectres de Fingal et de Comala.
— Avant de connaître les poètes, disait-il dans ses dernières années, j’étais comme un homme à qui manquerait un sens. Je voyais bien que ce sens était nécessaire, puisque tant de choses en sollicitaient l’exercice. Je me promenais seul la nuit avec inquiétude, me demandant pourquoi je ne pouvais dormir, pourquoi j’avais tant de plaisir à regarder les étoiles, que je ne pouvais m’arracher à cette contemplation ; pourquoi mon cœur battait tout d’un coup de joie en voyant certaines couleurs ou s’attristait jusqu’aux larmes à l’audition de certains sons. Je m’en effrayais quelquefois jusqu’à m’imaginer, en comparant mon agitation continuelle à l’insouciance des autres hommes de ma classe, que j’étais fou. Mais je m’en consolais bientôt en me disant que ma folie était douce, et j’eusse mieux aimé n’être plus que d’en guérir. À présent, il me suffit de savoir que ces choses ont été trouvées belles de tout temps par tous les hommes intelligents, pour comprendre ce qu’elles sont et en quoi elles sont utiles à l’homme. Je me réjouis dans la pensée qu’il n’y a pas une fleur, pas une nuance, pas un souffle d’air qui n’ait fixé l’attention et ému le cœur d’autres hommes, jusqu’à recevoir un nom consacré chez tous les peuples. Depuis que je sais qu’il est permis à l’homme, sans dégrader sa raison, de peupler l’univers et de l’expliquer avec ses rêves, je vis tout entier dans la contemplation de l’univers ; et, quand la vue des misères et des forfaits de la société brise mon cœur et soulève ma raison, je me rejette dans mes rêves ; je me dis que, puisque tous les hommes se sont entendus pour aimer l’œuvre divine, ils s’entendront aussi, un jour, pour s’aimer les uns les autres. Je m’imagine que, de père en fils, les éducations vont en se perfectionnant. Peut-être suis-je le premier ignorant qui ait deviné ce dont il n’avait aucune idée communiquée du dehors. Peut-être aussi que bien d’autres avant moi se sont inquiétés de ce qui se passait en eux-mêmes et sont mort sans en trouver le premier mot. Pauvres gens que nous sommes ! ajoutait Patience ; on ne nous défend ni l’excès du travail physique, ni celui du vin, ni aucune des débauches qui peuvent détruire notre intelligence. Il y a des gens qui payent cher le travail des bras, afin que les pauvres, pour satisfaire les besoins de leur famille, travaillent au delà de leurs forces ; il y a des cabarets et d’autres lieux plus dangereux encore, où le gouvernement prélève, dit-on, ses bénéfices ; il y a aussi des prêtres qui montent en chaire pour nous dire ce que nous devons au seigneur de notre village, et jamais ce que notre seigneur nous doit. Il n’y a pas d’écoles où l’on nous enseigne nos droits, où l’on nous apprenne à distinguer nos vrais et honnêtes besoins des besoins honteux et funestes, où l’on nous dise enfin à quoi nous pouvons et devons penser quand nous avons sué tout le jour au profit d’autrui, et quand nous sommes assis, le soir, au seuil de nos cabanes à regarder les étoiles rouges sortir de l’horizon.
Ainsi raisonnait Patience ; et croyez bien qu’en traduisant sa parole dans notre langue méthodique je lui ôte toute sa grâce, toute sa verve et toute son énergie. Mais qui pourrait redire l’expression textuelle de Patience ? Son langage n’appartenait qu’à lui seul ; c’était un composé du vocabulaire borné, mais vigoureux, des paysans, et de métaphores les plus hardies des poètes, dont il enhardissait encore le tour poétique. À cet idiome mélangé, son esprit synthétique donnait l’ordre et la logique. Une incroyable abondance naturelle suppléait à la concision de l’expression propre. Il fallait voir quelle lutte téméraire sa volonté et sa conviction livraient à l’impuissance de ses formules ; tout autre que lui n’eut pu s’en tirer avec honneur ; et je vous assure que, pour qui songeait à quelque chose de plus sérieux qu’à rire de ses solécismes et de ses hardiesses, il y avait dans cet homme matière aux plus importantes observations sur le développement de l’esprit humain et à la plus tendre admiration pour la beauté morale primitive.
À l’époque où je compris entièrement Patience, j’avais un lien sympathique avec lui dans ma destinée exceptionnelle. Comme lui, j’avais été inculte ; comme lui, j’avais cherché au dehors l’explication de mon être, comme on cherche le mot d’une énigme. Grâce aux circonstances fortuites de la naissance et de la richesse, j’étais arrivé à un développement complet, tandis que Patience se débattait jusqu’à la mort dans les ténèbres d’une ignorance dont il ne voulait ni ne pouvait sortir ; mais ce ne fut pour moi qu’un sujet de plus de reconnaître la supériorité de cette organisation puissante qui se dirigeait plus hardiment à l’aide de faibles lueurs instinctives, que moi à la clarté de tous les flambeaux de la science, et qui n’avait pas eu, d’ailleurs, un seul mauvais penchant à vaincre, tandis que je les avais eus tous.
Mais, à l’époque dont j’ai à poursuivre le récit, Patience n’était, à mes yeux, qu’un personnage grotesque, objet d’amusement pour Edmée et de compassion charitable pour l’abbé Aubert. Lorsqu’ils me parlaient de lui d’un ton sérieux, je ne les comprenais plus, et je m’imaginais qu’ils prenaient ce sujet comme une sorte de texte parabolique pour me démontrer les avantages de l’éducation, la nécessité de s’y prendre de bonne heure et les regrets inutiles des vieilles années.
J’allais rôder cependant dans les taillis dont sa nouvelle demeure était entourée, parce que j’avais vu Edmée s’y rendre à travers le parc et que j’espérais obtenir, par surprise, un tête-à-tête avec elle au retour. Mais elle était toujours accompagnée de l’abbé, quelquefois même de son père ; et, si elle restait seule avec le vieux paysan, il l’escortait ensuite jusqu’au château. Souvent, caché dans les touffes d’un if monstrueux qui étendait ses nombreux rejets et ses branches pendantes à quelques pas de cette chaumière, je vis Edmée assise au seuil, un livre à la main, tandis que Patience l’écoutait les bras croisés, la tête courbée sur la poitrine et brisée en apparence par l’effort de l’attention. Je m’imaginais alors qu’Edmée essayait de lui apprendre à lire, et je la trouvais folle de s’obstiner à une éducation impossible. Mais elle était belle aux reflets du couchant, sous le pampre jaunissant de la chaumière, et je la contemplais en me disant qu’elle m’appartenait, en me jurant à moi-même de ne jamais céder à la force ni à la persuasion qui voudraient m’y faire renoncer.
Depuis quelques jours, ma souffrance était excitée au dernier point ; je ne trouvais d’autres moyens de m’y soustraire qu’en buvant beaucoup à souper, afin d’être à peu près abruti à cette heure, si douloureuse et si blessante pour moi où elle quittait le salon après avoir embrassé son père, donné sa main à baiser à M. de la Marche, et dit en passant devant moi : « Bonsoir, Bernard ! » d’un ton qui semblait dire « Aujourd’hui finit comme hier, et demain finira comme aujourd’hui. »
C’est en vain que j’allais m’asseoir dans le fauteuil le plus voisin de la porte, de manière qu’elle ne pût sortir sans que son vêtement effleurât le mien, je n’en obtenais jamais autre chose et je n’avançais pas ma main pour solliciter la sienne ; car elle me l’eût accordée d’un air négligent, et je crois que je l’eusse brisée dans ma colère.
Grâce aux larges libations du souper, je parvenais à m’enivrer silencieusement et tristement. Je m’enfonçais ensuite dans mon fauteuil de prédilection, et j’y restais sombre et assoupi jusqu’à ce que, les fumées du vin étant dissipées, j’allasse promener dans le parc mes rêves insensés et mes projets sinistres.
On ne semblait pas s’apercevoir de cette grossière habitude. Il y avait pour moi dans la famille tant d’indulgence et de bonté, qu’on craignait de me faire la plus légitime observation ; mais on avait très bien remarqué ma honteuse passion pour le vin, et le curé en avisa Edmée. Un soir, à souper, elle me regarde fixement à plusieurs reprises et avec une expression étrange. Je la regardai à mon tour, espérant qu’elle me provoquerait ; mais nous en fûmes quittes pour un échange de regards malveillants. En sortant de table, elle me dit tout bas, très vite et d’un ton impérieux :
— Corrigez-vous de boire, et apprenez tout ce que l’abbé vous enseignera.
Cet ordre et ce ton d’autorité, loin de me donner de l’espérance, me parurent si révoltants que toute ma timidité se dissipa en un instant. J’attendis l’heure où elle montait à sa chambre, et je sortis un peu avant elle pour aller l’attendre sur l’escalier.
— Croyez-vous, lui dis-je, que je sois dupe de vos mensonges, et que je ne m’aperçoive pas très bien, depuis un mois que je suis ici sans que vous m’adressiez la parole, que vous m’avez berné comme un sot ? Vous m’avez menti, et, aujourd’hui, vous me méprisez, parce que j’ai eu l’honnêteté de croire à votre parole.
— Bernard, me dit-elle d’un ton froid, ce n’est pas ici le lieu et l’heure de nous expliquer.
— Oh ! je sais bien, repris-je, que ce ne sera jamais le lieu ni l’heure selon vous ; mais je saurai les trouver, n’en doutez pas. Vous avez dit que vous m’aimiez ; vous m’avez jeté les bras au cou, et vous m’avez dit, en m’embrassant, ici, je sens encore vos lèvres sur ma joue : « Sauve-moi, et je jure par l’Évangile, par l’honneur, par le souvenir de ma mère et de la tienne, que je t’appartiendrai. » Je sais bien que vous avez dit tout cela parce que vous aviez peur de ma force ; et, ici, je sais bien que vous me fuyez parce que vous avez peur de mon droit. Mais vous n’y gagnerez rien ; je jure que vous ne vous jouerez pas longtemps de moi.
— Je ne vous appartiendrai jamais, répondit-elle avec une froideur de plus en plus glaciale, si vous ne changez pas de langage, de manières et de sentiments. Tel que vous êtes, je ne vous crains pas. Je pouvais, lorsque vous me paraissiez bon et généreux, vous céder moitié par peur et moitié par sympathie ; mais, du moment que je ne vous aime plus, je ne vous crains pas davantage. Corrigez-vous, instruisez-vous, et nous verrons.
— Fort bien, lui dis-je ; voilà une promesse que j’entends. J’agirai en conséquence, et, ne pouvant être heureux, je serai vengé.
— Vengez-vous tant qu’il vous plaira, dit-elle ; cela fera que je vous mépriserai.
Elle tira, en parlant ainsi, un papier de son sein, et le brûla tranquillement à la flamme de sa bougie.
— Qu’est-ce que vous faites là ? lui dis-je.
— Je brûle une lettre que je vous avais écrite, répondit-elle. Je voulais vous faire entendre raison, mais c’est bien inutile ; on ne s’explique pas avec les brutes.
— Vous allez me donner cette lettre ! m’écriai-je en me jetant sur elle pour lui arracher le papier enflammé.
Mais elle le retira brusquement, et, l’éteignant dans sa main avec intrépidité, elle jeta le flambeau à mes pieds et s’échappa dans les ténèbres. Je la poursuivis en vain. Elle gagna la porte de son appartement avant moi et la poussa sur elle. J’entendis tirer les verrous, et la voix de Mlle Leblanc qui demandait à sa jeune maîtresse la cause de sa frayeur.
— Ce n’est rien, répondit la voix tremblante d’Edmée ; c’est une espièglerie.
Je descendis au jardin, et j’arpentai les allées d’un pas effréné. À cette fureur succéda la plus profonde tristesse. Edmée, fière et audacieuse, me paraissait plus belle et plus désirable que jamais. Il est de la nature de tous les désirs de s’irriter et de s’alimenter de la résistance. Je sentis que je l’avais offensée, qu’elle ne m’aimait pas, qu’elle ne m’aimerait peut-être jamais, et, sans renoncer à la criminelle résolution de la posséder par la force, je cédai à la douleur que me causait sa haine. J’allai m’appuyer au hasard contre un mur sombre, et, cachant ma tête dans mes mains, j’exhalai des sanglots désespérés. Ma robuste poitrine se brisait, et mes larmes ne la soulageaient pas à mon gré. J’aurais voulu rugir, et je mordais mon mouchoir pour ne pas céder à cette tentation. Le bruit sinistre de mes cris étouffés éveilla l’attention d’une personne qui priait dans la chapelle, de l’autre côté du mur où je m’étais adossé à tout hasard. Une fenêtre en ogive, garnie de ses meneaux de pierre surmontés d’un trèfle, était située immédiatement à la hauteur de ma tête.
— Qui donc est là ? demanda une figure pâle qu’éclairait le rayon oblique de la lune à son lever.
En reconnaissant Edmée, je voulus m’éloigner ; mais elle passa son beau bras entre les meneaux et me saisit par le collet de mon habit en me disant :
— Pourquoi donc pleurez-vous, Bernard ?
Je cédais à cette douce violence, moitié honteux d’avoir laissé surprendre le secret de ma faiblesse, moitié ravi de voir qu’Edmée n’y était pas insensible.
— Quel chagrin avez-vous donc ? reprit-elle. Qui peut vous arracher de tels sanglots ?
— Vous me méprisez, vous me haïssez, et vous demandez pourquoi je souffre, pourquoi je suis en colère !
— C’est donc de colère que vous pleurez ? dit-elle en retirant son bras.
— C’est de colère et d’autre chose encore, répondis-je.
— Mais quoi encore ? dit Edmée.
— Je n’en sais rien ; peut-être de chagrin, comme vous avez dit. Le fait est que je souffre ; ma poitrine se brise. Il faut que je vous quitte, Edmée, et que j’aille vivre au milieu des bois. Je ne puis pas rester ici.
— Pourquoi souffrez-vous tant ? Expliquez-vous, Bernard ; voici l’occasion de vous expliquer.
— Oui, avec un mur entre nous. Je conçois que vous n’ayez pas peur de moi ici.
— Et pourtant je ne vous témoigne que de l’intérêt, il me semble, et n’ai-je pas été aussi affectueuse il y a une heure, lorsqu’il n’y avait pas un mur entre nous ?
— Je crois que vous n’êtes pas craintive, Edmée, parce que vous avez toujours la ressource d’éviter les gens ou de les attraper avec de belles paroles. Ah ! on m’avait bien dit que toutes les femmes sont menteuses et qu’il n’en faut aimer aucune.
— Qui est-ce qui vous disait cela ? votre oncle Jean, ou votre oncle Gaucher, ou votre grand-père Tristan ?
— Raillez, raillez-moi tant que vous voudrez ! Ce n’est pas ma faute si j’ai été élevé par eux. Mais ils pouvaient dire parfois quelque chose de vrai.
— Bernard, voulez-vous que je vous dise pourquoi ils croyaient les femmes menteuses ?
— Dites.
— C’est qu’ils employaient la violence et la tyrannie avec des êtres plus faibles qu’eux. Toutes les fois qu’on se fait craindre on risque d’être trompé. Lorsque, dans votre enfance, Jean vous frappait, n’avez-vous jamais évité ses brutales corrections en déguisant vos petites fautes ?
— C’est vrai : c’était ma seule ressource.
— La ruse est donc, sinon le droit, du moins la ressource des opprimés. Ne le sentez-vous pas ?
— Je sens que je vous aime, et qu’il n’y a pas là de motif pour que vous me trompiez.
— Aussi qui vous dit que je vous trompe ?
— Vous m’avez trompé ; vous m’avez dit que vous m’aimiez, vous ne m’aimiez pas.
— Je vous aimais, parce que je vous voyais, partagé entre de détestables principes et un cœur généreux, pencher vers la justice et l’honnêteté. Et je vous aime parce que je vois que vous triomphez des mauvais principes, et que vos méchantes inspirations sont suivies des larmes d’un bon cœur. Voilà ce que je puis vous dire devant Dieu et la main sur la conscience, aux heures où je vous vois tel que vous êtes. Il y a d’autres moments où vous me semblez si au-dessous de vous-même que je ne vous reconnais plus, et que je crois ne pas vous aimer. Il ne tient qu’à vous, Bernard, que je ne doute jamais ni de vous ni de moi.
— Et comment faut-il faire pour cela ?
— Vous corriger de vos mauvaises habitudes, ouvrir l’oreille aux bons conseils, le cœur aux préceptes de la morale. Vous êtes un sauvage, Bernard, et soyez bien sûr que ce n’est ni votre gaucherie à faire un salut ni votre ignorance à tourner un compliment qui me choquent en vous. Au contraire, ce serait à mes yeux un charme très grand s’il y avait de grandes idées et de nobles sentiments sous cette rudesse. Mais vos sentiments et vos idées sont comme vos manières, et c’est là ce que je ne puis souffrir. Je sais que ce n’est pas votre faute, et, si je vous voyais décidé à vous corriger, je vous aimerais autant à cause de vos défauts qu’à cause de vos qualités. La compassion entraîne l’affection ; mais je n’aime pas le mal, je ne peux pas l’aimer, et, si vous le cultivez en vous-même, au lieu de l’extirper, je ne peux pas vous aimer. Comprenez-vous cela ?
— Non.
— Comment, non ?
— Non, vous dis-je. Je ne sens pas qu’il y ait du mal en moi. Si vous n’êtes pas choquée du peu de grâce de mes jambes, du peu de blancheur de mes mains, et du peu d’élégance de mes paroles, je ne sais plus ce que vous haïssez en moi. J’ai entendu de mauvais préceptes dès mon enfance, mais je ne les ai pas acceptés. Je n’ai jamais cru qu’il fût permis de commettre de mauvaises actions, ou du moins je ne l’ai jamais trouvé agréable. Quand j’ai fait le mal, j’ai été contraint par la force. J’ai toujours détesté mes oncles et leur conduite. Je n’aime pas la souffrance d’autrui ; je n’aime à dépouiller personne ; je méprise l’argent, dont on faisait un dieu à la Roche-Mauprat ; je sais être sobre, et je boirais de l’eau toute ma vie, quoique j’aime le vin, s’il fallait, comme mes oncles, répandre le sang pour me procurer un bon souper. Cependant j’ai combattu avec eux ; cependant j’ai bu avec eux ; pouvais-je faire autrement ? Aujourd’hui que je peux me conduire comme je veux, à qui fais-je du mal ? Votre abbé, qui parle de vertu, me prend-il pour un assassin et pour un voleur ? Ainsi, avouez-le, Edmée, vous savez bien que je suis honnête ; vous ne me croyez pas méchant ; mais je vous déplais parce que je n’ai pas d’esprit, et vous aimez M. de La Marche parce qu’il sait dire des niaiseries dont je rougirais.
— Et si, pour me plaire, dit-elle en souriant, après m’avoir écouté avec beaucoup d’attention, et sans retirer sa main que j’avais prise à travers le grillage ; si, pour être préféré à M. de La Marche, il fallait acquérir de l’esprit, comme vous dites, ne le feriez-vous pas ?
— Je n’en sais rien, répondis-je après un instant d’hésitation ; peut-être serais-je assez fou pour cela, car je ne comprends rien au pouvoir que vous avez sur moi ; mais ce serait une grande lâcheté et une grande folie.
— Pourquoi, Bernard ?
— Parce qu’une femme qui aime un homme, non pas pour son bon cœur, mais pour son bel esprit, ne vaut guère la peine que je me donnerais. Voilà ce qu’il me semble.
Elle garda le silence à son tour, et me dit ensuite en me pressant la main :
— Vous avez bien plus de sens et d’esprit qu’on ne croirait. Me voilà forcée d’être tout à fait sincère avec vous, et de vous avouer que, tel que vous êtes, et quand même vous ne devriez jamais changer, j’ai pour vous une estime et une amitié qui dureront autant que ma vie. Soyez sûr de cela, Bernard, quelque chose que je puisse vous dire dans un moment de colère, car vous savez que je suis très vive : cela est de famille. Le sang des Mauprat ne coulera jamais aussi tranquillement que celui des autres humains. Ménagez donc ma fierté, vous qui savez si bien ce que c’est que la fierté ; ne vous targuez jamais avec moi des droits acquis. L’affection ne se commande pas, elle se demande ou s’inspire : faites que je vous aime toujours ; ne me dites jamais que je suis forcée de vous aimer.
— Cela est juste, en effet, répondis-je ; mais pourquoi me parlez-vous quelquefois comme si j’étais forcé de vous obéir ? Pourquoi, ce soir, m’avez-vous défendu de boire et ordonné d’étudier ?
— Parce que, si on ne peut commander à l’affection qui n’existe pas, on peut du moins commander à l’affection qui existe ; et c’est parce que je suis sûre de la vôtre que je lui commande.
— C’est bien ! m’écriai-je avec transport ; j’ai donc le droit de commander à la vôtre aussi, puisque vous m’avez dit qu’elle existait certainement… Edmée, je vous commande de m’embrasser.
— Laissez, Bernard, s’écria-t-elle, vous me cassez le
bras. Voyez, vous m’avez écorchée contre le grillage.
— Pourquoi vous êtes-vous retranchée contre moi ? lui dis-je en couvrant de mes lèvres la légère blessure que je lui avais faite au bras. Ah ! que je suis malheureux ! Maudit grillage ! Edmée, si vous vouliez pencher votre tête, je pourrais vous embrasser… vous embrasser comme ma sœur. Edmée, que craignez-vous ?
— Mon bon Bernard, répondit-elle, dans le monde où je vis, on n’embrasse même pas sa sœur, et nulle part on ne s’embrasse en secret. Je vous embrasserai devant mon père, tous les jours si vous voulez, mais jamais ici.
— Vous ne m’embrasserez jamais ! m’écriai-je, rendu à mes fureurs accoutumées. Et votre promesse ? et mes droits ?
— Si nous nous marions ensemble…, dit-elle avec embarras, quand vous aurez reçu l’éducation que je vous supplie de recevoir…
— Mort de ma vie ! vous moquez-vous ? Est-il question de mariage entre nous ? Nullement ; je ne veux pas de votre fortune, je vous l’ai dit.
— Ma fortune et la vôtre n’en font plus qu’une, répondit-elle. Entre parents aussi proches que nous le sommes, le tien et le mien sont des mots sans valeur. Jamais la pensée ne me viendra de vous croire cupide. Je sais que vous m’aimez, que vous travaillerez à me le prouver, et qu’un jour viendra où votre amour ne me fera plus peur, parce que je pourrai l’accepter à la face du ciel et des hommes.
— Si c’est là votre idée, repris-je tout à fait distrait de mes sauvages transports par la direction nouvelle qu’elle donnait à mes pensées, ma position est bien différente ; mais, à vous dire vrai, il faut que j’y réfléchisse… Je n’avais pas songé que vous l’entendriez ainsi…
— Et comment voulez-vous que je puisse l’entendre différemment ? reprit-elle. Une demoiselle ne se déshonore-t-elle pas en se donnant à un autre homme que son époux ? Je ne veux pas me déshonorer, vous ne le voudriez pas non plus, vous qui m’aimez ; vous ne voudriez pas me faire un tort irréparable. Si vous aviez cette intention, vous seriez mon plus mortel ennemi.
— Attendez, Edmée, attendez, repris-je ; je ne puis rien vous dire de mes intentions, je n’en ai jamais eu d’arrêtées à votre égard. Je n’ai eu que des désirs, et jamais je n’ai pensé à vous sans devenir fou. Vous voulez que je vous épouse ? Eh ! pourquoi donc, mon Dieu ?
— Parce qu’une jeune fille qui se respecte ne peut appartenir à un homme sans la pensée, sans la résolution, sans la certitude de lui appartenir toujours. Ne savez-vous pas cela ?
— Il y a tant de choses que je ne sais pas, ou auxquelles je n’ai jamais pensé !
— L’éducation vous apprendrait, Bernard, ce que vous devez penser des choses qui vous intéressent le plus, de votre position, de vos devoirs, de vos sentiments. Vous ne voyez clair ni dans votre cœur, ni dans votre conscience. Moi qui suis habituée à m’interroger sur toute chose et à me gouverner moi-même, comment voulez-vous que je prenne pour maître un homme soumis à l’instinct et guidé par le hasard ?
— Pour maître ? pour mari ! Oui, je comprends que vous ne puissiez soumettre votre vie tout entière à un animal de mon espèce… Mais je ne vous demandais pas cela, moi !… et je n’y puis penser sans frémir !
— Il faut que vous y pensiez cependant, Bernard ; pensez-y beaucoup, et, quand vous l’aurez fait, vous sentirez la nécessité de suivre mes conseils et de mettre votre esprit en rapport avec la nouvelle position où vous êtes entré en quittant la Roche-Mauprat ; quand vous aurez reconnu cette nécessité, vous me le direz, et alors nous prendrons plusieurs résolutions nécessaires.
Elle retira doucement sa main d’entre les miennes, et je crois qu’elle me dit bonsoir, mais je ne l’entendis pas. Je restai absorbé dans mes pensées, et, quand je relevai la tête pour lui parler, elle n’était plus là. J’allai à la chapelle ; elle était rentrée dans sa chambre par une tribune supérieure qui communiquait avec ses appartements.
Je retournai dans le jardin, je m’enfonçai dans le parc, et j’y restai toute la nuit. Ma conversation avec Edmée m’avait jeté dans un monde nouveau. Jusque-là, je n’avais pas cessé d’être l’homme de la Roche-Mauprat, et je n’avais pas prévu que je pusse ou que je dusse cesser de l’être ; sauf les habitudes qui avaient changé avec les circonstances, j’étais resté dans le cercle étroit de mes pensées. Au sein de toutes les choses nouvelles qui m’environnaient, je me sentais blessé de leur puissance réelle, et je roidissais ma volonté en secret, afin de ne pas me sentir humilié. Je crois qu’avec la persévérance et la force dont j’étais doué, rien n’eût pu me faire sortir de ce retranchement d’obstination, si Edmée ne s’en fût mêlée. Les biens vulgaires de la vie, les satisfactions du luxe, n’avaient pour moi d’autre charme que celui de la nouveauté. Le repos du corps me pesait, et le calme de cette maison, pleine d’ordre et de silence, m’eût écrasé, si la présence d’Edmée et l’orage de mes désirs ne l’eussent remplie de mes agitations et peuplée de mes fantômes. Je n’avais pas désiré un seul instant devenir le chef de cette maison, le maître de cette fortune, et je venais, avec plaisir, d’entendre Edmée rendre justice à mon désintéressement. Cependant je répugnais encore à l’idée d’associer deux buts si distincts, ma passion et mes intérêts. J’errai dans le parc en proie à mille incertitudes, et je gagnai la campagne sans m’en apercevoir. La nuit était magnifique. La pleine lune versait des flots de sa lumière sereine sur les guérets altérés par la chaleur du jour. Les plantes flétries se relevaient sur leur tige, chaque feuille semblait aspirer par tous ses pores l’humide fraîcheur de la nuit. Je ressentais aussi cette douce influence ; mon cœur battait avec force, mais avec régularité. J’étais inondé d’une vague espérance ; l’image d’Edmée flottait devant moi sur les sentiers des prairies, et n’excitait plus ces douloureux transports, ces fougueuses aspirations qui m’avaient dévoré.
Je traversais un lieu découvert où quelques massifs de jeunes arbres coupaient çà et là les verts steppes des pâturages. De grands bœufs d’un blond clair, agenouillés sur l’herbe courte, immobiles, paraissaient plongés dans de paisibles contemplations. Des collines adoucies montaient vers l’horizon, et leurs croupes veloutées semblaient jouer dans les purs reflets de la lune. Pour la première fois de ma vie, je sentis les beautés voluptueuses et les émanations sublimes de la nuit. J’étais pénétré de je ne sais quel bien-être inconnu ; il me semblait que, pour la première fois aussi, je voyais la lune, les coteaux et les prairies. Je me souvenais d’avoir entendu dire à Edmée qu’il n’y avait pas de plus beau spectacle que celui de la nature, et je m’étonnais de ne l’avoir pas su jusque-là. J’eus par instants la pensée de me mettre à genoux et de prier Dieu ; mais je craignais de ne pas savoir lui parler et de l’offenser en le priant mal. Vous avouerai-je une singulière fantaisie qui me vint comme une révélation enfantine de l’amour poétique au sein du chaos de mon ignorance ? La lune éclairait si largement les objets que je distinguais dans le gazon les moindres fleurettes. Une petite marguerite des prés me sembla si belle, avec sa collerette blanche frangée de pourpre et son calice d’or plein des diamants de la rosée, que je la cueillis et la couvris de baisers, en m’écriant, dans une sorte d’égarement délicieux :
— C’est toi, Edmée ! oui, c’est toi ! te voilà ! tu ne me fuis plus !
Mais quelle fut ma confusion lorsqu’en me relevant je vis que j’avais un témoin de ma folie ! Patience était debout devant moi.
Je fus si mécontent d’avoir été surpris dans un tel accès d’extravagance que, par un reste d’habitude de coupe-jarret, je cherchai mon couteau à ma ceinture ; mais je n’avais plus ni ceinture ni couteau. Mon gilet de soie à poches me fit souvenir que j’étais condamné à n’égorger plus personne. Patience sourit.
— Eh bien ! eh bien ! qu’y a-t-il ? dit le solitaire avec calme et douceur, croyez-vous que je ne sache pas bien ce qui en est ? Je ne suis pas si simple que je ne comprenne ; je ne suis pas si vieux que je ne voie clair. Qui est-ce qui secoue les branches de mon if toutes les fois que la fille sainte est assise à ma porte ? Qui est-ce qui nous suit comme un jeune loup, à pas comptés, sous le taillis, quand je reconduis la belle enfant chez son père ? Et quel mal y a-t-il à cela ? Vous êtes jeunes tous deux, vous êtes beaux tous deux, vous êtes parents, et, si vous vouliez, vous seriez un digne et honnête homme, comme elle est une digne et honnête fille.
Tout mon courroux était tombé en écoutant Patience parler d’Edmée. J’avais un si grand besoin de m’entretenir d’elle, que j’en aurais entendu dire du mal pour le seul plaisir d’entendre prononcer son nom. Je continuai ma promenade côte à côte avec Patience. Le vieillard marchait pieds nus dans la rosée. Il est vrai que ses pieds, ayant oublié depuis longtemps l’usage des chaussures, étaient arrivés à un degré de callosité qui les mettait à l’abri de tout. Il avait pour tout vêtement un pantalon de toile bleue qui, faute de bretelles, tombait sur ses hanches, et une chemise grossière. Il ne pouvait souffrir aucune contrainte dans ses habits, et sa peau, endurcie par le hâle, n’était sensible ni au chaud ni au froid. On l’a vu, jusqu’à plus de quatre-vingt ans, aller tête nue au soleil le plus ardent, et la veste entr’ouverte à la bise des hivers. Depuis qu’Edmée veillait à tous ses besoins, il était arrivé à une certaine propreté ; mais, dans le désordre de sa toilette et sa haine pour tout ce qui dépassait les bornes du strict nécessaire, se trouvait, sauf l’impudeur, qui lui avait toujours été odieuse, le cynique des anciens jours. Sa barbe brillait comme de l’argent. Son crâne chauve était luisant, que la lune s’y reflétait comme dans l’eau. Il marchait lentement, les mains derrière le dos, la tête levée, comme un homme qui surveille son empire. Mais le plus souvent ses regards se perdaient vers le ciel, et il interrompait sa conversation pour dire en montrant la voûte étoilée :
— Voyez cela, voyez comme c’est beau !
C’est le seul paysan que j’aie vu admirer le ciel, ou tout au moins c’est le seul que j’aie vu se rendre compte de son admiration.
— Pourquoi, maître Patience, lui dis-je, pensez-vous que je serais un honnête homme si je voulais ? Croyez-vous donc que je ne le sois pas ?
— Oh ! ne soyez pas fâché, répondit-il ; Patience a le droit de tout dire. N’est-ce pas le fou du château ?
— Edmée prétend que vous en êtes le sage, au contraire.
— Prétend-elle cela, la sainte fille de Dieu ? Eh bien, si elle le croit, je veux agir en sage et vous donner un bon conseil, maître Bernard Mauprat. Voulez-vous l’entendre ?
— Il paraît que tout le monde ici se mêle de conseiller. N’importe, j’écoute.
— Vous êtes amoureux de votre cousine ?
— Vous êtes bien hardi de faire une pareille question.
— Ce n’est pas une question, c’est un fait. Eh bien ! je vous dis, moi : faites-vous aimer de votre cousine et soyez son mari.
— Et pourquoi me portez-vous cet intérêt, maître Patience.
— Parce que je sais que vous le méritez.
— Qui vous l’a dit ? l’abbé ?
— Non pas.
— Edmée ?
— Un peu. Et cependant elle n’est pas bien amoureuse de vous, au moins. Mais c’est votre faute.
— Comment cela, Patience ?
— Parce qu’elle veut que vous deveniez savant, et vous, vous ne le voulez pas. Ah ! si j’avais votre âge, moi, pauvre Patience, et si je pouvais, sans étouffer, me tenir enfermé dans une chambre seulement deux heures par jour, et si tous ceux que je rencontre s’occupaient de m’instruire ! si l’on me disait : « Patience, voilà ce qui s’est fait hier ; Patience, voilà ce qui se fera demain. » Mais, baste ! il faut que je trouve tout moi-même, et c’est si long que je mourrai de vieillesse avant d’avoir trouvé le dixième de ce que je voudrais savoir. Mais, écoutez, j’ai encore une raison pour désirer que vous épousiez Edmée.
— Laquelle, bon monsieur Patience ?
— C’est que ce La Marche ne lui convient pas. Je le lui ai dit, oui-da ! et à lui aussi, et à l’abbé, et à tout le monde. Ce n’est pas un homme, cela. Cela sent bon comme tout un jardin ; mais j’aime mieux le moindre brin de serpolet.
— Ma foi ! je ne l’aime guère non plus, moi. Mais si ma cousine l’aime, hein ! Patience ?
— Votre cousine ne l’aime pas. Elle le croit bon, elle le croit véritable : elle se trompe et il la trompe, et il trompe tout le monde. Je le sais, moi, c’est un homme qui n’a pas de cela (et Patience posait la main sur son cœur). C’est un homme qui dit toujours : « Moi, la vertu ! moi ; les infortunés ! moi, les sages, les amis du genre humain, etc., etc. » Eh bien ! moi, Patience, je sais qu’il laisse mourir de faim de pauvres gens à la porte de son château. Je sais que, si on lui disait : « Donne ton château, mange du pain noir, donne tes terres, fais-toi soldat, et il n’y aura plus d’infortunés dans le monde, le genre humain, comme tu dis, sera sauvé, » l’homme dirait : « Merci, je suis seigneur de mes terres, et je ne suis pas soûl de mon château. » Oh ! je les connais bien, ces faux bons ! Quelle différence avec Edmée ! Vous ne savez pas cela, vous ! Vous l’aimez parce qu’elle est belle comme la marguerite des prés, et moi je l’aime parce qu’elle est bonne comme la lune qui éclaire tout le monde. C’est une fille qui donne tout ce qu’elle a, qui ne porterait pas un joyau, parce qu’avec l’or d’une bague on peut faire vivre un homme pendant un an. Et, si elle rencontre dans son chemin un petit pied d’enfant blessé, elle ôtera son soulier pour le lui donner et s’en ira pied nu. Et puis c’est un cœur qui va droit, voyez-vous. Si demain le village de Sainte-Sévère allait la trouver en masse et lui dire : « Demoiselle, c’est assez vivre dans la richesse, donnez-nous ce que vous avez, et travaillez à votre tour. — C’est juste, mes bons enfants », dirait-elle. Et gaiement elle irait mener les troupeaux aux champs ! Sa mère était de même ; car, voyez-vous, j’ai connu sa mère toute jeune, comme elle est à présent, et la vôtre aussi, da ! Et c’était une maîtresse femme, charitable, juste. Et vous en tenez, à ce qu’on dit.
— Hélas ! non, répondis-je, saisi d’attendrissement par le discours de Patience. Je ne connais ni la charité ni la justice.
— Vous n’avez pu encore les pratiquer ; mais cela est écrit dans votre cœur, je le sais, moi. On dit que je suis sorcier, et je le suis un peu. Je connais un homme tout de suite. Vous souvenez-vous de ce que vous m’avez dit un jour sur la fougère de Validé ? Vous étiez avec Sylvain ; moi, j’étais avec Marcasse. Vous me dites qu’un honnête homme vengeait ses querelles lui-même. Et à propos, monsieur Mauprat, si vous n’êtes pas content des excuses que je vous ai faites à la tour Gazeau, il faut le dire. Voyez, il n’y a personne ici, et, tout vieux que je suis, j’ai encore le poignet aussi bon que vous ; nous pouvons nous allonger quelques bons coups, c’est le droit de nature ; et, quoique je n’approuve pas cela, je ne refuse jamais de donner réparation à qui la demande. Je sais qu’il y a des hommes qui mourraient de chagrin s’ils n’étaient pas vengés, et moi qui vous parle, il m’a fallu plus de cinquante ans pour oublier un affront que j’ai reçu… et, quand j’y pense encore, ma haine pour les nobles se réveille, et je me fais un crime d’avoir pu pardonner dans mon cœur à quelques-uns.
— Je suis pleinement satisfait, maître Patience, et je sens, au contraire, de l’amitié pour vous.
— Ah ! c’est que je gratte l’œil qui vous démange ! Bonne jeunesse ! Allons, Mauprat, du courage. Suivez les conseils de l’abbé, c’est un juste. Tâchez de plaire à votre cousine, c’est une étoile du firmament. Connaissez la vérité ; aimez le peuple ; détestez ceux qui le détestent ; soyez prêt à vous sacrifier pour lui… Écoutez, écoutez ! je sais ce que je dis ; faites-vous l’ami du peuple.
— Le peuple est-il donc meilleur que la noblesse, Patience ? De bonne foi, et puisque vous êtes un sage, dites la vérité.
— Le peuple vaut mieux que la noblesse, parce que la noblesse l’écrase et qu’il le souffre ! Mais il ne le souffrira peut-être pas toujours. Enfin, il faut que vous le sachiez ; vous voyez bien ces étoiles ? Elles ne changeront pas, elles seront à la même place et verseront autant de feu dans dix mille ans qu’aujourd’hui ; mais, avant cent ans, avant moins peut-être, il y aura bien des changements sur la terre. Croyez-en un homme qui pense à la vérité et qui ne se laisse pas égarer par les grands airs des forts. Le pauvre a assez souffert ; il se tournera contre le riche, et les châteaux tomberont, et les terres seront dépecées. Je ne verrai pas cela, mais vous le verrez ; il y aura dix chaumières à la place de ce parc, et dix familles vivront de son revenu. Il n’aura plus ni valets, ni maîtres, ni vilains, ni seigneurs. Il y aura des nobles qui crieront haut et qui ne céderont qu’à la force, comme eussent fait vos oncles s’ils eussent vécu, comme fera M. de La Marche, malgré ses beaux discours. Il y en aura qui s’exécuteront généreusement comme Edmée, et comme vous, si vous écoutez la sagesse. Et alors il sera bon pour Edmée qu’elle ait pour mari un homme et non pas un brin de muguet. Il sera bon que Bernard Mauprat sache pousser une charrue ou tuer le gibier du bon Dieu, pour nourrir sa famille ; car le vieux Patience sera couché sous l’herbe du cimetière et ne pourra rendre à Edmée les services qu’il aura reçus. Ne riez pas de ce que je dis, jeune homme ; c’est la voix de Dieu qui dit cela. Voyez le ciel. Les étoiles vivent en paix et rien ne dérange leur ordre éternel. Les grosses ne mangent pas les petites, et nulle ne se précipite sur ses voisines. Or, un temps viendra où le même ordre régnera parmi les hommes. Les méchants seront balayés par le vent du Seigneur. Assurez vos jambes, seigneur Mauprat, afin de rester debout et de soutenir Edmée ; c’est Patience qui vous avertit, Patience qui ne vous veut que du bien. Mais il y en aura d’autres qui voudront le mal, et il faut que les bons se fassent forts.
Nous étions arrivés jusqu’à la chaumière de Patience. Il s’était arrêté à la barrière de son petit enclos, et, une main appuyée sur les barreaux, gesticulant de l’autre, il parlait avec énergie. Son regard brillait comme la flamme, son front était baigné de sueur ; il y avait en lui quelque chose de puissant comme la parole des vieux prophètes, et la simplicité plus que plébéienne de son accoutrement rehaussait encore la fierté de son geste et l’onction de sa voix. La révolution française a fait savoir, depuis ce temps, qu’il y avait dans le peuple de fougueuses éloquences et une implacable logique ; mais ce que je voyais en ce moment était si neuf pour moi et me fit une telle impression que mon imagination, sans règle et sans frein, se laissa entraîner aux terreurs superstitieuses de l’enfance. Il me tendit la main, et j’obéis à cet appel avec plus d’effroi que de sympathie. Le sorcier de la tour Gazeau, suspendant sur ma tête la chouette ensanglantée, venait de repasser devant mes yeux.