Maupertuis/Cosmologie/Tome I/Dédicace

Jean Marie Bruyset (Tome premierp. iii-viii).






A MONSIEUR


DUVELAËR,


DIRECTEUR


DE LA COMPAGNIE DES INDES,


A PARIS.


ON dédie ſes Livres à des Princes pour augmenter ſa fortune ; on les dédie à des Savans pour étendre ſa réputation : je vous dédie celui-ci pour ſatisfaire les ſentimens de mon cœur. Ce n'eſt pas que vous ne puiſſiez rendre d’aussi grands ſervices que les Princes, ni que le jugement que vous portez d’un ouvrage ne puiſſe aſſurer la réputation d’un Auteur peut — être mieux que le jugement qu’en portent les Savans de profeſſion : mais c’eſt que, grâces à Dieu, je ne Vuis aſſujetti a aucun de ces deux motifs, & qu’avec vous je puis avoir un motif plus pur. C’eſt de me retracer l’hiſtoire de cette amitié qui dure entre nous depuis ſi long — temps, & de comparer enſemhle deux vies auſſi différentes que les nôtres, malgré ce que j’ai à perdre dans cette comparaiſon.

J’ai encore préſent à l’eſprit le moment où, après une éducation qui avoit été la même dans cette ville où nous nous faiſons tant d’honneur d’être nés, nous nous ſéparâmes. Vous vous deſtinâtes au Commerce, je réſolus de m’appliquer aux Sciences.

Dix ans après nous nous retrouvâmes. La fortune avoit ſecondé la ſageſſe de toutes vos entrepriſes : & dans la partie même que j’avois embraſſée, vous n’aviez pas fait de moindres progrès, Quoique les connoiſſances étrangères à votre objet principal n’euſſent été qu’un amuſement pour vous, le talent vous avoit auſſi bien ſervl qu’auroit fait l’étude la plus aſſidue Je n avais pas eu le même avantage : avec beaucoup d’application je n’avois que peu avancé dans la carrière des Sciences, & rien n’avoit ſuppléé au peu de ſoin que j’avois pris de ma fortune. Telle étoit la filiation où nous nous trouvions par rapport à nous-mêmes : celle où nous étions par rapport à la ſociétê était encore plus différente.

Apres avoir porté juſqu’aux extrémités de l’Aſie l’eſprit & les vertus de notre Nation, & avoir ménagé ſes intérêts chez le Peuple le plus habile de l’Univers, vous rapportiez dans votre Patrie le Citoyen le plus utile. Je ne ſuis pas aſſez vain pour croire que mes travaux ſoient jamais d’une grande utilité : quand même ils auroient eu tout le ſucces qu’ils pouvaient avoir, ils n’étoient guère du genre de ceux qui peuvent accroître le bonheur d’un État. Les ſciences auxquelles je me ſuis le plus long-temps appliqué, nous présentent le ſuperflu, & nous refuſent le néceſſaire : elles nous découvrent quelques vérités peu intéreſſantes, & laiſſent dans les ténèbres celles qui nous intéreſſent le plus. Je parle ici des bornes que la nature des choſes met à notre connoiſſance : il en eſt d’autres bien plus étroites que ma propre foibleſſe m'a preſcrites.

Vous jugerez auxquelles des deux il faut attribuer ce qui manque à mes ouvrages. Il ſerait inutile de vous demander les complaiſances de l'amitié : vous me lirez avec cette juſteſſe d’eſprit que vous porter en tout ; & je ſerai content, parce que vous me lirez dans cette diſpoſition ſi rare chez les lecteurs ordinaires, que lorſque vous trouverez quelque défaut dans mon Livre, vous ſouhaiteriez qu’il n’y fût pas.