Matière et Mémoire/Chapitre II

Félix Alcan (p. 73-142).



Chapitre II


De la reconnaissance des images.
La mémoire et le cerveau


Énonçons tout de suite les conséquences qui découleraient de nos princi­pes pour la théorie de la mémoire. Nous disions que le corps, interposé entre les objets qui agissent sur lui et ceux qu’il influence, n’est qu’un conducteur, chargé de recueillir les mouvements, et de les transmettre, quand il ne les arrête pas, à certains mécanismes moteurs, déterminés si l’action est réflexe, choisis si l’action est volontaire. Tout doit donc se passer comme si une mémoire indépendante ramassait des images le long du temps au fur et à mesure qu’elles se produisent, et comme si notre corps, avec ce qui l’envi­ronne, n’était jamais qu’une certaine d’entre ces images, la dernière, celle que nous obtenons à tout moment en pratiquant une coupe instantanée dans le devenir en général. Dans cette coupe, notre corps occupe le centre. Les choses qui l’environnent agissent sur lui et il réagit sur elles. Ses réactions sont plus ou moins complexes, plus ou moins variées, selon le nombre et la nature des appareils que l’expérience a montés à l’intérieur de sa substance. C’est donc sous forme de dispositifs moteurs, et de dispositifs moteurs seulement, qu’il peut emmagasiner l’action du passé. D’où résulterait que les images passées proprement dites se conservent autrement, et que nous devons, par consé­quent, formuler cette première hypothèse :

I. Le passé se survit sous deux formes distinctes : dans des mécanismes moteurs ; dans des souvenirs indépendants.

Mais alors, l’opération pratique et par conséquent ordinaire de la mémoire, l’utilisation de l’expérience passée pour l’action présente, la reconnaissance enfin, doit s’accomplir de deux manières. Tantôt elle se fera dans l’action même, et par la mise en jeu tout automatique du mécanisme approprié aux circonstances ; tantôt elle impliquera un travail de l’esprit, qui ira chercher dans le passé, pour les diriger sur le présent, les représentations les plus capa­bles de s’insérer dans la situation actuelle. D’où notre seconde proposition :

II. La reconnaissance d’un objet présent se fait par des mouvements quand elle procède de l’objet, par des représentations quand elle émane du sujet.

Il est vrai qu’une dernière question se pose, celle de savoir comment se conservent ces représentations et quels rapports elles entretiennent avec les mécanismes moteurs. Cette question ne sera approfondie que dans notre prochain chapitre, quand nous aurons traité de l’inconscient et montré en quoi consiste, au fond, la distinction du passé et du présent. Mais, dès maintenant nous pouvons parler du corps comme d’une limite mouvante entre l’avenir et le passé, comme d’une pointe mobile que notre passé pousserait incessamment dans notre avenir. Tandis que mon corps, envisagé dans un instant unique, n’est qu’un conducteur interposé entre les objets qui l’influencent et les objets sur lesquels il agit, en revanche, replacé dans le temps qui s’écoule, il est toujours situé au point précis où mon passé vient expirer dans une action. Et, par conséquent, ces images particulières que j’appelle des mécanismes céré­braux terminent à tout moment la série de mes représentations passées, étant le dernier prolongement que ces représentations envoient dans le présent, leur point d’attache avec le réel, c’est-à-dire avec l’action. Coupez cette attache, l’image passée n’est peut-être pas détruite, mais vous lui enlevez tout moyen d’agir sur le réel, et par conséquent, comme nous le montrerons, de se réaliser. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, qu’une lésion du cerveau pourra abolir quelque chose de la mémoire. De là notre troisième et dernière proposition :

III. On passe, par degrés insensibles, des souvenirs disposés le long du temps aux mouvements qui en dessinent l’action naissante ou possible dans l’espace. Les lésions du cerveau peuvent atteindre ces mouvements, mais non pas ces souvenirs.

Reste à savoir si l’expérience vérifie ces trois propositions.

I. Les deux formes de la mémoire. — J’étudie une leçon, et pour l’apprendre par cœur je la lis d’abord en scandant chaque vers ; je la répète ensuite un certain nombre de fois. A chaque lecture nouvelle un progrès s’accomplit ; les mots se lient de mieux en mieux ; ils finissent par s’organiser ensemble. A ce moment précis je sais ma leçon par cœur ; on dit qu’elle est devenue souvenir, qu’elle s’est imprimée dans ma mémoire.

Je cherche maintenant comment la leçon a été apprise, et je me représente les phases par lesquelles j’ai passé tour à tour. Chacune des lectures succes­sives me revient alors à l’esprit avec son individualité propre ; je la revois avec les circonstances qui l’accompagnaient et qui l’encadrent encore ; elle se distingue de celles qui précèdent et de celles qui suivent par la place même qu’elle a occupée dans le temps ; bref, chacune de ces lectures repasse devant moi comme un événement déterminé de mon histoire. On dira encore que ces images sont des souvenirs, qu’elles se sont imprimées dans ma mémoire. On emploie les mêmes mots dans les deux cas. S’agit-il bien de la même chose ?

Le souvenir de la leçon, en tant qu’apprise par cœur, a tous les caractères d’une habitude. Comme l’habitude, il s’acquiert par la répétition d’un même effort. Comme l’habitude, il a exigé la décomposition d’abord, puis la recom­position de l’action totale. Comme tout exercice habituel du corps, enfin, il s’est emmagasiné dans un mécanisme qu’ébranle tout entier une impulsion initiale, dans un système clos de mouvements automatiques, qui se succèdent dans le même ordre et occupent le même temps.

Au contraire, le souvenir de telle lecture particulière, la seconde ou la troi­sième par exemple, n’a aucun des caractères de l’habitude. L’image s’en est nécessairement imprimée du premier coup dans la mémoire, puisque les autres lectures constituent, par définition même, des souvenirs différents. C’est com­me un événement de ma vie ; il a pour essence de porter une date, et de ne pouvoir par conséquent se répéter. Tout ce que les lectures ultérieures y ajou­teraient ne ferait qu’en altérer la nature originelle ; et si mon effort pour évoquer cette image devient de plus en plus facile à mesure que je le répète plus souvent, l’image même, envisagée en soi, était nécessairement d’abord ce qu’elle sera toujours.

Dira-t-on que ces deux souvenirs, celui de la lecture et celui de la leçon, diffèrent seulement du plus au moins, que les images successivement dévelop­pées par chaque lecture se recouvrent entre elles, et que la leçon une fois apprise n’est que l’image composite résultant de la superposition de toutes les autres ? Il est incontestable que chacune des lectures successives diffère surtout de la précédente en ce que la leçon y est mieux sue. Mais il est certain aussi que chacune d’elles, envisagée comme une lecture toujours renouvelée et non comme une leçon de mieux en mieux apprise, se suffit absolument à elle-même, subsiste telle qu’elle s’est produite, et constitue avec toutes les percep­tions concomitantes un moment irréductible de mon histoire. On peut même aller plus loin, et dire que la conscience nous révèle entre ces deux genres de souvenir une différence profonde, une différence de nature. Le souvenir de telle lecture déterminée est une représentation, et une représentation seule­ment ; il tient dans une intuition de l’esprit que je puis, à mon gré, allonger ou raccourcir ; je lui assigne une durée arbitraire : rien ne m’empêche de l’em­brasser tout d’un coup, comme dans un tableau. Au contraire, le souvenir de la leçon apprise, même quand je me borne à répéter cette leçon intérieurement, exige un temps bien déterminé, le même qu’il faut pour développer un à un, ne fût-ce qu’en imagination, tous les mouvements d’articulation nécessaires : ce n’est donc plus une représentation, c’est une action. Et, de fait, la leçon une fois apprise ne porte aucune marque sur elle qui trahisse ses origines et la classe dans le passé ; elle fait partie de mon présent au même titre que mon habitude de marcher ou d’écrire ; elle est vécue, elle est « agie », plutôt qu’elle n’est représentée ; — je pourrais la croire innée, s’il ne me plaisait d’évoquer en même temps, comme autant de représentations, les lectures successives qui m’ont servi à l’apprendre. Ces représentations en sont donc indépendantes, et comme elles ont précédé la leçon sue et récitée, la leçon une fois sue peut aussi se passer d’elles.

En poussant jusqu’au bout cette distinction fondamentale, on pourrait se représenter deux mémoires théoriquement indépendantes. La première enre­gistrerait, sous forme d’images-souvenirs, tous les événements de notre vie quotidienne à mesure qu’ils se déroulent ; elle ne négligerait aucun détail ; elle laisserait à chaque fait, à chaque geste, sa place et sa date. Sans arrière-pensée d’utilité ou d’application pratique, elle emmagasinerait le passé par le seul effet d’une nécessité naturelle. Par elle deviendrait possible la reconnaissance intelligente, ou plutôt intellectuelle, d’une perception déjà éprouvée ; en elle nous nous réfugierions toutes les fois que nous remontons, pour y chercher une certaine image, la pente de notre vie passée. Mais toute perception se prolonge en action naissante ; et à mesure que les images, une fois perçues, se fixent et s’alignent dans cette mémoire, les mouvements qui les continuaient modifient l’organisme, créent dans le corps des dispositions nouvelles à agir. Ainsi se forme une expérience d’un tout autre ordre et qui se dépose dans le corps, une série de mécanismes tout montés, avec des réactions de plus en plus nombreuses et variées aux excitations extérieures, avec des répliques tou­tes prêtes à un nombre sans cesse croissant d’interpellations possibles. Nous prenons conscience de ces mécanismes au moment où ils entrent en jeu, et cette conscience de tout un passé d’efforts emmagasiné dans le présent est bien encore une mémoire, mais une mémoire profondément différente de la première, toujours tendue vers l’action, assise dans le présent et ne regardant que l’avenir. Elle n’a retenu du passé que les mouvements intelligemment coordonnés qui en représentent l’effort accumulé ; elle retrouve ces efforts passés, non pas dans des images-souvenirs qui les rappellent, mais dans l’ordre rigoureux et le caractère systématique avec lesquels les mouvements actuels s’accomplissent. À vrai dire, elle ne nous représente plus notre passé, elle le joue ; et si eue mérite encore le nom de mémoire, ce n’est plus parce qu’elle conserve des images anciennes, mais parce qu’elle en prolonge l’effet utile jusqu’au moment présent.

De ces deux mémoires, dont l’une imagine et dont l’autre répète, la seconde peut suppléer la première et souvent même en donner l’illusion. Quand le chien accueille son maître par des aboiements joyeux et des caresses, il le reconnaît, sans aucun doute ; mais cette reconnaissance implique-t-elle l’évocation d’une image passée et le rapprochement de cette image avec la perception présente ? Ne consiste-t-elle pas plutôt dans la conscience que prend l’animal d’une certaine attitude spéciale adoptée par son corps, attitude que ses rapports familiers avec son maître lui ont composée peu à peu, et que la seule perception du maître provoque maintenant chez lui mécaniquement ? N’allons pas trop loin ! chez l’animal lui-même, de vagues images du passé débordent peut-être la perception présente ; on concevrait même que son passé tout entier fût virtuellement dessiné dans sa conscience ; mais ce passé ne l’intéresse pas assez pour le détacher du présent qui le fascine et sa reconnaissance doit être plutôt vécue que pensée. Pour évoquer le passé sous forme d’image, il faut pouvoir s’abstraire de l’action présente, il faut savoir attacher du prix à l’inutile, il faut vouloir rêver. L’homme seul est peut-être capable d’un effort de ce genre. Encore le passé où nous remontons ainsi est-il glissant, toujours sur le point de nous échapper, comme si cette mémoire régressive était contrariée par l’autre mémoire, plus naturelle, dont le mouvement en avant nous porte à agir et à vivre.

Quand les psychologues parlent du souvenir comme d’un pli contracté, comme d’une impression qui se grave de plus en plus profondément en se répétant, ils oublient que l’immense majorité de nos souvenirs portent sur les événements et détails de notre vie, dont l’essence est d’avoir une date et par conséquent de ne se reproduire jamais. Les souvenirs qu’on acquiert volontairement par répétition sont rares, exceptionnels. Au contraire, l’enregistrement, par la mémoire, de faits et d’images uniques en leur genre se poursuit à tous les moments de la durée. Mais comme les souvenirs appris sont les plus utiles, on les remarque davantage. Et comme l’acquisition de ces souvenirs par la répétition du même effort ressemble au processus déjà connu de l’habitude, on aime mieux pousser ce genre de souvenir au premier plan, l’ériger en souvenir modèle, et ne plus voir dans le souvenir spontané que ce même phénomène à l’état naissant, le commencement d’une leçon apprise par cœur. Mais comment ne pas reconnaître que la différence est radicale entre ce qui doit se constituer par la répétition et ce qui, par essence, ne peut se répéter ? Le souvenir spontané est tout de suite parfait ; le temps ne pourra rien ajouter à son image sans la dénaturer ; il conservera pour la mémoire sa place et sa date. Au contraire, le souvenir appris sortira du temps à mesure que la leçon sera mieux sue ; il deviendra de plus en plus impersonnel, de plus en plus étranger à notre vie passée. La répétition n’a donc nullement pour effet de convertir le premier dans le second ; son rôle est simplement d’utiliser de plus en plus les mouvements par lesquels le premier se continue, pour les organiser entre eux, et, en montant un mécanisme, Créer une habitude du corps. Cette habitude n’est d’ailleurs souvenir que parce que je me souviens de l’avoir acquise ; et je ne me souviens de l’avoir acquise que parce que je fais appel à la mémoire spontanée, celle qui date les événements et ne les enregistre qu’une fois. Des deux mémoires que nous venons de distinguer, la première paraît donc bien être la mémoire par excellence. La seconde, celle que les psychologues étudient d’ordinaire, est l’habitude éclairée par la mémoire plutôt que la mémoire même.

Il est vrai que l’exemple d’une leçon apprise par cœur est assez artificiel. Toutefois notre existence s’écoule au milieu d’objets en nombre restreint, qui repassent plus ou moins souvent devant nous : chacun d’eux, en même temps qu’il est perçu, provoque de notre part des mouvements au moins naissants par lesquels nous nous y adaptons. Ces mouvements, en se répétant, se créent un mécanisme, passent à l’état d’habitude, et déterminent chez nous des attitudes qui suivent automatiquement notre perception des choses. Notre système nerveux ne serait guère destiné, disions-nous, à un autre usage. Les nerfs afférents apportent au cerveau une excitation qui, après avoir choisi intelligemment sa voie, se transmet à des mécanismes moteurs créés par la répétition. Ainsi se produit la réaction appropriée, l’équilibre avec le milieu, l’adaptation, en un mot, qui est la fin générale de la vie. Et un être vivant qui se contenterait de vivre n’aurait pas besoin d’autre chose. Mais en même temps que se poursuit ce processus de perception et d’adaptation qui aboutit à l’enregistrement du passé sous forme d’habitudes motrices, la conscience, comme nous verrons, retient l’image des situations par lesquelles elle a passé tour à tour, et les aligne dans l’ordre où elles se sont succédé. À quoi serviront ces images-souvenirs ? En se conservant dans la mémoire, en se reproduisant dans la conscience, ne vont-elles pas dénaturer le caractère pratique de la vie, mêlant le rêve à la réalité ? Il en serait ainsi, sans doute, si notre conscience actuelle, conscience qui reflète justement l’exacte adaptation de notre système nerveux à la situation présente, n’écartait toutes celles des images passées qui ne peuvent se coordonner à la perception actuelle et former avec elle un ensemble utile. Tout au plus certains souvenirs confus, sans rapport à la situation présente, débordent-ils les images utilement associées, dessinant autour d’elles une frange moins éclairée qui va se perdre dans une immense zone obscure. Mais vienne un accident qui dérange l’équilibre maintenu par le cerveau entre l’excitation extérieure et la réaction motrice, relâchez pour un instant la tension des fils qui vont de la périphérie à la périphérie en passant par le centre, aussitôt les images obscurcies vont se pousser en pleine lumière : c’est cette dernière condition qui se réalise sans doute dans le sommeil où l’on rêve. Des deux mémoires que nous avons distinguées, la seconde, qui est active ou motrice, devra donc inhiber constamment la première, ou du moins n’accepter d’elle que ce qui peut éclairer et compléter utilement la situation présente : ainsi se déduisent les lois de l’association des idées. — Mais indépendamment des services qu’elles peuvent rendre par leur association à une perception présente, les images emmagasinées par la mémoire spontanée ont encore un autre usage. Sans doute ce sont des images de rêve ; sans doute elles parais­sent et disparaissent d’ordinaire indépendamment de notre volonté ; et c’est justement pourquoi nous sommes obligés, pour savoir réellement une chose, pour la tenir à notre disposition, de l’apprendre par cœur, c’est-à-dire de substi­tuer à l’image spontanée un mécanisme moteur capable de la suppléer. Mais il y a un certain effort sui generis qui nous permet de retenir l’image elle-même, pour un temps limité, sous le regard de notre conscience ; et grâce à cette faculté, nous n’avons pas besoin d’attendre du hasard la répétition acci­dentelle des mêmes situations pour organiser en habitude les mouvements concomi­tants ; nous nous servons de l’image fugitive pour construire un mécanisme stable qui la remplace. — Ou bien donc enfin notre distinction de deux mémoi­res indépendantes n’est pas fondée, ou, si elle répond aux faits, nous devrons constater une exaltation de la mémoire spontanée dans la plupart des cas où l’équilibre sensori-moteur du système nerveux sera troublé, une inhibition au contraire, dans l’état normal, de tous les souvenirs spontanés qui ne peuvent consolider utilement l’équilibre présent, enfin, dans l’opération par laquelle on contracte le souvenir-habitude, l’intervention latente du souvenir-image. Les faits confirment-ils l’hypothèse ?

Nous n’insisterons, pour le moment, ni sur le premier point ni sur le second : nous espérons les dégager en pleine lumière quand nous étudierons les perturbations de la mémoire et les lois de l’association des idées. Bornons-nous à montrer, en ce qui concerne les choses apprises, comment les deux mémoires vont ici côte à côte et se prêtent un mutuel appui. Que les leçons inculquées à la mémoire motrice se répètent automatiquement, c’est ce que montre l’expérience journalière ; mais l’observation des cas pathologiques établit que l’automatisme s’étend ici beaucoup plus loin que nous ne pensons. On a vu des démente faire des réponses intelligentes à une suite de questions qu’ils ne comprenaient pas : le langage fonctionnait chez eux à la manière d’un réflexe[1]. Des aphasiques, incapables de prononcer spontanément un mot, se remémorent sans erreur les paroles d’une mélodie quand ils la chantent[2]. Ou bien encore ils réciteront couramment une prière, la série des nombres, celles des jours de la semaine et des mois de l’année[3]. Ainsi des mécanismes d’une complication extrême, assez subtils pour imiter l’intelligence, peuvent fonc­tionner d’eux-mêmes une fois construits, et par conséquent obéir d’ordinaire à la seule impulsion initiale de la volonté. Mais que se passe-t-il pendant que nous les construisons ? Quand nous nous exerçons à apprendre une leçon, par exemple, l’image visuelle ou auditive que nous cherchons à recomposer par des mouvements ne serait-elle pas déjà dans notre esprit, invisible et pré­sente ? Dès la première récitation, nous reconnaissons à un vague sentiment de malaise telle erreur que nous venons de commettre, comme si nous rece­vions des obscures profondeurs de la conscience une espèce d’avertissement[4]. Concentrez-vous alors sur ce que vous éprouvez, vous sentirez que l’image complète est là, mais fugitive, véritable fantôme qui s’évanouit au moment précis où votre activité motrice voudrait en fixer la silhouette. Au cours d’ex­périences récentes, entreprises d’ailleurs dans un tout autre but[5], les sujets déclaraient précisément éprouver une impression de ce genre. On faisait apparaître à leurs yeux, pendant quelques secondes, une série de lettres qu’on leur demandait de retenir. Mais, pour les empêcher de souligner les lettres aperçues par des mouvements d’articulation appropriés, on exigeait qu’ils répétassent constamment une certaine syllabe pendant qu’ils regardaient l’image. De là résultait un état psychologique spécial, où les sujets se sentaient en possession complète de l’image visuelle « sans pouvoir cependant en repro­duire la moindre partie au moment voulu : à leur grande surprise, la ligne disparaissait » . Au dire de l’un d’eux, « il y avait à la base du phénomène une représentation d’ensemble, une sorte d’idée complexe embrassant le tout, et où les parties avaient une unité inexprimablement sentie[6] » .

Ce souvenir spontané, qui se cache sans doute derrière le souvenir acquis, peut se révéler par des éclairs brusques : mais il se dérobe, au moindre mouvement de la mémoire volontaire. Si le sujet voit disparaître la série de lettres dont il croyait avoir retenu l’image, c’est surtout pendant qu’il com­mence à les répéter : « cet effort semble pousser le reste de l’image hors de la conscience[7] » . Analysez maintenant les procédés imaginatifs de la mnémo­technie, vous trouverez que cette science a précisément pour objet d’amener au premier plan le souvenir spontané qui se dissimule, et de le mettre, comme un souvenir actif, à notre libre disposition : pour cela en réprime d’abord toute velléité de la mémoire agissante ou motrice. La faculté de photographie men­tale, dit un auteur[8], appartient plutôt à la subconscience qu’à la conscience ; elle obéit difficilement à l’appel de la volonté. Pour l’exercer, on devra s’habi­tuer à retenir, par exemple, plusieurs groupements de points tout d’un coup, sans même penser à les compter[9] : il faut, en quelque sorte, imiter l’instanta­néité de cette mémoire pour arriver à la discipline. Encore reste-t-elle capri­cieuse dans ses manifestations, et comme les souvenirs qu’elle apporte ont quelque chose du rêve, il est rare que son intrusion plus régulière dans la vie de l’esprit ne dérange pas profondément l’équilibre intellectuel.

Ce qu’est cette mémoire, d’où elle dérive et comment elle procède, notre prochain chapitre le montrera. Une conception sché matique suffira provisoire­ment. Disons donc, pour résumer ce qui précède, que le passé paraît bien s’emmagasiner, comme nous l’avions prévu, sous ces deux formes extrêmes, d’un côté les mécanismes moteurs qui l’utilisent, de l’autre les images-souvenirs personnelles qui en dessinent tous les événements avec leur contour, leur couleur et leur place dans le temps. De ces deux mémoires, la première est véritablement orientée dans le sens de la nature ; la seconde, laissée à elle-même, irait plutôt en sens contraire. La première, conquise par l’effort, reste sous la dépendance de notre volonté ; la seconde, toute spontanée, met autant de caprice à reproduire que de fidélité à conserver. Le seul service régulier et certain que la seconde puisse rendre à la première est de lui montrer les images de ce qui a précédé ou suivi des situations analogues à la situation présente, afin d’éclairer son choix : en cela consiste l’association des idées. Il n’y a point d’autre cas où la mémoire qui revoit obéisse régulièrement à la mémoire qui répète. Partout ailleurs, nous aimons mieux construire un mécanisme qui nous permette, au besoin, de dessiner à nouveau l’image, parce que nous sentons bien que nous ne pouvons pas compter sur sa réapparition. Telles sont les deux formes extrêmes de la mémoire, envisagées chacune à l’état pur.

Disons-le tout de suite : c’est pour s’en être tenu aux formes intermédiaires et, en quelque sorte, impures, qu’on a méconnu la véritable nature du souvenir. Au lieu de dissocier d’abord les deux éléments, image-souvenir et mouvement, pour chercher ensuite par quelle série d’opérations ils arrivent, en abandonnant quelque chose de leur pureté originelle, à se couler l’un dans l’autre, on ne considère que le phénomène mixte qui résulte de leur coalescence. Ce phéno­mène, étant mixte, présente par un côté l’aspect d’une habitude motrice, par l’autre celui d’une image plus ou moins consciemment localisée. Mais on veut que ce soit un phénomène simple. Il faudra donc supposer que le mécanisme cérébral, médullaire ou bulbaire, qui sert de base à l’habitude motrice, est en même temps le substrat de l’image consciente. D’où l’étrange hypothèse de souvenirs emmagasinés dans le cerveau, qui deviendraient conscients par un véritable miracle, et nous ramèneraient au passé par un processus mystérieux. Quelques-uns, il est vrai, s’attachent davantage à l’aspect conscient de l’opéra­tion et voudraient y voir autre chose qu’un épiphénomène. Mais comme ils n’ont pas commencé par isoler la mémoire qui retient et aligne les répétitions successives sous forme d’images-souvenirs, comme ils la confondent avec l’habitude que l’exercice perfectionne, ils sont conduits à croire que l’effet de la répétition porte sur un seul et même phénomène indivisible, qui se renfor­cerait simplement en se répétant : et comme ce phénomène finit visiblement par n’être qu’une habitude motrice et par correspondre à un mécanisme, céré­bral ou autre, ils sont amenés, bon gré mal gré, à supposer qu’un mécanisme de ce genre était dès le début au fond de l’image et que le cerveau est un organe de représentation. Nous allons envisager ces états intermédiaires, et faire dans chacun d’eux la part de l’action naissante, c’est-à-dire du cerveau, et la part de la mémoire indépendante, c’est-à-dire celle des images-souvenirs. Quels sont ces états ? Étant moteurs par un certain côté, ils doivent, selon notre hypothèse, prolonger une perception actuelle ; mais d’autre part, en tant qu’images, ils reproduisent des perceptions passées. Or l’acte concret par lequel nous ressaisissons le passé dans le présent est la reconnaissance. C’est donc la reconnaissance que nous devons étudier.

II. De la reconnaissance en général : images-souvenirs et mouvements. — Il y a deux manières habituelles d’expliquer le sentiment du « déjà vu » . Pour les uns, reconnaître une perception présente consisterait à l’insérer par la pensée dans un entourage ancien. Je rencontre une personne pour la première fois : je la perçois simplement. Si je la retrouve, je la reconnais, en ce sens que les circonstances concomitantes de la perception primitive, me revenant à l’esprit, dessinent autour de l’image actuelle un cadre qui n’est pas le cadre actuellement aperçu. Reconnaître serait donc associer à une perception pré­sente les images données jadis en contiguïté avec elle[10]. Mais, comme on l’a fait observer avec raison[11] une perception renouvelée ne peut suggérer les circonstances concomitantes de la perception primitive que si celle-ci est évoquée d’abord par l’état actuel qui lui ressemble. Soit A la perception pre­mière ; les circonstances concomitantes B, C, D y restent associées par contiguïté. Si j’appelle A, la même perception renouvelée, comme ce n’est pas à A mais à A que sont liés les termes B, C, D, il faut bien, pour évoquer les termes B, C, D, qu’une association par ressemblance fasse surgir A d’abord. En vain on soutiendra que A, est identique à A. Les deux termes, quoique semblables, restent numériquement distincts, et diffèrent tout au moins par ce simple fait que A’est une perception tandis que A n’est plus qu’un souvenir. Des deux interprétations que nous avions annoncées, la première vient ainsi se fondre dans la seconde, que nous allons examiner.

On suppose cette fois que la perception présente va toujours chercher, au fond de la mémoire, le souvenir de la perception antérieure qui lui ressemble : le sentiment du « déjà vu » viendrait d’une juxtaposition ou d’une fusion entre la perception et le souvenir. Sans doute, comme on l’a fait observer avec profondeur[12], la ressemblance est un rapport établi par l’esprit entre des termes qu’il rapproche et qu’il possède par conséquent déjà, de sorte que la perception d’une ressemblance est plutôt un effet de l’association que sa cause. Mais à côté de cette ressemblance définie et perçue qui consiste dans la communauté d’un élément saisi et dégagé par l’esprit, il y a une ressemblance vague et en quelque sorte objective, répandue sur la surface des images elles-mêmes, et qui pourrait agir comme une cause physique d’attraction réciproque[13]. Alléguerons-nous qu’on reconnaît souvent un objet sans réussir à l’identifier avec une ancienne image ? On se réfugiera dans l’hypothèse commode de traces cérébrales qui coïncideraient, de mouvements cérébraux que l’exercice faciliterait[14], ou de cellules de perception communiquant avec des cellules où reposent les souvenirs[15]. À vrai dire, c’est dans des hypothèses physiologiques de ce genre que viennent se perdre, bon gré mal gré, toutes ces théories de la reconnaissance. Elles veulent faire sortir toute reconnaissance d’un rapproche­ment entre la perception et le souvenir ; mais d’autre part l’expérience est là, qui témoigne que, le plus souvent, le souvenir ne surgit qu’une fois la percep­tion reconnue. Force est donc bien de rejeter dans le cerveau, sous forme de combinaison entre des mouvements ou de liaison entre des cellules, ce qu’on avait annoncé d’abord comme une association entre des représentations, et d’expliquer le fait de la reconnaissance — très clair selon nous — par l’hypothèse à notre avis très obscure d’un cerveau qui emmagasinerait des idées.

Mais en réalité l’association d’une perception à un souvenir ne suffit pas du tout à rendre compte du processus de la reconnaissance. Car si la reconnais­sance se faisait ainsi, elle serait abolie quand les anciennes images ont disparu, elle aurait toujours lieu quand ces images sont conservées. La cécité psychi­que, ou impuissance à reconnaître les objets aperçus, n’irait donc pas sans une inhibition de la mémoire visuelle, et surtout l’inhibition de la mémoire visuelle aurait invariablement pour effet la cécité psychique. Or, l’expérience ne vérifie ni l’une ni l’autre de ces deux conséquences. Dans un cas étudié par Wilbrand[16], la malade pouvait, les yeux fermés, décrire la ville qu’elle habitait et s’y promener en imagination : une fois dans la rue, tout lui semblait nou­veau ; elle ne reconnaissait rien et n’arrivait pas à s’orienter. Des faits du même genre ont été observés par Fr. Müller[17] et Lissauer[18]. Les malades savent évoquer la vision intérieure d’un objet qu’on leur nomme ; ils le décrivent fort bien ; ils ne peuvent cependant le reconnaître quand on le leur présente. La conservation, même consciente, d’un souvenir visuel ne suffit donc pas à la reconnaissance d’une perception semblable. Mais inversement, dans le cas étudié par Charcot[19] et devenu classique d’une éclipse complète des images visuelles, toute reconnaissance des perceptions n’était pas abolie. On s’en convaincra sans peine en lisant de près la relation de ce cas. Le sujet ne reconnaissait plus, sans doute, les rues de sa ville natale, en ce qu’il ne pouvait ni les nommer ni s’y orienter ; il savait pourtant que c’étaient des rues, et qu’il voyait des maisons. Il ne reconnaissait plus sa femme et ses enfants il pouvait dire cependant, en les apercevant, que c’était une femme, que c’étaient des enfants. Rien de tout cela n’eût été possible s’il y avait eu cécité psychique au sens absolu du mot. Ce qui était aboli, c’était donc une certaine espèce de reconnaissance, que nous aurons à analyser, mais non pas la faculté générale de reconnaître. Concluons que toute reconnaissance n’implique pas toujours l’intervention d’une image ancienne, et qu’on peut aussi bien faire appel à ces images sans réussir à identifier les perceptions avec elles. Qu’est-ce donc enfin que la reconnaissance, et comment la définirons-nous ?

Il y a d’abord, à la limite, une reconnaissance dans l’instantané, une recon­naissance dont le corps tout seul est capable, sans qu’aucun souvenir explicite intervienne. Elle consiste dans une action, et non dans une représentation. Je me promène dans une ville, par exemple, pour la première fois. À chaque tournant de rue, j’hésite, ne sachant où je vais. Je suis dans l’incertitude, et j’entends par là que des alternatives se posent à mon corps, que mon mouve­ment est discontinu dans son ensemble, qu’il n’y a rien, dans une des attitudes, qui annonce et prépare les attitudes à venir. Plus tard, après un long séjour dans la ville, j’y circulerai machinalement, sans avoir la perception distincte des objets devant lesquels je passe. Or, entre ces deux conditions extrêmes, l’une où la perception n’a pas encore organisé les mouvements définis qui l’accompagnent, l’autre où ces mouvements concomitants sont organisés au point de rendre ma perception inutile, il y a une condition intermédiaire, où l’objet est aperçu, mais provoque des mouvements liés entre eux, continus, et qui se commandent les uns aux autres. J’ai commencé par un état où je ne distinguais que ma perception ; je finis par un état où je n’ai plus guère con­science que de mon automatisme : dans l’intervalle a pris place un état mixte, une perception soulignée par un automatisme naissant. Or, si les per­ceptions ultérieures diffèrent de la première perception en ce qu’elles acheminent le corps à une réaction machinale appropriée, si, d’autre part, ces perceptions renouvelées apparaissent à l’esprit avec cet aspect sui generis qui caractérise les perceptions familières ou reconnues, ne devons-nous pas présumer que la conscience d’un accompagnement moteur bien réglé, d’une réaction motrice organisé e, est ici le fond du sentiment de la familiarité ? À la base de la recon­naissance il y aurait donc bien un phénomène d’ordre moteur.

Reconnaître un objet usuel consiste surtout à savoir s’en servir. Cela est si vrai que les premiers observateurs avaient donné le nom d’apraxie à cette maladie de la reconnaissance que nous appelons cécité psychique[20]. Mais savoir s’en servir, c’est déjà esquisser les mouvements qui s’y adaptent, c’est prendre une certaine attitude ou tout au moins y tendre par l’effet de ce que les Allemands ont appelé des « impulsions motrices » (Bewegungsantriebe). L’habitude d’utiliser l’objet a donc fini par organiser ensemble mouvements et perceptions, et la conscience de ces mouvements naissants, qui suivraient la perception à la manière d’un réflexe, serait, ici encore, au fond de la recon­naissance.

Il n’y a pas de perception qui ne se prolonge en mouvement. Ribot[21] et Maudsley[22] ont depuis longtemps attiré l’attention sur ce point. L’éducation des sens consiste précisément dans l’ensemble des connexions établies entre l’impression sensorielle et le mouvement qui l’utilise. À mesure que l’impres­sion se répète, la connexion se consolide. Le mécanisme de l’opération n’a d’ailleurs rien de mystérieux. Notre système nerveux est évidemment disposé en vue de la construction d’appareils moteurs, reliés, par l’intermédiaire des centres, à des excitations sensibles, et la discontinuité des éléments nerveux, la multiplicité de leurs arborisations terminales capables sans doute de se rap­procher diversement, rendent illimité le nombre des connexions possibles entre les impressions et les mouvements correspondants. Mais le mécanisme en voie de construction ne saurait apparaître à la conscience sous la même forme que le mécanisme construit. Quelque chose distingue profondément et manifeste clairement les systèmes de mouvements consolidés dans l’organis­me. C’est surtout, croyons-nous, la difficulté d’en modifier l’ordre. C’est encore cette préformation des mouvements qui suivent dans les mouvements qui précèdent, préformation qui fait que la partie contient virtuellement le tout, comme il arrive lorsque chaque note d’une mélodie apprise, par exemple, reste penchée sur la suivante pour en surveiller l’exécution[23]. Si donc toute per­ception usuelle a son accompagnement moteur organisé, le sentiment de reconnaissance usuel a sa racine dans la conscience de cette organisation.

C’est dire que nous jouons d’ordinaire notre reconnaissance avant de la penser. Notre vie journalière se déroule parmi des objets dont la seule pré­sence nous invite à jouer un rôle : en cela consiste leur aspect de familiarité. Les tendances motrices suffiraient donc déjà à nous donner le sentiment de la reconnaissance. Mais, hâtons-nous de le dire, il s’y joint le plus souvent autre chose.

Tandis, en effet, que des appareils moteurs se montent sous l’ influence des perceptions de mieux en mieux analysées par le corps, notre vie psycho­logique antérieure est là : elle se survit, — nous essaierons de le prouver, — avec tout le détail de ses événements localisés dans le temps. Sans cesse inhibée par la conscience pratique et utile du moment présent, c’est-à-dire par l’équilibre sensori-moteur d’un système nerveux tendu entre la perception et l’action, cette mémoire attend simplement qu’une fissure se déclare entre l’impression actuelle et le mouvement concomitant pour y faire passer ses images. D’ordi­naire, pour remonter le cours de notre passé et découvrir l’image-souvenir connue, localisée, personnelle, qui se rapporterait au présent, un effort est nécessaire, par lequel nous nous dégageons de l’action où notre perception nous incline : celle-ci nous pousserait vers l’avenir ; il faut que nous reculions dans le passé. En ce sens, le mouvement écarterait plutôt l’image. Toutefois, par un certain côté, il contribue à la préparer. Car si l’ensemble de nos images passées nous demeure présent, encore faut-il que la représentation analogue à la perception actuelle soit choisie parmi toutes les représentations possibles. Les mouvements accomplis ou simplement naissants préparent cette sélection, nu tout au moins délimitent le champ des images où nous irons cueillir. Nous sommes, de par la constitution de notre système nerveux, des êtres chez qui des impressions présentes se prolongent en mouvements appropriés : si d’an­ciennes images trouvent aussi bien à se prolonger en ces mouvements, elles profitent de l’occasion pour se glisser dans la perception actuelle et s’en faire adopter. Elles apparaissent alors, en fait, à notre conscience, alors qu’elles sembleraient devoir, en droit, rester couvertes par l’état présent. On pourrait donc dire que les mouvements qui provoquent la reconnaissance machinale empêchent par un côté, et de l’autre favorisent la reconnaissance par images. En principe, le présent déplace le passé. Mais d’autre part, justement parce que la suppression des anciennes images tient à leur inhibition par l’attitude présente, celles dont la forme pourrait s’encadrer dans cette attitude rencontre­ront un moins grand obstacle que les autres ; et si, dès lors, quelqu’une d’entre elles peut franchir l’obstacle, c’est l’image semblable à la perception présente qui le franchira.

Si notre analyse est exacte, les maladies de la reconnaissance affecteront deux formes profondément différentes et l’on constatera deux espèces de cécité psychique. Tantôt, en effet, ce sont les images anciennes qui ne pour­ront plus être évoquées, tantôt c’est seulement le lien entre la perception et les mouvements concomitants habituels qui sera rompu, la perception provoquant des mouvements diffus comme si elle était nouvelle. Les faits vérifient-ils cette hypothèse ?

Il ne peut y avoir de contestation sur le premier point. L’abolition appa­rente des souvenirs visuels dans la cécité psychique est un fait si commun qu’il a pu servir, pendant un temps, à définir cette affection. Nous aurons à nous demander jusqu’à quel point et dans quel sens des souvenirs peuvent réelle­ment s’évanouir. Ce qui nous intéresse pour le moment, c’est que des cas se présentent où la reconnaissance n’a plus lieu, sans que la mémoire visuelle soit pratiquement abolie. S’agit-il bien alors, comme nous le prétendons, d’une simple perturbation des habitudes motrices ou tout au moins d’une interruption du lien qui les unit aux perceptions sensibles ? Aucun observateur ne s’étant posé une question de ce genre, nous serions fort en peine d’y répondre si nous n’avions relevé çà et là, dans leurs descriptions, certains faits qui nous parais­sent significatifs.

Le premier de ces faits est la perte du sens de l’orientation. Tous les auteurs qui ont traité de la cécité psychique ont été frappés de cette parti­cularité. Le malade de Lissauer avait complètement perdu la faculté de se diriger dans sa maison[24]. Fr. Müller insiste sur ce fait que, tandis que des aveugles apprennent très vite à retrouver leur chemin, un sujet atteint de cécité psychique ne peut, même après des mois d’exercice, s’orienter dans sa propre chambre[25]. Mais la faculté de s’orienter est-elle autre chose que la faculté de coordonner les mouvements du corps aux impressions visuelles, et de pro­longer machinalement les perceptions en réactions utiles ?

Il y a un second fait, plus caractéristique encore. Nous voulons parler de la manière dont ces malades dessinent. On peut concevoir deux manières de dessiner. La première consisterait à fixer sur le papier un certain nombre de points, par tâtonnement, et à les relier entre eux en vérifiant à tout moment si l’image ressemble à l’objet. C’est ce qui s’appellerait dessiner « par points » . Mais le moyen dont nous usons habituellement est tout autre. Nous dessinons « d’un trait continu », après avoir regardé le modèle ou y avoir pensé. Comment expliquer une pareille faculté, sinon par l’habitude de démêler tout de suite l’organisation des contours les plus usuels, c’est-à-dire par une ten­dance motrice à en figurer tout d’un trait le schème ? Mais si ce sont précisé­ment les habitudes ou lei ; correspondances de ce genre qui se dissolvent dans certaines formes de la cécité psychique, le malade pourra encore, peut-être, tracer des éléments de ligne qu’il raccordera tant bien que mal entre eux ; il ne saura plus dessiner d’un trait continu, parce qu’il n’aura plus dans la main le mouvement des contours. Or, c’est précisément ce que l’expérience vérifie. L’observation de Lissauer est déjà instructive à cet égard[26]. Son malade avait la plus grande peine à dessiner les objets simples, et s’il voulait les dessiner de tête, il en traçait des portions détachées, prises çà et là, et qu’il n’arrivait pas à relier les unes aux autres. Mais les cas de cécité psychique complète sont rares. Beaucoup plus nombreux sont ceux de cécité verbale, c’est-à-dire d’une perte de la reconnaissance visuelle limitée aux caractères de l’alphabet. Or c’est un fait d’observation courante que l’impuissance du malade, en pareil cas, à saisir ce qu’on pourrait appeler le mouvement des lettres quand il essaie de les copier. Il en commence le dessin en un point quelconque, vérifiant à tout moment s’il reste d’accord avec le modèle. Et cela est d’autant plus remar­quable qu’il a souvent conservé intacte la faculté d’écrire sous la dictée ou spontanément. Ce qui est aboli ici, c’est donc bien l’habitude de démêler les articulations de l’objet aperçu, c’est-à-dire d’en compléter la perception visuelle par une tendance motrice à en dessiner le schème. D’où l’on peut con­clure, comme nous l’avions annoncé, que là est bien la condition primordiale de la reconnaissance.

Mais nous devons passer maintenant de la reconnaissance automatique, qui se fait surtout par des mouvements, à celle qui exige l’intervention régu­lière des souvenirs-images. La première est une reconnaissance par distrac­tion : la seconde, comme nous allons voir, est la reconnaissance attentive.

Elle débute, elle aussi, par des mouvements. Mais tandis que, dans la reconnaissance automatique, nos mouvements prolongent notre perception pour en tirer des effets utiles et nous éloignent ainsi de l’objet aperçu, ici au contraire ils nous ramènent à l’objet pour en souligner les contours. De là vient le rôle prépondérant, et non plus accessoire, que les souvenirs-images y jouent. Supposons en effet que les mouvements renoncent à leur fin pratique, et que l’activité motrice, au lieu de continuer la perception par des réactions utiles, rebrousse chemin pour en dessiner les traits saillants : alors les images analogues à la perception présente, images dont ces mouvements auront déjà jeté la forme, viendront régulièrement et non plus accidentellement se couler dans ce moule, quittes, il est vrai, à abandonner beaucoup de leurs détails pour s’en faciliter l’entrée.

III.Passage graduel des souvenirs aux mouvements. La reconnais­sance et l’attention. — Nous touchons ici au point essentiel du débat. Dans les cas où la reconnaissance est attentive, c’est-à-dire où les souvenirs-images rejoignent régulièrement la perception présente, est-ce la perception qui détermine mécaniquement l’apparition des souvenirs, ou sont-ce les souvenirs qui se portent spontanément au-devant de la perception ?

De la réponse qu’on fera à cette question dépend la nature des rapports qu’on établira entre le cerveau et la mémoire. Dans toute perception, en effet, il y a un ébranlement transmis par les nerfs aux centres perceptifs. Si la propagation de ce mouvement à d’autres centres corticaux avait pour réel effet d’y faire surgir des images, on pourrait soutenir, à la rigueur, que la mémoire n’est qu’une fonction du cerveau. Mais si nous établissions qu’ici, comme ailleurs, le mouvement ne peut produire que du mouvement, que le rôle de l’ébranlement perceptif est simplement d’imprimer au corps une certaine attitude où les souvenirs viennent s’insérer, alors, tout l’effet des ébranlements matériels étant épuisé dans ce travail d’adaptation motrice, il faudrait chercher le souvenir ailleurs. Dans la première hypothèse, les troubles de la mémoire occasionnés par une lésion cérébrale viendraient de ce que les souvenirs occupaient la région lésée et ont été détruits avec elle. Dans la seconde, au contraire, ces lésions intéresseraient notre action naissante ou possible, mais notre action seulement. Tantôt eues empêcheraient le corps de prendre, en face d’un objet, l’attitude appropriée au rappel de l’image : tantôt elles coupe­raient à ce souvenir ses attaches avec la réalité présente, c’est-à-dire que, supprimant la dernière phase de la réalisation du souvenir, supprimant la phase de l’action, elles empêcheraient par là aussi le souvenir de s’actualiser. Mais, pas plus dans un cas que dans l’autre, une lésion cérébrale ne détruirait véritablement des souvenirs.

Cette seconde hypothèse sera la nôtre. Mais, avant d’en chercher la vérifi­cation, disons brièvement comment nous nous représentons les rapports généraux de la perception, de l’attention et de la mémoire. Pour montrer com­ment un souvenir pourrait, de degré en degré, venir s’insérer dans une attitude ou un mouvement, nous allons avoir à anticiper quelque peu sur les conclu­sions de notre prochain chapitre.

Qu’est-ce que l’attention ? D’un côté, l’attention a pour effet essentiel de rendre la perception plus intense et d’en dégager les détails : envisagée dans sa matière, elle se réduirait donc à un certain grossissement de l’état intellectuel[27]. Mais, d’autre part, la conscience constate une irréductible différence de forme entre cet accroissement d’intensité et celui qui tient à une plus haute puissance de l’excitation extérieure : il semble en effet venir du dedans, et témoigner d’une certaine attitude adoptée par l’intelligence. Mais ici commence précisé­ment l’obscurité, car l’idée d’une attitude intellectuelle n’est pas une idée claire. On parlera d’une « concentration de l’esprit[28] », ou bien encore d’un effort « aperceptif[29] » pour amener la perception sous le regard de l’intelligence distincte. Quelques-uns, matérialisant cette idée, supposeront une tension particulière de l’énergie cérébrale[30] ou même une dépense centrale d’énergie venant s’ajouter à l’excitation reçue[31]. Mais ou l’on se borne à traduire ainsi le fait psychologiquement constaté en un langage physiologique qui nous paraît encore moins clair, ou c’est toujours à une métaphore qu’on revient.

De degré en degré, on sera amené à définir l’attention par une adaptation générale du corps plutôt que de l’esprit, et à voir dans cette attitude de la conscience, avant tout, la conscience d’une attitude. Telle est la position prise par Th. Ribot dans le débat[32], et bien qu’attaquée[33], elle paraît avoir conservé toute sa force, pourvu toutefois, croyons-nous, qu’on ne voie dans les mouve­ments décrits par Th. Ribot que la condition négative du phénomène. À supposer, en effet, que les mouvements concomitants de l’attention volontaire fussent surtout des mouvements d’arrêt, il resterait à expliquer le travail de l’esprit qui y correspond, c’est-à-dire la mystérieuse opération par laquelle le même organe, percevant dans le même entourage le même objet, y découvre un nombre croissant de choses. Mais on peut aller plus loin, et soutenir que les phénomènes d’inhibition ne sont qu’une préparation aux mouvements effectifs de l’attention volontaire. Supposons en effet, comme nous l’avons déjà fait pressentir, que l’attention implique un retour en arrière de l’esprit qui renonce à poursuivre l’effet utile de la perception présente : il y aura d’abord une inhibition de mouvement, une action d’arrêt. Mais sur cette attitude générale viendront bien vite se greffer des mouvements plus subtils, dont quelques-uns ont été remarqués et décrits[34], et qui ont pour rôle de repasser sur les contours de l’objet aperçu. Avec ces mouvements commence le travail positif, et non plus simplement négatif, de l’attention. Il se continue par des souvenirs.

Si la perception extérieure, en effet, provoque de notre part des mouve­ments qui en dessinent les grandes lignes, notre mé moire dirige sur la percep­tion reçue les anciennes images qui y ressemblent et dont nos mouvements ont déjà tracé l’esquisse. Elle crée ainsi à nouveau la perception présente, ou plutôt elle double cette perception en lui renvoyant soit sa propre image, soit quelque image-souvenir du même genre. Si l’image retenue ou remémorée n’arrive pas à couvrir tous les détails de l’image perçue, un appel est lancé aux régions plus profondes et plus éloignées de la mémoire, jusqu’à ce que d’autres détails con­nus viennent se projeter sur ceux qu’on ignore. Et l’opération peut se continuer sans fin, la mémoire fortifiant et enrichissant la perception, qui, à son tour, de plus en plus développée, attire à elle un nombre croissant de souvenirs com­plémentaires. Ne pensons donc plus à un esprit qui disposerait de je ne sais quelle quantité fixe de lumière, tantôt la diffusant tout alentour, tantôt la con­centrant sur un point unique. Image pour image, nous aimerions mieux com­parer le travail élémentaire de l’attention à celui du télégraphiste qui, en recevant une dépêche importante, la réexpédie mot pour mot au lieu d’origine pour en contrôler l’exactitude.

Mais pour renvoyer une dépêche, il faut savoir manipuler l’appareil. Et de même, pour réfléchir sur une perception l’image que nous en avons reçue, il faut que nous puissions la reproduire, c’est-à-dire la reconstruire par un effort de synthèse. On a dit que l’attention était une faculté d’analyse, et l’on a eu raison ; mais on n’a pas assez expliqué comment une analyse de ce genre est possible, ni par quel processus nous arrivons à découvrir dans une perception ce qui ne s’y manifestait pas d’abord. La vérité est que cette analyse se fait par une série d’essai de synthèse, ou, ce qui revient au mê me, par autant d’hypo­thèses : notre mémoire choisit tour à tour diverses images analogues qu’elle lance dans la direction de la perception nouvelle. Mais ce choix ne s’opère pas au hasard. Ce qui suggère les hypothèses, ce qui préside de loin à la sélection, ce sont les mouvements d’imitation par lesquels la perception se continue, et qui serviront de cadre commun à la perception et aux images remémorées.

Mais alors, il faudra se représenter autrement qu’on ne fait d’ordinaire le mécanisme de la perception distincte. La perception ne consiste pas seulement dans des impressions recueillies ou même élaborées par l’esprit. Tout au plus en est-il ainsi de ces perceptions aussitôt dissipées que reçues, celles que nous éparpillons en actions utiles. Mais toute perception attentive suppose vérita­blement, au sens étymologique du mot, une réflexion, c’est-à-dire la projection extérieure d’une image activement créée, identique ou semblable à l’objet, et qui vient se mouler sur ses contours. Si, après avoir fixé un objet, nous détour­nons brusquement notre regard, nous en obtenons une image consécutive : ne devons-nous pas supposer que cette image se produisait déjà quand nous le regardions ? La découverte récente de fibres perceptives centrifuges nous inclinerait à penser que les choses se passent régulièrement ainsi, et qu’à côté du processus afférent qui porte l’impression au centre, il y en a un autre, inverse, qui ramène l’image à la périphérie. Il est vrai qu’il s’agit ici d’images photographiées sur l’objet même, et de souvenirs immédiatement consécutifs à la perception dont ils ne sont que l’écho. Mais derrière ces images identiques à l’objet, il en est d’autres, emmagasinées dans la mémoire, et qui ont simple­ment avec lui de la ressemblance, d’autres enfin qui n’ ont qu’une parenté plus ou moins lointaine. Elles se portent toutes à la rencontre de la perception, et nourries de la substance de celle-ci, elles acquièrent assez de force et de vie pour s’extérioriser avec elle. Les expériences de Münsterberg[35], de Külpe[36], ne laissent aucun doute sur ce dernier point : toute image-souvenir capable d’interpréter notre perception actuelle s’y glisse si bien que nous ne savons plus discerner ce qui est perception et ce qui est souvenir. Mais rien de plus intéressant, à cet égard, que les ingénieuses expériences de Goldscheider et Müller sur le mécanisme de la lecture[37]. Contre Grashey, qui avait soutenu dans un travail célèbre[38] que nous lisons les mots lettre par lettre, ces expéri­mentateurs ont établi que la lecture courante est un véritable travail de divina­tion, notre esprit cueillant çà et là quelques traits caractéristiques et comblant tout l’intervalle par des souvenirs-images qui, projetés sur le papier, se substituent aux caractères réellement imprimés et nous en donnent l’illusion. Ainsi, nous créons ou reconstruisons sans cesse. Notre perception distincte est véritablement comparable à un cercle fermé, où l’image-perception dirigée sur l’esprit et l’image-souvenir lancée dans l’espace courraient l’une derrière l’autre.

Insistons sur ce dernier point. On se représente volontiers la perception attentive comme une série de processus qui chemineraient le long d’un fil unique, l’objet excitant des sensations, les sensations faisant surgir devant elles des idées, chaque idée ébranlant de proche en proche des points plus reculés de la masse intellectuelle. Il y aurait donc là une marche en ligne droite, par laquelle l’esprit s’éloignerait de plus en plus de l’objet pour n’y plus revenir. Nous prétendons au contraire que la perception réfléchie est un circuit, où tous les éléments, y compris l’objet perçu lui-même, se tiennent en état de tension mutuelle comme dans un circuit électrique, de sorte qu’aucun ébranlement parti de l’objet ne peut s’arrêter en route dans les profondeurs de l’esprit : il doit toujours faire retour à l’objet lui-même. Qu’on ne voie pas ici une simple question de mots. Il s’agit de deux conceptions radicalement diffé­rentes du travail intellectuel. D’après la première, les choses se passent méca­niquement, et par une série tout accidentelle d’additions successives. À chaque moment d’une perception attentive, par exemple, des éléments nouveaux, émanant d’une région plus profonde de l’esprit, pourraient se joindre aux éléments anciens sans créer une perturbation générale, sans exiger une trans­formation du système. Dans la seconde, au contraire, un acte d’attention impli­que une telle solidarité entre l’esprit et son objet, c’est un circuit si bien fermé, qu’on ne saurait passer à des états de concentration supérieure sans créer de toutes pièces autant de circuits nouveaux qui enveloppent le premier, et qui n’ont de commun entre eux que l’objet aperçu. De ces différents cercles de la mémoire, que nous étudierons en détail plus tard, le plus étroit A est le plus voisin de la perception immédiate. Il ne contient que l’objet 0 lui-même avec l’image consécutive qui revient le couvrir. Derrière lui les cercles B, C, D, de plus en plus larges, répondent à des efforts croissants d’expansion intellec­tuelle. C’est le tout de la mémoire, comme nous verrons, qui entre dans chacun de ces circuits, puisque la mémoire est toujours présente ; mais cette mémoire, que son élasticité permet de dilater indéfiniment, réfléchit sur l’objet un nombre croissant de choses suggérées, — tantôt les détails de l’objet lui-même, tantôt des détails concomitants pouvant contribuer à l’éclaircir. Ainsi, après avoir reconstitué l’objet aperçu, à la manière d’un tout indépendant, nous reconstituons avec lui les conditions de plus en plus lointaines avec lesquelles il forme un système. Appelons B’, C’, D’ces causes de profondeur croissante, situées derrière l’objet, et virtuellement données avec l’objet lui-même. On voit que le progrès de l’attention a pour effet de créer à nouveau, non seule­ment l’objet aperçu, mais les systèmes de plus en plus vastes auxquels il peut se rattacher ; de sorte qu’à mesure que les cercles B, C, D représentent une plus haute expansion de la mémoire, leur réflexion atteint en B’, C’, D’des couches plus profondes de la réalité.

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Figure 1

La même vie psychologique serait donc répétée un nombre indéfini de fois, aux étages successifs de la mémoire, et le même acte de l’esprit pourrait se jouer à bien des hauteurs différentes. Dans l’effort d’attention, l’esprit se donne toujours tout entier, mais se simplifie ou se complique selon le niveau qu’il choisit pour accomplir ses évolutions. C’est ordinairement la perception présente qui détermine l’orientation de notre esprit ; mais selon le degré de tension que notre esprit adopte, selon la hauteur où il se place, cette perception développe en nous un plus ou moins grand nombre de souvenirs-images.

En d’autres termes enfin, les souvenirs personnels, exactement localisés, et dont la série dessinerait le cours de notre existence passée, constituent, réunis, la dernière et la plus large enveloppe de notre mémoire. Essentiellement fugi­tifs, ils ne se matérialisent que par hasard, soit qu’une détermination acciden­tellement précise de notre attitude corporelle les attire, soit que l’indéter­mination même de cette attitude laisse le champ libre au caprice de leur manifestation. Mais cette enveloppe extrême se resserre et se répète en cercles intérieurs et concentriques, qui, plus étroits, supportent les mêmes souvenirs diminués, de plus en plus éloignés de leur forme personnelle et originale, de plus en plus capables, dans leur banalité, de s’appliquer sur la perception présente et de la déterminer à la manière d’une espèce englobant l’individu. Un moment arrive où le souvenir ainsi réduit s’enchâsse si bien dans la perception présente qu’on ne saurait dire où la perception finit, où le souvenir commence. À ce moment précis, la mémoire, au lieu de faire paraître et disparaître capri­cieusement ses représentations, se règle sur le détail des mouvements corporels.

Mais à mesure que ces souvenirs se rapprochent davantage du mouvement et par là de la perception extérieure, l’opération de la mémoire acquiert une plus haute importance pratique. Les images passées, reproduites telles quelles avec tous leurs détails et jusqu’à leur coloration affective, sont les images de la rêverie ou du rêve ; ce que nous appelons agir, c’est précisément obtenir que cette mémoire se contracte ou plutôt s’affile de plus en plus, jusqu’à ne présenter que le tranchant de sa lame à l’expérience où elle pénétrera. Au fond, c’est pour n’avoir pas démêlé ici l’élément moteur de la mémoire qu’on a tantôt méconnu, tantôt exagéré ce qu’il y a d’automatique dans l’évocation des souve­nirs. À notre sens, un appel est lancé à notre activité au moment précis où notre perception s’est décomposée automatiquement en mouvements d’imita­tion : une esquisse nous est alors fournie, dont nous recréons le détail et la couleur en y projetant des souvenirs plus ou moins lointains. Mais ce n’est point ainsi qu’on envisage ordinairement les choses. Tantôt on confère à l’esprit une autonomie absolue ; on lui prête le pouvoir de travailler sur les objets présents ou absents comme il lui plaît ; et l’on ne comprend plus alors les troubles profonds de l’attention et de la mémoire qui peuvent suivre la moindre perturbation de l’équilibre sensori-moteur. Tantôt, au contraire, on fait des processus imaginatifs autant d’effets mécaniques de la perception présente ; on veut que, par un progrès nécessaire et uniforme, l’objet fasse surgir des sensations, et les sensations des idées qui s’y accrochent : alors, comme il n’y a pas de raison pour que le phénomène, mécanique au début, change de nature en route, on aboutit à l’hypothèse d’un cerveau où pourraient se déposer, sommeiller et se réveiller des états intellectuels. Dans un cas comme dans l’autre, on méconnaît la fonction véritable du corps, et comme on n’a pas vu en quoi l’intervention d’un mécanisme est nécessaire, on ne sait pas davantage, quand une fois on y a fait appel, où l’on doit l’arrêter.

Mais le moment est venu de sortir de ces généralités. Nous devons cher­cher si notre hypothèse est vérifiée ou infirmée par les faits connus de locali­sation cérébrale. Les troubles de la mémoire imaginative qui correspondent à des lésions localisées de l’écorce sont toujours des maladies de la reconnais­sance, soit de la reconnaissance visuelle ou auditive en général (cécité et surdité psychiques), soit de la reconnaissance des mots (cécité verbale, surdité verbale, etc.). Tels sont donc les troubles que nous devons examiner.

Mais si notre hypothèse est fondée, ces lésions de la reconnaissance ne viendront pas du tout de ce que les souvenirs occupaient la région lésée. Elles devront tenir à deux causes : tantôt à ce que notre corps ne peut plus prendre automatiquement, en présence de l’excitation venue du dehors, l’attitude pré­cise par l’intermédiaire de laquelle s’opérerait une sélection entre nos souve­nirs, tantôt à ce que les souvenirs ne trouvent plus dans le corps un point d’application, un moyen de se prolonger en action. Dans le premier cas, la lésion portera sur les mécanismes qui continuent l’ébranlement recueilli en mouvement automatiquement exécuté : l’attention ne pourra plus être fixée par l’objet. Dans le second, la lésion intéressera ces centres particuliers de l’écorce qui préparent les mouvements volontaires en leur fournissant l’antécédent sensoriel nécessaire, et qu’on appelle, à tort ou à raison, des centres imagi­natifs : l’attention ne pourra plus être fixée par le sujet. Mais, dans un cas comme dans l’autre, ce sont des mouvements actuels qui seront lésés ou des mouvements à venir qui cesseront d’être préparés : il n’y aura pas eu des­truction de souvenirs.

Or, la pathologie confirme cette prévision. Elle nous révèle l’existence de deux espèces absolument distinctes de cécité et de surdité psychiques, de cécité et de surdité verbales. Dans la première, les souvenirs visuels ou audi­tifs sont encore évoqués, mais ne peuvent plus s’appliquer sur les perceptions correspondantes. Dans la seconde, l’évocation des souvenirs est elle-même empêchée. La lésion porte-t-elle bien, comme nous le disions, sur les mécanis­mes sensori-moteurs de l’attention automatique dans le premier cas, sur les mécanismes imaginatifs de l’attention volontaire dans l’autre ? Pour vérifier notre hypothèse, nous devons nous limiter à un exemple précis. Certes, nous pourrions montrer que la reconnaissance visuelle des choses en général, des mots en particulier, implique un processus moteur semi-automatique d’abord, puis une projection active de souvenirs qui s’insèrent dans les attitudes corres­pondantes. Mais nous aimons mieux nous attacher aux impressions de Poule, et plus spécialement à l’audition du langage articulé, parce que cet exemple est le plus compréhensif de tous. Entendre la parole, en effet, c’est d’abord en reconnaître le son, c’est ensuite en retrouver le sens, c’est enfin en pousser plus ou moins loin l’interprétation : bref, c’est passer par tous les degrés de l’atten­tion et exercer plusieurs puissances successives de la mémoire. De plus, il n’y a pas de troubles plus fréquents ni mieux étudiés que ceux de la mémoire auditive des mots. Enfin l’abolition des images verbales acoustiques ne va pas sans la lésion grave de certaines circonvolutions déterminées de l’écorce : un exemple incontesté de localisation va donc nous être fourni, sur lequel nous pourrons nous demander si le cerveau est réellement capable d’emmagasiner des souvenirs. Nous devons donc montrer dans la reconnaissance auditive des mots  : 1º un processus automatique sensori-moteur ; 2º une projection active et pour ainsi dire excentrique de souvenirs-images.

J’écoute deux personnes converser dans une langue inconnue. Cela suffit-il pour que je les entende ? Les vibrations qui m’arrivent sont les mêmes qui frappent leurs oreilles. Pourtant je ne perçois qu’un bruit confus où tous les sons se ressemblent. Je ne distingue rien et ne pourrais rien répéter. Dans cette même masse sonore, au contraire, les deux interlocuteurs démêlent des con­sonnes, voyelles et syllabes qui ne se ressemblent guère, enfin des mots distincts. Entre eux et moi, où est la différence ?

La question est de savoir comment la connaissance d’une langue, qui n’est que souvenir, peut modifier la matérialité d’une perception présente, et faire actuellement entendre aux uns ce que d’autres, dans les mêmes conditions physiques, n’entendent pas. On suppose, il est vrai, que les souvenirs auditifs des mots, accumulés dans la mémoire, répondent ici à l’appel des impressions sonores et viennent en renforcer l’effet. Mais si la conversation que j’entends n’est pour moi qu’un bruit, on peut, autant qu’on voudra, supposer le son ren­forcé : le bruit, pour être plus fort, n’en sera pas plus clair. Pour que le souve­nir du mot se laisse évoquer par le mot entendu, il faut au moins que l’oreille entende le mot. Comment les sons perçus parleront-ils à la mémoire, comment choisiront-ils, dans le magasin des images auditives, celles qui doivent se poser sur eux, s’ils n’ont pas déjà été séparés, distingués, perçus enfin comme syllabes et comme mots ?

Cette difficulté ne paraît pas avoir suffisamment frappé les théoriciens de l’aphasie sensorielle. Dans la surdité verbale, en effet, le malade se trouve à l’égard de sa propre langue dans la même situation où nous nous trouvons nous-mêmes quand nous entendons parler une langue inconnue. Il a généra­lement conservé intact le sens de l’ouïe, mais il ne comprend rien aux paroles qu’il entend prononcer, et souvent même n’arrive pas à les distinguer. On croit avoir suffisamment expliqué cet état en disant que les souvenirs auditifs des mots sont détruits dans l’écorce, ou qu’une lésion tantôt transcorticale, tantôt sous-corticale, empêche le souvenir auditif d’évoquer l’idée, ou la perception de rejoindre le souvenir. Mais, pour le dernier cas au moins, la question psychologique demeure intacte : quel est le processus conscient que la lésion a aboli, et par quel intermédiaire s’opère en général le discernement des mots et des syllabes, donnés d’abord à l’oreille comme une continuité sonore ?

La difficulté serait insurmontable, si nous n’avions réellement affaire qu’à des impressions auditives d’un côté, à des souvenirs auditifs de l’autre. Il n’en serait pas de même si les impressions auditives organisaient des mouvements naissants, capables de scander la phrase écoutée et d’en marquer les princi­pales articulations. Ces mouvements automatiques d’accompagnement inté­rieur, d’abord confus et mal coordonnés, se dégageraient alors de mieux en mieux en se répétant ; ils finiraient par dessiner une figure simplifiée, où la personne qui écoute retrouverait, dans leurs grandes lignes et leurs directions principales, les mouvements mêmes de la personne qui parle. Ainsi se dérou­lerait dans notre conscience, sous forme de sensations musculaires naissantes, ce que nous appellerons le schème moteur de la parole entendue. Former son oreille aux éléments d’une langue nouvelle ne consisterait alors ni à modifier le son brut ni à lui adjoindre un souvenir ; ce serait coordonner les tendances motrices des muscles de la voix aux impressions de l’oreille, ce serait perfec­tionner l’accompagnement moteur.

Pour apprendre un exercice physique, nous commençons par imiter le mouvement dans son ensemble, tel que nos yeux nous le montrent du dehors, tel que nous avons cru le voir s’exécuter. Notre perception en a été confuse : confus sera le mouvement qui s’essaie à le répéter. Mais tandis que notre per­ception visuelle était celle d’un tout continu, le mouvement par lequel nous cherchons à en reconstituer l’image est composé d’une multitude de contrac­tions et de tensions musculaires ; et la conscience que nous en avons comprend elle-même des sensations multiples, provenant du jeu varié des articulations. Le mouvement confus qui imite l’image en est donc déjà la décomposition virtuelle ; il porte en lui, pour ainsi dire, de quoi s’analyser. Le progrès qui naîtra de la répétition et de l’exercice consistera simplement à dégager ce qui était enveloppé d’abord, à donner à chacun des mouvements élémentaires cette autonomie qui assure la précision, tout en lui conservant avec les autres la solidarité sans laquelle il deviendrait inutile. On a raison de dire que l’habi­tude s’acquiert par la répétition de l’effort ; mais à quoi servirait l’effort répété, s’il reproduisait toujours la même chose ? La répétition a pour véritable effet de décomposer d’abord, de recomposer ensuite, et de parler ainsi à l’intelli­gence du corps. Elle développe, à chaque nouvel essai, des mouvements enveloppés ; elle appelle chaque fois l’attention du corps sur un nouveau détail qui avait passé inaperçu ; elle fait qu’il divise et qu’il classe ; elle lui souligne l’essentiel ; elle retrouve une à une, dans le mouvement total, les lignes qui en marquent la structure intérieure. En ce sens, un mouvement est appris dès que le corps l’a compris.

C’est ainsi qu’un accompagnement moteur de la parole entendue romprait la continuité de cette masse sonore. Reste à savoir en quoi cet accompagne­ment consiste. Est-ce la parole même, reproduite intérieurement ? Mais l’en­fant saurait alors répéter tous les mots que son oreille distingue ; et nous-mêmes, nous n’aurions qu’à comprendre une langue étrangère pour la pronon­cer avec l’accent juste. Il s’en faut que les choses se passent aussi simplement. Je puis saisir une mélodie, en suivre le dessin, la fixer même dans ma mémoire, et ne pas savoir la chanter. Je démêle sans peine des particularités d’inflexion et d’intonation chez un Anglais parlant allemand — je le corrige donc intérieurement ; — il ne suit pas de là que je donnerais l’inflexion et l’into­nation justes à la phrase allemande si je parlais. Les faits cliniques viennent d’ailleurs confirmer ici l’observation journalière. On peut encore suivre et comprendre la parole alors qu’on est devenu incapable de parler. L’aphasie motrice n’entraîne pas la surdité verbale.

C’est que le schème, au moyen duquel nous scandons la parole entendue, en marque seulement les contours saillants. Il est à la parole même ce que le croquis est au tableau achevé. Autre chose est, en effet, comprendre un mou­vement difficile, autre chose pouvoir l’exécuter. Pour le comprendre, il suffit d’en réaliser l’essentiel, juste assez pour le distinguer des autres mouvements possibles. Mais pour savoir l’exécuter, il faut en outre l’avoir fait comprendre à son corps. Or, la logique du corps n’admet pas les sous-entendus. Elle exige que toutes les parties constitutives du mouvement demandé soient montrées une à une, puis recomposées ensemble. Une analyse complète devient ici né­cessaire, qui ne néglige aucun détail, et une synthèse actuelle, où l’on n’abrège rien. Le schème imaginatif, composé de quelques sensations musculaires nais­santes, n’était qu’une esquisse. Les sensations musculaires réellement et complètement éprouvées lui donnent la couleur et la vie.

Reste à savoir comment un accompagnement de ce genre pourrait se pro­duire, et s’il se produit toujours en réalité. On sait que la prononciation effective d’un mot exige l’intervention simultanée de la langue et des lèvres pour l’articulation, du larynx pour la phonation, enfin des muscles thoraciques pour la production du courant d’air expiratoire. À chaque syllabe prononcée correspond donc l’entrée en jeu d’un ensemble de mécanismes, tout montés dans les centres médullaires et bulbaires. Ces mécanismes sont reliés aux centres supérieurs de l’écorce par les prolongements cylindroaxiles des cellules pyramidales de la zone psycho-motrice ; c’est le long de ces voies que chemine l’impulsion de la volonté. Ainsi, selon que nous désirons articuler un son ou un autre, nous transmettons l’ordre d’agir à tels ou tels de ces méca­nismes moteurs. Mais si les mécanismes tout montés qui répondent aux divers mouvements possibles d’articulation et de phonation sont en relation avec les causes, quelles qu’elles soient, qui les actionnent dans la parole volontaire, il y a des faits qui mettent hors de doute la communication de ces mêmes méca­nismes avec la perception auditive des mots. Parmi les nombreuses variétés d’aphasie décrites par les cliniciens, on en connaît d’abord deux (4e et 6e formes de Lichtheim), qui paraissent impliquer une relation de ce genre. Ainsi, dans un cas observé par Lichtheim lui-même, le sujet, à la suite d’une chute, avait perdu la mémoire de l’articulation des mots et par conséquent la faculté de parler spontanément ; il répétait pourtant avec la plus grande correction ce qu’on lui disait[39]. D’autre part, dans des cas où la parole spon­tanée est intacte, mais où la surdité verbale est absolue, le malade ne com­prenant plus rien de ce qu’on lui dit, la faculté de répéter la parole d’autrui peut encore être entièrement conservée[40]. Dira-t-on, avec Bastian, que ces phéno­mènes témoignent simplement d’une paresse de la mémoire articulatoire ou auditive des mots, les impressions acoustiques se bornant à réveiller cette mémoire de sa torpeur[41] ? Cette hypothèse, à laquelle nous ferons d’ailleurs une place, ne nous paraît pas rendre compte des phénomènes si curieux d’écholalie signalés depuis longtemps par Romberg[42], par Voisin[43], par Winslow[44], et que Kussmaul a qualifiés, avec quelque exagération sans doute, de réflexes acoustiques[45]. lei le sujet répète machinalement, et peut-être incon­sciemment, les paroles entendues, comme si les sensations auditives se convertissaient d’elles-mêmes en mouvements articulatoires. Partant de là, quelques-uns ont suppose un mécanisme spécial qui relierait un centre acous­tique des mots à un centre articulatoire de la paroles[46]. La vérité paraît être intermédiaire entre ces deux hypothèses : il y a, dans ces divers phénomènes, plus que des actions absolument mécaniques, mais moins qu’un appel à la mémoire volontaire ; ils témoignent d’une tendance des impressions verbales auditives à se prolonger en mouvements d’articulation, tendance qui n’échappe sûrement pas au contrôle habituel de notre volonté, qui implique même peut-être un discernement rudimentaire, et qui se traduit, à l’état normal, par une répétition intérieure des traits saillants de la parole entendue. Or, notre schème moteur n’est pas autre chose.

En approfondissant cette hypothèse, on y trouverait peut-être l’explication psychologique que nous demandions tout à l’heure de certaines formes de la surdité verbale. On connaît quelques cas de surdité verbale avec survivance intégrale des souvenirs acoustiques. Le malade a conservé intacts et le souve­nir auditif des mots et le sens de l’ouïe ; il ne reconnaît pourtant aucun des mots qu’il entend prononcer[47]. On suppose ici une lésion sous-corticale qui empêcherait les impressions acoustiques d’aller retrouver les images verbales auditives dans les centres de l’écorce où elles seraient déposées. Mais d’abord la question est précisément de savoir si le cerveau peut emmagasiner des images ; et ensuite la constatation mê me d’une lésion dans les voies conduc­trices de la perception ne nous dispenserait pas de chercher l’interprétation psychologique du phénomène. Par hypothèse, en effet, les souvenirs auditifs peuvent être rappelés à la conscience ; par hypothèse aussi les impressions auditives arrivent à la conscience : il doit donc y avoir, dans la conscience même, une lacune, une solution de continuité, quelque chose enfin qui s’oppo­se à la jonction de la perception et du souvenir. Or, le fait s’éclaircira si l’on remarque que la perception auditive brute est véritablement celle d’une conti­nuité sonore, et que les connexions sensori-motrices établies par l’habitude doivent avoir pour rôle, à l’état normal, de la décomposer : une lésion de ces mécanismes conscients, en empêchant la décomposition de se faire, arrêterait net l’essor des souvenirs qui tendent à se poser sur les perceptions corres­pondantes. C’est donc sur le « schème moteur » que pourrait porter la lésion. Qu’on passe en revue les cas, assez rares d’ailleurs, de surdité verbale avec conservation des souvenirs acoustiques : on notera, croyons-nous, certains détails caractéristiques à cet égard. Adler signale comme un fait remarquable dans la surdité verbale que les malades ne réagissent plus aux bruits, même intenses, alors que l’ouïe a conservé chez eux la plus grande finesse[48]. En d’autres termes, le son ne trouve plus chez eux son écho moteur. Un malade de Charcot, atteint de surdité verbale passagère, raconte qu’il entendait bien le timbre de sa pendule, mais qu’il n’aurait pas pu compter les coups sonnés[49]. Il n’arrivait donc pas, probablement, à les sé parer et à les distinguer. Tel autre malade déclarera qu’il perçoit les paroles de la conversation, mais comme un bruit confus[50]. Enfin le sujet qui a perdu l’intelligence de la parole entendue la récupère si on lui répète le mot à plusieurs reprises et surtout si on le prononce en le scandant, syllabe par syllabe[51]. Ce dernier fait, constaté dans plusieurs cas absolument nets de surdité verbale avec conservation des souvenirs acous­tiques, n’est-il pas particulièrement significatif ?

L’erreur de Stricker[52] a été de croire à une répétition intérieure intégrale de la parole entendue. Sa thèse serait déjà réfutée par ce simple fait qu’on ne connaît pas un seul cas d’aphasie motrice ayant entraîné de la surdité verbale. Mais tous les faits concourent à démontrer l’existence d’une tendance motrice à désarticuler les sons, à en établir le schème. Cette tendance automatique ne va d’ailleurs pas — nous le disions plus haut — sans un certain travail intellectuel rudimentaire : sinon, comment pourrions-nous identifier ensemble, et par conséquent suivre avec le même schème, des paroles semblables prononcées à des hauteurs différentes avec des timbres de voix différents ? Ces mouve­ments intérieurs de répétition et de reconnaissance sont comme un prélude à l’attention volontaire. Ils marquent la limite entre la volonté et l’automatisme. Par eux se préparent et se décident, comme nous le faisions pressentir, les phénomènes caractéristiques de la reconnaissance intellectuelle. Mais qu’est-ce que cette reconnaissance complète, arrivée à la pleine conscience d’elle-même ?

Nous abordons la seconde partie de cette étude : des mouvements nous passons aux souvenirs. La reconnaissance attentive, disions-nous, est un véritable circuit, où l’objet extérieur nous livre des parties de plus en plus profondes de lui-même à mesure que notre mémoire, symétriquement placée, adopte une plus haute tension pour projeter vers lui ses souvenirs. Dans le cas particulier qui nous occupe, l’objet est un interlocuteur dont les idées s’épa­nouissent dans sa conscience en représentations auditives, pour se matérialiser ensuite en mots prononcés. Il faudra donc, si nous sommes dans le vrai, que l’auditeur se place d’emblée parmi des idées correspondantes, et les déve­loppe en représentations auditives qui recouvriront les sons bruts perçus en s’emboîtant elles-mêmes dans le schème moteur. Suivre un calcul, c’est le refaire pour son propre compte. Comprendre la parole d’autrui consisterait de même à reconstituer intelligemment, c’est-à-dire en partant des idées, la continuité des sons que l’oreille perçoit. Et plus généralement, faire attention, reconnaître avec intelligence, interpréter, se confondraient en une seule et même opération par laquelle l’esprit, ayant fixé son niveau, ayant choisi en lui-même, par rapport aux perceptions brutes, le point symétrique de leur cause plus ou moins prochaine, laisserait couler vers elles les souvenirs qui vont les recouvrir.

Hâtons-nous de le dire, ce n’est point ainsi qu’on envisage ordinairement les choses. Nos habitudes associationnistes sont là, en vertu desquelles nous nous représentons des sons qui évoqueraient par contiguïté des souvenirs auditifs, et les souvenirs auditifs des idées. Puis il y a les lésions cérébrales, qui semblent entraîner la disparition des souvenirs : plus particulièrement, dans le cas qui nous occupe, on pourra invoquer les lésions caractéristiques de la surdité verbale corticale. Ainsi l’observation psychologique et les faits clini­ques semblent s’accorder. Il y aurait, sous forme de modifications physico-chimiques des cellules par exemple, des représentations auditives assoupies dans l’écorce : un ébranlement venu du dehors les réveille, et par nu processus intra-cérébral, peut-être par des mouvements transcorticaux qui vont chercher les représentations complémentaires, elles évoquent des idées.

Qu’on réfléchisse pourtant aux étranges conséquences d’une hypothèse de ce genre. L’image auditive d’un mot n’est pas un objet aux contours définiti­vement arrêtés, car le même mot, prononcé par des voix différentes ou par la même voix à différentes hauteurs, donne des sous différents. Il y aura donc autant de souvenirs auditifs d’un mot qu’il y a de hauteurs de son et de timbres de voix. Toutes ces images s’entasseront-elles dans le cerveau, ou, si le cer­veau choisit, quelle est celle qu’il préférera ? Admettons pourtant qu’il ait ses raisons pour en choisir une : comment ce même mot, prononcé par une nouvelle personne, ira-t-il rejoindre un souvenir dont il diffère ? Notons en effet que ce souvenir est, par hypothèse, chose inerte et passive, incapable par conséquent de saisir sous des différences extérieures une similitude interne. On nous parle de l’image auditive du mot comme si c’était une entité ou un genre : ce genre existe, sans aucun doute, pour une mémoire active qui sché­matise la ressemblance des sons complexes ; mais pour un cerveau qui n’enregistre et ne peut enregistrer que la matérialité des sons perçus, il y aura du même mot mille et mille images distinctes. Prononcé par une nouvelle voix, il constituera une image nouvelle qui s’ajoutera purement et simplement aux autres.

Mais voici qui est non moins embarrassant. Un mot n’a d’individualité pour nous que du jour où nos maîtres nous ont enseigné à l’abstraire. Ce ne sont pas des mots que nous apprenons d’abord à prononcer, mais des phrases. Un mot s’anastomose toujours avec ceux qui l’accompagnent, et selon l’allure et le mouvement de la phrase dont il fait partie intégrante, il prend des aspects différents : telle, chaque note d’un thème mélodique reflète vaguement le thème tout entier. Admettons donc qu’il y ait des souvenirs auditifs modèles, figurés par certains dispositifs intra-cérébraux, et attendant au passage les impressions sonores : ces impressions passeront sans être reconnues. Où est en effet la commune mesure, où est le point de contact entre l’image sèche, inerte, isolée, et la réalité vivante du mot qui s’organise avec la phrase ? Je com­prends fort bien ce commencement de reconnaissance automatique qui consis­terait, comme on l’a vu plus haut, à souligner les principales articulations de cette phrase, à en adopter ainsi le mouvement. Mais à moins de supposer à tous les hommes des voix identiques prononçant dans le même ton les mêmes phrases stéréotypées, je ne vois pas comment les mots entendus iraient rejoin­dre leurs images dans l’écorce cérébrale.

Maintenant, s’il y a véritablement des souvenirs déposés dans les cellules de l’écorce, on constatera, dans l’aphasie sensorielle par exemple, la perte irréparable de certains mots déterminés, la conservation intégrale des autres. En fait, ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Tantôt c’est la totalité des souvenirs qui disparaît, la faculté d’audition mentale étant purement et simple­ment abolie, tantôt on assiste à un affaiblissement général de cette fonction ; mais c’est ordinairement la fonction qui est diminuée, et non pas le nombre des souvenirs. Il semble que le malade n’ait plus la force de ressaisir ses souvenirs acoustiques, qu’il tourne autour de l’image verbale sans arriver à se poser sur elle. Souvent, pour lui faire retrouver un mot, il suffit qu’on le mette sur la voie, qu’on lui indique la première syllabe[53], ou simplement qu’on l’encourage[54]. Une émotion pourra produire le même effet[55]. Toutefois des cas se présentent où il semble bien que ce soient des groupes de représentations déterminées qui se sont effacés de la mémoire. Nous avons passé en revue un grand nombre de ces faits, et il nous a semblé qu’on pouvait les répartir en deux catégories absolument tranchées. Dans la première, la perte des souve­nirs est généralement brusque ; dans la seconde elle est progressive. Dans la première, les souvenirs détachés de la mémoire sont quelconques, arbitraire­ment et même capricieusement choisis : ce peuvent être certains mots, certains chiffres, ou même, souvent, tous les mots d’une langue apprise. Dans la secon­de, les mots suivent, pour disparaître, un ordre méthodique et grammatical, celui-là même qu’indique la loi de Ribot : les noms propres s’éclipsent d’abord, puis les noms communs, enfin les verbes[56]. Voilà les différences extérieures. Voici maintenant, nous semble-t-il, la différence interne. Dans les amnésies du premier genre, qui sont presque toutes consécutives à un choc violent, nous inclinerions à croire que les souvenirs apparemment abolis sont réellement présents, et non seulement présents, mais agissants. Pour prendre un exemple souvent emprunté à Winslow[57] celui du sujet qui avait oublié la lettre F, et la lettre F seulement, nous nous demandons si l’on peut faire abstraction d’une lettre déterminée partout où on la rencontre, la détacher par conséquent des mots parlés ou écrits avec lesquels elle fait corps, si on ne l’a pas d’abord implicitement reconnue. Dans un autre cas cité par le même auteur[58], le sujet avait oublié des langues qu’il avait apprises et aussi des poèmes qu’il avait écrits. S’étant remis à composer, il refit à peu près les mêmes vers. On assiste d’ailleurs souvent, en pareil cas, à une restauration intégrale des souvenirs disparus. Sans vouloir nous prononcer trop catégoriquement sur une question de ce genre, nous ne pouvons nous empêcher de trouver une analogie entre ces phénomènes et les scissions de la personnalité que M. Pierre Janet a décrites[59] : tel d’entre eux ressemble étonnamment à ces « hallucinations néga­tives » et « suggestions avec point de repère » qu’ induisent les hypnotiseurs[60]. — Tout autres sont les aphasies du second genre, les aphasies véritables. Elles tiennent, comme nous essaierons de le montrer tout à l’heure, à la diminution progressive d’une fonction bien localisée, la faculté d’actualiser les souvenirs de mots. Comment expliquer que l’amnésie suive ici une marche méthodique, commençant par les noms propres et finissant par les verbes ? On n’en verrait guère le moyen, si les images verbales étaient véritablement déposées dans les cellules de l’écorce : ne serait-il pas étrange, en effet, que la maladie entamât toujours ces cellules dans le même ordre[61] ? Mais le fait s’éclaircira si l’on admet avec nous que les souvenirs, pour s’actualiser, ont besoin d’un adjuvant moteur, et qu’ils exigent, pour être rappelés, une espèce d’attitude mentale insérée elle-même dans une attitude corporelle. Alors les verbes, dont l’essen­ce est d’exprimer des actions imitables, sont précisément les mots qu’un effort corporel nous permettra de ressaisir quand la fonction du langage sera près de nous échapper : au contraire les noms propres, étant, de tous les mots, les plus éloignés de ces actions impersonnelles que notre corps peut esquisser, sont ceux qu’un affaiblissement de la fonction atteindrait d’abord. Notons ce fait singulier qu’un aphasique, devenu régulièrement incapable de jamais retrouver le substantif qu’il cherche, le remplacera par une périphrase approprié e où entreront d’autres substantifs[62], et parfois le substantif rebelle lui-même : ne pouvant penser le mot juste, il a pensé l’action correspondante, et cette attitude a déterminé la direction générale d’un mouvement d’où la phrase est sortie. C’est ainsi qu’il nous arrive, ayant retenu l’initiale d’un nom oublié, de retrou­ver le nom à force de prononcer l’initiale[63]. — Ainsi, dans les faits du second genre, c’est la fonction qui est atteinte dans son ensemble, et dans ceux du premier genre l’oubli, plus net en apparence, ne doit jamais être définitif en réalité. Pas plus dans un cas que dans l’autre, nous ne trouvons des souvenirs localisés dans des cellules déterminées de la substance cérébrale, et qu’une destruction de ces cellules abolirait.

Mais interrogeons notre conscience. Demandons-lui ce qui se passe quand nous écoutons la parole d’autrui avec l’idée de la comprendre. Attendons-nous, passifs, que les impressions aillent chercher leurs images ? Ne sentons-nous pas plutôt que nous nous plaçons dans une certaine disposition, variable avec l’interlocuteur, variable avec la langue qu’il parle, avec le genre d’idées qu’il exprime et surtout avec le mouvement général de sa phrase, comme si nous commencions par régler le ton de notre travail intellectuel ? Le schème moteur, soulignant ses intonations, suivant, de détour en détour, la courbe de sa pensée, montre à notre pensée le chemin. Il est le récipient vide, détermi­nant, par sa forme, la forme où tend la masse fluide qui s’y précipite.

Mais on hésitera à comprendre ainsi le mécanisme de l’interpré tation, à cause de l’invincible tendance qui nous porte à penser, en toute occasion, des choses plutôt que des progrès. Nous avons dit que nous partions de l’idée, et que nous la développions en souvenirs-images auditifs, capables de s’insérer dans le schème moteur pour recouvrir les sons entendus. Il y a là un progrès continu par lequel la nébulosité de l’idée se condense en images auditives distinctes, qui, fluides encore, vont se solidifier enfin dans leur coalescence avec les sons matériellement perçus. À aucun moment on ne peut dire avec précision que l’idée ou que l’image-souvenir finit, que l’image-souvenir ou que la sensation commence. Et, de fait, où est la ligne de démarcation entre la confusion des sons perçus en masse et la clarté que les images auditives remé­morées y ajoutent, entre la discontinuité de ces images remémorées elles-mêmes et la continuité de l’idée originelle qu’elles dissocient et réfractent en mots distincts ? Mais la pensée scientifique, analysant cette série ininterrom­pue de changements et cédant à un irrésistible besoin de figuration symboli­que, arrête et solidifie en choses achevées les principales phases de cette évolution. Elle érige les sons bruts entendus en mots séparés et complets, puis les images auditives remémorées en entités indépendantes de l’idée qu’elles développent : ces trois termes, perception brute, image auditive et idée, vont ainsi former des touts distincts dont chacun se suffira à lui-même. Et tandis que, pour s’en tenir à l’expérience pure, c’est de l’idée qu’il eût fallu nécessai­rement partir puisque les souvenirs auditifs lui doivent leur soudure et que les sons bruts à leur tour ne se complètent que par les souvenirs, on ne voit pas d’inconvénient, quand on a arbitrairement complété le son brut et arbitrai­rement aussi soudé ensemble les souvenirs, à renverser l’ordre naturel des choses, à affirmer que nous allons de la perception aux souvenirs et des souvenirs à l’idée. Pourtant il faudra bien rétablir, sous une forme ou sous une autre, à un moment ou à un autre, la continuité rompue des trois termes. On supposera donc que ces trois termes, logés dans des portions distinctes du bulbe et de l’écorce, entretiennent entre eux des communications, les percep­tions allant réveiller les souvenirs auditifs, et les souvenirs à leur tour des idées. Comme on a solidifié en termes indépendants les phases principales du développement, on matérialise maintenant en lignes de communication ou en mouvements d’impulsion le développement lui-même. Mais ce n’est pas impu­nément qu’on aura ainsi interverti l’ordre véritable, et, par une consé­quence nécessaire, introduit dans chaque terme de la série des éléments qui ne se réalisent qu’après lui. Ce n’est pas impunément non plus qu’on aura figé en termes distincts et indépendants la continuité d’un progrès indivisé. Ce mode de représentation suffira peut-être tant qu’on le limitera strictement aux faits qui ont servi à l’inventer : mais chaque fait nouveau forcera à compliquer la figure, à intercaler le long du mouvement des stations nouvelles, sans que jamais ces stations juxtaposées arrivent à reconstituer le mouvement lui-même.

Rien de plus instructif, à cet égard, que l’histoire des « schémas » de l’aphasie sensorielle. Dans une première période, marquée par les travaux de Charcot[64], de Broadbent[65], de Kussmaul[66], de Lichtheim[67], on s’en tient en effet à l’ hypothèse d’un « centre idéationnel », relié, par des voies transcorticales, aux divers centres de la parole. Mais ce centre des idées s’est bien vite dissous à l’analyse. Tandis, en effet, que la physiologie cérébrale trouvait de mieux en mieux à localiser des sensations et des mouvements, jamais des idées, la diversité des aphasies sensorielles obligeait les cliniciens à dissocier le centre intellectuel en centres imaginatifs de multiplicité croissante, centre des repré­sentations visuelles, centre des représentations tactiles, centre des représen­tations auditives, etc., — bien plus, à scinder parfois en deux voies différentes, l’une ascendante et l’autre descendante, le chemin qui les ferait communiquer deux à deux[68]. Tel fut le trait caractéristique des schémas de la période ultérieure, ceux de Wysman[69], de Moeli[70], de Freud[71], etc. Ainsi la théorie se compliquait de plus en plus, sans arriver pourtant à étreindre la complexité du réel. Bien plus, à mesure que les schémas devenaient plus compliqués, ils figuraient et laissaient supposer la possibilité de lésions qui, pour être plus diverses sans doute, devaient être d’autant plus spéciales et plus simples, la complication du schéma tenant précisément à la dissociation de centres qu’on avait d’ abord confondus. Or, l’expérience était loin de donner raison ici à la théorie, puisqu’elle montrait presque toujours, partiellement et diversement réunies, plusieurs de ces lésions psychologiques simples que la théorie isolait. La complication des théories de l’aphasie se détruisant ainsi elle-même, faut-il s’étonner de voir la pathologie actuelle, de plus en plus sceptique à l’égard des schémas, revenir purement et simplement à la description des faits[72] ?

Mais comment pouvait-il en être autrement ? On croirait, à entendre certains théoriciens de l’aphasie sensorielle, qu’ils n’ont jamais considéré de près la structure d’une phrase. Ils raisonnent comme si une phrase se compo­sait de noms qui vont évoquer des images de choses. Que deviennent ces diverses parties du discours dont le rôle est justement d’établir entre les images des rapports et des nuances de tout genre ? Dira-t-on que chacun de ces mots exprime et évoque lui-même une image matérielle, plus confuse sans doute, mais déterminée ? Qu’on songe alors à la multitude de rapports diffé­rents que le même mot peut exprimer selon la place qu’il occupe et les termes qu’il unit ! Alléguerez-vous que ce sont là des raffinements d’une langue déjà très perfectionnée, et qu’un langage est possible avec des noms concrets destinés à faire surgir des images de choses ? Je l’accorde sans peine ; mais plus la langue que vous me parlerez sera primitive et dépourvue de termes exprimant des rapports, plus vous devrez faire de place à l’activité de mon esprit, puisque vous le forcez à rétablir les rapports que vous n’exprimez pas : c’est dire que vous abandonnerez de plus en plus l’hypothè se d’après laquelle chaque image irait décrocher son idée. À vrai dire, il n’y a jamais là qu’une question de degré : raffinée ou grossière, une langue sous-entend beaucoup plus de choses qu’elle n’en peut exprimer. Essentiellement discontinue, puis­qu’elle procède par mots juxtaposés, la parole ne fait que jalonner de loin en loin les principales étapes du mouvement de la pensée. C’est pourquoi je comprendrai votre parole si je pars d’une pensée analogue à la vôtre pour en suivre les sinuosités à l’aide d’images verbales destinées, comme autant d’écri­teaux, à me montrer de temps en temps le chemin. Mais je ne la comprendrai jamais si je pars des images verbales elles-mêmes, parce que entre deux images verbales consécutives il y a un intervalle que toutes les représentations concrètes n’arriveraient pas à combler. Les images ne seront jamais en effet que des choses, et la pensée est un mouvement.

C’est donc en vain qu’on traite images-souvenirs et idées comme des choses toutes faites, auxquelles on assigne ensuite pour demeure des centres problématiques. On a beau déguiser l’hypothèse sous un langage emprunté à l’anatomie et à la physiologie, elle n’est point autre chose que la conception associationniste de la vie de l’esprit ; elle n’a pour elle que la tendance cons­tante de l’intelligence discursive à découper tout progrès en phases et à solidi­fier ensuite ces phases en choses ; et comme elle est née, a priori, d’une espèce de préjugé métaphysique, elle n’a ni l’avantage de suivre le mouvement de la conscience ni celui de simplifier l’explication des faite. Mais nous devons poursuivre cette illusion jusqu’au point précis où elle aboutit à une contra­diction manifeste. Les idées, disionsnous, les purs souvenirs, appelés du fond de la mémoire, se développent en souvenirs-images de plus en plus capables de s’insérer dans le schème moteur. À mesure que ces souvenirs prennent la forme d’une représentation plus complète, plus concrète et plus consciente, ils tendent davantage à se confondre avec la perception qui les attire ou dont ils adoptent le cadre. Donc il n’y a pas, il ne peut y avoir dans le cerveau une région où les souvenirs se figent et s’accumulent. La prétendue destruction des souvenirs par les lésions cérébrales n’est qu’une interruption du progrès conti­nu par lequel le souvenir s’actualise. Et par conséquent, si l’on veut à toute force localiser les souvenirs auditifs des mots, par exemple, en un point déterminé du cerveau, on sera amené par des raisons d’égale valeur à distin­guer ce centre imaginatif du centre perceptif ou à confondre les deux centres ensemble. Or, c’est précisément ce que l’expérience vérifie.

Notons en effet la singulière contradiction où cette théorie est conduite par l’analyse psychologique, d’une part, par les faits pathologiques de l’autre. D’un côté, semble-t-il, si la perception une fois accomplie demeure dans le cerveau à l’état de souvenir emmagasiné, ce ne peut être que comme une disposition acquise des éléments mêmes que la perception a impressionnés : comment, à quel moment précis, irait-elle en chercher d’autres ? Et c’est en effet à cette solution naturelle que s’arrêtent Bain[73] et Ribot[74]. Mais d’autre part la patho­logie est là, qui nous avertit que la totalité des souvenirs d’un certain genre peut nous échapper alors que la faculté correspondante de percevoir demeure intacte. La cécité psychique n’empêche pas de voir, pas plus que la surdité psychique d’entendre. Plus particulièrement, en ce qui concerne la perte des souvenirs auditifs de mots, — la seule qui nous occupe, — il y a des faits nom­breux qui la montrent régulièrement associée à une lésion destructive de la première et de la deuxième circonvolutions temporo-sphénoïdales gauches[75], sans qu’on connaisse un seul cas où cette lésion ait provoqué la surdité proprement dite : on a même pu la produire expérimentalement sur le singe sans déterminer chez lui autre chose que de la surdité psychique, c’est-à-dire une impuissance à interpréter les sous qu’il continue d’entendre[76]. Il faudra donc assigner à la perception et au souvenir des éléments nerveux distincts. Mais cette hypothèse aura alors contre elle l’observation psychologique la plus élémentaire ; car nous voyons qu’un souvenir, à mesure qu’il devient plus clair et plus intense, tend à se faire perception, sans qu’il y ait de moment précis où une transformation radicale s’opère et où l’on puisse dire, par conséquent, qu’il se transporte des éléments imaginatifs aux éléments sensoriels. Ainsi ces deux hypothèses contraires, la première qui identifie les éléments de perception avec les éléments de mémoire, la seconde qui les distingue, sont de telle nature que chacune des deux renvoie à l’autre sans qu’on puisse se tenir à aucune d’elles.

Comment en serait-il autrement ? Ici encore on envisage perception dis­tincte et souvenir-image à l’état statique, comme des choses dont la première serait déjà complète sans la seconde, au lieu de considérer le progrès dynamique par lequel l’une devient l’autre.

D’un côté, en effet, la perception complète ne se définit et ne se distingue que par sa coalescence avec une image-souvenir que nous lançons au-devant d’elle. L’attention est à ce prix, et sans l’attention il n’y a qu’une juxtaposition passive de sensations accompagnées d’une réaction machinale. Mais d’autre part, comme nous le montrerons plus loin, l’image-souvenir elle-même, rédui­te à l’état de souvenir pur, resterait inefficace. Virtuel, ce souvenir ne peut devenir actuel que par la perception qui l’attire. Impuissant, il emprunte sa vie et sa force à la sensation présente où il se matérialise. Cela ne revient-il pas à dire que la perception distincte est provoquée par deux courants de sens con­traires, dont l’un, centripète, vient de l’objet extérieur, et dont l’autre, centri­fuge, a pour point de départ ce que nous appelons le « souvenir pur » ? Le premier courant, tout seul, ne donnerait qu’une perception passive avec les réactions machinales qui l’accompagnent. Le second, laissé à lui-même, tend à donner un souvenir actualisé, de plus en plus actuel à mesure que le courant s’accentuerait. Réunis, ces deux courants forment, au point où ils se rejoi­gnent, la perception distincte et reconnue.

Voilà ce que dit l’observation intérieure. Mais nous n’avons pas le droit de nous arrêter là. Certes, le danger est grand de s’aventurer, sans lumière suffi­sante, au milieu des obscures questions de localisation cérébrale. Mais nous avons dit que la séparation de la perception complète et de l’image-souvenir mettait l’observation clinique aux prises avec l’analyse psychologique et qu’il résultait de là, pour la doctrine de la localisation des souvenirs, une antinomie grave. Nous sommes tenus de chercher ce que deviennent les faits connus, quand on cesse de considérer le cerveau comme dépositaire de souvenirs[77].

Admettons un instant, pour simplifier l’exposition, que des excitations venues du dehors donnent naissance, soit dans l’écorce cérébrale soit dans d’autres centres, à des sensations élémentaires. Nous n’avons toujours là que des sensations élémentaires. Or, en fait, chaque perception enveloppe un nombre considérable de ces sensations, toutes coexistantes, et disposées dans un ordre déterminé. D’où vient cet ordre, et qu’est-ce qui assure cette coexis­tence ? Dans le cas d’un objet matériel présent, la réponse n’est pas douteuse : ordre et coexistence viennent d’un organe des sens, impressionné par un objet extérieur. Cet organe est précisément construit en vue de permettre à une pluralité d’excitations simultanées de l’impressionner d’une certaine manière et dans un certain ordre en se distribuant, toutes à la fois, sur des parties choisies de sa surface. C’est donc un immense clavier, sur lequel l’objet extérieur exécute tout d’un coup son accord aux mille notes, provoquant ainsi, dans un ordre déterminé et en un seul moment, une énorme multitude de sensations élémentaires correspondant à tous les points intéressés du centre sensoriel. Maintenant, supprimez l’objet extérieur, ou l’organe des sens, ou l’un et l’autre : les mêmes sensations élémentaires peuvent être excitées, car les mêmes cordes sont là, prêtes à résonner de la même manière ; mais où est le clavier qui permettra d’en attaquer mille et mille à la fois et de réunir tant de notes simples dans le même accord ? À notre sens, la « région des images », si elle existe, ne peut être qu’un clavier de ce genre. Certes, il n’y aurait rien d’inconcevable à ce qu’une cause purement psychique actionnât directement toutes les cordes intéressées. Mais dans le cas de l’audition mentale, — le seul qui nous occupe, — la localisation de la fonction paraît certaine puisqu’une lésion déterminée du lobe temporal l’abolit, et d’autre part nous avons exposé les raisons qui font que nous ne saurions admettre ni même concevoir des résidus d’images déposés dans une région de la substance cérébrale. Une seule hypothèse reste donc plausible, c’est que cette région occupe, par rapport au centre de l’audition même, la place symétrique de l’organe des sens, qui est ici l’oreille : ce serait une oreille mentale.

Mais alors, la contradiction signalée se dissipe. On comprend, d’une part, que l’image auditive remémorée mette en branle les mêmes éléments nerveux que la perception première, et que le souvenir se transforme ainsi graduelle­ment en perception. Et l’on comprend aussi, d’autre part, que la faculté de se remémorer des sons complexes, tels que les mots, puisse intéresser d’autres parties de la substance nerveuse que la faculté de les percevoir : c’est pourquoi l’audition réelle survit, dans la surdité psychique, à l’audition mentale. Les cordes sont encore là, et sous l’influence des sons extérieurs elles vibrent encore ; c’est le clavier intérieur qui manque.

En d’autres termes enfin, les centres où naissent les sensations élémen­taires peuvent être actionnés, en quelque sorte, de deux côtés différents, par devant et par derrière. Par devant ils reçoivent les impressions des organes des sens et par conséquent d’un objet réel ; par derrière ils subissent, d’intermé­diaire en intermédiaire, l’influence d’un objet virtuel. Les centres d’images, s’ils existent, ne peuvent être que les organes symétriques des organes des sens par rapport à ces centres sensoriels. Ils ne sont pas plus dépositaires des souvenirs purs, c’est-à-dire des objets virtuels, que les organes des sens ne sont dépositaires des objets réels.

Ajoutons que c’est là une traduction, infiniment abrégée, de ce qui peut se passer en réalité. Les diverses aphasies sensorielles prouvent assez que l’évocation d’une image auditive n’est pas un acte simple. Entre l’intention, qui serait ce que nous appelons le souvenir pur, et l’image-souvenir auditive pro­prement dite, viennent s’intercaler le plus souvent des souvenirs intermé­diaires, qui doivent d’abord se réaliser en imagessouvenirs dans des centres plus ou moins éloignés. C’est alors par degrés successifs que l’idée arrive à prendre corps dans cette image particulière qui est l’image verbale. Par là, l’audition mentale peut être subordonnée à l’intégrité des divers centres et des voies qui y conduisent. Mais ces complications ne changent rien au fond des choses. Quels que soient le nombre et la nature des termes interposés, nous n’allons pas de la perception à l’idée, mais de l’idée à la perception, et le processus caractéristique de la reconnaissance n’est pas centripète, mais centrifuge.

Resterait à savoir, il est vrai, comment des excitations émanant du dedans peuvent donner naissance, par leur action sur l’écorce cérébrale ou sur d’autres centres, à des sensations. Et il est bien évident qu’il n’y a là qu’une manière commode de s’exprimer. Le souvenir pur, à mesure qu’il s’actualise, tend à provoquer dans le corps toutes les sensations correspondantes. Mais ces sensations virtuelles elles-mêmes, pour devenir réelles, doivent tendre à faire agir le corps, à lui imprimer les mouvements et attitudes dont elles sont l’antécédent habituel. Les ébranlements des centres dits sensoriels, ébranle­ments qui précèdent d’ordinaire des mouvements accomplis ou esquissés par le corps et qui ont même pour rôle normal de les préparer en les commençant, sont donc moins la cause réelle de la sensation que la marque de sa puissance et la condition de son efficacité. Le progrès par lequel l’image virtuelle se réalise n’est pas autre chose que la série d’étapes par lesquelles cette image arrive à obtenir du corps des démarches utiles. L’excitation des centres dits sensoriels est la dernière de ces étapes ; c’est le prélude à une réaction motrice, le commencement d’une action dans l’espace. En d’autres termes, l’image virtuelle évolue vers la sensation virtuelle, et la sensation virtuelle vers le mouvement réel : ce mouvement, en se réalisant, réalise à la fois la sensation dont il serait le prolongement naturel et l’image qui a voulu faire corps avec la sensation. Nous allons approfondir ces états virtuels, et, en pénétrant plus avant dans le mécanisme intérieur des actions psychiques et psychophysiques, montrer par quel progrès continu le passé tend à reconquérir son influence perdue en s’actualisant.


  1. ROBERTSON, Reflex Speech (journal of mental Science, avril 1888). Cf. l’article de Ch. FÉRÉ, Le langage réflexe (Revue philosophique, janvier 1896).
  2. OPPENHEIM, Ueber das Verhalten der musikalischen Ausdrucksbewegungen bel Aphatischen (Charité Annalen, XIII, 1888, p. 348 et suiv.).
  3. Ibid., p. 365.
  4. Voir, au sujet de ce sentiment d’erreur, l’article de MÜLLER et SCHUMANN, Experimentelle Belträge zur Untersuchung des Gedächtnisses (Zeifschr. t. Psyeh. u. Phys. der Sinnesorgane, déc.. 1893, p. 305).
  5. W. G. SMITH, The relation of attention to memory. (Mind, janvier 1894).
  6. « According to one observer, the basis was a Gesammivorstellung a sort of all embracing complex idea in which the parts have an indefinitely felt unity » (SMITH, article cité, p. 73).
  7. Ne serait-ce pas quelque chose du même genre qui se passe dans cette affection que les auteurs allemands ont appelée dyslexie ? Le malade lit correctement les premiers mots d’une phrase, puis s’arrête brusquement, incapable de continuer, comme si les mouve­ments d’articulation avaient Inhibé les souvenirs. Voir, au sujet de la dyslexie : BERLIN, Eine besondere Art der Wortblindheit (Dyslexie), Wiesbaden, 1887, et SOMMER, Die Dyslexie als funetionnelle Störung (Arch. f. Psychiatrie, 1893). Nous rapprocherions encore de ces phénomènes les cas si singuliers de surdité verbale ou le malade comprend la parole d’autrui, mais ne comprend plus la sienne. (Voir les exemples cités par BATEMAN, On Aphasia, p. 200 ; par BERNARD, De l’aphasie, Paris, 1889, pp. 143 et 144 ; et par BROADBENT, A case of peculiar affection of speech, Brain, 1878-1879, p. 484 et suiv.)
  8. MORTIMER GRANVILLE, Ways of remembering (Lancet, 27 sept.1879, p. 458).
  9. KAY, Memory and how to improve it, New York, 1888.
  10. Voir l’exposé systématique de cette thèse, avec expériences à l’appui, dans les articles de LEHMANNN, Ueber Wiedererkennen (Philos. Studien de WUNDT, t. v, p. 96 et suiv., et t. VII, p. 169 et suiv.).
  11. PILLON, La formation des idées abstraites et générales (Crit. Philos., 1885, t. 1, p. 208 et suiv.). — Cf. WARD, Assimilation and Association (Mind, juillet 1893 et octobre 1894).
  12. BROCHARD, La loi de similarité, Revue philosophique, 1880, t. IX, p. 258, E. RABIER se rallie à cette opinion dans ses Leçons de philosophie, t. 1, Psychologie, pp. 187-192.
  13. PILLON, article cité, p. 207. — Cf. Jarnes SULLY, The human Mind, London, 1892, t. I, p. 331.
  14. HÖFFDING, UeberWiedererkennen, Association und psychische Activität (Viertelfahrsschrift f. wissenschaftliche Philosophie, 1889, p. 433).
  15. MUNK, Ueber die Functionen der Grosshirnrinde, Berlin, 1881, p. 108 et suiv.
  16. Die Seelenblindheit ais Herderscheinung, Wiesbaden, 1887, p. 56.
  17. Ein Beitrag zur Kenntniss der Seelenblindheit : (Arch. f.. Psychiatrie, t. XXIV, 1892).
  18. Ein Fall von Seelenblindheit (Arch. f. Psychiatrie, 1889).
  19. Relaté par BERNARD, Un cas de suppression brusque et isolée de la vision mentale (Progrès médical, 21 juillet 1883).
  20. KUSSMAUL, Les troubles de la parole, Paris, 1884, p. 233 ; — Allen STARR, Apraxia and Aphasia (Medical Record, 27 octobre 1888). — Cf. LAQUER, Zur Localisation der sensorischen Aphasie (Neurolog Centralblatt, 15 juin 1888), et DODDS, On some central affections of vision (Brain, 1885).
  21. Les mouvements et leur importance psychologique (Revue philosophique, 1879, t. VIII, p. 371 et suiv.). — Cf. Psychologie de l’attention, Paris, 1889, p. 75 (Félix Alcan, éditeur).
  22. Physiologie de l’esprit, Paris, 1879, p. 207 et suivantes.
  23. Dans un des plus ingénieux chapitres de sa Psychologie (Paris, 1893, t.I, p. 242) A. FOUILLÉE a dit que le sentiment de la familiarité était fait, en grande partie, de la diminution du choc intérieur qui constitue la surprise.
  24. Article cité, Arch. f. Psychiatrie, 1889-90, p. 224. Cf. WILBRAND, op. cit., p. 140, et BERNHARDT, Eigenthumlicher Fall von Hirnerkrankung (Berliner klinische Wochenschrift, 1877, p. 581).
  25. Article cité, Arch. f. Psychiatrie, t. XXIV, p. 898.
  26. Article cité, Arch. f. Psychiatrie, 1889-90, p. 233.
  27. MARILLIER, Remarques sur le mécanisme de l’attention (Revue philosophique, 1889, t. XXVII). — Cf. WARD, art. Psychology de I’Encyclop. Britannica, et BRADLEY, Is there a special activity of Attention ? (Mind, 1886, t. XI, p. 305).
  28. HAMILTON, Lectures on Metaphysics, t. I, p. 247.
  29. WUNDT, Psychologie physiologique, t. Il, p. 231 et suiv. (F. Alcan, éd.).
  30. MAUDSLEY, Physiologie de l’esprit, p. 300 et suiv. — Cf. BASTIAN Les processus nerveux dans l’attention (Revue philosophique, t. XXXIII, p. 360 et suiv.).
  31. W. JAMES, Principles ol Psychology, vol. I, p. 441.
  32. Psychologie de l’attention, Parts, 1889 (Félix Alcan, éditeur).
  33. MARILLIER, art. Cité. Cf. J. SULLY, The psycho-physical process in attention (Brain, 1890, p. 154).
  34. N. LANGE, Beltr. zut Theorie der sinnlichen Aufmerksamkeit (Philos. Studien de WUNDT, t. VII, pp. 390-422).
  35. Beitr. zur experimentellen Psychologie, Heft 4, p. 15 et suiv.
  36. Grundriss der Psychologie, Leipzig, 1893, p. 185.
  37. Zur Physiologie und Pathologie des Lesens (Zeitschr. f. klinische Medicin, 1893). Cf. MCKEEN CATTELL, Ueber die Zeit der Erkennung von Schriftzeichen (Philos. studien, 1885-86).
  38. Ueber Aphasie und ihre Beziehungen zur Wahrnehmung (Arch. f. Psychiairie, 1885, t. XVI).
  39. LICHTHEIM, On Aphasia (Brain, janv. 1885, p. 447).
  40. Ibid., p. 454.
  41. BASTIAN, On different kinds of Aphasia (British Medical Journal, oct. et nov. 1887, p. 935).
  42. ROMBERG, Lehrbuch der Nervenkrankheiten, 1853, t. II.
  43. Cité par BATEMAN, On Aphasia, London, 1890, p. 79. —Cf. MARCÉ, Mémoire sur quelques observations de physiologie pathologique (Mém. de la Soc. de Biologie, 2e série, t. III, p. 102).
  44. WINSLOW, On obscure diseases of the Brain, London, 1861, p. 505.
  45. KUSSMAUL, Les troubles de la parole, Paris, 1884, p. 69 et suiv.
  46. ARNAUD, Contribution à l’étude clinique de la surdité verbale ( Arch. de Neurologie, 1886, p. 192). — SPAMER, Ueber Asymbolle (Arch. f. Psychiatrie, 1. VI, pp. 507 et 524).
  47. Voir en particulier : P. SÉRIEUX, Sur un cas de surdité verbale pure (Revue de médecine, 1893, p. 733 et suiv.) ; LICHTHEIM, art. cité, p. 461, et ARNAUD, Contrib. à l’étude de la surdité verbale (2e article), Arch. de Neurologie, 1886, p. 366.
  48. ADLER, Beitrag zur Kenntniss der seltneren Formen von sensorischer Aphasie Neurol. Centralblatt, 1891, pp. 296 et 297).
  49. BERNARD, De l’aphasie, Paris, 1889, p. 143.
  50. BALLET, Le langage intérieur, Paris, 1888, p. 85 (Félix Alcan, éditeur).
  51. Voir les trois cas cités par ARNAUD dans les Archives de Neurologie, 1886, p. 366 et suiv. (Contrib. clinique à l’étude de la surdité verbale, 2e article). — Cf. le cas de SCHMIDT, Gehörs— und Sprachstörung in Folge von Apoplexie (Allg. Zeitschr. f. Psychiatrie, 1871, t. XXVII, p. 304).
  52. STRICKER, Du langage et de la musique, Paris, 1885.
  53. BERNARD, op. cit., pp. 172 et 179. Cf. BABILÉE, Les troubles de la mémoire dans l’alcoolisme, Paris, 1886 (thèse de médecine), p. 44.
  54. RIEGER, Beschreibung der Intelligenzstörungen in Folge einer Hirnverletzung, Würzburg, 1889, p. 35.
  55. WERNICKE, Der aphasische Symptomencomplex, Breslau, 1874, p. 39. — Cf. VALENTIN, Sur un cas d’aphasie d’origine traumatique (Rev. médicale de l’Est, 1880, p. 171).
  56. RIBOT, Les maladies de la mémoire, Paris, 1881, p. 131 et suivantes. (Félix Alcan, éditeur.)
  57. WINSLOW, On obscure Diseases of the Brain, London, 1861.
  58. Ibid., p. 372.
  59. Pierre JANET, État mental des hystériques, Paris, 1894, II, p. 263 et suiv.- Cf., du même auteur, L’automatisme psychologique, Paris, 1889.
  60. Voir le cas de Grashey, étudié à nouveau par Sommer, et que celui-ci déclare inexpli­cable dans l’état actuel des théories de l’aphasie. Dans cet exemple, les mouvements exécutés par le sujet ont tout l’air d’être des signaux adressés à une mémoire Indépen­dante. (SOMMER, Zur Psychologie der Spraehe, Zeitschr. f. Psycholé. u. Physiol. der Sinnesorgane, t. II, 1891, p. 143 et suiv. —Cf. la communication de SOMMER au Congrès des aliénistes allemands, Arch. de Neurologie, t. XXIV, 1892.)
  61. WUNDT, Psychologie physiologique, t. 1. p. 239.
  62. BERNARD, De raphasie, Parts, 1889, pp. 171 et 174.
  63. Graves cite le cas d’un malade qui avait oublié tous les noms, mais se souvenait de leur initiale, et arrivait par elle à les retrouver. (Cité par BERNARD, De l’aphasie, p. 179.)
  64. BERNARD, De l’aphasie, p. 37.
  65. BROADBENT, A case of pecullar affection of speech (Brain, 1879, p. 494).
  66. KUSSMAUL, Les troubles de la parole, Paris, 1884, p. 234.
  67. LICHTHEIM, On Aphasia (Brain, 1885). Il faut remarquer pourtant que Wernicke, le premier qui ait étudié systématiquement l’aphasie sensorielle, se passait d’un centre de concepts. (Der aphasische Symptomencomplez, Breslau, 1874.)
  68. BASTIAN, On different kinds of Aphasla (British Medical Journal, 1887). — Cf. l’explication (indiquée seulement comme possible) de l’aphasie optique par BERNHEIM : De la cécité psychique des choses (Revue de Médecine, 1885).
  69. WYSMAN, Aphasie und verwandte Zustände (Deutsches Archiv für klinische Medicin, 1890). — Magnan était d’ailleurs entré déjà dans cette vole, comme l’indique le schéma de SKWORTZOFF, De la cécité des mots (Th. de méd., 1881, pl. I).
  70. MŒLI, Ueber Aphasie bel Wahrnehrnung der Gegenstände durch das Gesieh (Berliner klinische Wochenschrift, 28 avril 1890).
  71. FREUD, Zur Auffassunq der Aphasien, Leipzig, 1891.
  72. SOMMER, Communication à un congrès d’aliénistes. (Arch. de Neurologie, t. XXIV, 1892.)
  73. BAIN, Les sens et l’intelligence, p. 304. — Cf. SPENCER, Principes de psychologie, t.1, p. 483.
  74. RIBOT, Les maladies de la mémoire, Paris, 1881, p. 10.
  75. Voir l’énumération des cas les plus nets dans l’article de SHAW, The sensory side of Aphasia (Brain, 1893, p. 501). —Plusieurs auteurs limitent d’ailleurs à la première circon­volution la lésion caractéristique de la perte des images verbales auditives. V. en particulier BALLET, Le langage intérieur, p. 153.
  76. LUCANI, cité par J. SOURY, Les fonctions du cerveau, Paris, 1892, p. 211.
  77. La théorie que nous esquissons Ici ressemble d’ailleurs, par un côté, à celle de Wundt. Signalons tout de suite le point commun et la différence essentielle. Avec Wundt nous estimons que la perception distincte implique une action centrifuge, et par là nous sommes conduits à supposer avec lui (quoique dans un sens un peu différent) que les centres dits imaginatifs sont plutôt des centres de groupement des impressions senso­rielles. Mais tandis que, d’après Wundt, l’action centrifuge consiste dans une « stimulation aperceptive » dont la nature n’est définissable que d’une manière générale et qui paraît correspondre à ce qu’on appelle d’ordinaire la fixation de l’attention, nous prétendons que cette action centrifuge revêt dans chaque cas une forme distincte, celle même de l’ « objet virtuel » qui tend de degré en degré à s’actualiser. De là une différence Importante dans la conception du rôle des centres. Wundt est conduit à poser : 1º un organe général d’aper­ception, occupant le lobe frontal ; 2º des centres particuliers qui, incapables sans doute d’emmagasiner des Images, conservent cependant des tendances ou dispositions à les reproduire. Nous soutenons au contraire qu’il ne peut rien rester d’une image dans la substance cérébrale, et qu’il ne saurait exister non plus un centre d’aperception, mais qu’il y a simplement, dans cette substance, des organes de perception virtuelle, Influencés par l’intention du souvenir, comme Il y a à la périphérie des organes de perception réelle, influencés par l’action de l’objet. Voir la Psychologie physiologique, t. I, pp. 242-252.)