Maupassant inédit - Autour d’ « Une Vie »

Maupassant inédit - Autour d’ « Une Vie »
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 746-775).
MAUPASSANT INÉDIT

AUTOUR D’ « UNE VIE »

Quand Brunetière dénonçait et blâmait avec sa véhémence coutumière, dans des pages d’ailleurs profondes, la fureur de l’inédit, il n’excluait pas, j’imagine, les documents qui peuvent renseigner sur les procédés de composition d’un écrivain. Il se serait mis en contradiction avec lui-même, et notamment avec ses études sur les Sermons de Bossuet, dont la préparation offre une controverse si passionnante et toujours ouverte. La méthode de travail d’un auteur fait si bien partie de son talent que, même avant Sainte-Beuve, les critiques subissaient la loi de sa recherche.

L’œuvre de Guy de Maupassant n’a pas échappé à cette règle. On l’a le plus souvent représentée comme un produit naturel, exempt d’effort. Rien pourtant n’est moins vrai. M. René Doumic rentrait dans la vérité, quand il écrivait, au lendemain de la mort de Maupassant : « On a dit qu’il portait ses contes naturellement, comme les pommiers de sa Normandie portent leurs pommes. Cela n’est pas exact. » Il y avait dans cette étude pénétrante et nuancée une autre appréciation : « C’est dans la nouvelle que Maupassant est tout à fait supérieur. » Le curieux document qui sert de base à mon article me parait apporter à cette double appréciation une confirmation décisive. C’est le manuscrit inédit d’une grande partie des premiers chapitres d’Une Vie, que Guy de Maupassant avait laissé avec cette mention : « Vieux manuscrit. » Il se compose de cent quatorze grands feuillets, dont les premiers sont si nets qu’ils sont certainement une copie et dont les derniers présentent, en grand nombre, des rejets et des retouches où s’atteste l’effort consciencieux de l’écrivain. L’intérêt du manuscrit est ailleurs que dans ces variantes. Même si l’on compare Maupassant à un puissant et abondant pommier de lettres, on ne devrait pas oublier que les pommes ne poussent ni en une nuit, ni toutes seules. Il y faut du temps et des soins, et le fruit ne devance pas la fleur. Pourquoi veut-on que Maupassant ait, en composant ses chefs-d’œuvre, cueilli du même coup la fleur et le fruit ? Sans doute, il a écrit : « Je suis en sève… Le printemps que je trouve ici à mon premier réveil remue toute ma nature de plante et me fait produire des fruits littéraires qui éclosent en moi, je ne sais comment. » Mais ni une comparaison n’est une raison, ni une image n’est une définition. Quand il écrivait la préface de Pierre et Jean, Maupassant analysait les lois de son art avec une exactitude qui laissait moins de place à cette spontanéité d’un « fruit littéraire » inconscient. Ne disait-il pas de ces romanciers réalistes auxquels il appartenait : « Il devra composer son œuvre d’une manière si adroite, si dissimulée, et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan ?… » Il y a donc toujours un plan, une composition, une manière. Une Vie connut même deux plans dont le rapprochement permettra de pénétrer jusqu’au fond de la production de Maupassant.


* * *

Une Vie parut au printemps de 1883. C’était le premier roman de Guy de Maupassant, dont Boule-de-Suif, publié dans les Soirées de Médan, Mademoiselle Fifi et la Maison Tellier, deux recueils de contes, avaient, plus que ses vers, fait la célébrité, déjà très grande. A l’apparition du dernier volume, l’Emile Zola, qui plaidait les circonstances atténuantes pour l’audace de certains sujets, saluait dans cet écrivain si hardi, mais pénétrant et solide, « un des tempéraments les mieux équilibrés et les plus sains de notre jeune littérature. » Cet hommage public du maître qu’il admirait plut, à coup sûr, au disciple, mais leurs conversations fréquentes l’y avaient préparé. Moins lié avec Taine, dont il ne dépendait jusque-là que par son admiration, Guy de Maupassant dut éprouver une joie et une fierté profondes quand il en reçut, le 2 mars 1882, cette belle lettre, restée jusqu’ici inédite :


Cher monsieur,

J’ai eu avec Flaubert des tête-à-tête de cinq heures dans lesquels nous ne causions que littérature. Il me faudrait un de ces tête-à-tête pour vous dire toutes les idées que me suggère votre livre. A beaucoup d’égards, c’est vous qui êtes le vrai et l’unique successeur de mon cher Flaubert. Vous avez le don essentiel que nous admirons tant, nous autres découpeurs et analystes, justement parce qu’il nous manque et qu’il indique un esprit construit sur un patron opposé au nôtre ; ce don est la plénitude naturelle de la conception, la faculté de voir d’ensemble, l’abondance et la richesse extrêmes d’impressions, souvenirs, idées psychologiques, demi-visions physiques accumulées en blocs, comme soutiens et points d’appui, sous chaque phrase et à chaque mot. Quand on a cela, on peut créer ; quand on n’a pas cela, on ne peut que goûter, analyser et comprendre les créations d’autrui.

Dans ce second rôle, il ne me reste qu’à vous prier d’ajouter à vos observations une autre série d’observations. Vous peignez des paysans, des petits bourgeois, des ouvriers, des étudiants et des filles. Vous peindrez sans doute un jour la classe cultivée, la haute bourgeoisie, ingénieurs, médecins, professeurs, grands industriels et commerçants. A mon sens, la civilisation est une puissance ; un homme né dans l’aisance, héritier de trois ou quatre générations honnêtes, laborieuses et rangées, a plus de chances d’être probe, délicat et instruit ; l’honneur et l’esprit sont toujours plus ou moins des plantes de serre. Cette doctrine est bien aristocratique ; mais elle est expérimentale et je serai heureux quand votre talent prendra pour objet les femmes et les hommes qui, par leur culture et leurs sentiments, sont l’honneur et la force de leur pays.

Une seconde remarque est que le point de vue critique et pessimiste est, comme tout point de vue, arbitraire. J’ai bien des fois discuté cette thèse avec Flaubert. En Famille est cruellement vrai, mais si nous revenions de Bulgarie, ou même de Sicile, l’horreur et le dégoût feraient place à l’estime et peut-être à l’admiration ; nous trouverions très belle une famille où l’on vole si peu et où l’on ne tue pas. Tout jugement dépend de l’idéal qu’on s’est fait ; vous placez le vôtre très haut ; de là vos sévérités. Notre grand maître Balzac était plus indulgent parce qu’il procédait par la sympathie ; voyez la Vieille Fille ; de même les petits peintres flamands, Téniers, Van Ostade, Adrien Brauwer ; on peut sympathiser même avec les petits bourgeois, même avec les paysans collés à la glèbe ou avec les ouvriers collés à leur établi ; vous l’avez fait dans Une Fille de ferme et dans le Papa à Simon. Cela est généreux, réconfortant, et je souhaite pour notre plaisir que vous le fassiez souvent.

Je vous serre la main et vous remercie. Rien de plus agréable à mon âge que de voir l’aurore d’un grand talent.

H. TAINE.


Tous les traits portent dans cette lettre. Il avait suffi des premiers contes de Maupassant, arrivé par ses coups d’essai à la maîtrise, pour inspirer à Taine, analyste et observateur, un jugement définitif sur la valeur et la personnalité littéraires du seul élève de Gustave Flaubert qui ait mérité d’être considéré comme son « vrai successeur. »

Une Vie fut-elle écrite ou reprise sous l’influence de ces conseils exprimés avec tant, de bienveillante sagesse ? Je ne saurais le dire ; on ignore la date à laquelle Maupassant commença son premier roman. Mais il est certain que celui-ci, talent mis à part et hors de pair, ne répondait qu’en partie aux désirs de Taine. Le milieu choisi était bien l’un de ces mondes « cultivés » vers lesquels le critique sollicitait le romancier de porter ses observations, mais l’action s’y développait, une fois de plus, au point de vue pessimiste. Maupassant n’avait ni adopté la théorie de Taine sur les « plantes de serre » que la civilisation produit au bout de quelques générations, ni peint des personnages dont la conduite « généreuse et réconfortante » put être donnée en exemple. Tout au contraire. Sur les cinq principaux acteurs du drame, qui se passait en province, dans une famille authentiquement noble, seule l’héroïne, que le destin accablait sous tous les malheurs, n’avait à se reprocher aucune faute de conduite. Le roman est l’un des plus tristes que Guy de Maupassant ait écrits. C’est l’histoire douloureuse d’une jeune fille imprudemment mariée à la sortie du couvent, que rien n’a renseignée ni armée, et dont la vie, qui la livre successivement à un époux et à un fils indignes, fauche impitoyablement tous les rêves. A part quelques jours radieux de son voyage de noces, elle n’a connu que des tristesses, des trahisons et des malheurs. En donnant « l’humble vérité » comme épigraphe à son livre, il semble que Maupassant ait voulu se défendre, par une affirmation de sincérité, contre le reproche d’avoir accumulé sur une seule tête tant d’invraisemblables et de pitoyables aventures. Je tiens le fond du roman pour exact. Du « Vieux manuscrit » au texte définitif, la trame n’a pas changé et la ligne directrice reste la même. Les changements, d’ailleurs importants, tiennent à des scènes ou à des personnages épisodiques que l’auteur a supprimés ou ajoutés, et c’est ainsi qu’il livre le secret de sa composition.

Mais cette comparaison, vers laquelle je tends, n’est qu’un aspect du problème littéraire que j’ai abordé. Guy de Maupassant a introduit dans Une Vie, pour en remplir certaines parties, le sujet ou même le texte de contes qu’il avait publiés dans les journaux sans les avoir réunis en volumes. S’il est impossible de voir dans ce double emploi une habitude et moins encore une méthode, il ne faut pas pourtant le considérer comme un accident. Plus tard, en effet, d’autres nouvelles ou d’autres » romans renouvelèrent le procédé. Ainsi Yveline Samoris, publiée dans le Gaulois en 1882, servit d’esquisse à l’admirable Yvette parue en 1885. Ainsi le sujet traité en 1883 dans une nouvelle que le Gil Blas publiait sous le titre de Le Vengeur, fut repris sous une forme différente, mais le fond restant le même, dans la deuxième partie de Bel-Ami. Cet art habile et heureux d’accommoder, sinon des restes, du moins des essais, servit surtout à Maupassant dans Une Vie. Ce roman, qui donne avec tant de force l’impression de l’unité et dont la ligne générale est à la fois si simple et si droite, est en réalité, pour une grande partie, une tapisserie qui emprunte à des coules déjà parus des scènes importantes, cousues au sujet principal avec un art supérieur.

Lisez dans Une Vie les pages émouvantes où Jeanne, obligée de vendre le château des Peuples, veut sauver de ce triste déménagement quelques-uns des meubles ou des bibelots au milieu desquels s’était écoulée sa tragique existence : « Elle allait de pièce en pièce, cherchant les meubles qui lui rappelaient des événements, ces meubles amis qui font partie de notre vie, presque de notre être, connus depuis la jeunesse et auxquels sont attachés des souvenirs de joies ou de tristesses, des dates de notre histoire, qui ont été les compagnons muets de nos heures douces ou sombres, qui ont vieilli, qui se sont usés à côté de nous… Ils lui faisaient l’effet de ces gens que l’on a fréquentés longtemps sans qu’ils se soient jamais révélés et qui, soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter toute leur âme qu’on ne soupçonnait pas. »

Cette idée de la part que nos meubles prennent à notre existence en était dans l’édition originale d’Une Vie à sa troisième expression. Maupassant s’y était déjà essayé deux fois avant de lui donner sa forme définitive : dans le « Vieux manuscrit » et dans une lettre restée inédite qui, sous le titre de Vieux objets, a été recueillie dans le volume posthume intitulé le Père Milon. Il ne me parait pas sans intérêt de rapprocher. les deux textes.


Vieux manuscrit.

Les objets qui nous entourent prennent dans toutes les circonstances de notre vie une signification particulière, car nous les voyons sous des aspects différents, suivant les vicissitudes du destin. Ils ont pour nous comme une existence propre, mêlée à la nôtre, exerçant une influence diverse sur notre fortune. Les uns font partie de notre bonheur, semblent toujours y aider et presque s’en réjouir ; et nous les contemplons familièrement, avec tendresse et un certain désir de les caresser doucement comme des amis dévoués et fidèles. D’autres, au contraire, quand nous succombons à l’adversité, se tournent, contre nous à la façon des traîtres et participent aux événements qui nous frappent ; la vue nous en devient pénible, réveille des souvenirs douloureux ; ils nous paraissent méchants et faux : nous n’avons plus confiance en eux…. (Inédit.)


Le Père Milon.

Alors je retrouve un tas de riens auxquels je ne pensais plus, et qui me rappellent un tas de choses. Ce ne sont point ces bons meubles amis que nous connaissons depuis l’enfance, et auxquels sont attachés des souvenirs d’événements, de joies et de tristesses, des dates de notre histoire ; qui ont pris, à force d’être mêlés à notre vie, une sorte de personnalité, une physionomie ; qui sont les compagnons de nos heures douces ou sombres, les seuls compagnons, hélas ! que nous sommes sûrs de ne pas perdre…

D’autres, quand on les revoit tout à coup, prennent une importance, une signification de témoins anciens. Ils me font l’effet de ces gens qu’on a connus indéfiniment sans qu’ils se soient jamais révélés, et qui, soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter tout leur être et toute leur intimité qu’on ne soupçonnait nullement…


Deux scènes d’Une Vie, d’une tout autre importance, ont été empruntées par Guy~ de Maupassant à deux contes antérieurs. Très belles l’une et l’autre, et d’une grande puissance tragique, elles sont raccordées au sujet avec une habileté qui ne laisse soupçonner dans la trame aucune reprise.

Le Gil Blas avait publié, le 7 juin 1882, sous le pseudonyme de Maufrigneuse, une nouvelle intitulée la Veillée. C’était l’histoire d’un magistrat et d’une religieuse qui, veillant leur mère morte, « morte sans agonie, tranquillement, comme une femme dont la vie fut irréprochable, » avaient eu l’idée, pour lui rendre un pieux hommage en revivant sa vie près d’elle, de lire les vieilles lettres qu’elle conservait avec soin dans un tiroir. Une partie de cette correspondance, aux lettres de passion trop significatives, leur révélait que leur mère avait eu, déjà mariée, une relation coupable. C’est de la même façon que Jeanne, dans Une Vie, trahie par son mari et déjà renseignée sur les anciennes infidélités de son père, apprenait que sa mère avait, elle aussi, hélas ! eu un amant. Cette scène était-elle utile à « l’humble vérité » dont Maupassant avait fait l’épigraphe de son chef-d’œuvre ? M. René Doumic, en jugeant le roman, disait avec beaucoup de force : « Il semble n’avoir voulu, pour cette fois, qu’esquisser l’image d’une vie semblable à beaucoup d’autres. Mais, en accumulant sur la tête d’une seule personne toutes les tristesses de la vie, il fait d’elle véritablement une privilégiée ; son cas, qui ne cesse ni d’être possible ni d’être vrai, n’est du moins pas une vérité humble, étant d’une vérité d’exception. » Rien n’est plus exact que cette réflexion. La vie de Jeanne, telle que le roman la dépeint, cette vie d’une femme qui a connu, comme fille, comme épouse et comme mère, les plus grands malheurs ou les déceptions les plus cruelles, n’est évidemment pas une impossibilité humaine. Mais, par un étrange paradoxe, Maupassant qui, dans Une Vie, se réclame de « l’humble vérité, » l’a peut-être moins copiée ici qu’ailleurs, puisqu’il a soudé à son roman une scène tragique, la révélation à la fille des amours de sa mère, qu’il avait déjà développé dans une nouvelle ramassée et puissante. Cette sorte de greffe littéraire éloigne Guy de Maupassant de la comparaison que Jules Lemaitre avait fait, entre la spontanéité de ses contes et la pousse des pommes de son pays normand.

Il y a plus qu’une scène dans l’autre emprunt que Maupassant a fait, en écrivant Une Vie, à un conte déjà paru. Ce conte, le Saut du Berger, publié dans le Gil Blas du 9 mars 1882, n’a-t-il pas eu pour inspiration première l Maison du Berger, d’Alfred de Vigny ?

J’y roulerai pour toi la Maison du Berger.

Elle va doucement avec ses quatre roues,
Son toit n’est pas plus haut que ton front et tes yeux ;
La couleur du corail et celle de tes joues
Peignent le char nocturne et ses muets essieux.
Le seuil est parfumé, l’alcôve est large et sombre.
Et là, parmi les fleurs, nous trouverons dans l’ombre
Pour nos cheveux unis un lit silencieux.


La réminiscence est frappante. Le mari de Jeanne et sa maîtresse avaient eux aussi, « adopté le plus souvent, pour cacher leurs étreintes, la cabane ambulante d’un berger, abandonnée depuis l’automne au sommet de la côte de Vaucotte. Elle restait là toute seule, haute sur ses roues, à cinq cents mètres de la falaise… » Dans Une Vie, le mari trompé, averti par un prêtre fanatique, pousse et précipite dans l’espace, le long de la côte inclinée, la cabane où sont les deux amants, qui meurent d’une mort affreuse. Dans le Saut du Berger, c’est le curé lui-même, furieusement exalté par l’horreur du péché, qui donne le branle à la légère demeure. Sauf cette différence, la scène est la même dans le conte et dans le roman, mais le roman a emprunté au conte d’autres détails, et déjà toute la physionomie d’un prêtre qui jouera un rôle important dans Une Vie se dessine, avec les mêmes traits et les mêmes scènes caractéristiques, dans le Saut du Berger. Maupassant s’est copié dans des phrases entières.

Le « Vieux manuscrit » donnait à Jeanne, la douloureuse héroïne du roman, deux tantes : « tante Valérie et tante Auguste, l’une maigre et petite, l’autre grande et forte, toutes deux marquées d’aristocratie, portant dans tous leurs gestes, malgré leur complète simplicité, des signes indéniables de race. » Il y avait aussi deux cousines, Rose et Claire : « Elles tournaient vers ces paysans godiches leurs yeux malins et elles conservaient cependant une physionomie un peu sérieuse, comme enveloppées par cette atmosphère de mariage où flotte un mystère. » Ces personnages épisodiques, à peine indiqués d’ailleurs, ont disparu du texte définitif, mais il y apparaît, en revanche, un personnage nouveau, une sorte d’être manqué et falot, la tante Lison, qui se montrait dans toutes les circonstances graves et auquel on ne prenait jamais garde. Ici encore Maupassant avait raccordé à Une Vie un conte ancien, Par un soir de printemps, publié par le Gaulois du 7 mai 1881, où cette même tante Lison jouait le même personnage et servait d’occasion à une scène d’émotion douloureuse que le roman reprenait dans les mêmes termes.

Cette série de comparaisons n’est-elle pas décisive ? Une Vie a été composée comme une mosaïque dont Maupassant s’est emprunté à lui-même les morceaux, et, sans compter qu’on pourrait trouver d’autres rapprochements au point de vue des personnages ou des paysages, il n’a pas fait entrer moins de quatre contes antérieurs dans la trame de celui de ses romans qui, à l’exception de Pierre et Jean, parait offrir la plus grande unité. Il y a dans cette composition une gageure, mais elle est gagnée, puisque, de l’aveu de tous, le roman est un chef-d’œuvre.


* * *

Ce chef-d’œuvre fut commencé sous la forme du « Vieux Manuscrit. » A quelle date ? Rien, ni dans le texte, ni dans la correspondance publiée de Guy de Maupassant, ne permet de la préciser avec une certitude absolue, et l’on en est réduit à des conjectures, dont l’intérêt, assez médiocre, ne vaut pas d’ailleurs qu’on les discute. Entre le « Vieux Manuscrit, » qui trouve Jeanne au couvent et la conduit jusqu’aux jours qui suivent le voyage de noces, et le texte publié, les différences sont considérables. Le sujet est le même, avec les mêmes principaux personnages, qui s’agitent dans le même décor et y jouent souvent les mêmes scènes que l’auteur s’est borné à recopier, mais d’un texte à l’autre, la composition, simplifiée et allégée, a gagné en maîtrise, en force et en émotion. Il s’en faut pourtant que l’on prenne son parti de tous les sacrifices consentis par Maupassant, et je crois servir sa mémoire en restituant à Une Vie des scènes entières qui n’en auraient diminué ni l’intérêt ni la valeur.

Le roman, dans les deux versions, nous jette tout de suite in médias res et entre sans préambule dans l’action : c’est la façon habituelle de Maupassant. Mais les débuts ne sont pas les mêmes. Le texte publié prend Jeanne déjà installée chez ses parents, prête à partir pour le château des Peuples dont son père veut lui faire la surprise. Le « Vieux Manuscrit » la trouve encore au couvent.

Elle embrassa une dernière fois la bonne sœur qui pleurait, mit une pièce d’or dans le tronc des pauvres, suspendu près de l’entrée du parloir, jeta un regard d’adieu dans la cour, sur les murs, sur toute cette physionomie de maison si connue où elle avait passé cinq ans de sa jeunesse : puis elle prit le bras de petite mère que son hypertrophie, jointe à une grosseur immodérée, empêchait presque de marcher, et, l’œil sec, le cœur léger, elle passa, pour ne plus revenir, le seuil détesté du couvent, dont la haute porte se referma derrière elle, lourde, retentissante, infranchissable pour les autres.

Un coupé bleu attendait dans la rue. Petite mère y monta d’abord, soutenue, et poussée par un grand laquais en culotte courte ; elle s’affaissa, en geignant, dans un coin et toute la voiture plia comme si elle allait basculer. Jeanne, légère comme un rêve, s’assit à son côté, et, par la portière ouverte, elle regarda filer les maisons.

Quand la grosse dame eut soufflé quelque temps, elle posa la main sur le genou de sa fille :

— Eh bien ! mignonne, es-tu contente ? dit-elle.

— Oh ! oui, petite mère, bien contente.

Et leurs doigts se prirent et restèrent enlacés comme des doigts d’amoureux.

Elles ne parlèrent plus ni l’une ni l’autre. Jeanne regardait toujours les maisons courir et des secousses de joie lui battaient le cœur comme des vagues. Elle était tout enveloppée d’une pensée unique, affolante : « elle n’irait plus à cet affreux couvent ; » et, de là, comme d’une source, découlaient des suites de plaisir, de bonheurs indéfinis. Elle apercevait les hauts sommets de cette vie qui s’ouvrait devant elle, les grandes félicités dont elle rêvait depuis son enfance ; mais elle se réjouissait encore plus à la perspective de tous les riens importants dont sont faites les allégresses de jeune fille. Elle aurait sa chambre, ses meubles à elle, se lèverait quand il lui plairait, n’entendrait plus cette horrible cloche qui coupait toujours les plus beaux songes. Elle irait, en soirée, danserait, monterait à cheval, ferait des visites, lirait des romans, et, au lieu de passer, comme chaque année, son congé dans une petite maison d’Auteuil, elle commencerait cette vacance illimitée par un voyage au bord de la mer.

Tout cela se déroulait, palpitait, emplissait son horizon ; et puis là-bas, plus loin, au-dessus de la terre, dans un nuage qui avait des roseurs d’aurore et des resplendissements de soleil, elle distinguait, vaguement encore, comme l’ébauche d’une apothéose éblouissante, l’Amour et le Mariage.

— Père est à la maison ? dit-elle.

— Non, ma fille, mais il reviendra ce soir.

Le coupé était entré dans la cour d’un vieil hôtel. Le même laquais aida petite mère à descendre et la remit aux mains d’une grande fille de chambre qui attendait sur le perron. C’était une Normande du pays de Caux, forte et bien découplée comme un gars. Quoiqu’elle eût à peine seize ans, elle en paraissait au moins vingt. Sa robe craquait sous l’exubérance de ses seins. Sa figure colorée semblait l’éclosion d’un printemps et l’on devinait qu’elle devait sortir de cette terre grasse et nourrissante qui produit les océans de blé, les gros bestiaux et les belles pommes.

Son maître prétendait toujours qu’il sentait le cidre en la voyant.

Jeanne l’embrassa ainsi qu’une amie ; puis elle monta dans sa chambre et s’enferma ; car on éprouve le besoin d’être seul dans les joies comme dans les douleurs excessives.

On l’avertit pour le dîner, elle descendit ; son père l’attendait dans la salle.

Il paraissait déjà presque un vieillard à cause de ses cheveux blancs qu’il portail longs. Il était maigre, riait souvent, et quand sa bouche restait sévère, ses yeux encore gardaient un sourire mobile et doux qui le faisait aimer de tout le monde.

Jeanne et lui ouvrirent les bras et restèrent embrassés, longtemps.

— D’où viens-tu ? dit-elle.

— D’Yport.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un village.

— Où çà ?

— En Normandie.

— Que faisais-tu ?

— J’achetais une maison.

— Pour qui ?

— Pour toi.

Elle ne comprenait pas et le regardait, l’interrogeant. Il reprit :

— C’est mon cadeau pour ta sortie du couvent.

Elle lui sauta au cou, puis, tout de suite, voulant savoir :

— Comment est-ce, Yport ?

— Un bois dans une petite vallée ; au bout du bois, le village ; après le village la mer qui baigne, à droite comme à gauche, le pied de deux grandes falaises toutes blanches.

— Et ma maison ?

— Tu la verras.

— Je veux savoir.

— Une vieille ferme dans le bois.

— Explique, je veux.

Dès le début du « Vieux Manuscrit, » un personnage apparaît, qui a été supprimé dans le texte définitif. La première version donnait à Jeanne un frère dont la conduite dissipée et dépensière ajoutait un élément d’angoisse à tous ceux que la vie faisait peser sur elle : lui fallait-il donc être encore malheureuse comme sœur pour épuiser toutes les formes de la détresse humaine ?


Le gros marteau de la rue les fit tous trois tressaillir.

Le baron pâlit un peu. Serait-ce Henry ? — C’était leur fils, mais il apparaissait si rarement que pour ne se point attrister l’un l’autre ils ne parlaient presque jamais de lui, bien qu’ils y pensassent tous les jours. Il arrivait ainsi brusquement quand il avait fait quelque grosse dette, mais au bout de cinq minutes il s’en allait et restait souvent six mois sans revenir.

Il entra sans embarras, gai, tranquille : « Bonjour, père, bonjour, mère. Tiens, te voilà, petite sœur ; mais tu es belle comme un ange. » Il s’assit, parla de courses, de jeu, raconta trois aventures arrivées à ses amis : un pari, un duel, une bonne farce. Puis tout à coup : « Dis donc, père ; si cela ne te gênait guère, je ne suis pas riche pour le quart d’heure. » La baronne tira de sa poche un petit portefeuille de cuir et le lui remit sans une parole. Il se leva presque aussitôt. Son père, comme il sortait, lui prit les mains. « Mon cher enfant, nous te voyons bien peu, bien peu, et cela nous fait de la peine à la mère et à moi. Nous partons avec Jeanne dans quelques jours pour le bord de la mer, ne viendras-tu pas nous y trouver ? — Mais oui, père, certainement ».

Et il s’en alla.

Mais une tristesse était entrée.


Le « Vieux Manuscrit » se caractérisait surtout par l’abondance des portraits et des scènes épisodiques qui se raccordaient à l’action principale. Il semblait qu’en écrivant son premier roman, Maupassant avait voulu, pour remplir un cadre élargi dont il n’avait pas l’habitude, ne rien perdre des observations et des souvenirs qu’il avait amassés. Tel ce type de paysan normand dont la physionomie si curieuse ne dépare pas l’amusante collection que l’on doit au disciple de Flaubert.


Ils avaient eu toutefois bien assez en commençant, car les fermiers payaient leurs termes régulièrement, suivant l’habitude imposée par le vieux baron ; et Henry qui venait de naître ne faisait alors de folies que pour des poupées en porcelaine.

Or, un hiver, un paysan malade demanda grâce. Non seulement elle lui fut accordée, mais on lui donna cinq cents francs. A partir de ce jour, il ne paya plus. D’autres l’apprirent ; tous bientôt le surent. S’ils n’osèrent se dispenser entièrement d’acquitter leurs fermages par crainte de l’huissier, ils trouvèrent du moins mille prétextes pour n’en envoyer que la moitié, le tiers, le quart, ou s’abstenir même de temps à autre. Toutes leurs raisons étaient acceptées, apitoyaient. Des épidémies tuaient leurs bestiaux ; des maladies frappaient leurs enfants ; la sécheresse brûlait leurs récoltes, des ouragans les versaient ; ou bien les pommes avaient manqué et il fallait acheter du cidre pour ne pas boire de l’eau tout l’hiver.

Cependant chacun, après quinze ou vingt ans de calamités sans nombre et de malheurs acharnés, s’en venait, un jour où le Baron manquait d’argent, lui proposer d’acheter la ferme qu’il occupait. Des parents, des amis, disait-il, lui avaient prêté quelque chose ; et son maître acceptait sans malice, bénissant le hasard qui lui jetait ainsi dans les mains la somme dont il avait besoin.

Un seul, un Breton, échoué près d’Vport, un entêté celui-là, un simple dont on riait dans le pays, apportait son terme avec une obstination sans égale, au jour voulu, en beaux écus blancs ; et il n’y avait jamais manqué. Il était pauvre cependant, et malheureux. Il avait du guignon, comme on dit. Mais, à la Saint-Michel comme à Pâques, il arrivait, un peu fier et timide, gardant ses cheveux longs suivant la mode de sa patrie ; et, après avoir posé son chapeau sur une chaise, il tendait le petit sac de toile qu’emplissait un murmure d’argent, avec ces mots, toujours les mêmes : « Monsieur notre Maître, voilà. »

Le Baron, à la fin, en avait pitié, était honteux d’accepter le loyer de ce misérable, espérait toujours qu’il ne viendrait pas, mais l’autre reparaissait avec la régularité des saisons.

Deux fois on lui rendit ses écus ; il refusa de les reprendre, disant qu’il ne voulait devoir à personne, et que, tôt ou tard, il lui faudrait payer.

La commisération impuissante qu’il inspirait à ses maîtres par cette inébranlable probité faisait qu’ils ne l’appelaient plus que « le pauvre Keridec. »

Il avait pour la famille l’attachement acharné des esclaves volontaires. Comme il habitait le hameau de Saint-Léonard, et que ses champs menaient jusqu’auprès d’Yport, ce fut lui qui se chargea de tenir prête la maison de « Notre Demoiselle, » à qui il était déjà plus dévoué qu’un chien, bien qu’il ne l’eût jamais vue.


Le voyage aux Peuples, raconté sensiblement de la même façon dans les deux manuscrits, présente dans le plus ancien cette particularité qu’au lion de partir de Rouen, il est coupé par une halte dans cette ville et que les détails du paysage y sont plus abondants.


On traversa Saint-Germain, Meulan, Epone ; à Rosny l’on déjeuna. Puis l’on repartit vers une heure. Tout le monde dormait maintenant, hormis Jeanne. Les têtes, inertes et secouées, battaient les panneaux capitonnés, ou bien tombaient sur les poitrines pour se relever tout à coup à quelque cahot plus violent qui faisait s’entr’ouvrir les yeux.

De temps en temps on s’arrêtait ; mais les relais étaient préparés et l’on partait au galop, car le Baron payait comme un prince ; et, sous la pluie qui tombait toujours, les groupes luisants des chevaux fumaient, malgré la chaleur de l’air, ainsi qu’une buée d’eau bouillante. Jeanne, pour aller plus vite, aurait voulu courir à leur place, car elle s’indignait maintenant contre leur mollesse et la longueur de la route.

Le jour tomba. Des lumières parurent. Le retentissement des vitres s’augmenta de la sonorité des rues. C’était Rouen, et l’on passa la nuit à l’Hôtel de France, où l’on déjeuna le lendemain et d’où l’on repartit assez tard dans la matinée, parce que petite mère était brisée de fatigue.

Mais la pluie avait cessé ; un soleil radieux brillait. La ville se dégourdissait à ses rayons, vibrante, agitée, joyeuse, comme un oiseau qui secoue ses plumes après l’orage.

La voiture, dont toutes les vitres étaient baissées, dévala rondement sur les quais ; et Jeanne éperdue aperçut tout à coup dans le ciel une forêt de vergues et de mâts dont les voiles blanches déployées séchaient dans la lumière chaude, palpitaient comme si elles allaient s’envoler, pareilles à des ailes gigantesques.

Une brise ardente et chargée de goudron soufflait, enivrante comme un parfum. Des matelots, ainsi qu’une armée de singes, vagabondaient dans les cordages, chantant des airs de leurs patries, avec des voix rauques et des refrains étranges.

La jeune fille ne s’attendait à rien, se sachant encore loin de la mer, et elle eut la vision rapide de pays lointains et féeriques, d’immenses navires flottant au milieu d’iles peuplées d’arbres monstrueux, sous un ciel éternellement bleu, dans la calme virginité des terres où l’homme n’a jamais habité.

Les postillons excités faisaient claquer leur fouet. Les chevaux galopaient plus vite. Une fièvre de vie emplissait l’air qui semblait reluire, tant les toits d’ardoises, les murs des maisons, les feuilles toutes vernies de sève, resplendissaient dans un tourbillonnement de feu.

Une vallée s’ouvrit, profonde, entre deux collines que couronnaient deux forêts. Une petite rivière y coulait, et la vapeur brûlante des prairies s’élevait en miroitant ainsi que l’haleine d’un brasier. On ralentit sur un pont de pierre fait en dos d’âne, et Jeanne se penchant vivement, aperçut dans le courant clair trois gros poissons immobiles qui paraissaient considérer quelque chose au milieu des herbes aquatiques. Puis d’autres vallées, des villages, des plaines, des bois, des usines aux longues cheminées disparurent tour à tour ; et les rêves de la jeune fille se précipitaient plus rapides que les paysages, tumultueux, fous, mais chargés de bonheur, plus purs que le ciel et plus éclatants que le soleil.

Quelquefois, près de la portière ouverte, un papillon jaune voltigeant apparaissait comme une tache d’or.


La description du château des Peuples et de la chambre de Jeanne avec ses tapisseries flamandes et la délicate analyse des émotions de la jeune fille ne diffèrent dans les deux textes que par des transpositions et de légères variantes. Maupassant vivait ici dans les souvenirs de son enfance. Le château des Peuples, c’était le château de Miromesnil où il était né, à huit kilomètres de Dieppe. Tout ce pays, Etretat, Fécamp, Yport, Yvetot, était le sien. En racontant Jeanne, il se racontait. Etait-ce un souvenir de son enfance qu’il faisait revivre dans le « Vieux Manuscrit, » avec la douloureuse histoire d’un enfant aveugle qu’il sacrifie ensuite dans le texte corrigé et définitif’ ? Ces pages méritent de n’être pas perdues.


Les barques du pays, halées sur le galet, avec leurs joues rondes brillantes de goudron, reposaient sur le flanc. Quelques hommes les préparaient pour la marée prochaine ; et Jeanne s’avançant allait de l’une à l’autre quand elle fut attirée par des cris d’enfant.

Elle vit d’abord, entre deux bateaux, une montagne de petits vêtements, des chemises de laine grandes comme la main, et des culottes microscopiques, où pendait une corde en guise de bretelle et dont les jambes semblaient écartées par le passage continu du ruisseau.

Comme les hurlements continuaient, elle descendit plus près de la mer, et aperçut tout à coup une bande de galopins tout nus qui traînaient vers l’eau un de leurs camarades, ils formaient une masse de chair blanche où des membres se démenaient et ils marchaient en ramant des bras avec des contorsions du corps, à cause du galet qui leur chatouillait les pieds. La jeune fille s’arrêta stupéfaite devant leur nudité de petits hommes ; et elle remontait la plage un peu confuse et troublée, quand les cris déchirants de celui qu’on voulait baigner de force la firent s’arrêter de nouveau.

Une femme qui étendait du linge au soleil lui parla avec une compassion dans la voix : « Si ce n’est pas une pitié ! » dit-elle. Joanne l’interrogea, et elle apprit que « ce pauvre petit manant » était un enfant aveugle que les autres, pour leur plaisir, martyrisaient du matin au soir comme ils auraient fait d’un oiseau ou d’un jeune chat. Alors une indignation la prit et elle descendit vivement vers la mer ; mais les garnements s’étaient enfuis dans tous les sens, emportant leurs hardes sous leurs bras. Seul, le petit aveugle abandonné criait de toute sa force, ayant de l’eau jusqu’aux épaules ; et comme il ne savait plus où se trouvait le rivage, il demeurait immobile, avec des larmes dans ses yeux blancs.

Jeanne l’appela. Lorsqu’il entendit cette voix douce, il se tut, et, ayant écouté d’où elle parlait, il s’en vint vers elle tout doucement. Il avait environ douze ans. Il était assez grand, fort maigre, avec un air lamentable. Il tendait les mains en avant pour rencontrer quelque chose. Mais la jeune fille reculait toujours, hésitant à le toucher parce qu’il n’avait rien sur le corps. Alors le misérable s’arrêta, croyant à une méchanceté nouvelle : mais elle le saisit tout à coup dans ses bras et l’emporta sous l’ombre d’une barque.

Cependant les autres, par plaisanterie, avaient caché ses habits ; et elle demeurait fort gênée à côté de ce grand enfant tout nu. Enfin, la femme qui étendait du linge s’approcha, et, ayant reçu de l’argent, courut acheter quelques hardes.

Jeanne essaya d’interroger l’aveugle, mais il la comprenait à peine, et répondait, d’une petite voix bêlante, des mots inarticulés qu’elle ne reconnaissait pas. Elle le ramena chez elle en le tenant par la main ; et, après l’avoir bourré de tartines aux confitures qu’il mâchait lentement, sans satisfaction apparente, mais avec une capacité infinie, elle le conduisit chez ses parents. Ils habitaient une espèce de hutte au fond d’une ruelle infecte. Le père, un matelot, petit, maigre et ridé, portant une barbiche de bouc, ne dit pas un mot quand elle entra. Il fumait une pipe courte, le fourneau renversé, et tant que la jeune fille resta dans la maison, il en tira des bouffées plus rapides et saccadées. Mais la mère, aussitôt, s’empressa auprès de la demoiselle, apporta une chaise, fit des compliments ; puis elle gifla vigoureusement son gars qui donnait tant de mal au pauvre monde : « Un fameux embarras, allez, un enfant qui n’y voit goutte et que le bon Dieu n’aurait pas dû envoyer à des malheureuses gens comme nous. »

Quand elle comprit que Jeanne s’apitoyait sur l’aveugle, elle changea d’air tout aussitôt, appela ses deux autres garçons et sa fille, qui s’amusaient devant la porte, leur reprocha d’une voix criarde et dure d’avoir abandonné leur petit frère, les talocha l’un après l’autre autant qu’elle put, et quand tous les trois hurlèrent, se mit à geindre à son tour sur toutes les calamités de la vie, sa misère, la cherté du pain, et embrassa en larmoyant son « pauvre manant de gars » qui continuait à piailler pour imiter ses frères et sa sœur.

Jeanne convint avec elle que la petite fille lui amènerait l’aveugle chaque matin, afin qu’elle lui enseignât par la parole ce que les autres apprenaient au moyen des yeux.

Puis elle s’en alla déjeuner, enchantée de sa matinée, fière de sa résolution ; et l’attendrissement qu’elle éprouvait était pour elle comme un complément du bonheur, car elle avait cette pitié douce des gens heureux qui n’est jamais douloureuse.

Jeanne, au déjeuner, raconta l’histoire de l’enfant, et elle l’achevait à peine lorsque la bonne vint prévenir qu’un matelot désirait parler à Monsieur. On le fit entrer. C’était le père de l’aveugle. Il tenait sa toque à la main et semblait devenu poli tout à coup : sa femme lui avait fait la leçon, sans doute. Il vanta d’abord la bonté de Mademoiselle, mais comme il bredouillait et parlait bas en tenant ses yeux baissés, on l’invita, inutilement, à élever un peu la voix. Cependant, quand il eut fini ses compliments, sa parole devint claire comme par enchantement, et il fit ses offres de service pour accomplir des promenades en mer. Il se faisait valoir avec astuce, promettant des pêches et des chasses et coulant des regards obliques pour voir l’effet qu’il produisait. Le Baron, dans l’enthousiasme, acceptait tout, et, buvant d’un seul coup son café, le suivit, après l’avoir régalé d’un double verre de cognac que l’autre avala avec force salutations en répétant à la façon normande : « Mesdames et Monsieur, tout mon cœur vous salue. »

Jeanne, dans l’après-midi, n’y tint plus et elle retourna chercher l’aveugle. Dés, qu’elle approcha de la chaumière, elle l’aperçut de loin, hissé sur une chaise devant la porte. Il balançait d’un mouvement régulier ses jambes maigres et sa figure sans regard et accompagnait son exercice d’une espèce de cri d’idiot qui consistait à répéter trois fois de suite : « hou, hou, hou, » et à s’interrompre une seconde pour recommencer après. Alors qu’elle fut contre lui, elle vit qu’on l’avait attaché sur sa chaise à la façon des tout petits enfants qu’une planchette tournante retient assis sur leurs fauteuils élevés. Mais son siège lui-même était amarré au battant de la porte ouverte. Elle voulut le caresser ; il se mit à pousser des cris aigus qui firent aussitôt accourir sa mère occupée dans les environs. Celle-ci, quand elle reconnut la demoiselle, recommença ses politesses, et expliqua quelle ficelait ainsi « son pauvre manant de gars » toutes les fois qu’elle s’éloignait un peu, afin qu’il gardât la maison, car personne alors n’y pouvait entrer sans qu’elle fût prévenue par ses hurlements.

Jeanne, après avoir donné quelque argent à la femme, détacha l’aveugle et l’emmena sans qu’il fit de résistance, car il avait sans doute conservé quelque vague souvenir de confitures. A partir de ce jour, sa sœur ou quelqu’un de ses frères le conduisit chaque matin à la maison de la jeune fille et il en connut bientôt si parfaitement le chemin qu’il y venait tout seul en tâtant les murs, se guidant ensuite aux haies des clôtures et aux bornes de la route.

Jeanne le bourrait de bonbons, le lavait, le peignait, le faisait propre. Elle s’amusait à la bienfaisance : c’était son joujou méritoire, une pieuse et charmante récréation. Elle lui apprit d’abord à parler, puis, peu à peu, éveilla son intelligence. Lorsqu’il parvint à la comprendre, elle peupla d’histoires les ténèbres de sa pensée, lui raconta l’Ancien Testament d’une façon plus merveilleuse encore que dans la Bible, y mêlant des contes de fées et des aventures des Mille et une nuits. Puis elle lui faisait répéter ce qu’elle avait dit, s’amusait énormément de ses erreurs, car sa compréhension confuse distinguait mal les patriarches d’avec les princesses orientales et ne s’étonnait pas davantage de l’existence des bêtes fantastiques que des plus simples réalités.


Au chapitre qui raconte les impressions, les sensations et les surprises dont était faite la vie « charmante et libre » de la jeune fille, il manque dans le texte définitif cette évocation du couvent exprimée dans le « Vieux Manuscrit : »


Quelquefois, sans qu’elle sût pourquoi, de vieilles images du couvent surgissaient tout à coup comme des apparitions. C’était le dortoir avec tous ses lits drapés de rideaux blancs et la pâle veilleuse au milieu, qui semblait éclairer les souffles inégaux des pensionnaires endormies ; ou bien elle reconnaissait le réfectoire dont les tables alignées se prolongeaient sous la voûte de la grande salle. Au centre, les huit bonnes sœurs, en cornette blanche, mangeaient ensemble avec des mouvements silencieux et tranquilles. Et elle sentait les exhalaisons de la cuisine, l’odeur moisie des corridors, le parfum des acacias dont le jardin était rempli. Alors ses anciennes amies lui apparaissaient. Elle les trouvait plus charmantes de loin, comme si la distance eût apporté une augmentation à sa tendresse. Elle aurait voulu les embrasser, leur raconter son bonheur ; et comme le temps des vacances approchait, elle comptait faire à Julie, sa mieux aimée, la surprise de l’inviter. Chaque jour elle voulait lui écrire, mais elle différait sans cesse, vaincue par l’amollissement du bien-être, la lâcheté au travail que lui donnait le voisinage de la mer. Elle montait à sa chambre, prenait sa plume, commençait : « Ma chère Julie, » puis rêvait un quart d’heure, et s’en allait, espérant toujours être plus inspirée le lendemain.


L’abbé Picot, un curé joyeux et madré, indulgent aux faiblesses humaines, joue dans le roman un rôle important. Sa physionomie, très étudiée, fouillée dans tous ses traits, au physique et au moral, en fait un des types originaux de la galerie si riche et si variée que Guy de Maupassant a peinte. Le « Vieux Manuscrit » n’en renferme que l’ébauche. Il s’y marque une intention de grivoiserie si accentuée que le texte définitif en a atténué la grossièreté souvent choquante. L’abbé Picot présentait, dans le roman publié, à la famille de Jeanne, son futur mari, le vicomte de Lamare. Dans le « Vieux Manuscrit, » la présentation était faite par le frère de la jeune fille, et voici toute une série de scènes charmantes ou audacieuses qui l’amènent :


De tous les meubles de sa chambre, c’était sa pendule que Jeanne aimait le mieux. Son grand lit, gardé par quatre guerriers de chêne, la ravissait ; elle ne finissait point de l’admirer. Sa tapisserie déroulant sans cesse autour d’elle ces anciennes tendresses inoubliées depuis des époques si lointaines, la faisait songer à l’éternité de l’amour, emplissait son imagination, lui développait des horizons, mettait dans ses yeux l’harmonie des vieilles couleurs un peu fanées, et des poésies dans sa pensée. Mais sa pendule était vivante. Elle battait de même qu’un cœur, et la petite abeille d’émail, qui sans cesse allait et venait sur son parterre où fleurissaient des marguerites à feuilles d’or, était devenue comme une amie. Jeanne, parfois, l’arrêtait du bout du doigt, mais aussitôt qu’elle la laissait libre, la mouche repartait au plus vite comme pour ne point perdre de temps, et ne paraissait pas désireuse de se reposer un peu sur ses belles fleurs brillantes épanouies sous elle. Il semblait à la jeune fille que c’était sa vie qui battait là de ce petit tic-tac deux et régulier, et tant qu’elle l’entendrait, pensait-elle, le malheur ne la toucherait pas. Elle songeait que la mince aiguille qui se promenait sur le cadran marquerait l’une après l’autre toutes les heures heureuses de son avenir. Sa marche tranquille et certaine la poussait vers les événements attendus. Elle ne songeait point que l’aiguille ne s’arrêtait pas sur le bonheur.

Elle était peut-être de mauvais goût, cette pendule, mais elle l’aimait, familiarisée avec l’éternel balancement de l’abeille au bout de son fil d’acier.

Ce fut elle qui la réveilla au milieu de cette nuit qu’elle n’oublia jamais.

Le ciel était orageux, et sur la mer de grands éclairs fendaient brusquement l’horizon, éclairant vaguement pendant une seconde l’immensité ténébreuse. Jeanne s’était couchée de bonne heure ; elle s’endormit d’un sommeil pesant et rêva. Elle venait d’entrer dans un bois avec père et petite mère et ils marchaient péniblement tous les trois à travers des branches emmêlées, basses et garnies de feuilles. Père s’éloigna. Pourquoi ? elle ne le savait pas. Elle-même, au bout de quelque temps, petite mère s’étant assise, s’enfonça dans les fourrés et se perdit. Alors le cauchemar commença. Elle ne pouvait plus remuer ses jambes que les branches entortillaient. D’immenses lianes, longues et flexibles comme des couleuvres, s’enroulaient à ses bras, à sa poitrine, la serraient, l’étouffaient. Elle cria, appelant son père et sa mère, et ils répondaient sans cesse, l’appelant aussi, se cherchant l’un l’autre ; et leurs voix répétaient leurs noms à des distances considérables. La pendule sonna et le battement du marteau sur le timbre la réveilla tout à coup. C’était minuit : mais son rêve lui sembla continuer, car une voix dehors appelait : « Jeanne ! » Elle se dressa effrayée, écoutant. La voix éloignée cria de nouveau : « Père ! père ! » puis : « Jeanne ! » Et une pierre lancée frappa le mur.

Mais elle entendit marcher dans la chambre du baron, il s’habillait, il sortit. Elle avait allumé sa bougie, épouvantée par les ténèbres qui lui semblaient peuplées de malheurs. On parla quelque temps auprès de la barrière, puis des pas plus nombreux revinrent. Son père disait : « La chambre ne sera probablement pas faite, vous vous arrangerez comme vous pourrez. » Quelqu’un répondit : « Tant pis, une nuit est bien vite passée. » Elle ne se trompait pas, c’était son frère. Elle pensa d’abord : « Comme petite mère sera contente ! » Ils montaient l’escalier qui conduisait chez elle et dans les pièces de la maison. Alors elle se leva doucement et se drapa dans un grand châle bleu qu’elle mettait le soir sur le rivage. Dans un mouvement qu’elle fit, ses cheveux se répandirent comme une large vague blonde roulant sur l’azur clair du cachemire. Elle prit sa lumière à la main et quand elle entendit les pas contre sa porte, elle ouvrit. En face d’elle, immobile d’admiration, un grand garçon, brun, avec des cheveux crépus et une barbe frisée, d’un noir luisant, la regardait. Il crut voir Vénus enveloppée dans un morceau du firmament ; mais l’apparition fut courte, car elle poussa un cri, et s’enferma à double tour. Un doigt discret heurta sa porte, et quelqu’un, c’était bien son frère cette fois, lui cria : « Ça t’apprendra, petite sœur, à ne pas rester la nuit dans ta chambre. »

Elle se recoucha, mais ne dormit plus, Elle se leva dès le jour, ne sortit pas, et rangea mille choses dans sa chambre qui ne lui avait jamais paru dans un semblable désordre.

Sa toilette fut longue ce matin-là.

Des rires partirent sous sa fenêtre. Elle alla regarder en soulevant son rideau. Justement ils avaient les yeux levés vers elle. L’avaient-ils vue ? Elle le crut, et se sauva, fort rouge. Alors elle ouvrit un livre pour se donner à elle-même une raison de ne pas sortir, et attendit l’heure du déjeuner.

Quand elle entra dans la salle à manger, elle sentit qu’elle était rouge et qu’elle respirait avec un peu d’effort. Sa mère lui présenta le vicomte Roger de Lamare, son frère l’embrassa et l’on s’assit. Les premiers instants furent silencieux. La baronne, heureuse, regardait son fils, un grand garçon maigre plein de défauts qu’elle oubliait sitôt qu’il était loin, mais dont il forçait à se souvenir sitôt qu’il était revenu. Il n’avait qu’un idéal au monde : la noblesse. Un roturier, pour lui, n’existait pas, eût-il du génie ; mais il aurait volontiers épousé sa fille si elle lui avait apporté quatre ou cinq cent mille francs en dot avec de belles espérances. Gardant devant le monde une contenance d’acteur sur la scène, une affectation de dignité, comme il sied à un gentilhomme, il avait dans sa famille un débraillé d’étudiant mal élevé, avec un langage plus que vulgaire saupoudré de jurons souvent grossiers.


Henry, mis en gaieté par la verdure, avait déboutonné son gilet, et, les deux coudes sur la table, se versait coup sur coup des verres de vin qu’il appelait du Piccolo. Il plaisantait sans façon Marthe qui les servait, lui demandait combien elle avait d’amoureux, et même, profitant d’un moment où elle se penchait pour poser un plat sur la table, il lui pinça la taille ou la jambe, si bien que la grande fille, poussant un cri, répandit une partie de la sauce.

Le baron le regardait avec tristesse, n’osant rien dire, et la baronne faisait semblant de ne pas voir. Il se grisait et sa pensée suivit une autre voie. « Qu’est-ce qu’on fait ici pour ne pas s’embêter ? » Son père lui vanta les promenades, offrit son bateau quand il serait prêt, mais Henry ne l’écoutait déjà plus et il demanda comme aurait fait un chasseur s’informant s’il y avait du lapin :

— Y a-t-il de la noblesse dans les environs ?

Le baron répondit qu’il ne savait pas.

— Alors on ne peut voir personne.

— Pardon, le sculpteur Cadaille possède une maison près d’ici ; je lui ai déjà parlé deux fois, et tu trouveras à Fécamp quelques familles de commerçants riches qu’on dit aimables.

— Le sculpteur Cadaille, qu’est-ce que cela ? et il ricanait d’une manière agaçante, comme si on lui avait demandé de faire son ami d’un palefrenier.

— Cadaille ! (le baron s’irritait), Cadaille ! mais c’est le plus grand artiste de l’époque.

L’autre ricana plus fort :

— Un artiste ! qu’est-ce que cela, un artiste ? Est-ce un oiseau ? de la plume ou du poil ? Je ne connais pas l’espèce.

— Eh, parbleu ! tu as de bonnes raisons pour ne pas la connaître.

Mais Henry se renversa, riant avec affectation.

— Un artiste ? une jolie connaissance, ma foi ! pourquoi pas un maçon ? c’est toujours un gâcheur de plâtre et un tailleur de pierres.

Et, prenant la taille de Marthe qui passait :

— Dis donc, ma petite, connais-tu ça, Cadaille, un artiste ? Oui, tu dois aimer les artistes, toi ?

Il était gris. Le déjeuner finissait ; le baron exaspéré sortit. Jeanne prit le bras de la petite. Le vicomte de Lamare la suivit, et tous trois allèrent s’asseoir sur un banc de pierre au milieu du bois, pendant qu’Henry lampait du cognac.


L’un parrain et l’autre marraine au baptême d’un bateau que le père de Jeanne avait fait construire, les deux jeunes gens échangèrent leur promesse de mariage après le déjeuner dont la cérémonie avait été l’occasion. Le récit de ce déjeuner n’occupe dans Une Vie que quelques lignes. « La grande table était mise dans la cour sous les pommiers. Soixante personnes y prirent place : marins et paysans. La baronne, au centre, avait à ses côtés les deux curés, celui d’Yport et celui des Peuples. Le baron, en face, était flanqué du maire et de sa femme, maigre campagnarde déjà vieille qui adressait de tous les côtés une multitude de petits saluts. Elle avait une figure étroite, serrée dans son grand bonnet normand, une vraie tête de poule à huppe blanche, avec un œil tout rond et toujours étonné ; et elle mangeait par petits coups rapides comme si elle eût picoté son assiette avec son nez. »

Quelle différence entre la sobriété de ce récit et l’ampleur de celui que Maupassant avait confié au « Vieux Manuscrit ! » Je donne en entier ces pages savoureuses et pittoresques dont s’enrichira, si je ne m’abuse, l’œuvre de Maupassant, qui ne dépassa jamais, pour l’intensité de la vie, ce tableau tumultueux et coloré des mœurs paysannes et maritimes de sa Normandie natale.

Une fois devant la maison, les premiers s’arrêtèrent, saisis par un ravissement, attendant les autres, n’osant pas entrer.

Une tente avait été dressée, et sur toute la longueur du gazon une table immense, couverte de plats, fumait par quatre soupières géantes, tandis que, côte à côte, les carafes de cidre et les bouteilles de vin mettaient une double gaité dans les yeux des invités.

Mais les maîtres et les autorités devaient manger dans la salle ; Henry seul présiderait le diner des matelots.

Ils se tenaient en cercle à quelque distance de la table. Les uns avaient respectueusement retiré leurs bonnets de laine et les gardaient à la main ; d’autres semblaient devenus stupides de satisfaction ou de voracité contenue ; d’autres riaient, prêts à danser, follement joyeux. Henry, superbe de majesté, les plaça, les intimidant beaucoup par ses manières. Ce fut tout un travail pour les débarrasser de leurs coiffures. Ils ne voulaient point s’en séparer, les gardaient sur leurs genoux, s’asseyaient dessus, les posaient sur la table à côté d’eux, ou bien les cachaient sous leur chaise. Ce dernier moyen fut enfin généralement adopté à l’imitation d’un vieux patron médaillé, qui avait une fois dîné chez le préfet, après un sauvetage opéré par lui.

Les assiettes de soupe circulèrent et on n’entendit plus que des cliquetis de vaisselle mêlés à l’aspiration des bouches humant le bouillon dans les cuillers.

Dans la salle on attendait la marraine qui était montée pour retirer son chapeau. Elle descendit enfin tenant dans ses bras le petit aveugle. L’enfant négligé depuis quelque temps revenait chaque matin à ! a même heure, et, ne trouvant souvent personne, retournait tristement chez lui. Il s’était cramponné désespérément à cette première affection. Les douces paroles de Jeanne, tombant sur ce cœur abandonné, ses histoires, ses bonbons, ses gâteries de toute espèce l’avaient empli d’amour ; et, depuis que la jeune fille ne s’occupait plus guère de lui, il maigrissait de chagrin, et pleurait sans cesse tout seul dans les coins.

Ce jour-là, personne ne le renvoyant (on avait autre chose à faire), il était monté sans bruit jusqu’à la chambre où il avait coutume de prendre sa leçon, retrouvant à tâtons l’escalier, la porte, la chaise où il s’asseyait, et, après avoir grimpé dessus, il attendit. Jeanne l’y trouva, et, dévorée de remords, l’emporta dans la salle où elle lui fit donner un siège à côté d’elle.

La baronne prit sa place, ayant à sa droite le curé, et à sa gauche le maire, maître Anthime Vallin, ancien boulanger vivant de ses rentes, républicain ; on le disait du moins, quoiqu’il fût bien avec le gouvernement ; mais ce qui le faisait croire, c’est qu’il recevait le journal, lisait quelquefois dans des livres et ne fréquentait point l’église. Son « épouse » était la seule femme invitée à ce festin. Elle restait debout derrière sa chaise, adressant à tout le monde une multitude de petits saluts, tenait ses mains croisées sur son ventre et paraissait envahie d’une envie folle de s’en aller. Elle avait une figure mince, serrée dans son grand bonnet normand ; une tête de poule de Crève-Cœur à huppe blanche, avec un œil tout rond qu’on aurait dit immobile. Car elle se tournait un peu pour regarder, à la façon des volailles. Quand le baron la pria de s’asseoir, elle répondit : « Merci bien, mon bon monsieur, » et resta debout ; et il fallut que Marthe, ayant pris sa chaise, la lui plaçât sous le derrière pour la contraindre à retomber dessus. On avait également invité le frère du curé, de passage à Yport, M. Anselme, sacristain de la cathédrale de Rouen. On le respectait dans le village, peut-être davantage que le prêtre, parce qu’il approchait de Monseigneur, et les dévotes lui confiaient à chaque voyage une cargaison de chapelets et de médailles à faire bénir par l’archevêque. Il gardait cet aspect hermaphrodite et cafard qu’ont presque toujours les proches parents des ecclésiastiques. « Ni chair ni poisson, ni blouse ni soutane, » disait le maire. Il était maigre, allongé des membres, avec des extrémités extraordinairement développées. Ses grosses mains rouges avaient l’air souple, cependant ; elles se remuaient vivement, accoutumées à manier des choses délicates, les linges sacrés, les ornements d’autel, les fines burettes dont il avait l’habitude de boire du vin derrière Importe des sacristies comme l’attestaient quelques veines bleuâtres entrecroisées déjà sur son nez fiasque enflé du bout. Il fit en même temps que son frère un grand signe de croix pour le bénédicité, et la femme du maire les imita pendant que son mari souriait en clignant de l’œil au baron.

Les têtes bientôt furent inclinées vers les assiettes ; le curé et Mme Adélaïde tout seuls restaient droits, leur ventre ne leur permettant pas de se courber ; et de chaque gorge de paysan sortait un gargouillement différent, une musique de soupe avalée. M. Anselme engloutissait, tandis que Mme Vallin, se penchant par mouvements rapides, semblait picoter sa cuiller avec son nez. Jeanne, à trois reprises, étouffa mal un éclat de rire, et le vicomte, gagné par sa gaîté, cherchait des prétextes pour s’y abandonner. La baronne s’efforçait d’être aimable et roulait de gros yeux vers les jeunes gens pour les rappeler aux convenances, tandis que le baron restait digne, froid et poli, mais il semblait un peu contraint et son regard allumé démentait la sévérité de ses lèvres.

On apercevait par la fenêtre ouverte la grande table du jardin d’où s’élevait un faible murmure de voix. Les servantes emportaient déjà les bouteilles vides et les remplaçaient tout aussitôt.

Le silence dans la salle était complet, et lorsqu’on attendit le premier service, tout le monde se regarda. Le baron et Mme Adélaïde se tourmentaient laborieusement pour trouver un sujet de conversation. Mais ils n’en découvraient aucun, et le besoin de rire qui oppressait Jeanne et Roger grandissait, les serrait à la gorge, partait quelquefois par fusées vite retenues, pareilles à ces minces filets qui s’élancent entre les doigts quand on veut boucher un jet d’eau avec la main.

Alors le maire, qui venait de boire un verre de vin, proclama : « Un bien beau temps. » Le curé y consentit : « En effet, si ça peut continuer, ce sera fameux pour la récolte. » Le baron se crut obligé d’intervenir : « Elles sont belles, les récoltes ? » Il appartenait naturellement au maire de répondre : « Oui et non ; ça dépend des contrées : les blés s’annoncent pas mal, mais l’avoine est chétive. Faut pas se plaindre du grain ; il est, comme qui dirait, à satisfaction ; mais la paille manque. » Anselme qui mangeait du pain, en attendant autre chose, glissa un : « Y a de la pomme, » qui fit éclater tout à fait les deux jeunes gens. Jeanne trouva cependant une raison à cette gaîté : une des servantes avait failli, disait-elle, tomber sur le gazon en apportant un grand plat.

Un superbe turbot, couché sur un lit de persil, apparut, flanqué d’une soupière pleine de sauce à la crème. Alors un recueillement se répandit et tous les yeux demeuraient fixés sur le poisson, suivant attentivement les mouvements de la baronne qui le dépeçait avec lenteur.

Le silence recommença, et aucun bruit non plus ne venait du jardin. Tout le monde mangeait, ne pensant pas à autre chose.

Un grattement se fit contre la porte seulement poussée ; elle s’ouvrit, et le petit chien jaune qui, le matin, courait après les moineaux sur la route, se faufila dans l’entrebâillement, avec un regard humble, affamé, la tête basse, et remuant la queue. Il avait suivi la foule, attiré par les exhalaisons du festin. Jeanne, saisie par une tendresse, le prit aussitôt sur ses genoux, et, l’embrassant, lui fit lécher son assiette. Le Maire le reconnut : « Tiens, Moïse, le chien du père Bardou. En voilà un nageur ! il pique de la falaise. » Et comme tout le monde le regardait sans comprendre, il fut ravi de raconter que le père Bardou, un vieux braconnier, élevait ce chien pour le dresser, quand un chasseur de Fécamp lui en offrit un plus beau. Alors le bonhomme alla se promener avec celui-ci sur une pointe de la côte, et le précipita dans la mer ; mais la pauvre bête, malgré la hauteur de la chute, ne se noya pas ; elle revint à la nage, et son maître la retrouva l’attendant devant la maison. « Aussi dans le pays maintenant tout le monde l’appelle Moïse, parce qu’il fut sauvé des eaux. » Le curé sourit ; et Jeanne serrait le chien sur sa poitrine comme pour le protéger contre cette férocité de paysan.

— Dites donc, Monsieur Vallin, croyez-vous qu’on me le donnerait ?

— Mais assurément, mademoiselle.

— Voulez-vous le demander pour moi ?

— Allez, gardez-le, je m’en charge.

Le jeune fille, en signe de possession, enleva le ruban qu’elle avait au cou et le mit à celui de Moïse.

Mais dehors, la voix d’Henry retentissait :

— Marthe ! de l’eau de vie, plusieurs bouteilles.

La baronne stupéfaite regardait autour d’elle.

— De l’eau de vie après les entrées, pour quoi faire ?

Le curé s’empressa d’expliquer :

— Pour faire un trou, madame la Baronne.

— Comment, un trou ?

— Oui, après chaque plat on boit un petit verre et ça rouvre l’appétit.

Le baron riait. — En désirez-vous, monsieur le curé ?

— Mais… ce n’est pas de refus.

L’eau de vie fut apportée, et l’on trinqua. Ceux qui n’en voulaient pas, prirent du vin.

Le prêtre dit : « A vos souhaits. » Le maire s’inclina : « J’ai bien l’honneur ; » Anselme fit un salut profond en marmottant : « Le cœur y est : » et les verres étaient déjà vides lorsque madame Vallin lança tout à coup d’une petite voix de tête effarouchée : « A votre santé, monsieur, madame et la compagnie. » Jeanne qui buvait s’étrangla ; Roger pleurait, tant il avait de peine à se maîtriser ; puis le silence recommença.

Cependant une rumeur grandissait dans le jardin. Les servantes couraient incessamment de la tente à la cuisine. On ne parlait plus, on criait, s’interpellant d’un bout à l’autre de la table. Les bouteilles étaient taries aussitôt que pleines ; et une odeur de mangeaille se répandait, gagnait le pays, grisait une cinquantaine de galopins qui regardaient de la route en jetant des plaisanteries. Mais un spectacle étonnant paralysa toutes les bouches. Trois marmitons vêtus de vestes blanches et sept bonnes en procession apportaient, sur dix grands plats, dix dindons énormes, reluisants, rissolés, dont une fumée odorante s’élevait, chassée par le vent vers les maisons du village. Quand la stupéfaction fut passée, un cri s’éleva : « Les picots ! les picots ! » et on les appelait comme s’ils étaient vivants, on sifflait, on glougloutait. Une effervescence tumultueuse emportait l’assemblée, doublant la sonorité des voix, aiguisant les rires, affolant les têtes. Les gamins émerveillés se hissaient à la grille, grimpaient sur les épaules pour mieux voir, et se taisaient, engourdis par la convoitise-Dans la salle, on s’était levé pour admirer la majesté du défilé. Le curé poussa un soupir qu’accompagnait une réflexion : « Un homme qui pourrait manger tout ça… » Il n’acheva pas, songeant.

La dinde qu’on leur servit était truffée ; mais Anselme, le maire et sa femme mirent soigneusement de côté ces petites rondelles noires qui les dégoûtaient. Alors le prêtre en prit d’abord dans l’assiette de son frère, tour à tour ensuite dans celles du ménage Vallin, si bien qu’il avala tout, puis sonda sans façon avec sa fourchette les entrailles de l’animal pour en retrouver, regrettant qu’il n’y en eût pas davantage.

On fit encore un trou et les propos devinrent facétieux. Le maire se cambra, les yeux luisants :

— Sapristi, ça va bien, c’est comme qui dirait les noces de Ganache.

Un frisson de rire étouffé courut : mais le curé, grave, se retournait :

— Vous voulez dire : de Cana.

Le maite n’accepta pas la leçon.

— Non, Monsieur le curé, je m’entends, quand je dis : ganache, c’est ganache.

Puis il raconta comment, à un repas, chez des parents, on avait mangé dix-huit heures de suite sans s’apercevoir du jour ou de la nuit :

— Et je vous promets qu’il vous en passait dans la bedaine du liquide et du solide, qu’il a fallu rester encore six heures dans le bâtiment après la fin, parce qu’on était trop lourd pour s’en aller.

Anselme avait un rire discret et malin, comme s’il en savait de bien meilleures que sa situation, par exemple, ne lui permettait pas de raconter. Mme Vallin se taisait toujours, avalant sans interruption tant que son assiette était pleine ; puis, elle demeurait immobile, les mains croisées, l’œil stupide, attendant un nouveau plat.

Jeanne bourrait l’aveugle qui se laissait faire, et disait seulement de temps en temps : « J’aime ça, moi. »

Le curé causait à voix basse avec la baronne, il lui demandait quelque chose.

Au dehors, le tumulte devenait effrayant. Les soixante et dix matelots vociféraient tous ensemble, racontant à tue-tête des histoires qui leur étaient arrivées, heurtant les verres avec fracas, excités par une bonne chaleur intérieure qui leur faisait plaisir dans l’estomac. Ils se retournaient sur leurs chaises pour taper de grands coups de mains sur le genou des voisins, et quelquefois un rire énorme parlant d’une poitrine inconnue montait, dominant cette tempête de cris.

Le baron un peu las causait avec Roger. Ils parlaient de la promenade faite la veille par les jeunes gens.

— Hein ! vous avez trouvé cela beau, n’est-ce pas ? Quelles falaises que celles de ce petit havre d’Etretat ? Mais je connais mieux encore à Saint-Jouin, trois lieues plus loin ! c’est moins décor de théâtre, plus vraisemblable, plus nature. Je vous emmènerai voir ça quelque jour.

— Merci mille fois, cher monsieur, mais j’ai prévenu ma famille que j’allais revenir. Je ne puis abuser plus longtemps de votre aimable hospitalité.

Jeanne éprouva comme un chatouillement au cœur, et elle eut la sensation d’une chose froide qui se serait allongée dans ses membres. Sa respiration devint si courte.et si difficile qu’elle porta sa main à sa gorge, puis à son front, machinalement. Et elle avait une terreur horrible de laisser voir son angoisse, de s’évanouir de nouveau. La clameur des marins, hurlant sous les fenêtres, lui semblait subitement diminuée, comme venant à présent de fort loin, car elle ne l’entendait presque plus. Donc il ne l’aimait pas, s’il partait ainsi. Tous ses rêves s’écroulaient. Elle avait peur de pleurer maintenant.

Cependant le baron pressait le vicomte de rester encore ; mais il résistait à ses instances, déclarait qu’il ne le pouvait plus.

La jeune fille s’imagina que tout le monde l’examinait avec curiosité, qu’on remarquait sa pâleur. Elle appela Moïse, le prit et le couvrit de caresses pour cacher son trouble. Dans cet éloignement d’où lui venaient tous les bruits, elle entendit parler sa mère. La baronne aussi devait être émue :

— Non, M. Roger, vous ne nous quitterez pas, et si vous ne le faites pour des amis bien sincères quoique récents, ce sera à la prière d’une pauvre mère. Je ne vois presque jamais Henry, et je pleure après toute l’année ; enfin je le tiens, grâce à vous ; mais il s’en ira si vous partez. Il s’ennuierait tout seul ici, et j’ai besoin de l’avoir encore.

Roger balbutiait, indécis. Jeanne comprit qu’il levait les yeux sur elle ; alors elle aussi se retourna et son beau regard de faïence, qui semblait épaissi, durci par la passion, tomba sur lui. Il en reçut comme un choc dans ses grands yeux noyés d’amour ; et, d’une voix faible :

— Je vous remercie, madame, je resterai tant que vous voudrez.

Un nuage sans doute avait obscurci quelques instants le soleil, à moins que le rayonnement de l’astre eût augmenté tout à coup, car il semblait à Jeanne qu’une clarté soudaine envahissait l’horizon comme pour les apothéoses ; et le jardin, le bois plus loin, les hommes qui braillaient à pleins poumons et lui crevaient maintenant les oreilles, la salle où leurs quatre convives se remplissaient de viandes et de vin, lui apparurent sous un ruissellement de jour, dans une inondation de lumière. Elle avait peine à ne pas chanter aussi, tant elle était devenue joyeuse ; et un besoin de marcher, de danser, de courir lui remuait les jambes ; elle se sentait légère à toucher le plafond d’un bond, à passer comme une balle par la fenêtre, à monter d’un élan la grande côte en face et à la redescendre en quelques sauts.

Et brusquement elle se dit : « Je l’aime, je l’aime, c’est sûr que je l’aime. » Et elle baisa si passionnément l’aveugle que tout le monde la regarda. Alors elle rougit et redevint calme.


* * *

Ces pages achèvent la partie du « Vieux Manuscrit » mise au net et dont Maupassant aurait sans doute tenu la rédaction pour définitive, s’il n’avait pas recommencé Une Vie sur un autre plan et selon une conception nouvelle. Celles qui suivent, écrites sur un papier plus grand et à une époque postérieure, sont hachées de ratures et de renvois. Elles montrent Maupassant dans son premier travail de rédaction, à la recherche des mots exacts. Quelquefois sa pensée s’égare dans les marges, où il dessine : son portrait, des caricatures, des monogrammes. Il y aurait beaucoup à puiser dans ce canevas, surtout si l’on voulait prouver que Maupassant ne produisait pas ses chefs-d’œuvre comme un pommier produit ses pommes. Mais je crois bien que sur ce point la démonstration est faite par la comparaison du « Vieux Manuscrit » avec l’édition imprimée. Il s’en faut d’ailleurs qu’elle diminue le génie de Maupassant. En littérature comme en éloquence, la facilité naturelle risque d’être périlleuse, si elle ne se protège pas par la difficulté acquise contre ses propres excès. Élevé à l’école de Flaubert et guidé par l’instinct de son goût naturel, Maupassant avait appris la difficulté. Il importe peu que ses manuscrits ne soient pas raturés. C’est son esprit qui faisait les ratures. Quand il se mettait à sa table de travail, son œuvre, le plus souvent un chef-d’œuvre, était composée et mise au point. Pour l’écrire, il n’avait plus qu’à écouter sa mémoire et il se dictait en quelque sorte à lui-même un texte déjà complet et définitif. Il est sûr que ce procédé lui servait pour ses contes, mais tout porte à croire qu’il ne travaillait pas autrement à la composition de ses romans.

N’était-il pas d’ailleurs plus conteur que romancier ? Je ne méconnais pas les beautés de Bel-Ami, de Fort comme la Mort et de Notre Cœur, mais j’ose dire que Maupassant ne se trouvait pas dans le roman d’analyse à l’aise comme il l’était dans ses contes. On y sent l’effort, et déjà des parties entières en sont mortes ; celles qui vivent sont surtout des scènes ou des épisodes dont le sujet aurait pu fournir la matière d’un conte. Qu’on ne m’oppose pas Pierre et Jean ; cet admirable chef-d’œuvre est moins un roman qu’une nouvelle prolongée, et c’était bien l’avis de M. Anatole France quand il écrivait à son propos : « Force, souplesse, mesure, rien ne manque plus à ce conteur robuste et magistral. » Quelles différences y a-t-il donc entre un roman et une nouvelle ? Je m’en tiens, pour les comparer et pour les définir, à la page si claire et si profonde que M. Paul Bourget a écrite ici même sur Mérimée nouvelliste, et dont la conclusion est caractéristique. « La Nouvelle est un solo. Le roman est une symphonie. Aussi compterait-on les écrivains supérieurs, comme Balzac, dans l’un et dans l’autre genre. » Maupassant et Mérimée, si dissemblables d’ailleurs, n’ont été vraiment supérieurs que dans la nouvelle. Maupassant était trop réaliste pour se répandre dans les larges ondes de la « symphonie ». Jules Lemaitre disait de ses contes qu’ils étaient « la partie la plus considérable de son œuvre, celle où il est tout à fait, hors de pair. » M. René Doumic, de même, sans méconnaître le mérite d’Une Vie et de Pierre et Jean, dont il admirait les qualités maîtresses, écrivait : « Il est probable que le plus sûr titre de gloire de Maupassant sera d’avoir renouvelé et s’être approprié ce genre du conte qui, chez nous, est un genre national. » Mon opinion compterait peu après celles de MM. Anatole France, Jules Lemaitre et René Doumic, si je n’avais pas cru apporter une confirmation au jugement de ces éminents critiques en montrant, par la comparaison des sources et des deux manuscrits d’Une Vie, que ce beau roman est une mosaïque de contes. La « superstition de l’inédit, » comme disait Sainte-Beuve, avant que Brunetière en condamnât la « fureur, » ne me hante pas, mais l’inédit est-il donc dédaignable, s’il permet, par l’étude des procédés d’un auteur, de mieux connaître les lois de son génie ?


Louis BARTHOU.