Matière et Mémoire/Chapitre IV

Félix Alcan (p. 197-249).



Chapitre IV


De la délimitation et de la fixation des images.
Perception et matière. Âme et corps.


Une conclusion générale découle des trois premiers chapitres de ce livre : c’est que le corps, toujours orienté vers l’action, a pour fonction essentielle de limiter, en vue de l’action, la vie de l’esprit. Il est par rapport aux représen­tations un instrument de sélection, et de sélection seulement. Il ne saurait ni engendrer ni occasionner un état intellectuel. S’agit-il de la perception ? Par la place qu’il occupe à tout instant dans l’univers, notre corps marque les parties et les aspects de la matière sur lesquels nous aurions prise : notre perception, qui mesure justement notre action virtuelle sur les choses, se limite ainsi aux objets qui influencent actuellement nos organes et préparent nos mouvements. Considère-t-on la mémoire ? Le rôle du corps n’est pas d’emmagasiner les souvenirs, mais simplement de choisir, pour l’amener à la conscience distincte par l’efficacité réelle qu’il lui confère, le souvenir utile, celui qui complétera et éclaircira la situation présente en vue de l’action finale. Il est vrai que cette seconde sélection est beaucoup moins rigoureuse que la première, parce que notre expérience passée est une expérience individuelle et non plus commune, parce que nous avons toujours bien des souvenirs différents capables de cadrer également avec une même situation actuelle, et que la nature ne peut pas avoir ici, comme dans le cas de la perception, une règle inflexible pour délimiter nos représentations. Une certaine marge est donc nécessairement laissée cette fois à la fantaisie ; et si les animaux n’en profitent guère, captifs qu’ils sont du besoin matériel, il semble qu’au contraire l’esprit humain presse sans cesse avec la totalité de sa mémoire contre la porte que le corps va lui entr’ouvrir : de là les jeux de la fantaisie et le travail de l’imagination, — autant de libertés que l’esprit prend avec la nature. Il n’en est pas moins vrai que l’orientation de notre conscience vers l’action paraît être la loi fondamentale de notre vie psychologique.

Nous pourrions à la rigueur nous en tenir là, car c’est pour définir le rôle du corps dans la vie de l’esprit que nous avions entrepris ce travail. Mais d’un côté nous avons soulevé en route un problème métaphysique que nous ne pouvons nous décider à laisser en suspens, et d’autre part nos recherches, quoique surtout psychologiques, nous ont laissé entrevoir à diverses reprises, sinon un moyen de résoudre le problème, au moins un côté par où l’aborder.

Ce problème n’est rien moins que celui de l’union de l’âme au corps. Il se pose à nous sous une forme aiguë, parce que nous distinguons profondément la matière de l’esprit. Et nous ne pouvons le tenir pour insoluble, parce que nous définissons esprit et matière par des caractères positifs, non par des néga­tions. C’est bien véritablement dans la matière que la perception pure nous placerait, et bien réellement dans l’esprit même que nous pénétrerions déjà avec la mémoire. D'autre part, la même observation psychologique qui nous a révélé la distinction de la matière et de l’esprit nous fait assister à leur union. Ou bien donc nos analyses sont entachées d’un vice originel, ou elles doivent nous aider à sortir des difficultés qu’elles soulèvent.

L’obscurité du problème, dans toutes les doctrines, tient à la double anti­thèse que notre entendement établit entre l’étendu et l’inétendu d’une part, la qualité et la quantité de l’autre. Il est incontestable que l’esprit s’oppose d’abord à la matière comme une unité pure à une multiplicité essentiellement divisible, que de plus nos perceptions se composent de qualités hétérogènes alors que l’univers perçu semble devoir se résoudre en changements homo­gènes et calculables. Il y aurait donc l’inextension et la qualité d’un côté, l’étendue et la quantité de l’autre. Nous avons répudié le matérialisme, qui prétend faire dériver le premier terme du second ; mais nous n’acceptons pas davantage l’idéalisme, qui veut que le second soit simplement une construc­tion du premier. Nous soutenons contre le matérialisme que la perception dépasse infiniment l’état cérébral ; mais nous avons essayé d’établir contre l’idéalisme que la matière déborde de tous côtés la représentation que nous avons d’elle, représentation que l’esprit y a pour ainsi dire cueillie par un choix intelligent. De ces deux doctrines opposées, l’une attribue au corps et l’autre à l’esprit un don de création véritable, la première voulant que notre cerveau engendre la représentation et la seconde que notre entendement dessine le plan de la nature. Et contre ces deux doctrines nous invoquons le même témoi­gnage, celui de la conscience, laquelle nous montre dans notre corps une image comme les autres, et dans notre entendement une certaine faculté de dissocier, de distinguer et d’opposer logiquement, mais non pas de créer ou de construire. Ainsi, prisonniers volontaires de l’analyse psychologique et par conséquent du sens commun, il semble qu’après avoir exaspéré les conflits que le dualisme vulgaire soulève, nous ayons fermé toutes les issues que la métaphysique pouvait nous ouvrir.

Mais justement parce que nous avons poussé le dualisme à l’extrême, notre analyse en a peut-être dissocié les éléments contradictoires. La théorie de la perception pure d’un côté, de la mémoire pure de l’autre, préparerait alors les voies à un rapprochement entre l’inétendu et l’étendu, entre la qualité et la quantité.

Considère-t-on la perception pure ? En faisant de l’état cérébral le com­mencement d’une action et non pas la condition d’une perception, nous rejetions les images perçues des choses en dehors de l’image de notre corps ; nous replacions donc la perception dans les choses mêmes. Mais alors, notre perception faisant partie des choses, les choses participent de la nature de notre perception. L’étendue matérielle n’est plus, ne peut plus être cette éten­due multiple dont parle le géomètre ; elle ressemble bien plutôt à l’extension indivisée de notre représentation. C’est dire que l’analyse de la perception pure nous a laissé entrevoir dans l’idée d’extension un rapprochement possible entre l’étendu et l’inétendu.

Mais notre conception de la mémoire pure devrait conduire, par une voie parallèle, à atténuer la seconde opposition, celle de la qualité et de la quantité. Nous avons séparé radicalement, en effet, le pur souvenir de l’état cérébral qui le continue et le rend efficace. La mémoire n’est donc à aucun degré une éma­nation de la matière ; bien au contraire, la matière, telle que nous la saisissons dans une perception concrète qui occupe toujours une certaine durée, dérive en grande partie de la mémoire. Or, où est au juste la différence entre les qualités hétérogènes qui se succèdent dans notre perception concrète et les changements homogènes que la science met derrière ces perceptions dans l’espace ? Les premières sont discontinues et ne peuvent se déduire les unes des autres ; les seconds au contraire se prêtent au calcul. Mais pour qu’ils s’y prêtent, point n’est besoin d’en faire des quantités pures : autant vaudrait les réduire au néant. Il suffit que leur hétérogénéité soit assez diluée, en quelque sorte, pour devenir, de notre point de vue, pratiquement négligeable. Or, si toute perception concrète, si courte qu’on la suppose, est déjà la synthèse, par la mémoire, d’une infinité de « perceptions pures » qui se succèdent, ne doit-on pas penser que l’hétérogénéité des qualités sensibles tient à leur contraction dans notre mémoire, l’homogénéité relative des changements objectifs à leur relâchement naturel ? Et l’intervalle de la quantité à la qualité ne pourrait-il pas alors être diminué par des considérations de tension, comme par celles d’extension la distance de l’étendu à l’inétendu ?

Avant de nous engager dans cette voie, formulons le principe général de la méthode que nous voudrions appliquer. Nous en avons déjà fait usage dans un travail antérieur, et même, implicitement, dans le travail présent.

Ce qu’on appelle ordinairement un fait, ce n’est pas la réalité telle qu’elle apparaîtrait à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux intérêts de la pratique et aux exigences de la vie sociale. L’intuition pure, extérieure ou interne, est celle d’une continuité indivisée. Nous la fractionnons en éléments juxtaposés, qui répondent, ici à des mots distincts, là à des objets indépen­dants. Mais justement parce que nous avons rompu ainsi l’unité de notre intuition originelle, nous nous sentons obligés d’établir entre les termes disjoints un lien, qui ne pourra plus être qu’extérieur et surajouté. À l’unité vivante, qui naissait de la continuité intérieure, nous substituons l’unité factice d’un cadre vide, inerte comme les termes qu’il maintient unis. Empirisme et dogmatisme s’accordent, au fond, à partir des phénomènes ainsi reconstitués, et diffèrent seulement en ce que le dogmatisme s’attache davantage à cette forme, l’empirisme à cette matière. L’empirisme, en effet, sentant vaguement ce qu’il y a d’artificiel dans les rapports qui unissent les termes entre eux, s’en tient aux termes et néglige les rapports. Son tort n’est pas de priser trop haut l’expérience, mais au contraire de substituer à l’expérience vraie, à celle qui naît du contact immédiat de l’esprit avec son objet, une expérience désarti­culée et par conséquent sans doute dénaturée, arrangée en tout cas pour la plus grande facilité de l’action et du langage. Justement parce que ce morcellement du réel s’est opéré en vue des exigences de la vie pratique, il n’a pas suivi les lignes intérieures de la structure des choses : c’est pourquoi l’empirisme ne peut satisfaire l’esprit sur aucun des grands problèmes, et même, quand il arrive à la pleine conscience de son principe, s’abstient de les poser. — Le dog­matisme découvre et dégage les difficultés sur lesquelles l’empirisme ferme les yeux ; mais, à vrai dire, il en cherche la solution dans la voie que l’empiris­me a tracée. Il accepte, lui aussi, ces phénomènes détachés, discon­tinus, dont l’empirisme se contente, et s’efforce simplement d’en faire une synthèse qui, n’ayant pas été donnée dans une intuition, aura nécessairement toujours une forme arbitraire. En d’autres termes, si la métaphysique n’est qu’une construc­tion, il y a plusieurs métaphysiques également vraisemblables, qui se réfutent par conséquent les unes les autres, et le dernier mot restera à une philosophie critique, qui tient toute connaissance pour relative et le fond des choses pour inaccessible à l’esprit. Telle est en effet la marche régulière de la pensée philosophique : nous partons de ce que nous croyons être l’expérience, nous essayons des divers arrangements possibles entre les fragments qui la compo­sent apparemment, et devant la fragilité reconnue de toutes nos constructions, nous finissons par renoncer à construire. — Mais il y aurait une dernière entreprise à tenter. Ce serait d’aller chercher l’expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience humaine. L’impuissance de la rai­son spéculative, telle que Kant l’a démontrée, n’est peut-être, au fond, que l’impuissance d’une intelligence asservie à certaines nécessités de la vie corporelle et s’exerçant sur une matière qu’il a fallu désorganiser pour la satis­faction de nos besoins. Notre connaissance des choses ne serait plus alors relative à la structure fondamentale de notre esprit, mais seulement à ses habi­tudes superficielles et acquises, à la forme contingente qu’il tient de nos fonctions corporelles et de nos besoins inférieurs. La relativité de la connais­sance ne serait donc pas définitive. En défaisant ce que ces besoins ont fait, nous rétablirions l’intuition dans sa pureté première et nous reprendrions contact avec le réel.

Cette méthode présente, dans l’application, des difficultés considérables et sans cesse renaissantes, parce qu’elle exige, pour la solution de chaque nou­veau problème, un effort entièrement nouveau. Renoncer à certaines habitudes de penser et même de percevoir est déjà malaisé : encore n’est-ce là que la partie négative du travail à faire ; et quand on l’a faite, quand on s’est placé à ce que nous appelions le tournant de l’expérience, quand on a profité de la naissante lueur qui, éclairant le passage de l’immédiat à l’utile, commence l’aube de notre expérience humaine, il reste à reconstituer, avec les éléments infiniment petits que nous apercevons ainsi de la courbe réelle, la forme de la courbe même qui s’étend dans l’obscurité derrière eux. En ce sens, la tâche du philosophe, telle que nous l’entendons, ressemble beaucoup à celle du mathé­maticien qui détermine une fonction en partant de la différentielle. La démarche extrême de la recherche philosophique est un véritable travail d’intégration.

Nous avons tenté autrefois l’application de cette méthode au problème de la conscience, et il nous a paru que le travail utilitaire de l’esprit, en ce qui concerne la perception de notre vie intérieure, consistait dans une espèce de réfraction de la durée pure à travers l’espace, réfraction qui nous permet de séparer nos états psychologiques, de les amener à une forme de plus en plus impersonnelle, de leur imposer des noms, enfin de les faire entrer dans le courant de la vie sociale. Empirisme et dogmatisme prennent les états inté­rieurs sous cette forme discontinue, le premier s’en tenant aux états eux-mêmes pour ne voir dans le moi qu’une suite de faits juxtaposés, l’autre com­prenant la nécessité d’un lien, mais ne pouvant plus trouver ce lien que dans une forme ou dans une force, — forme extérieure où s’insérerait l’agrégat, force indéterminée et pour ainsi dire physique qui assurerait la cohésion des éléments. De là les deux points de vue opposés sur la question de la liberté : pour le déterminisme, l’acte est la résultante d’une composition mécanique des éléments entre eux ; pour ses adversaires, s’ils étaient rigoureusement d’accord avec leur principe, la décision libre devrait être un fiat arbitraire, une véritable création ex nihilo. — Nous avons pensé qu’il y aurait un troisième parti à pren­dre. Ce serait de nous replacer dans la durée pure, dont l’écoulement est conti­nu, et où l’on passe, par gradations insensibles, d’un état à l’autre : continuité réellement vécue, mais artificiellement décomposée pour la plus grande commodité de la connaissance usuelle. Alors nous avons cru voir l’action sor­tir de ses antécédents par une évolution sui generis, de telle sorte qu’on retrou­ve dans cette action les antécédents qui l’expliquent, et qu’elle y ajoute pourtant quelque chose d’absolument nouveau, étant en progrès sur eux comme le fruit sur la fleur. La liberté n’est nullement ramenée par là, comme on l’a dit, à la spontanéité sensible. Tout au plus en serait-il ainsi chez l’ani­mal, dont la vie psychologique est surtout affective. Mais chez l’homme, être pensant, l’acte libre peut s’appeler une synthèse de sentiments et d’idées, et l’évolution qui y conduit une évolution raisonnable. L’artifice de cette méthode consiste simplement, en somme, à distinguer le point de vue de la connais­sance usuelle ou utile et celui de la connaissance vraie. La durée où nous nous regardons agir, et où il est utile que nous nous regardions, est une durée dont les éléments se dissocient et se juxtaposent ; mais la durée où nous agissons est une durée où nos états se fondent les uns dans les autres, et c’est là que nous devons faire effort pour nous replacer par la pensée dans le cas excep­tionnel et unique où nous spéculons sur la nature intime de l’action, c’est-à-dire dans la théorie de la liberté.

Une méthode de ce genre est-elle applicable au problème de la matière ? La question est de savoir si, dans cette « diversité des phénomènes » dont Kant a parlé, la masse confuse à tendance extensive pourrait être saisie en deçà de l’espace homogène sur lequel elle s’applique et par l’intermédiaire duquel nous la subdivisons, — de même que notre vie intérieure peut se déta­cher du temps indéfini et vide pour redevenir durée pure. Certes, l’entreprise serait chimérique de vouloir s’affranchir des conditions fondamentales de la perception extérieure. Mais la question est de savoir si certaines conditions, que nous tenons d’ordinaire pour fondamentales, ne concerneraient pas l’usage à faire des choses, le parti pratique à en tirer, bien plus que la connaissance pure que nous en pouvons avoir. Plus particulièrement, en ce qui regarde l’étendue concrète, continue, diversifiée et en même temps organisée, on peut contester qu’elle soit solidaire de l’espace amorphe et inerte qui la sous-tend, espace que nous divisons indéfiniment, où nous découpons des figures arbi­trairement, et où le mouvement lui-même, comme nous le disions ailleurs, ne peut apparaître que comme une multiplicité de positions instantanées, puisque rien n’y saurait assurer la cohésion du passé et du présent. On pourrait donc, dans une certaine mesure, se dégager de l’espace sans sortir de l’étendue, et il y aurait bien là un retour à l’immédiat, puisque nous percevons pour tout de bon l’étendue, tandis que nous ne faisons que concevoir l’espace à la manière d’un schè me. Reprochera-t-on à cette méthode d’attribuer arbitrairement à la connaissance immédiate une valeur privilégiée ? Mais quelles raisons aurions-nous de douter d’une connaissance, l’idée même d’en douter nous viendrait-elle jamais, sans les difficultés et les contradictions que la réflexion signale, sans les problèmes que la philosophie pose ? Et la connaissance immédiate ne trouverait-elle pas alors en elle-même sa justification et sa preuve, si l’on pouvait établir que ces difficultés, ces contradictions, ces problèmes naissent surtout de la figuration symbolique qui la recouvre, figuration qui est devenue pour nous la réalité même, et dont un effort intense, exceptionnel, peut seul réussir à percer l’épaisseur ?

Choisissons tout de suite, parmi les résultats auxquels l’application de cette méthode peut conduire, ceux qui intéressent notre recherche. Nous nous bornerons d’ailleurs à des indications ; il ne peut être question ici de construire une théorie de la matière.

I. — Tout mouvement, en tant que passage d’un repos à un repos, est absolument indivisible..

Il ne s’agit pas ici d’une hypothèse, mais d’un fait, qu’une hypothèse recou­vre généralement.

Voici, par exemple, ma main posée au point A. Je la porte au point B, parcourant d’un trait l’intervalle. Il y a dans ce mouvement, tout à la fois, une image qui frappe ma vue et un acte que ma conscience musculaire saisit. Ma conscience me donne la sensation intérieure d’un fait simple, car en A était le repos, en B est le repos encore, et entre A et B se place un acte indivisible ou tout au moins indivisé, passage du repos au repos, qui est le mouvement même. Mais ma vue perçoit le mouvement sous forme d’une ligne AB qui se parcourt, et cette ligne, comme tout espace, est indéfiniment décomposable. Il semble donc d’abord que je puisse, comme je voudrai, tenir ce mouvement pour multiple ou pour indivisible, selon que je l’envisage dans l’espace ou dans le temps, comme une image qui se dessine hors de moi ou comme un acte que j’accomplis moi-même.

Toutefois, en écartant toute idée préconçue, je m’aperçois bien vite que je n’ai pas le choix, que ma vue elle-même saisit le mouvement de A en B comme un tout indivisible, et que si elle divise quelque chose, c’est la ligne supposée parcourue et non pas le mouvement qui la parcourt. Il est bien vrai que ma main ne va pas de A en B sans traverser les positions intermédiaires, et que ces points intermédiaires ressemblent à des étapes, en nombre aussi grand qu’on voudra, disposées tout le long de la route ; mais il y a entre les divisions ainsi marquées et des étapes proprement dites cette différence capitale qu’à une étape on s’arrête, au lieu qu’ici le mobile passe. Or le passage est un mouvement, et l’arrêt une immobilité. L’arrêt interrompt le mouvement ; le passage ne fait qu’un avec le mouvement même. Quand je vois le mobile passer en un point, je conçois sans doute qu’il puisse s’y arrêter ; et lors même qu’il ne s’y arrête pas, j’incline à considérer son passage comme un repos infiniment court, parce qu’il me faut au moins le temps d’y penser ; mais c’est mon imagination seule qui se repose ici, et le rôle du mobile est au contraire de se mouvoir. Tout point de l’espace m’apparaissant nécessairement comme fixe, j’ai bien de la peine à ne pas attribuer au mobile lui-même l’immobilité du point avec lequel je le fais pour un moment coïncider ; il me semble alors, quand je reconstitue le mouvement total, que le mobile a stationné un temps infiniment court à tous les points de sa trajectoire. Mais il ne faudrait pas con­fondre les données des sens, qui perçoivent le mouvement, avec les artifices de l’esprit qui le recompose. Les sens, laissés à eux-mêmes, nous présentent le mouvement réel, entre deux arrêts réels, comme un tout solide et indivisé. La division est l’œuvre de l’imagination, qui a justement pour fonction de fixer les images mouvantes de notre expérience ordinaire, comme l’éclair instantané qui illumine pendant la nuit une scène d’orage.

Nous saisissons ici, dans son principe même, l’illusion qui accompagne et recouvre la perception du mouvement réel. Le mouvement consiste visible­ment à passer d’un point à un autre, et par suite à traverser de l’espace. Or l’espace traversé est divisible à l’infini, et comme le mouvement s’applique, pour ainsi dire, le long de la ligne qu’il parcourt, il paraît solidaire de cette ligne et divisible comme elle. Ne l’a-t-il pas dessinée lui-même ? N’en a-t-il pas traversé, tour à tour, les points successifs et juxtaposés ? Oui sans doute, mais ces points n’ont de réalité que dans une ligne tracée, c’est-à-dire immo­bile ; et par cela seul que vous vous représentez le mouvement, tour à tour, en ces différents points, vous l’y arrêtez nécessairement ; vos positions successi­ves ne sont, au fond, que des arrêts imaginaires. Vous substituez la trajectoire au trajet, et parce que le trajet est sous-tendu par la trajectoire, vous croyez qu’il coïncide avec elle. Mais comment un progrès coïnciderait-il avec une chose, un mouvement avec une immobilité ?

Ce qui facilite ici l’illusion, c’est que nous distinguons des moments dans le cours de la durée, comme des positions sur le trajet du mobile. À supposer que le mouvement d’un point à un autre forme un tout indivisé, ce mouvement n’en remplit pas moins un temps déterminé, et il suffit qu’on isole de cette durée un instant indivisible pour que le mobile occupe à ce moment précis une certaine position, qui se détache ainsi de toutes les autres. L’indivisibilité du mouvement implique donc l’impossibilité de l’instant, et une analyse très sommaire de l’idée de durée va nous montrer en effet, tout à la fois, pourquoi nous attribuons à la durée des instants, et comment elle ne saurait en avoir. Soit un mouvement simple, comme le trajet de ma main quand elle se déplace de A en B. Ce trajet est donné à ma conscience comme un tout indivisé. Il dure, sans doute ; mais sa durée, qui coïncide d’ailleurs avec l’aspect intérieur qu’il prend pour ma conscience, est compacte et indivisée comme lui. Or, tandis qu’il se présente, en tant que mouvement, comme un fait simple, il décrit dans l’espace une trajectoire que je puis considérer, pour simplifier les choses, comme une ligne géométrique ; et les extrémités de cette ligne, en tant que limites abstraites, ne sont plus des lignes mais des points indivisibles. Or, si la ligne que le mobile a décrite mesure pour moi la durée de son mouve­ment, comment le point où la ligne aboutit ne symboliserait-il pas une extré­mité de cette durée ? Et si ce point est un indivisible de longueur, comment ne pas terminer la durée du trajet par un indivisible de durée ? La ligne totale représentant la durée totale, les parties de cette ligne doivent correspondre, semble-t-il, à des parties de la durée, et les points de la ligne à des moments du temps. Les indivisibles de durée ou moments du temps naissent donc d’un besoin de symétrie ; on y aboutit naturellement dès qu’on demande à l’espace une représentation intégrale de la durée. Mais voilà précisément l’erreur. Si la ligne AB symbolise la durée écoulée du mouvement accompli de A en B, elle ne peut aucunement, immobile, représenter le mouvement s’accomplissant, la durée s’écoulant ; et de ce que cette ligne est divisible en parties, et de ce qu’elle se termine par des points, on ne doit conclure ni que la durée corres­pondante se compose de parties séparées ni qu’elle soit limitée par des instants.

Les arguments de Zénon d’Élée n’ont pas d’autre origine que cette illusion. Tous consistent à faire coïncider le temps et le mouvement avec la ligne qui les sous-tend, à leur attribuer les mêmes subdivisions, enfin à les traiter com­me elle. À cette confusion Zénon était encouragé par le sens commun, qui transporte d’ordinaire au mouvement les propriétés de sa trajectoire, et aussi par le langage, qui traduit toujours en espace le mouvement et la durée. Mais le sens commun et le langage sont ici dans leur droit, et même, en quelque sorte, font leur devoir, car envisageant toujours le devenir comme une chose utilisable, ils n’ont pas plus à s’inquiéter de l’organisation intérieure du mouve­ment que l’ouvrier de la structure moléculaire de ses outils. En tenant le mouvement pour divisible comme sa trajectoire, le sens commun exprime simplement les deux faits qui seuls importent dans la vie pratique : 1º que tout mouvement décrit un espace ; 2º qu’en chaque point de cet espace le mobile pourrait s’arrêter. Mais le philosophe qui raisonne sur la nature intime du mouvement est tenu de lui restituer la mobilité qui en est l’essence, et c’est ce que ne fait pas Zénon. Par le premier argument (la Dichotomie) on suppose le mobile au repos, pour ne plus envisager ensuite que des étapes, en nombre indéfini, sur la ligne qu’il doit parcourir : vous chercheriez vainement, nous dit-on, comment il arriverait à franchir l’intervalle. Mais on prouve simple­ment ainsi qu’il est impossible de construire a priori le mouvement avec des immobilités, ce qui n’a jamais fait de doute pour personne. L’unique question est de savoir si, le mouvement étant posé comme un fait, il y a une absurdité en quelque sorte rétrospective à ce qu’un nombre infini de points ait été parcouru. Mais nous ne voyons rien là que de très naturel, puisque le mouvement est un fait indivisé ou une suite de faits indivisés, tandis que la trajectoire est indéfiniment divisible. Dans le second argument (l’Achille), on consent à se donner le mouvement, on l’attribue même à deux mobiles, mais, toujours par la même erreur, on veut que ces mouvements coïncident avec leur trajectoire et soient, comme elle, arbitrairement décomposables. Alors, au lieu de reconnaître que la tortue fait des pas de tortue et Achille des pas d’Achille, de sorte qu’après un certain nombre de ces actes ou sauts indivisibles Achille aura dépassé la tortue, on se croit en droit de désarticuler comme on veut le mouvement d’Achille et comme on veut le mouvement de la tortue : on s’amuse ainsi à reconstruire les deux mouvements selon une loi de formation arbitraire, incompatible avec les conditions fondamentales de la mobilité. Le même sophisme apparaît plus clairement encore dans le troisième argument (la Flèche), qui consiste à conclure, de ce qu’on peut fixer des points sur la trajectoire d’un projectile, qu’on a le droit de distinguer des moments indivi­sibles dans la durée du trajet. Mais le plus instructif des arguments de Zé non est peut-être le quatrième (le Stade), qu’on a, croyons-nous, bien injustement dédaigné, et dont l’absurdité n’est plus manifeste que parce qu’on y voit étalé dans toute sa franchise le postulat dissimulé dans les trois autres[1]. Sans nous engager ici dans une discussion qui ne serait pas à sa place, bornons-nous à constater que le mouvement immédiatement perçu est un fait très clair, et que les difficultés ou contradictions signalées par l’école d’Élée concernent beau­coup moins le mouvement lui-même qu’une réorganisation artificielle, et non viable, du mouvement par l’esprit. Tirons d’ailleurs la conclusion de tout ce qui précède :

II.- Il y a des mouvements réels.

Le mathématicien, exprimant avec plus de précision une idée du sens commun, définit la position par la distance à des points de repère ou à des axes, et le mouvement par la variation de la distance. Il ne connaît donc du mouvement que des changements de longueur ; et comme les valeurs absolues de la distance variable entre un point et un axe, par exemple, expriment tout aussi bien le déplacement de l’axe par rapport au point que celui du point par rapport à l’axe, il attribuera indifféremment au même point le repos ou la mobilité. Si donc le mouvement se réduit à un changement de distance, le même objet devient mobile ou immobile selon les points de repère auxquels on le rapporte, et il n’y a pas de mouvement absolu.

Mais les choses changent déjà d’aspect quand on passe des mathématiques à la physique, et de l’étude abstraite du mouvement à la considération des changements concrets qui s’accomplissent dans l’univers. Si nous sommes libres d’attribuer le repos ou le mouvement à tout point matériel pris isolé­ment, il n’en est pas moins vrai que l’aspect de l’univers matériel change, que la configuration intérieure de tout système réel varie, et que nous n’avons plus le choix ici entre la mobilité et le repos : le mouvement, quelle qu’en soit la nature intime, devient une incontestable réalité. Admettons qu’on ne puisse dire quelles parties de l’ensemble se meuvent ; il n’y en a pas moins du mouve­ment dans l’ensemble. Aussi ne faut-il pas s’étonner si les mêmes penseurs qui considèrent tout mouvement particulier comme relatif traitent de la totalité des mouvements comme d’un absolu. La contradiction a été relevée chez Descartes, qui, après avoir donné à la thèse de la relativité sa forme la plus radicale en affirmant que tout mouvement est « réciproque » [2], formule les lois du mouvement comme si le mouvement était un absolu[3]. Leibniz, et d’autres après lui, ont signalé cette contradiction[4] : elle tient simplement à ce que Descartes traite du mouvement en physicien après l’avoir défini en géomètre. Tout mouvement est relatif pour le géomètre : cela signifie seulement, à notre sens, qu’il n’y a pas de symbole mathématique capable d’exprimer que ce soit le mobile qui se meut plutôt que les axes ou les points auxquels on le rapporte. Et c’est bien naturel, puisque ces symboles, toujours destinés à des mesures, ne peuvent exprimer que des distances. Mais qu’il y ait un mouvement réel, personne ne peut le contester sérieusement : sinon, rien ne changerait dans l’univers, et surtout on ne voit pas ce que signifierait la conscience que nous avons de nos propres mouvements. Dans sa controverse avec Descartes, Morus faisait plaisamment allusion à ce dernier point : « Quand je suis assis tranquille, et qu’un autre, s’éloignant de mille pas, est rouge de fatigue, c’est bien lui qui se meut et c’est moi qui me repose[5]. »

Mais s’il y a un mouvement absolu, peut-on persister à ne voir dans le mouvement qu’un changement de lieu ? Il faudra alors ériger la diversité de lieu en différence absolue, et distinguer des positions absolues dans un espace absolu. Newton est allé jusque-là[6], suivi d’ailleurs par Euler[7] et par d’ autres. Mais cela peut-il s’imaginer ou même se concevoir ? Un lieu ne se distin­guerait absolument d’un autre lieu que par sa qualité, ou par son rapport à l’ensemble de l’espace : de sorte que l’espace deviendrait, dans cette hypo­thèse, ou composé de parties hétérogènes ou fini. Mais à un espace fini nous donnerions un autre espace pour barrière, et sous des parties hétérogènes d’espace nous imaginerions un espace homogène comme support : dans les deux cas, c’est à l’espace homogène et indéfini que nous reviendrions néces­sairement. Nous ne pouvons donc nous empêcher ni de tenir tout lieu pour relatif, ni de croire à un mouvement absolu.

Dira-t-on alors que le mouvement réel se distingue du mouvement relatif en ce qu’il a une cause réelle, en ce qu’il émane d’une force ? Mais il faudrait s’entendre sur le sens de ce dernier mot. Dans les sciences de la nature, la force n’est qu’une fonction de la masse et de la vitesse ; elle se mesure à l’accélération ; on ne la connaît, on ne l’évalue que par les mouvements qu’elle est censée produire dans l’espace. Solidaire de ces mouvements, elle en parta­ge la relativité. Aussi les physiciens qui cherchent le principe du mouvement absolu dans la force ainsi définie sont-ils ramenés, par la logique de leur système, à l’hypothèse d’un espace absolu qu’ils voulaient éviter d’abord[8]. Il faudra donc se rejeter sur le sens métaphysique du mot, et étayer le mouve­ment aperçu dans l’espace sur des causes profondes, analogues à celles que notre conscience croit saisir dans le sentiment de l’effort. Mais le sentiment de l’effort est-il bien celui d’une cause profonde ? Et des analyses décisives n’ont-elles pas montré qu’il n’y a rien autre chose, dans ce sentiment, que la conscience des mouvements déjà effectués ou commencés à la périphérie du corps ? C’est donc en vain que nous voudrions fonder la réalité du mouvement sur une cause qui s’en distingue : l’analyse nous ramène toujours au mouve­ment lui-même.

Mais pourquoi chercher ailleurs ? Tant que vous appuyez le mouvement contre la ligne qu’il parcourt, le même point vous paraît tour à tour, selon l’origine à laquelle vous le rapportez, en repos ou en mouvement. Il n’en est plus de même si vous extrayez du mouvement la mobilité qui en est l’essence. Quand mes yeux me donnent la sensation d’un mouvement, cette sensation est une réalité, et quelque chose se passe effectivement, soit qu’un objet se déplace à mes yeux, soit que mes yeux se meuvent devant l’objet. À plus forte raison suis-je assuré de la réalité du mouvement quand je le produis après avoir voulu le produire, et que le sens musculaire m’en apporte la conscience. C’est dire que je touche la réalité du mouvement quand il m’apparaît, inté­rieurement à moi, comme un changement d’état ou de qualité. Mais alors, comment n’en serait-il pas de même quand je perçois des changements de qualité dans les choses ? Le son diffère absolument du silence, comme aussi un son d’un autre son. Entre la lumière et l’obscurité, entre des couleurs, entre des nuances, la différence est absolue. Le passage de l’une à l’autre est, lui aussi, un phénomène absolument réel. Je tiens donc les deux extrémités de la chaîne, les sensations musculaires en moi, les qualités sensibles de la matière hors de moi, et pas plus dans un cas que dans l’autre je ne saisis le mouve­ment, si mouvement il y a, comme une simple relation : c’est un absolu. — Entre ces deux extrémités viennent se placer les mouvements des corps extérieurs proprement dits. Comment distinguer ici un mouvement apparent d’un mouvement réel ? De quel objet, extérieurement aperçu, peut-on dire qu’il se meut, de quel autre qu’il reste immobile ? Poser une pareille question, c’est admettre que la discontinuité établie par le sens commun entre des objets indépendants les uns des autres, ayant chacun leur individualité, comparables à des espèces de personnes, est une distinction fondée. Dans l’hypothèse contraire, en effet, il ne s’agirait plus de savoir comment se produisent, dans telles parties déterminées de la matière, des changements de position, mais comment s’accomplit, dans le tout, un changement d’aspect, changement dont il nous resterait d’ailleurs à déterminer la nature. Formulons donc tout de suite notre troisième proposition :

III. — Toute division de la matière en corps indépendants aux contours absolument déterminés est une division artificielle.

Un corps, c’est-à-dire un objet matériel indépendant, se présente d’abord à nous comme un système de qualités, où la résistance et la couleur, — données de la vue et du toucher, — occupent le centre et tiennent suspendues, en quelque sorte, toutes les autres. D’autre part, les données de la vue et du toucher sont celles qui s’étendent le plus manifestement dans l’espace, et le caractère essentiel de l’espace est la continuité. Il y a des intervalles de silence entre les sons, car l’ouïe n’est pas toujours occupée ; entre les odeurs, entre les saveurs on trouve des vides, comme si l’odorat et le goût ne fonctionnaient qu’acciden­tellement : au contraire, dès que nous ouvrons les yeux, notre champ visuel tout entier se colore, et puisque les solides sont nécessairement contigus les uns aux autres, notre toucher doit suivre la superficie ou les arêtes des objets sans jamais rencontrer d’interruption véritable. Comment morcelons-nous la continuité primitivement aperçue de l’étendue matérielle en autant de corps, dont chacun aurait sa substance et son individualité ? Sans doute cette conti­nuité change d’aspect, d’un moment à l’autre : mais pourquoi ne constatons-nous pas purement et simplement que l’ensemble a changé, comme si l’on avait tourné un kaléidoscope ? Pourquoi cherchons-nous enfin, dans la mobi­lité de l’ensemble, des pistes suivies par des corps en mouvement ? Une conti­nuité mouvante nous est donnée, où tout change et demeure à la fois : d’où vient que nous dissocions ces deux termes, permanence et changement, pour représenter la permanence par des corps et le changement par des mouve­ments homogènes dans l’espace ? Ce n’est pas là une donnée de l’intuition immédiate ; mais ce n’est pas davantage une exigence de la science, car la science, au contraire, se propose de retrouver les articulations naturelles d’un univers que nous avons découpé artificiellement. Bien plus, en démontrant de mieux en mieux l’action réciproque de tous les points matériels les uns sur les autres, la science revient, en dépit des apparences, comme nous allons le voir, à l’idée de la continuité universelle. Science et conscience sont, au fond, d’accord, pourvu qu’on envisage la conscience dans ses données les plus immédiates et la science dans ses aspirations les plus lointaines. D’où vient alors l’irrésistible tendance à constituer un univers matériel discontinu, avec des corps aux arêtes bien découpées, qui changent de place, c’est-à-dire de rapport entre eux ?

À côté de la conscience et de la science, il y a la vie. Au-dessous des principes de la spéculation, si soigneusement analysés par les philosophes, il y a ces tendances dont on a négligé l’étude et qui s’expliquent simplement par la nécessité où nous sommes de vivre, c’est-à-dire, en réalité, d’agir. Déjà le pouvoir conféré aux consciences individuelles de se manifester par des actes exige la formation de zones matérielles distinctes qui correspondent respecti­vement à des corps vivants : en ce sens, mon propre corps, et, par analogie avec lui, les autres

corps vivants, sont ceux que je suis le mieux fondé à distinguer dans la continuité de l’univers. Mais une fois ce corps constitué et distingué, les besoins qu’il éprouve l’amènent à en distinguer et à en constituer d’autres. Chez le plus humble des êtres vivants, la nutrition exige une recherche, puis un contact, enfin une série d’efforts convergeant vers un centre : ce centre deviendra justement l’objet indépendant qui doit servir de nourriture. Quelle que soit la nature de la matière, on peut dire que la vie y établira déjà une première discontinuité, exprimant la dualité du besoin et de ce qui doit servir à le satisfaire. Mais le besoin de se nourrir n’est pas le seul. D’autres s’organisent autour de lui, qui ont tous pour objet la conservation de l’individu ou de l’espèce : or, chacun d’eux nous amène à distinguer, à côté de notre propre corps, des corps indépendants de lui que nous devons rechercher ou fuir. Nos besoins sont donc autant de faisceaux lumineux qui, braqués sur la continuité des qualités sensibles, y dessinent des corps distincts. Ils ne peuvent se satisfaire qu’à la condition de se tailler dans cette continuité un corps, puis d’y délimiter d’autres corps avec lesquels celui-ci entrera en relation comme avec des personnes. Établir ces rapports tout particuliers entre des portions ainsi découpées de la réalité sensible est justement ce que nous appelons vivre.

Mais si cette première subdivision du réel répond beaucoup moins à l’intuition immédiate qu’aux besoins fondamentaux de la vie, comment obtiendrait-on une connaissance plus approchée des choses en poussant la division plus loin encore ? Par là on prolonge le mouvement vital ; on tourne le dos à la connaissance vraie. C’est pourquoi l’opération grossière qui consiste à décomposer le corps en parties de même nature que lui nous conduit à une impasse, incapables que nous nous sentons bientôt de concevoir ni pourquoi cette division s’arrêterait, ni comment elle se poursuivrait à l’infini. Elle représente, en effet, une forme ordinaire de l’action utile, mal à propos trans­portée dans le domaine de la connaissance pure. On n’expliquera donc jamais par des particules, quelles qu’elles soient, les propriétés simples de la matière : tout au plus suivra-t-on jusqu’à des corpuscules, artificiels comme le corps lui-même, les actions et réactions de ce corps vis-à-vis de tous les autres. Tel est précisément l’objet de la chimie. Elle étudie moins la matière que les corps ; on conçoit donc qu’elle s’arrête à un atome, doué encore des propriétés générales de la matière. Mais la matérialité de l’atome se dissout de plus en plus sous le regard du physicien. Nous n’avons aucune raison, par exemple, de nous représenter l’atome comme solide, plutôt que liquide ou gazeux, ni de nous figurer l’action réciproque des atomes par des chocs plutôt que de toute autre manière. Pourquoi pensons-nous à un atome solide, et pourquoi à des chocs ? Parce que les solides, étant les corps sur lesquels nous avons le plus manifestement prise, sont ceux qui nous intéressent le plus dans nos rapports avec le monde extérieur, et parce que le contact est le seul moyen dont nous paraissions disposer pour faire agir notre corps sur les autres corps. Mais des expériences fort simples montrent qu’il n’y a jamais contact réel entre deux corps qui se poussent[9] ; et d’autre part la solidité est loin d’être un état absolument tranché de la matière[10]. Solidité et choc empruntent donc leur apparente clarté aux habitudes et nécessités de la vie pratique ; — des images de ce genre ne jettent aucune lumière sur le fond des choses.

S’il y a d’ailleurs une vérité que la science ait mise au-dessus de toute con­testation, c’est celle d’une action réciproque de toutes les parties de la matière les unes sur les autres. Entre les molécules supposées des corps s’exercent des forces attractives et répulsives. L’influence de la gravitation s’étend à travers les espaces interplanétaires. Quelque chose existe donc entre les atomes. On dira que ce n’est plus de la matière, mais de la force. On se figurera, tendus entre les atomes, des fils qu’on fera de plus en plus minces, jusqu’à ce qu’on les ait rendus invisibles et même, à ce qu’on croit, immatériels. Mais à quoi pourrait servir cette grossière image ? La conservation de la vie exige sans doute que nous distinguions, dans notre expérience journalière, des choses inertes et des actions exercées par ces choses dans l’espace. Comme il nous est utile de fixer le siège de la chose au point précis où nous pourrions la toucher, ses contours palpables deviennent pour nous sa limite réelle, et nous voyons alors dans son action un je ne sais quoi qui s’en détache et en diffère. Mais puisqu’une théorie de la matière se propose justement de retrouver la réalité sous ces images usuelles, toutes relatives à nos besoins, c’est de ces images qu’elle doit s’abstraire d’abord. Et, de fait, nous voyons force et matière se rapprocher et se rejoindre à mesure que le physicien en approfondit les effets. Nous voyons la force se matérialiser, l’atome s’idéaliser, ces deux termes converger vers une limite commune, l’univers retrouver ainsi sa continuité. On parlera encore d’atomes ; l’atome conservera même son individualité pour notre esprit qui l’isole ; mais la solidité et l’inertie de l’atome se dissoudront soit en mouvements, soit en lignes de force, dont la solidarité réciproque rétablira la continuité universelle. À cette conclusion devaient nécessairement aboutir, quoique partis de points tout différents, les deux physiciens du XIXe siècle qui ont pénétré le plus avant dans la constitution de la matière, Thomson et Faraday. Pour Faraday, l’atome est un « centre de forces » . Il entend par là que l’individualité de l’atome consiste dans le point mathématique où se croisent les lignes de force, indéfinies, rayonnant à travers l’espace, qui le constituent réellement : chaque atome occupe ainsi, pour employer ses expressions, « l’espace tout entier auquel la gravitation s’étend », et « tous les atomes se pénètrent les uns les autres[11] » . Thomson, se plaçant dans un tout autre ordre d’idées, suppose un fluide parfait, continu, homogène et incompressible, qui remplirait l’espace : ce que nous appelons atome serait un anneau de forme invariable tourbillonnant dans cette continuité, et qui devrait ses propriétés à sa forme, son existence et par conséquent son individualité à son mou­vement[12]. Mais dans l’une et l’autre hypothèses, nous voyons s’évanouir, à mesure que nous approchons des derniers éléments de la matière, la discon­tinuité que notre perception établissait à la surface. L’analyse psychologique nous révélait déjà que cette discontinuité est relative à nos besoins : toute philosophie de la nature finit par la trouver incompatible avec les propriétés générales de la matière.

À vrai dire, tourbillons et lignes de force ne sont jamais dans l’esprit du physicien que des figures commodes, destinées à schématiser des calculs. Mais la philosophie doit se demander pourquoi ces symboles sont plus commodes que d’autres et permettent d’aller plus loin. Pourrions-nous, en opérant sur eux, rejoindre l’expérience, si les notions auxquelles ils correspon­dent ne nous signalaient pas tout au moins une direction où chercher la représentation du réel ? Or, la direction qu’ils indiquent n’est pas douteuse ; ils nous montrent, cheminant à travers l’étendue concrète, des modifications, des perturbations, des changements de tension ou d’énergie, et rien autre chose. C’est par là surtout qu’ils tendent à rejoindre l’analyse purement psychologique que nous avions d’abord donnée du mouvement, et qui nous le présentait, non comme un simple changement de rapport entre des objets auxquels il s’ajou­terait comme un accident, mais comme une réalité véritable et en quelque sorte indépendante. Ni la science ni la conscience ne répugneraient donc à cette dernière proposition :

IV. — Le mouvement réel est plutôt le transport d’un état que d’une chose.

En formulant ces quatre propositions, nous n’avons fait, en réalité, que resserrer progressivement l’intervalle entre deux termes qu’on oppose l’un à l’autre, les qualités ou sensations, et les mouvements. À première vue, la dis­tance paraît infranchissable. Les qualités sont hétérogènes entre elles, les mouvements homogènes. Les sensations, indivisibles par essence, échappent à la mesure ; les mouvements, toujours divisibles, se distinguent par des diffé­rences calculables de direction et de vitesse. On se plaît à mettre les qualités, sous forme de sensations, dans la conscience, tandis que les mouvements s’exécutent indépendamment de nous dans l’espace. Ces mouvements, se com­posant entre eux, ne donneraient jamais que des mouvements ; par un proces­sus mystérieux, notre conscience, incapable de les toucher, les traduirait en sensations qui se projetteraient ensuite dans l’espace et viendraient recouvrir, on ne sait comment, les mouvements qu’elles traduisent. De là deux mondes différents, incapables de communiquer autrement que par un miracle, d’un côté celui des mouvements dans l’espace, de l’autre la conscience avec les sensations. Et, certes, la différence reste irréductible, comme nous l’avons montré nous-même autrefois, entre la qualité, d’une part, et la quantité pure de l’autre. Mais la question est justement de savoir si les mouvements réels ne présentent entre eux que des différences de quantité, ou s’ils ne seraient pas la qualité même, vibrant pour ainsi dire intérieurement et scandant sa propre existence en un nombre souvent incalculable de moments. Le mouvement que la mécanique étudie n’est qu’une abstraction ou un symbole, une commune mesure, un dénominateur commun permettant de comparer entre eux tous les mouvements réels ; mais ces mouvements, envisagés en eux-mêmes, sont des indivisibles qui occupent de la durée, supposent un avant et un après, et relient les moments successifs du temps par un fil de qualité variable qui ne doit pas être sans quelque analogie avec la continuité de notre propre conscience. Ne pouvons-nous pas concevoir, par exemple, que l’irréductibilité de deux couleurs aperçues tienne surtout à l’étroite durée où se contractent les trillions de vibrations qu’elles exécutent en un de nos instants ? Si nous pouvions étirer cette durée, c’est-à-dire la vivre dans un rythme plus lent, ne verrions-nous pas, à mesure que ce rythme se ralentirait, les couleurs pâlir et s’allonger en impressions successives, encore colorées sans doute, mais de plus en plus près de se confondre avec des ébranlements purs ? Là où le rythme du mouvement est assez lent pour cadrer avec les habitudes de notre conscience, — comme il arrive pour les notes graves de la gamme par exemple, — ne sentons-nous pas la qualité perçue se décomposer d’elle-même en ébranlements répétés et suc­cessifs, reliés entre eux par une continuité intérieure ? Ce qui nuit d’ordinaire au rapprochement, c’est l’habitude prise d’attacher le mouvement à des éléments, — atomes ou autres, — qui interposeraient leur solidité entre le mouve­ment lui-même et la qualité en laquelle il se contracte. Comme notre expérience journalière nous montre des corps qui se meuvent, il nous semble que, pour soutenir les mouvements élémentaires auxquels les qualités se ramènent, il faille au moins des corpuscules. Le mouvement n’est plus alors pour notre imagination qu’un accident, une série de positions, un changement de rapports ; et comme c’est une loi de notre représentation que le stable y déplace l’instable, l’élément important et central devient pour nous l’atome, dont le mouvement ne ferait plus que relier les positions successives. Mais cette conception n’a pas seulement l’inconvénient de ressusciter pour l’atome tous les problèmes que la matière soulève ; elle n’a pas seulement le tort d’attribuer une valeur absolue à cette division de la matière qui paraît surtout répondre aux besoins de la vie ; elle rend encore inintelligible le processus par lequel nous saisissons dans notre perception, tout à la fois, un état de notre conscience et une réalité indépendante de nous. Ce caractère mixte de notre perception immédiate, cette apparence de contradiction réalisée, est la princi­pale raison théorique que nous ayons de croire à un monde extérieur qui ne coïncide pas absolument avec notre perception ; et comme on la méconnaît dans une doctrine qui rend la sensation tout à fait hétérogène aux mouvements dont elle ne serait que la traduction consciente, cette doctrine devrait, semble-t-il, s’en tenir aux sensations, dont elle a fait l’unique donnée, et ne pas leur adjoindre des mouvements qui, sans contact possible avec elles, n’en sont plus que le duplicat inutile. Le réalisme ainsi entendu se détruit donc lui-même. En définitive nous n’avons pas le choix : si notre croyance à un substrat plus ou moins homogène des qualités sensibles est fondée, ce ne peut être que par un acte qui nous ferait saisir ou deviner, dans la qualité même, quelque chose qui dépasse notre sensation, comme si cette sensation était grosse de détails soup­çonnés et inaperçus. Son objectivité, c’est-à-dire ce qu’elle a de plus qu’elle ne donne, consistera précisément alors, comme nous le faisions pressentir, dans l’immense multiplicité des mouvements qu’elle exécute, en quelque sorte, à l’intérieur de sa chrysalide. Elle s’étale, immobile, en surface ; mais elle vit et vibre en profondeur.

À vrai dire, personne ne se représente autrement le rapport de la quantité à la qualité. Croire à des réalités distinctes des réalités aperçues, c’est surtout reconnaître que l’ordre de nos perceptions dépend d’elles, et non pas de nous. Il doit donc y avoir, dans l’ensemble des perceptions qui occupent un moment donné, la raison de ce qui se passera au moment suivant. Et le mécanisme ne fait que formuler avec plus de précision cette croyance quand il affirme que les états de la matière peuvent se déduire les uns des autres. Cette déduction n’est possible, il est vrai, que si l’on découvre, sous l’hétérogénéité apparente des qualités sensibles, des éléments homogènes et calculables. Mais, d’autre part, si ces éléments sont extérieurs aux qualités dont ils doivent expliquer l’ordre régulier, ils ne peuvent plus rendre le service qu’on leur demande, puisque les qualités ne s’y surajoutent alors que par une espèce de miracle et n’y correspondent qu’en vertu d’une harmonie préétablie. Force est donc bien de mettre ces mouvements dans ces qualités, sous forme d’ébranlements inté­rieurs, de considérer ces ébranlements comme moins homogènes et ces qualités comme moins hétérogènes qu’ils ne le paraissent superficiellement, et d’attribuer la différence d’aspect des deux termes à la nécessité, pour cette multiplicité en quelque sorte indéfinie, de se contracter dans une durée trop étroite pour en scander les moments.

Insistons sur ce dernier point, dont nous avons déjà touché un mot ailleurs, mais que nous tenons pour essentiel. La durée vécue par notre conscience est une durée au rythme déterminé, bien différente de ce temps dont parle le physicien et qui peut emmagasiner, dans un intervalle donné, un nombre aussi grand qu’on voudra de phénomènes. Dans l’espace d’une seconde, la lumière rouge, — celle qui a la plus grande longueur d’onde et dont les vibrations sont par conséquent les moins fréquentes, — accomplit 400 trillions de vibrations successives. Veut-on se faire une idée de ce nombre ? On devra écarter les vibrations les unes des autres assez pour que notre conscience puisse les compter ou tout au moins en enregistrer explicitement la succession, et l’on cherchera combien cette succession occuperait de jours, de mois, ou d’années. Or, le plus petit intervalle de temps vide dont nous ayons conscience est égal, d’après Exner, à 2 millièmes de seconde ; encore est-il douteux que nous puissions percevoir de suite plusieurs intervalles aussi courts. Admettons cependant que nous en soyons capables indéfiniment. Imaginons, en un mot, une conscience qui assisterait au défilé de 400 trillions de vibrations, toutes instantanées, et seulement séparées les unes des autres par les 2 millièmes de seconde nécessaires pour les distinguer. Un calcul fort simple montre qu’il faudra plus de 25 000 ans pour achever l’opération. Ainsi cette sensation de lumière rouge éprouvée par nous pendant une seconde correspond, en soi, à une succession de phénomènes qui, déroulés dans notre durée avec la plus grande économie de temps possible, occuperait plus de 250 siècles de notre histoire. Est-ce concevable ? Il faut distinguer ici entre notre propre durée et le temps en général. Dans notre durée, celle que notre conscience perçoit, un intervalle donné ne peut contenir qu’un nombre limité de phé nomènes con­scients. Concevons-nous que ce contenu augmente, et quand nous parlons d’un temps indéfiniment divisible, est-ce bien à cette durée que nous pensons ?

Tant qu’il s’agit d’espace, on peut pousser la division aussi loin qu’on veut ; on ne change rien ainsi à la nature de ce qu’on divise. C’est que l’espace nous est extérieur, par définition ; c’est qu’une partie d’espace nous paraît subsister lors même que nous cessons de nous occuper d’elle. Aussi avons-nous beau la laisser indivisée, nous savons qu’elle peut attendre, et qu’un nouvel effort d’imagination la décomposerait à son tour. Comme d’ailleurs elle ne cesse jamais d’être espace, elle implique toujours juxtaposition et par conséquent division possible. L’espace n’est d’ailleurs, au fond, que le schème de la divisibilité indéfinie. Mais il en est tout autrement de la durée. Les parties de notre durée coïncident avec les moments successifs de l’acte qui la divise ; autant nous y fixons d’instants, autant elle a de parties ; et si notre conscience ne peut démêler dans un intervalle qu’un nombre déterminé d’actes élémen­taires, si elle arrête quelque part la division, là s’arrête aussi la divisibilité. En vain notre imagination s’efforce de passer outre, de diviser les dernières parties à leur tour, et d’activer en quelque sorte la circulation de nos phéno­mènes intérieurs : le même effort, par lequel nous voudrions pousser plus loin la division de notre durée, allongerait cette durée d’autant. Et néanmoins nous savons que des millions de phénomènes se succèdent pendant que nous en comptons quelques-uns à peine. Ce n’est pas seulement la physique qui nous le dit ; l’expérience grossière des sens nous le laisse déjà deviner ; nous pressentons dans la nature des successions beaucoup plus rapides que celles de nos états intérieurs. Comment les concevoir, et quelle est cette durée dont la capacité dépasse toute imagination ?

Ce n’est pas la nôtre, assurément ; mais ce n’est pas davantage cette durée impersonnelle et homogène, la même pour tout et pour tous, qui s’écoulerait, indifférente et vide, en dehors de ce qui dure. Ce prétendu temps homogène, comme nous avons essayé de le démontrer ailleurs, est une idole du langage, une fiction dont on retrouve aisément l’origine. En réalité, il n’y a pas un rythme unique de la durée ; on peut imaginer bien des rythmes différents, qui, plus lents ou plus rapides, mesureraient le degré de tension ou de relâchement des consciences, et, par là, fixeraient leurs places respectives dans la série des êtres. Cette représentation de durées à élasticité inégale est peut-être pénible pour notre esprit, qui a contracté l’habitude utile de substituer à la durée vraie, vécue par la conscience, un temps homogène et indépendant ; mais d’abord il est facile, comme nous l’avons montré, de démasquer l’illusion qui rend une telle représentation pénible, et ensuite cette idée a pour elle, au fond, l’assen­timent tacite de notre conscience. Ne nous arrive-t-il pas de percevoir en nous, pendant notre sommeil, deux personnes contemporaines et distinctes dont l’une dort quelques minutes tandis que le rêve de l’autre occupe des jours et des semaines ? Et l’histoire tout entière ne tiendrait-elle pas en un temps très court pour une conscience plus tendue que la nôtre, qui assisterait au dévelop­pement de l’humanité en le contractant, pour ainsi dire, dans les grandes phases de son évolution ? Percevoir consiste donc, en somme, à condenser des périodes énormes d’une existence infiniment diluée en quelques moments plus différenciés d’une vie plus intense, et à résumer ainsi une très longue histoire. Percevoir signifie immobiliser.

C’est dire que nous saisissons, dans l’acte de la perception, quelque chose qui dépasse la perception même, sans que cependant l’univers matériel diffère ou se distingue essentiellement de la représentation que nous en avons. En un sens, ma perception m’est bien intérieure, puisqu’elle contracte en un moment unique de ma durée ce qui se répartirait, en soi, sur un nombre incalculable de moments. Mais si vous supprimez ma conscience, l’univers matériel subsiste tel qu’il était : seulement, comme vous avez fait abstraction de ce rythme particulier de durée qui était la condition de mon action sur les choses, ces choses rentrent en elles-mêmes pour se scander en autant de moments que la science en distingue, et les qualités sensibles, sans s’évanouir, s’étendent et se délayent dans une durée incomparablement plus divisée. La matière se résout ainsi en ébranlements sans nombre, tous liés dans une continuité ininterrom­pue, tous solidaires entre eux, et qui courent en tous sens comme autant de frissons. — Reliez les uns aux autres, en un mot, les objets discontinus de votre expérience journalière ; résolvez ensuite la continuité immobile de leurs qualités en ébranlements sur place ; attachez-vous à ces mouvements en vous dégageant de l’espace divisible qui les sous-tend pour n’en plus considérer que la mobilité, cet acte indivisé que votre conscience saisit dans les mouvements que vous exécutez vous-même : vous obtiendrez de la matière une vision fatigante peut-être pour votre imagination, mais pure, et débarrassée de ce que les exigences de la vie vous y font ajouter dans la perception extérieure. — Rétablissez maintenant ma conscience, et, avec elle, les exigences de la vie : de très loin en très loin, et en franchissant chaque fois d’énormes périodes de l’histoire intérieure des choses, des vues quasi instantanées vont être prises, vues cette fois pittoresques, dont les couleurs plus tranchées condensent une infinité de répétitions et de changements élémentaires. C’est ainsi que les mille positions successives d’un coureur se contractent en une seule attitude symbo­lique, que notre œil perçoit, que l’art reproduit, et qui devient, pour tout le monde, l’image d’un homme qui court. Le regard que nous jetons autour de nous, de moment en moment, ne saisit donc que les effets d’une multitude de répétitions et d’évolutions intérieures, effets par là même discontinus, et dont nous rétablissons la continuité par les mouvements relatifs que nous attribuons à des « objets » dans l’espace. Le changement est partout, mais en profondeur ; nous le localisons çà et là, mais en surface ; et nous constituons ainsi des corps à la fois stables quant à leurs qualités et mobiles quant à leurs positions, un simple changement de lieu contractant en lui, à nos yeux, la transformation universelle.

Qu’il y ait, en un certain sens, des objets multiples, qu’un homme se distingue d’un autre homme, un arbre d’un arbre, une pierre d’une pierre, c’est incontestable, puisque chacun de ces êtres, chacune de ces choses a des propriétés caractéristiques et obéit à une loi déterminée d’évolution. Mais la séparation entre la chose et son entourage ne peut être absolument tranchée ; on passe, par gradations insensibles, de l’une à l’autre : l’étroite solidarité qui lie tous les objets de l’univers matériel, la perpétuité de leurs actions et réactions ré ciproques, prouve assez qu’ils n’ont pas les limites précises que nous leur attribuons. Notre perception dessine, en quelque sorte, la forme de leur résidu ; elle les termine au point où s’arrête notre action possible sur eux et où ils cessent, par conséquent, d’intéresser nos besoins. Telle est la première et la plus apparente opération de l’esprit qui perçoit : il trace des divisions dans la continuité de l’étendue, cédant simplement aux suggestions du besoin et aux nécessités de la vie pratique. Mais pour diviser ainsi le réel, nous devons nous persuader d’abord que le réel est arbitrairement divisible. Nous devons par conséquent tendre au-dessous de la continuité des qualités sensi­bles, qui est l’étendue concrète, un filet aux mailles indéfiniment déformables et indéfiniment décroissantes : ce substrat simplement conçu, ce schème tout idéal de la divisibilité arbitraire et indéfinie, est l’espace homogène. – Mainte­nant, en même temps que notre perception actuelle et pour ainsi dire instan­tanée effectue cette division de la matière en objets indépendants, notre mémoire solidifie en qualités sensibles l’écoulement continu des choses. Elle prolonge le passé dans le présent, parce que notre action disposera de l’avenir dans l’exacte proportion où notre perception, grossie par la mémoire, aura contracté le passé. Répondre à une action subie par une réaction immédiate qui en emboîte le rythme et se continue dans la même durée, être dans le présent, et dans un présent qui recommence sans cesse, voilà la loi fonda­mentale de la matière : en cela consiste la nécessité. S’il y a des actions libres ou tout au moins partiellement indéterminées, elles ne peuvent appartenir qu’à des êtres capables de fixer, de loin en loin, le devenir sur lequel leur propre devenir s’applique, de le solidifier en moments distincts, d’en condenser ainsi la matière et, en se l’assimilant, de la digérer en mouvements de réaction qui passeront à travers les mailles de la nécessité naturelle. La plus ou moins haute tension de leur durée, qui exprime, au fond, leur plus ou moins grande intensité de vie, détermine ainsi et la force de concentration de leur perception et le degré de leur liberté. L’indépendance de leur action sur la matière am­biante s’affirme de mieux en mieux à mesure qu’ils se dégagent davantage du rythme selon lequel cette matière s’écoule. De sorte que les qualités sensibles, telles qu’elles figurent dans notre perception doublée de mémoire, sont bien les moments successifs obtenus par la solidification du réel. Mais pour distinguer ces moments, et aussi pour les relier ensemble par un fil qui soit commun à notre propre existence et à celle des choses, force nous est bien d’imaginer un schème abstrait de la succession en général, un milieu homo­gène et indifférent qui soit à l’écoulement de la matière, dans le sens de la longueur, ce que l’espace est dans le sens de la largeur : en cela consiste le temps homogène. Espace homogène et temps homogène ne sont donc ni des propriétés des choses, ni des conditions essentielles de notre faculté de les connaître : ils expriment, sous une forme abstraite, le double travail de solidification et de division que nous faisons subir à la continuité mouvante du réel pour nous y assurer des points d’appui, pour nous y fixer des centres d’opération, pour y introduire enfin des changements véritables ; ce sont les schèmes de notre action sur la matière. La première erreur, celle qui consiste à faire de ce temps et de cet espace homogènes des propriétés des choses, conduit aux insurmontables difficultés du dogmatisme métaphysique, — méca­nisme ou dynamisme, — le dynamisme érigeant en autant d’absolus les coupes successives que nous pratiquons le long de l’univers qui s’écoule et s’efforçant vainement alors de les relier entre elles par une espèce de déduction quali­tative, le mécanisme s’attachant plutôt, dans l’une quelconque des coupes, aux divisions pratiquées dans le sens de la largeur, c’est-à-dire aux différences instantanées de grandeur et de position, et s’efforçant non moins vainement d’engendrer avec la variation de ces différences, la succession des qualités sensibles. Se rallie-t-on, au contraire, à l’autre hypothèse ? veut-on, avec Kant, que l’espace et le temps soient des formes de notre sensibilité ? On aboutit à déclarer matière et esprit également inconnaissables. Maintenant, si l’on com­pare les deux hypothèses opposées, on leur découvre un fond commun : en faisant du temps homogène et de l’espace homogène ou des réalités contem­plées ou des formes de la contemplation, elles attribuent l’une et l’autre à l’espace et au temps un intérêt plutôt spéculatif que vital. Il y aurait dès lors place, entre le dogmatisme métaphysique d’un côté et la philosophie critique de l’autre, pour une doctrine qui verrait dans l’espace et le temps homogènes des principes de division et de solidification introduits dans le réel en vue de l’action, et non de la connaissance, qui attribuerait aux choses une durée réelle et une étendue réelle, et verrait enfin l’origine de toutes les difficultés non plus dans cette durée et cette étendue qui appartiennent effectivement aux choses et se manifestent immédiatement à notre esprit, mais dans l’espace et le temps homogènes que nous tendons au-dessous d’elles pour diviser le continu, fixer le devenir, et fournir à notre activité des points d’application.

Mais les conceptions erronées de la qualité sensible et de l’espace sont si profondément enracinées dans l’esprit qu’on ne saurait les attaquer sur un trop grand nombre de points à la fois. Disons donc, pour en découvrir un nouvel aspect, qu’elles impliquent ce double postulat, également accepté par le réalisme et par l’idéalisme : 1º entre divers genres de qualités il n’y a rien de commun ; 2º il n’y a rien de commun, non plus, entre l’étendue et la qualité pure. Nous prétendons au contraire qu’il y a quelque chose de commun entre des qualités d’ordre différent, qu’elles participent toutes de l’étendue à des degrés divers, et qu’on ne peut méconnaître ces deux vérités sans embarrasser de mille difficultés la métaphysique de la matière, la psychologie de la percep­tion, et plus généralement la question des rapports de la conscience avec la matière. Sans insister sur ces conséquences, bornons-nous pour le moment à montrer, au fond des diverses théories de la matière, les deux postulats que nous contestons, et remontons à l’illusion d’où ils procèdent.

L’essence de l’idéalisme anglais est de tenir l’étendue pour une propriété des perceptions tactiles. Comme il ne voit dans les qualités sensibles que des sensations, et dans les sensations elles-mêmes que des états d’âme, il ne trouve rien, dans les qualités diverses, qui puisse fonder le parallélisme de leurs phénomènes : force lui est donc bien d’expliquer ce parallélisme par une habitude, qui fait que les perceptions actuelles de la vue, par exemple, nous suggèrent des sensations possibles du toucher. Si les impressions de deux sens différents ne se ressemblent pas plus que les mots de deux langues, c’est en vain qu’on chercherait à déduire les données de l’un des données de l’autre ; elles n’ont pas d’élément commun. Et il n’y a rien de commun non plus, par conséquent, entre l’étendue, qui est toujours tactile, et les données des sens autres que le toucher, lesquelles ne sont étendues en aucune manière.

Mais le réalisme atomistique, à son tour, qui met les mouvements dans l’espace et les sensations dans la conscience, ne peut rien découvrir de commun entre les modifications ou phénomènes de l’étendue et les sensations qui y répondent. Ces sensations se dégageraient de ces modifications comme des espèces de phosphorescences, ou bien encore elles traduiraient dans la langue de l’âme les manifestations de la matière ; mais pas plus dans un cas que dans l’autre elles ne refléteraient l’image de leurs causes. Sans doute elles remontent toutes à une origine commune, qui est le mouvement dans l’espace ; mais justement parce qu’elles évoluent en dehors de l’espace, elles renoncent, en tant que sensations, à la parenté qui liait leurs causes. Rompant avec l’espace, elles rompent aussi entre elles, et ne participent ainsi ni les unes des autres, ni de l’étendue.

Idéalisme et réalisme ne diffèrent donc ici qu’en ce que le premier fait reculer l’étendue jusqu’à la perception tactile, dont elle devient la propriété exclusive, tandis que le second repousse l’étendue plus loin encore, en dehors de toute perception. Mais les deux doctrines s’accordent à affirmer la discon­tinuité des divers ordres de qualités sensibles, comme aussi le passage brusque de ce qui est purement étendu à ce qui n’est étendu en aucune manière. Or, les principales difficultés qu’elles rencontrent l’une et l’autre dans la théorie de la perception dérivent de ce postulat commun.

Veut-on en effet, avec Berkeley, que toute perception d’é tendue se rap­porte au toucher ? On pourra, à la rigueur, refuser l’extension aux données de l’ouïe, de l’odorat et du goût ; mais il faudra au moins expliquer la genèse d’un espace visuel, correspondant à l’espace tactile. On allègue, il est vrai, que la vue finit par devenir symbolique du toucher, et qu’il n’y a rien de plus, dans la perception visuelle des rapports d’espace, qu’une suggestion de perceptions tactiles. Mais on nous fera difficilement comprendre comment la perception visuelle du relief, par exemple, perception qui fait sur nous une impression sui generis, d’ailleurs indescriptible, coïncide avec le simple souvenir d’une sensa­tion du toucher. L’association d’un souvenir à une perception présente peut compliquer cette perception en l’enrichissant d’un élément connu, mais non pas créer un nouveau genre d’impression, une nouvelle qualité de perception : or la perception visuelle de relief présente un caractère absolument original. Dira-t-on qu’on donne l’illusion du relief avec une surface plate ? On établira par là qu’une surface, où les jeux d’ombre et de lumière de l’objet en relief sont plus ou moins bien imités, suffit à nous rappeler le relief ; mais encore faut-il, pour que le relief soit rappelé, qu’il ait été d’abord pour tout de bon perçu. Nous l’avons déjà dit, mais nous ne saurions trop le répéter : nos théories de la perception sont tout entières viciées par cette idée que si un certain dispositif produit, à un moment donné, l’illusion d’une certaine perception, il a toujours pu suffire à produire cette perception même ; — comme si le rôle de la mé­moire n’était pas justement de faire survivre la complexité de l’effet à la simplification de la cause ! Dira-t-on que la rétine est elle-même une surface plate, et que si nous percevons par la vue quelque chose d’étendu, ce ne peut être en tout cas que l’image rétinienne ? Mais n’est-il pas vrai, comme nous l’avons montré au début de ce livre, que, dans la perception visuelle d’un objet, le cerveau, les nerfs, la rétine et l’objet lui-même forment un tout solidaire, un processus continu dont l’image rétinienne n’est qu’un épisode : de quel droit isoler cette image pour résumer toute la perception en elle ? Et puis, comme nous l’avons montré également[13], une surface pourrait-elle être perçue comme surface autrement que dans un espace dont on rétablirait les trois dimensions ? Berkeley, du moins, allait jusqu’au bout de sa thèse : il déniait à la vue toute perception de l’étendue. Mais les objections que nous élevons n’en acquièrent alors que plus de force, puisqu’on ne comprend pas comment se créerait par une simple association de souvenirs ce qu’il y a d’original dans nos percep­tions visuelles de la ligne, de la surface et du volume, perceptions si nettes que le mathématicien s’en contente, et raisonne d’ordinaire sur un espace exclu­sivement visuel. Mais n’insistons pas sur ces divers points, non plus que sur les arguments contestables tirés de l’observation des aveugles opérés : la théorie, classique depuis Berkeley, des perceptions acquises de la vue ne paraît pas devoir résister aux assauts multipliés de la psychologie contem­poraine[14]. Laissant de côté les difficultés d’ordre psychologique, nous nous bornerons à appeler l’attention sur un autre point, qui est pour nous l’essentiel. Supposons un instant que la vue ne nous renseigne originairement sur aucune des relations d’espace. La forme visuelle, le relief visuel, la distance visuelle deviennent alors les symboles de perceptions tactiles. Mais il faudra qu’on nous dise pourquoi ce symbolisme réussit. Voici des objets qui changent de forme et qui se meuvent. La vue constate des variations déterminées qu’ensui­te le toucher vérifie. Il y a donc, dans les deux séries visuelle et tactile ou dans leurs causes, quelque chose qui les fait correspondre l’une à l’autre et qui assure la constance de leur parallélisme. Quel est le principe de cette liaison ?

Pour l’idéalisme anglais, ce ne peut être que quelque deus ex machina, et nous sommes ramenés au mystère. Pour le réalisme vulgaire, c’est dans un espace distinct des sensations que se trouverait le principe de la corres­pondance des sensations entre elles ; mais cette doctrine recule la difficulté et même l’aggrave, car il faudra qu’elle nous dise comment un système de mouvements homogènes dans l’espace évoque des sensations diverses qui n’ont aucun rapport avec eux. Tout à l’heure, la genèse de la perception visuelle d’espace par simple association d’images nous paraissait impliquer une véritable création ex nihilo ; ici, toutes les sensations naissent de rien, ou du moins n’ont aucun rapport avec le mouvement qui les occasionne. Au fond, cette seconde théorie diffère beaucoup moins qu’on ne croit de la première. L’espace amorphe, les atomes qui se poussent et s’entre-choquent, ne sont point autre chose que les perceptions tactiles objectivées, détachées des autres perceptions en raison de l’importance exceptionnelle qu’on leur attribue, et érigées en réalités indépendantes pour être distinguées par là des autres sensations, qui en deviennent les symboles. On les a d’ailleurs vidées, dans cette opé ration, d’une partie de leur contenu ; après avoir fait converger tous les sens vers le toucher, on ne conserve plus, du toucher lui-même, que le schème abstrait de la perception tactile pour construire avec lui le monde extérieur. Faut-il s’étonner qu’entre cette abstraction, d’une part, les sensations de l’autre, on ne trouve plus de communication possible ? Mais la vérité est que l’espace n’est pas plus en dehors de nous qu’en nous, et qu’il n’appartient pas à un groupe privilégié de sensations. Toutes les sensations participent de l’étendue ; toutes poussent dans l’étendue des racines plus ou moins pro­fondes ; et les difficultés du réalisme vulgaire viennent de ce que, la parenté des sensations entre elles ayant été extraite et posée à part sous forme d’espace indéfini et vide, nous ne voyons plus ni comment ces sensations participent de l’étendue ni comment elles se correspondent entre elles.

L’idée que toutes nos sensations sont extensives à quelque degré pénètre de plus en plus la psychologie contemporaine. On soutient, non sans quelque apparence de raison, qu’il n’y a pas de sensation sans « extensité[15] » ou sans « un sentiment de volume[16] » . L’idéalisme anglais prétendait réserver à la perception tactile le monopole de l’étendue, les autres sens ne s’exerçant dans l’espace que dans la mesure où ils nous rappellent les données du toucher. Une psychologie plus attentive nous révèle, au contraire, et révélera sans doute de mieux en mieux la nécessité de tenir toutes les sensations pour primitivement extensives, leur étendue pâlissant et s’effaçant devant l’intensité et l’utilité supérieures de l’étendue tactile, et sans doute aussi de l’étendue visuelle.

Ainsi entendu, l’espace est bien le symbole de la fixité et de la divisibilité à l’infini. L’étendue concrète, c’est-à-dire la diversité des qualités sensibles, n’est pas en lui ; c’est lui que nous mettons en elle. Il n’est pas le support sur lequel le mouvement réel se pose ; c’est le mouvement réel, au contraire, qui le dépose au-dessous de lui. Mais notre imagination, préoccupée avant tout de la commodité de l’expression et des exigences de la vie matérielle, aime mieux renverser l’ordre naturel des termes. Habituée à chercher son point d’appui dans un monde d’images toutes construites, immobiles, dont la fixité appa­rente reflète surtout l’invariabilité de nos besoins inférieurs, elle ne peut s’empêcher de croire le repos antérieur à la mobilité, de le prendre pour point de repère, de s’installer en lui, et de ne plus voir enfin dans le mouvement qu’une variation de distance, l’espace précédant le mouvement. Alors, dans un espace homogène et indéfiniment divisible elle dessinera une trajectoire et fixera des positions : appliquant ensuite le mouvement contre la trajectoire, elle le voudra divisible comme cette ligne et, comme elle, dépourvu de qualité. Faut-il s’étonner si notre entendement, s’exerçant désormais sur cette idée qui représente justement l’inversion du réel, n’y découvre que des contradictions ? Ayant assimilé les mouvements à l’espace, on trouve ces mouvements homogènes comme l’espace ; et comme on ne veut plus voir entre eux que des différences calculables de direction et de vitesse, toute relation est abolie entre le mouvement et la qualité. Il ne reste plus alors qu’à parquer le mouvement dans l’espace, les qualités dans la conscience, et à établir entre ces deux séries parallèles, incapables par hypothèse de se rejoin­dre jamais, une mystérieuse correspondance. Rejetée dans la conscience, la qualité sensible devient impuissante à reconquérir l’étendue. Relégué dans l’espace, et dans l’espace abstrait, où il n’y a jamais qu’un instant unique et où tout recommence toujours, le mouvement renonce à cette solidarité du présent et du passé qui est son essence même. Et comme ces deux aspects de la perception, qualité et mouvement, s’enveloppent d’une égale obscurité, le phénomène de la perception, où une conscience enfermée en elle-même et étrangère à l’espace traduirait ce qui a lieu dans l’espace, devient un mystère. — Écartons au contraire toute idée préconçue d’interprétation ou de mesure, plaçons-nous face à face avec la réalité immédiate : nous ne trouvons plus une distance infranchissable, plus de différence essentielle, pas même de distinc­tion véritable entre la perception et la chose perçue, entre la qualité et le mouvement.

Nous revenons ainsi, par un long détour, aux conclusions que nous avions dégagées dans le premier chapitre de ce livre. Notre perception, disions-nous, est originairement dans les choses plutôt que dans l’esprit, hors de nous plutôt qu’en nous. Les perceptions des divers genres marquent autant de directions vraies de la réalité. Mais cette perception qui coïncide avec son objet, ajoutions-nous, existe en droit plutôt qu’en fait : elle aurait lieu dans l’instan­tané. Dans la perception concrète la mémoire intervient, et la subjectivité des qualités sensibles tient justement à ce que notre conscience, qui commence par n’être que mémoire, prolonge les uns dans les autres, pour les contracter dans une intuition unique, une pluralité de moments.

Conscience et matière, âme et corps entraient ainsi en contact dans la perception. Mais cette idée restait obscure par un certain côté, parce que notre perception, et par conséquent aussi notre conscience, semblaient alors partici­per de la divisibilité qu’on attribue à la matière. Si nous répugnons naturelle­ment, dans l’hypothèse dualiste, à accepter la coïncidence partielle de l’objet perçu et du sujet qui perçoit, c’est parce que nous avons conscience de l’unité indivisée de notre perception, au lieu que l’objet nous paraît être, par essence, indéfiniment divisible. De là l’hypothèse d’une conscience avec des sensations inextensives, placée en face d’une multiplicité étendue. Mais si la divisibilité de la matière est tout entière relative à notre action sur elle, c’est-à-dire à notre faculté d’en modifier l’aspect, si elle appartient, non à la matière même, mais à l’espace que nous tendons au-dessous de cette matière pour la faire tomber sous nos prises, alors la difficulté s’évanouit. La matière étendue, envisagée dans son ensemble, est comme une conscience où tout s’équilibre, se com­pense et se neutralise ; elle offre véritablement l’indivisibilité de notre perception ; de sorte qu’inversement nous pouvons, sans scrupule, attribuer à la perception quelque chose de l’étendue de la matière. Ces deux termes, percep­tion et matière, marchent ainsi l’un vers l’autre à mesure que nous nous dépouillons davantage de ce qu’on pourrait appeler les préjugés de l’action : la sensation reconquiert l’extension, l’étendue concrète reprend sa continuité et son indivisibilité naturelles. Et l’espace homogène, qui se dressait entre les deux termes comme une barrière insurmontable, n’a plus d’autre réalité que celle d’un schème ou d’un symbole. Il intéresse les démarches d’un être qui agit sur la matière, mais non pas le travail d’un esprit qui spécule sur son essence.

Par là même s’éclaircit, dans une certaine mesure, la question vers laquelle toutes nos recherches convergent, celle de l’union de l’âme et du corps. L’obscurité de ce problème, dans l’hypothèse dualiste, vient de ce que l’on considère la matière comme essentiellement divisible et tout état d’âme com­me rigoureusement inextensif, de sorte que l’on commence par couper la com­munication entre les deux termes. Et en approfondissant ce double postulat, on y découvre, en ce qui concerne la matière, une confusion de l’étendue concrète et indivisible avec l’espace divisible qui la sous-tend, comme aussi, en ce qui concerne l’esprit, l’idée illusoire qu’il n’y a pas de degrés, pas de transition possible, entre l’étendu et l’inétendu. Mais si ces deux postulats recèlent une erreur commune, s’il y a passage graduel de l’idée à l’image et de l’image à la sensation, si, à mesure qu’il évolue ainsi vers l’actualité, c’est-à-dire vers l’action, l’état d’âme se rapproche davantage de l’extension, si enfin cette extension, une fois atteinte, reste indivisée et par là ne jure en aucune manière avec l’unité de l’âme, on comprend que l’esprit puisse se poser sur la matière dans l’acte de la perception pure, s’unir à elle par conséquent, et néanmoins qu’il s’en distingue radicalement. Il s’en distingue en ce qu’il est, même alors, mémoire, c’est-à-dire synthèse du passé et du présent en vue de l’avenir, en ce qu’il contracte les moments de cette matière pour s’en servir et pour se manifester par des actions qui sont la raison d’être de son union avec le corps. Nous avions donc raison de dire, au début de ce livre, que la distinction du corps et de l’esprit ne doit pas s’établir en fonction de l’espace, mais du temps.

Le tort du dualisme vulgaire est de se placer au point de vue de l’espace, de mettre d’un côté la matière avec ses modifications dans l’espace, de l’autre des sensations inextensives dans la conscience. De là l’impossibilité de comprendre comment l’esprit agit sur le corps ou le corps sur l’esprit. De là les hypothèses qui ne sont et ne peuvent être que des constatations déguisées du fait, — l’idée d’un parallélisme ou celle d’une harmonie préétablie. Mais de là aussi l’impossibilité de constituer soit une psychologie de la mémoire, soit une métaphysique de la matière. Nous avons essayé d’établir que cette psychologie et cette métaphysique sont solidaires, et que les difficultés s’atténuent dans un dualisme qui, partant de la perception pure où le sujet et l’objet coïncident, pousse le développement de ces deux termes dans leurs durées respectives, — la matière, à mesure qu’on en continue plus loin l’analyse, tendant de plus en plus à n’être qu’une succession de moments infiniment rapides qui se dédui­sent les uns des autres et par là s’équivalent ; l’esprit étant déjà mémoire dans la perception, et s’affirmant de plus en plus comme un prolongement du passé dans le présent, un progrès, une évolution véritable.

Mais la relation du corps à l’esprit en devient-elle plus claire ? À une distinction spatiale nous substituons une distinction temporelle : les deux termes en sont-ils plus capables de s’unir ? Il faut remarquer que la première distinction ne comporte pas de degrés : la matière est dans l’espace, l’esprit est hors de l’espace ; il n’y a pas de transition possible entre eux. Au contraire, si le rôle le plus humble de l’esprit est de lier les moments successifs de la durée des choses, si c’est dans cette opération qu’il prend contact avec la matière et par elle aussi qu’il s’en distingue d’abord, on conçoit une infinité de degrés entre la matière et l’esprit pleinement développé, l’esprit capable d’action non seulement indéterminée, mais raisonnable et réfléchie. Chacun de ces degrés successifs, qui mesure une intensité croissante de vie, répond à une plus haute tension de durée et se traduit au dehors par un plus grand développement du système sensori-moteur. Considère-t-on alors ce système nerveux ? Sa complexité croissante paraîtra laisser une latitude de plus en plus grande à l’activité de l’être vivant, la faculté d’attendre avant de réagir, et de mettre l’excitation reçue en rapport avec une variété de plus en plus riche de mécanis­mes moteurs. Mais ce n’est là que le dehors, et l’organisation plus complexe du système nerveux, qui semble assurer une plus grande indépendance à l’être vivant vis-à-vis de la matière, ne fait que symboliser matériellement cette indépendance même, c’est-à-dire la force intérieure qui permet à l’être de se dégager du rythme d’écoulement des choses, de retenir de mieux en mieux le passé pour influencer de plus en plus profondément l’avenir, c’est-à-dire enfin, au sens spécial que nous donnons à ce mot, sa mémoire. Ainsi, entre la matière brute et l’esprit le plus capable de réflexion il y a toutes les intensités possibles de la mémoire, ou, ce qui revient au même, tous les degrés de la liberté. Dans la première hypothèse, celle qui exprime la distinction de l’esprit et du corps en termes d’espace, corps et esprit sont comme deux voies ferrées qui se couperaient à angle droit ; dans la seconde, les rails se raccordent selon une courbe, de sorte qu’on passe insensiblement d’une voie sur l’autre.

Mais y a-t-il là autre chose qu’une image ? Et la distinction ne reste-t-elle pas tranchée, l’opposition irréductible, entre la matière proprement dite et le plus humble degré de liberté ou de mémoire ? Oui sans doute, la distinction subsiste, mais l’union devient possible, puisqu’elle serait donnée, sous la forme radicale de la coïncidence partielle, dans la perception pure. Les difficultés du dualisme vulgaire ne viennent pas de ce que les deux termes se distinguent, mais de ce qu’on ne voit pas comment l’un des deux se greffe sur l’autre. Or, nous l’avons montré, la perception pure, qui serait le plus bas degré de l’esprit, — l’esprit sans la mémoire, — ferait véritablement partie de la matière telle que nous l’entendons. Allons plus loin : la mémoire n’intervient pas comme une fonction dont la matière n’aurait aucun pressentiment et qu’elle n’imiterait pas déjà à sa manière. Si la matière ne se souvient pas du passé, c’est parce qu’elle répète le passé sans cesse, parce que, soumise à la nécessité, elle déroule une série de moments dont chacun équivaut au précédent et peut s’en déduire : ainsi, son passé est véritablement donné dans son présent. Mais un être qui évolue plus ou moins librement crée à chaque moment quelque chose de nouveau : c’est donc en vain qu’on chercherait à lire son passé dans son présent si le passé ne se déposait pas en lui à l’état de souvenir. Ainsi, pour reprendre une métaphore qui a déjà paru plusieurs fois dans ce livre, il faut, pour des raisons semblables, que le passé soit joué par la matière, imaginé par l’esprit.


  1. Rappelons brièvement cet argument. Soit un mobile qui se déplace avec une certaine vitesse et qui passe simultanément devant deux corps dont l’un est immobile et dont l’autre se meut à sa rencontre avec la même vitesse que lui. En même temps qu’il parcourt une certaine longueur du premier corps, il franchit naturellement une longueur double du second. D’où Zénon conclut « qu’une durée est double d’elle-même » . — Raisonnement puéril, dit-on, puisque Zénon ne tient pas compte de ce que la vitesse est double, dans un cas, de ce qu’elle est dans l’autre. — D’accord, mais comment, je vous prie, pourrait-il s’en apercevoir ? Que, dans le même temps, un mobile parcoure des longueurs différentes de deux corps dont l’un est en repos et l’autre en mouvement, cela est clair pour celui qui fait de la durée une espèce d’absolu, et la met soit dans la conscience soit dans quelque chose qui participe de la conscience. Pendant qu’une portion déterminée de cette durée con­sciente ou absolue s’écoule, en effet, le même mobile parcourra, le long des deux corps, deux espaces doubles l’un de l’autre, sans qu’on puisse conclure de là qu’une durée est double d’elle-même, puisque la durée reste quelque chose d’indépendant de l’un et l’autre espace. Mais le tort de Zénon, dans toute son argumentation, est justement de laisser de côté la durée vraie pour n’en considérer que la trace objective dans l’espace. Comment les deux traces laissées par le même mobile ne mériteraient-elles pas alors une égale consi­dération, en tant que mesures de la durée ? Et comment ne représenteraient-elles pas la même durée, lors même qu’elles seraient doubles l’une de l’autre ? En concluant de là qu’une durée « est double d’elle-même » Zénon restait dans la logique de son hypothèse, et son quatrième argument vaut exactement autant que les trois autres.
  2. DESCARTES, Principes, II, 29.
  3. Principes, IIe partie, § 37 et suiv.
  4. LEIBNIZ, Specimen dynamicum (Mathem. Schriften, Gerhardt, 2e section, 2e vol., p. 246).
  5. H. MORUS, Scripta philosophica, 1679, t. II, p. 248.
  6. NEWTON, Principia (éd. THOMSON, 1871, p. 6 et suiv.).
  7. EULER, Theoria motus corporum solidorum, 1765, pp. 30-33.
  8. En particulier Newton.
  9. Voir, à ce sujet, MAXWELL, Action at a distance (Scientific papers, Cambridge, 1890, t. Il, pp. 313-314).
  10. MAXWEL, Molecular constitution of bodies (Scientific papers, t. II, p. 618). — Van der Waals a montré, d’autre pari, la continuité des états liquide et gazeux.
  11. FARADAY, A speculation concerning electric conduction (Philos. magazine, 3e série, vol. XXIV).
  12. THOMSON, On vortex atom (Proc. of the Roy. Soc. of Edimb., 1867). — Une hypothèse du même genre avait été émise par GRAHAM, On the molecular mobility of gases (Proc. of the Roy. Soc., 1863, p. 621 et suiv.).
  13. Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, 1889, pp. 77 et 78.
  14. Voir, à ce sujet : Paul JANET, La perception visuelle de la distance, Revue philoso­phique, 1879, t. VII, p. 1 et suiv. — William JAMES, Principles ot Psychology, t. II, chap. XXIICf. au sujet de la perception visuelle de l’étendue : DUNAN, L’espace visuel et l’espace tactile (Revue philosophique, février et avril 1888, janvier 1889).
  15. WARD, article Psychology de l’Encyclop. Britannica.
  16. W. JAMES, Principles of Psychology, t. II, p. 134 et suiv. — Remarquons en passant qu’on pourrait, à la rigueur, attribuer cette opinion à Kant, puisque l’Esthétique transcendantale ne fait pas de différence entre les données des divers sens en ce qui concerne leur extension dans l’espace. Mais il ne faut pas oublier que le point de vue de la Critique est tout autre que celui de la psychologie, et qu’il suffit à son objet que toutes nos sensations finissent par être localisées dans l’espace quand la perception a atteint sa forme définitive.