Mathilde (Abrantès)

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Dumont (p. 279-338).




MATHILDE.





…… Lorsque je marche ainsi doucement avec toi sous ces arbres dont le feuillage est si beau, en admirant cette nature si belle qui semble sourire à notre bonheur ; lorsque je sens en moi une émotion si douce en m’appuyant sur ton bras, que quelquefois j’éprouve une faiblesse au cœur pour sentir trop vivement, alors des larmes coulent de mes yeux et viennent doucement rouler sur mes joues !… Ces larmes sont précieuses, n’est-ce pas, devant Dieu ?… car elles sont l’expression d’un bonheur comme jamais je ne croyais que l’homme pût en ressentir… Pleurer ainsi !… mais n’est-ce pas la félicité des anges ! Dis-moi si je suis insensée de comprendre la vie comme hier encore je la voulais faire accepter à cet être qui ne voit que du malheur dans l’existence ?… Je vois mes jours resplendissans d’une joie de l’âme tellement lumineuse que je crois pouvoir défier la souffrance !… Oh ! oui, je suis heureuse !… bien heureuse !… Et toi, mon ami, éprouves-tu aussi ce bonheur qui fait ainsi pleurer de joie ?

La voix qui proférait des paroles était celle d’une jeune femme qui marchait lentement, appuyée sur le bras d’un jeune homme, dans les allées d’un beau parc solitaire, dont les points de vue les forçaient à chaque pas de s’arrêter pour contempler une scène belle et riche dans ses mouvemens, et pittoresque au point de ne regretter, en admirant des tableaux aussi variés, ni la Suisse ni les Pyrénées… Le terrain avait été arrangé de manière à profiter des accidens naturels, et ceux que formaient les détours d’une petite rivière qui rencontrait dans sa course plusieurs rochers encore nus qu’on y avait laissés avaient été tellement heureux, qu’on se croyait dans une province éloignée de Paris, au milieu des Vosges, dans la belle Auvergne, ou bien encore dans les environs de Tarbes ou de Pau !… Et cependant on n’était qu’à huit lieues de Paris ; mais la solitude animée de ces beaux lieux… mais le silence de la campagne n’est troublé que par ces bruits des champs dont le son, loin d’interrompre votre rêverie, contribuerait, au contraire, à la redoubler et à la rendre si douce, qu’on ne retrouve jamais à la ville ces impressions profondes qu’on a ressenties devant le spectacle imposant des grandes œuvres de Dieu !…

La jeune femme et le jeune homme qui se promenaient dans le parc de Juliers étaient bien faits pour apprécier le spectacle qu’ils voyaient se dérouler à leurs yeux comme un magnifique panorama, du haut de la colline où était la partie la plus ombreuse du parc, et dans laquelle ils se trouvaient… Près d’eux était une cascade formée par la petite rivière dont j’ai parlé, et qui se précipitait en formant ce bruit soutenu et agréable de l’eau éprouvant une résistance… Derrière les deux jeunes gens était un bois de châtaigniers et de chênes, dont les arbres séculaires donnaient un ombrage mystérieux que quittaient avec peine deux êtres vivant de leur amour et ne voyant dans le monde que cet amour et ses joies… La jeune femme s’arrêtait quelquefois pour regarder l’homme qui la soutenait, et qui à son tour ne songeait plus à cette nature qu’ils admiraient tout-à-l’heure… Alors il la rapprochait de lui et la serrait contre sa poitrine avec une émotion qu’attestaient les battemens répétés de son cœur. Arrivés au bord d’une esplanade dominant le vallon qui était en bas du château, et qu’on allait rejoindre par la partie inférieure du parc, ils s’arrêtèrent et demeurèrent en silence à écouter le bruit doux et mesuré de la rivière, qui, maintenant sur une pente douce, coulait avec moins de fracas… Dans ce moment la lune se levait à l’horizon, et ses rayons perçaient au travers des masses de feuillage que formaient les beaux chênes et les châtaigniers du bois… Le jour était tout-à-fait tombé ; on n’entendait plus dans la vallée que ces bruits si bien en harmonie avec la campagne, l’aboiement lointain d’un chien, la voix d’un pâtre qui rentre avec le troupeau, les clochettes des vaches et des chèvres… la chanson d’une paysanne : tous ces bruits se réunissaient pour ajouter au charme d’une soirée dans la campagne… la jeune femme en fit la remarque.

— Ah ! dit le jeune homme, dont les beaux yeux noirs s’animèrent à la pensée qui venait le frapper… que je voudrais être en ce moment avec toi, Mathilde, dans la vallée de Cintra !… au même moment du coucher du soleil, lorsqu’il se plonge dans la mer, et qu’on aperçoit dans le fond du tableau cette dernière scène du jour qui complète l’enchantement de la plus belle nature !… O ma patrie !

Et le jeune homme laissa retomber sa tête sur l’épaule de Mathilde et pleura…

— Alphonse ?… s’écria Mathilde ; Alphonse, ne parle pas ainsi !… Veux-tu me faire mourir de douleur, lorsque tout-à-l’heure je me sentais mourir sous le poids de mon bonheur ?… que veux-tu ?… pourquoi pleurer ?… tu regrettes ta patrie ?… veux-tu que nous allions la retrouver ?… Dis un mot, et ma fortune sera réalisée en un jour, et dans trois nous partons pour le Portugal…

Elle poursuivit :

— Qu’importent les révolutions !… nous irons dans cette belle province de Minrho, ou bien dans les environs de Coïmbre, sur les bords du Mondego, près de cette Quinta de los Lagrime où Inès de Castro fut payée par la mort de l’amour qu’elle avait pour don Pedro… là, où elle eut le bonheur de confesser son amour. Oh ! comme j’admire et envie la félicité de ces premiers martyrs chrétiens qui donnaient leur vie pour prouver la vérité de leur croyance comme je voudrais être appelée à donner ma vie pour prouver mon amour ! Parle, mon Alphonse ; je te le répète, dis un mot et nous partons pour le Portugal !…

Alphonse ne songeait plus au Portugal… il était plongé dans une extase enivrante en écoutant ces paroles d’amour qui le transportaient dans un ciel inconnu !… Eh quoi ! dit-il d’une voix émue, tu quitterais pour moi ta patrie, ta famille, ce monde où tu es adorée, tes amis !

— Ma patrie !… elle est où tu vivras !… ma famille… je n’ai que mon père… il lui reste mon frère pour le soigner s’il avait besoin de soins… mes amis !… en est-il un seul, quelque dévoués qu’ils soient, qui puisse être ce que tu es pour moi ?… En est-il un seul qui puisse me donner une partie du bonheur que tu me donnes ?… le monde !… mais c’est une raillerie, mon ami ! le monde !… Ah ! ce n’est certes pas à lui que je sacrifierais une seule minute de ce bonheur paisible même que je goûte en ce moment près de toi… Je sens en te parlant seulement une joie de cœur que toutes celles du monde ne me rendraient pas. Non, non, en te disant que je suis prête à quitter la France pour te suivre en Portugal, je ne te dis que la vérité de mon âme… crois-moi, mon Alphonse !

— Oh ! je te crois, répondit le jeune proscrit en s’inclinant sur les mains de Mathilde et les mouillant de ces larmes qui font tant de bien ! Oui, je te crois !… que veux-tu que je te dise, moi, à cette preuve d’un amour comme jamais un cœur de femme en donna une ?… il y a dans nos deux vies, ma chère âme, il y a un rapport intellectuel tellement puissant, que je crois qu’elles tiennent l’une à l’autre !… Oui, je crois que, le jour où tu cesserais de vivre, je mourrais aussi… Quelle fête d’amour ce serait, Mathilde ! mourir ensemble… jeunes, pleins de vie !… pleins de cet amour qui double les forces… Tiens, hier on racontait la mort de ces deux jeunes fiancés qui moururent au bal de l’ambassadeur d’Autriche… on les plaignait ; moi, j’envierais presque leur sort !… Mourir ainsi à côté l’un de l’autre !… en un instant !… mais c’est le bonheur le plus grand, le plus entier !… Et ce bonheur n’est précédé d’aucune douleur, d’aucun reproche de conscience ; c’est la main du Seigneur qui s’est appesantie sur nous et qui nous a retirés de ce monde… c’est la voix du Seigneur qui nous a appelés à lui !… c’est la volonté du Seigneur qui nous a retirés avant d’avoir achevé le sillon qu’il nous a ordonné de tracer. Oh ! non, certes, je me serais pas plaint si, dans cette foule désespérée, j’eusse été frappé de mort dans tes bras… et tu ne m’aurais pas survécu, comme je ne t’aurais pas survécu non plus… je n’aurais souffert qu’en songeant à ta souffrance, car c’est une mort douloureuse, dit-on…

Mathilde s’était arrêtée, sa tête s’était pensée sur l’épaule d’Alphonse… ses yeux pleins de douces larmes s’étaient levés sur lui et le contemplaient avec un amour si profond que le jeune homme fut obligé de détourner les siens pour éviter cet œil noir plein d’amour et de feu qui s’appuyait sur le sien ; la sensation était trop vive.

— Parle encore, lui dit-elle tout bas…

— Eh ! que veux-tu ? Que je te dise que je t’aime ?… mais, ma chère vie, ne te le répété-je pas à chaque instant sans parler ?… Est-ce que mes yeux, quand ils te regardent, ma main en serrant la tienne, mon pied s’il rencontre le tien, tout ce qui peut rapprocher mon être de ton être, n’est pas pour moi une joie, une fête du cœur, un délice de l’âme ?… Enfin, si le bonheur complet, entier, sans amertume dans le breuvage qui donne la félicité, était jusqu’à présent le sujet d’un doute, il ne l’est plus pour moi, Mathilde… oui… je sens à présent qu’on peut être complètement heureux !… on ne peut l’être que par l’amour ! ce n’est que lui qui donne ce bonheur enivrant qui endort toutes les peines, voile toutes les douleurs et ne parle que le langage du cœur ; c’est le bonheur comme jusqu’à ce jour je le comprenais ; voilà comment j’ai tenté mille fois de l’obtenir, et jamais il ne venait à ma voix… J’aimais, j’étais aimé ; mais ce n’était pas de cet amour que je sens aujourd’hui me donner : une autre vie… Je crois que tout ce qui est en moi vient de ton âme, comme toi-même tu ne sens que par la mienne, n’est-il pas vrai, Mathilde ?

— Oui, murmura Mathilde d’une voix faible.

— Tu ne m’écoutes pas, mon amie ?

— Moi !… parle, Alphonse.

— Je n’ai rien à dire pourtant… et il me semble que j’ai une foule de choses à te raconter… et puis je ne sais comment cela se fait, je n’ai plus qu’une pensée quand je suis auprès de toi, une idée, c’est toi, toujours toi, et jamais une autre chose que toi…

Et il la serra contre sa poitrine.

— Et toi, Mathilde ?… parle-moi… que voulais-tu me dire tout-à-l’heure ?

— Rien… je suis aussi comme toi… Je veux aussi te parler, et puis je te regarde, mon âme va chercher la tienne dans ce regard… Je descends dans ton âme, mon cœur se fond dans ton cœur… et si je veux parler alors, ma bouche est muette, ma langue ne sait qu’un nom, je ne puis avoir qu’une pensée, cette pensée intime qui ne me quitte jamais et prouve qu’il y a une âme dans notre corps d’argile, car elle seule peut donner un sentiment absorbant tout ce qui n’est pas lui, et ne sachant enseigner la vie qu’en aimant et se donnant tout à lui. Alphonse !… je t’aime !… Comme je voudrais te répéter ces douces paroles sur les bords du Mondego, dont les rivages, bordés de lauriers roses, sont parfumés par les fleurs de l’oranger ! dont les eaux claires rafraîchissent le vent brûlant de ta contrée de feu, et rendent tiède son air suave et odorant !…

Et la séduisante créature se mit à réciter de beaux vers du Camoëns avec un accent tellement pur, même dans ses défauts, qu’Alphonse transporté se jeta à ses genoux en pressant ses mains contre son cœur, sur ses yeux mouillés de larmes, et lui disant de ces mots incohérens qui révèlent plus l’amour que tous les discours étudiés des amans qui aiment par croyance et non par conviction ; de ces hommes qui ont entendu dire que l’amour rendait heureux, qui même en ont encore le souvenir, mais qui l’ignorent et ne savent pas comment cet amour frappe au cœur… Ils savent seulement qu’il rend heureux… alors ils s’en vont le demandant à toutes les femmes, et pour eux-mêmes ils essaient de se mettre un amour au cœur… ils cherchent une affection pour ranimer ce pauvre cœur frappé de mort… mais le sommeil de la tombe est éternel !…

Alphonse n’était pas ainsi ; oh ! combien il souffrait quand le doute seulement apparaissait dans les yeux de Mathilde !… Il aurait voulu lui donner son cœur à garder pour qu’elle y vît tout ce qu’il contenait d’amour et de reconnaissance pour elle… d’amour et de joie d’être aimé !…

Comme ils étaient ainsi absorbés dans cette contemplation profonde l’un de l’autre, tandis qu’Alphonse admirait Mathilde, car en effet elle était charmante ainsi éclairée par la lune, l’horloge du village sonna lentement dix coups qui se prolongèrent sur les voûtes de feuillage du bois…

— Dix heures ! s’écria Mathilde.

— Eh bien que nous importe ?… nous sommes-nous aperçus de la longueur du temps ?… Mathilde, je suis sûr que nos amis, qui ont voulu aller chercher une distraction à l’Opéra et quitter Juliers pour aller regarder les toiles peintes de la Vestale, ne sont pas aussi heureux que nous !

— Je le crois bien !… mais il faut rentrer et donner les ordres pour que le souper soit prêt quand mon père arrivera… car ils nous ont prévenus qu’ils partiraient après l’acte de l’Autel et le duo de madame Branchu. Ainsi il ne faut pas perdre de temps, mon ami.

Les deux jeunes gens descendirent la colline en courant et se tenant embrassés… Ils riaient de ce rire joyeux qui fait toujours tant de bien, mais surtout quand on est heureux !… Ce n’est pas une distraction alors, ce n’est pas une nouvelle douleur quand il faut retomber dans des souffrances seulement suspendues !… le bonheur d’amour a cela de doux surtout qu’il double toutes les autres jouissances ; outre celles qu’il vous donne lui-même, il embellit toute votre vie par ses reflets. Vous êtes facile dans vos relations, vous voudriez faire jouir tout ce que vous voyez de cette joie qui vous inonde le cœur ; vous voudriez inviter le monde entier à vos fêtes si belles et si lumineuses !… Oh ! oui, le bonheur du cœur par l’amour est celui qui fait le bonheur de la vie…

— Hâtons-nous, répétait Mathilde, mon père sera arrivé… et il ne me trouvera pas…

— C’est impossible, disait Alphonse ; il y a quatre lieues de Paris ici, et certes vos chevaux ont beau être lestes et rapides, ils ne peuvent faire l’impossible, c’est de mettre moins d’une heure pour venir de Paris à Juliers…

— Vraiment !… mais c’est égal, courons…

Et la jeune et ravissante créature, cessant d’être la femme dominée par la passion, fondant tout son être dans un regard, ne pouvant soulever sa tête affaissée sous le poids du bonheur, maintenant joueuse, rieuse, quoique toujours aussi aimante, offrait une autre femme à aimer à celui qui ne vivait que pour elle. C’était bien la même personne, c’était la même taille petite mais élégante ; c’étaient les mêmes épaules d’une carnation fraîche et suave, cette même bouche, ces mêmes yeux, ces cheveux noirs et abondans, lustrés et fins ; c’était entièrement Mathilde enfin, mais Mathilde dans une sœur jumelle, offrant sa ressemblance, et sans donner exactement les mêmes sensations. Ses yeux noirs, vifs maintenant, pétillans d’esprit, rient avec sa bouche, dont les lèvres roses s’entr’ouvrent à chaque instant pour rire et laisser voir deux rangées de dents blanches et perlées qui semblent être placées avec la main tant elles sont régulières. C’était bien d’elle que M. de Ségur pouvait dire qu’elle mettait son collier dans sa bouche… Sa taille, quelques momens auparavant, était abandonnée mollement et se laissait aller à ce balancement créole qui lui donnait tant de grâces : maintenant cette même taille se redressait gracieusement et donnait une sorte d’étrangeté à sa démarche. On croyait voir une jeune Cadicienne se disposant à danser le boléro ou plutôt le londou…

Pour plaire à son ami, elle avait appris le fandango et le boléro… elle avait voulu le surprendre, et elle prenait ses leçons en secret. Un soir, Alphonse arrive, et, contre l’habitude de chaque jour, Mathilde n’était pas là pour le recevoir…

— Madame va venir tout-à-l’heure, monsieur le comte, dit mademoiselle Agathe, femme de chambre de la comtesse de Cissey…

— Est-elle malade ?

— Non, monsieur le comte, grâce à Dieu.

— Mais il me semble entendre… je ne me trompe pas… c’est bien un air de menuetto fandango !… mais non !…

Et le comte se troublait… Tout-à-coup la porte du petit salon où il était s’ouvre en entier, et lui laisse voir Mathilde habillée d’un costume de maja[1] le plus ravissant du monde, et qu’elle portait avec grâce comme tout ce qu’elle mettait… Ses bras, qu’elle avait d’une rondeur et d’une forme charmantes, sa main, toute sa personne étaient en harmonie avec ce costume qu’elle avait fait faire d’après un costume de maja que la comtesse de Villamayor avait apporté d’Espagne, à l’exception que le costume que la comtesse de Cissey avait fait copier était noir et ponceau. On avait brodé au bas de la jupe une guirlande de grenades doubles avec les feuilles d’une belle soie vert clair, mêlée de fils d’or ; dans les cheveux noirs de Mathilde étaient une branche de grenades et un nœud ou plutôt une écharpe pourpre brodée en or avec une frange d’or qui retombait sur le cou de Mathilde. Ses bras étaient nus, et ses mains faisaient habilement résonner deux castagnettes en bois noir, qui rendaient un son clair et perçant à chaque mouvement que faisait la danseuse pour marquer la mesure. Alphonse était confondu : jamais il n’avait parlé devant Mathilde de ce qui pouvait trop fortement lui rappeler sa patrie. Il craignait que son amour si bon, si généreux, ne fût blessé de ce qu’il souffrait encore auprès d’elle ; il se taisait ; mais souvent un soupir lui échappait lorsqu’il voyait la danse froide et sans âme des danseurs de l’Opéra. Et un soir, à souper chez madame de Gissey, Alphonse, entraîné par une impression de souvenir plus forte qu’il ne le voulait témoigner, dit avec force :

— Vous ignorez tous ce que c’est que la danse… non pas la danse avec des mouvemens compassés et sans âme, sans parler une langue qui soit comprise de tout l’auditoire… oui, de tout l’auditoire ; il faut qu’on entende ce que veulent dire les pas, les moindres gestes du danseur et de la danseuse… Oh ! que ne puis-je vous faire voir une danseuse de Cadix ! car c’est à Cadix surtout et à Séville qu’il faut aller chercher les véritables danseuses de boléro et de fandango. Vous connaissez, au reste, l’opinion de tous les voyageurs sur le fandango !… Oh ! poursuivit Alphonse, que ne suis-je en Espagne pour y voir danser le fandango seulement pendant une heure !… une heure seulement !… et puis me remettre dans le nuage qui m’aurait apporté au théâtre de la Cruz, et me retrouver ici pour y être heureux comme je le suis !…

Il regarda Mathilde avec tant d’amour qu’il effaça l’impression légèrement pénible qu’avaient produite ces dernières paroles. Ce retour vers l’Espagne était-il un souvenir ? bien des femmes l’auraient imaginé, Mathilde s’y arrêta un moment, et puis cette pensée s’effaça. Elle aimait trop pour être jalouse. Comment son âme loyale et tendre pouvait-elle craindre qu’on la délaissât, elle si dévouée !… elle si aimante !… Elle avait une trop haute opinion de celui qu’elle aimait pour le croire traitre à sa parole ; il lui disait qu’il l’aimait, elle le croyait, un doute aurait été une injure !… Aussi, après ce premier mouvement, elle imagina, au lieu de le punir d’avoir été vrai, de le récompenser d’avoir dévoilé une de ses peines pour qu’elle pût l’adoucir. Dans le nombre des prisonniers espagnols qui étaient à Paris, elle fit chercher un homme qui pût lui montrer le fandango ; elle le fit demander de toutes parts, et même parmi les Espagnols del Rey Pepito[2]. Quelques jours étaient à peine écoulés, qu’on lui amena deux hommes qui prétendaient savoir le fandango comme l’homme qui, en le dansant avec sa maîtresse devant le tribunal que le pape avait institué pour condamner le fandango, inspira un tel amour pour cette danse ravissante, que le tribunal tout entier, composé de juges vieux et graves, se mit lui-même à danser le fandango. L’autre prétendait avoir les mêmes titres : de tout cela il suivait qu’ils dansaient admirablement le fandango, le boléro et ces danses nègres, mexicaines, brésiliennes et tout ce qui est tellement aimé du peuple andalous et catalan, que Towsend raconte qu’un jour, se trouvant à Cadix, il fut au théâtre et vit danser un fandango après le spectacle ; il fut ravi de cette danse enchanteresse, mais il ajoute, que son ravissement n’égala pas celui des Cadiciens. Ils étaient là, dit-il, transportés, heureux et enivrés de ce qu’ils voyaient comme s’ils étaient dans un autre monde et dans un paradis…

Mathilde, svelte et bien faite, avait précisément la taille qu’il fallait pour danser le fandango : si elle eût été plus grande, elle eût moins bien réussi ; elle était intelligente, et en quinze jours elle sut le fandango mieux que son maître.

Lorsque Alphonse fut revenu de sa première surprise, Mathilde rejeta sa mantille noire en arrière et demeura vêtue seulement de sa petite jupe de maja. Elle commença alors à danser un fandango seule, au son d’une musique bien nationale, et tandis qu’une voix de femme chantait dans la pièce voisine… Elle chantait de ces ravissans boléros, composés par M. de Moretti[3]. Mathilde, animée par le désir de plaire à celui qu’elle aimait, était charmante en ce moment ; naturellement pleine de grâce et d’une taille toute mignonne, elle devait prendre les attitudes les plus moelleusement gracieuses. Elle avait si bien compris le fandango que le maître s’écria : « Oh ! quel malheur que madame la comtesse ne soit pas Espagnole et malheureuse ! comme elle gagnerait de l’argent[4]! »

Alphonse était tombé sur un divan, et là, plongé dans une ravissante extase, il suivait de l’œil tous les mouvemens de Mathilde, il la suivait avec un amour qui venait de recevoir une sanction toute sacrée et religieusement passionnée. Maintenant il pensait avec amour lui-même à ce que venait de faire Mathilde ; et il ne comprenait pas comment il ne tombait pas à ses pieds, comment il ne les mouillait pas de ses larmes !… Mais comme son cœur était éloquent !… Mathilde le sentait aux battemens du sien ; et lorsque enfin, haletante, excédée, elle vint tomber auprès d’Alphonse, elle n’eut pas besoin de lui demander s’il était content, les palpitations qui répondirent aux siennes le lui firent bien comprendre.

Ce trait, qui donne la mesure de la manière dont Mathilde aimait, lui attacha pour jamais un homme qui, avec une âme de feu pour aimer, avait un cœur rempli d’honneur et de noblesse, fait pour apprécier de semblables preuves d’amour. Alphonse proscrit, absent peut-être pour jamais de sa patrie, retrouva tout dans cet amour de femme, qui lui donnait avec elle-même toutes les joies qui embellissent l’existence même d’un indifférent ; veillant sans cesse à ce que rien ne pût le troubler, marchant toujours en avant pour ôter du sentier de sa vie les moindres pierres, les cailloux même qui auraient pu le blesser ; en arrachant les ronces au risque de se déchirer la main, et faisant tout cela avec ce naturel qu’on cherche vainement et qu’on est si heureux de trouver. Alphonse comprit donc cet amour et le paya de tout le sien ; Mathilde ne connut bientôt plus ni le monde ni ses ennuis ainsi que ses joies ; elle ne vécut que pour son amant, qui, à son tour heureux de pouvoir lui donner sa vie, s’abandonna entièrement à cette passion qui lui demandait son être, et tous deux ne vécurent que l’un pour l’autre…

Madame de Cissey avait un mari dont elle était séparée depuis long-temps. Jeune, jolie, riche, spirituelle, adorée de tout ce qui la connaissait, elle n’avait pu vivre avec son mari, bien qu’il eût des qualités, des vertus même ; mais il ne s’accordait pas avec Mathilde. Sans se haïr, ils ne s’aimaient pas enfin, et une seule différence dans les goûts les plus ordinaires de la vie, on le sait, suffit pour la rendre misérable… Que faire de cette terrible parole, cette parole dont on a pu rire dans le temps du divorce, et qui porte avec elle toute l’étendue du malheur d’une vie entière !

Incompatibilité d’humeur !


Oui, on a plaisanté sur cette parole terrible et pourtant, lorsqu’on y réfléchit, on y voit l’enfer, oui, l’enfer anticipé pour les malheureux qui en sont à avoir entre eux :

Incompatibilité d’humeur !

C’était donc là le motif de la séparation de M. et de madame de Cissey. Ils avaient une très-grande fortune ; madame de Cissey était demeurée avec son père et sa mère et un frère qu’elle aimait et qui l’aimait tendrement. La mère de Mathilde était morte l’année qui précéda sa rencontre avec le comte de Galbussa, grand d’Espagne, exilé par Joseph, et sous la surveillance immédiate de la police française ; il était malheureux de son exil, et, lorsque Mathilde le rencontra, ce fut un infortuné qu’elle voulut consoler et non pas un amant qu’elle cherchait. Naturellement bonne et d’une sensibilité profonde, le malheur de cet homme jeune, agréable, distingué d’esprit et de tournure, le malheur de cet homme, avec sa noblesse, son rang, son nom, tous ces motifs eurent une séduction qui attira Mathilde dans un piège où elle ne voulait pas tomber… Elle aima, pourtant elle ne voulait pas aimer : mais bientôt elle sentit que cet amour était non seulement sa vie, mais celle d’un autre !… Pendant quelques mois elle résista avec courage ; puis enfin elle vit que la résistance était nulle. L’amour qu’elle éprouvait, elle l’inspirait !… Dès lors le combat était une folie, car il ne doit exister de lutte qu’avec l’espoir du succès. Aussi Mathilde fut-elle franche avec elle-même, et décida-t-elle sa vie aussitôt que son cœur fut à l’amour qui devait le remplir et l’occuper pour toujours. Elle aimait Alphonse, et ne cacha pas sa passion pour lui ; elle révéla cette passion, non pour afficher un sentiment qui doit être caché même à soi, mais parce qu’elle était heureuse et fière d’aimer un être supérieur, qui l’avait comprise et répondait à son amour de toute la puissance du sien… Enfin elle aimait et ne le cachait pas ; elle n’y mettait ni mystère ni audace ; elle aimait et le disait non par des paroles qui eussent été inconvenantes, mais par des actions qui, étant toutes passionnées, mais vraies, blessaient par leur vérité des femmes coquettes et minaudières qui affichaient de la modestie, et n’étaient que des prudes sans vertu, ne se blessant ordinairement de la conduite des autres que lorsque cette conduite était la satire parlante de la leur.

Il y avait en ce moment chez le père de Mathilde, à la campagne, une de ces pestes-là, je dis le mot peste, parce que, s’il en était un plus fort, je l’emploierais. C’est un rasoir à deux tranchans qu’une langue de femme parlant au nom de ses passions, lorsqu’elles sont haineuses et envieuses ; et ce rasoir, elles le trempent avant dans le poison le plus subtil.

Mathilde avait une cousine, veuve d’un cousin germain qu’elle avait perdu quelques années avant l’époque où nous sommes et qu’elle aimait comme son frère. Cette cousine était jolie, et était de quelques années plus jeune que Mathilde, quoique Mathilde fût jeune, puisqu’elle n’avait que trente ans !… Mais sa cousine n’en avait que vingt-sept, et cette différence de trois ans était relevée si souvent par elle que ceux qui n’étaient pas les habilités de la maison en avaient pitié tant elle se posait en victime, pauvre femme, pour raconter qu’une jeune personne comme elle ne devait éprouver aucune tyrannie. Cette cousine était jolie ; elle était surtout très-blanche, très-mince, une taille à mettre entre dix doigts, une chevelure blonde à la Malvina, des yeux n’étant d’aucune couleur, mais qui étaient beaux, une bouche avec des dents assez belles, mais fort grande… Toutefois, cette bouche avait le don de sourire gracieusement et d’être en apparence l’expression de la douceur. En masse elle offrait donc l’apparence d’une charmante créature ; de jolies mains, de jolis bras, un pied d’enfant complétaient un ensemble qui, la première fois qu’on la voyait, présentait celui d’une jolie femme qui devait être la plus douce, la meilleure de la création.

Mais, à une seconde entrevue, celui qui avait quelque intérêt à la connaître voyait une autre personne dans madame de Noirville ; une de ces personnes comme, au reste, on en trouve beaucoup en ce monde… Ses yeux, d’une couleur incertaine, prenaient une expression méchante à la moindre contradiction ; elle était alors fort pâle, et sa bouche se resserrait au point que ses lèvres devenaient invisibles… Sa colère était redoutable alors même pour elle. car elle se concentrait d’abord et pouvait, en se portant au cœur, le faire rompre sous la palpitation précipitée qu’elle éprouvait… Sa colère ne s’exhalait alors que par des paroles ; elles étaient aussi injurieuses que possible ; et cette bouche si fraîche, cette figure si blanche et si douce, se contractaient toutes deux et devenaient souvent laides sous la fureur qui l’agitait.

Mathilde était vive, passionnée ; l’expression de ce qu’elle éprouvait était toujours au bord de ses lèvres. Elle ne savait ni dissimuler ni se contenir pendant le temps que durait une explication qui aurait touché son cœur. Souvent sa cousine, avec un ton doctoral, venait lui faire une leçon qu’elle aurait dû recevoir : Mathilde, qui l’aimait, parce que son cousin ; qui était mort dans l’ignorance de la conduite de sa femme, l’aimait aussi avec tendresse et l’avait recommandée à sa cousine, Mathilde, toujours parfaite, l’avait prise avec elle, et de ce jour sa maison, qui avait été jusque là l’asile de la paix et de l’union, devint un enfer… M. de Noirville le père, Evariste de Noirville, frère de Mathilde, furent soumis d’abord au malheur de cette nouvelle admission que la bonté de Mathilde leur avait imposée. Le comte de Noirville voulut lui faire une grosse pension et lui donner par là le moyen de vivre chez elle ; mais Mathilde crut que ce serait manquer à la religion du serment, et elle la garda près d’elle. La comtesse de Noirville, loin d’être reconnaissante de cette bonté, devint l’ennemie de sa bienfaitrice. Elle eut une occupation continuelle, ce fut de faire la critique de toutes ses actions, et non seulement des siennes, mais de ses amies les plus intimes ; les femmes de sa connaissance qui venaient dans son salon étaient soumises à sa censure ; elle critiquait leur conduite, leurs mœurs, leur langage, leur tournure !… Si elles étaient jeunes et jolies, elle les attaquait dans leurs mœurs ; si elles étaient vieilles, elle allait fouiller dans le passé et exhumer d’antique fautes que trente ans avaient fait pardonner. Si elles étaient d’un âge à être encore agréables, alors il y avait anathème sur ces femmes qui font les jeunes femmes quand elles sont grand’mères !… Malheur à celle qui un jour mettait un chapeau rose et qui avait quarante ans ! La pauvre femme l’aurait grandement abandonné si elle avait su tout ce qu’il devait faire dépenser de paroles à madame de Noirville. Elle avait un auxiliaire dont certes elle aurait pu se passer, c’était un cousin qui avait été élevé avec elle et avec qui elle était en grande familiarité. Cet homme, était l’être le plus méchant de la création, et madame de Noirville n’avait certes pas besoin de cette alliance pour être forte et pour bien combattre.

M. de Pusieux était un type dont heureusement les épreuves ne se multiplient pas facilement. Il était encore jeune et paraissait vieux : ayant à peine quarante ans, il offrait l’aspect d’un homme de soixante. La charpente osseuse de son visage, son front dominant, ses yeux, son nez et son menton envahissant sa bouche, un sourire habituel qui voulait être malin et n’était rien du tout, donnaient d’abord de lui une idée tout autre que celle qu’il devait inspirer.

L’esprit de M. de Pusieux était nul. Il était d’une profonde ignorance ; et cette crainte continuelle de tomber dans une erreur en discutant avec des hommes bien plus jeunes que lui, qui riaient de ses sottises, lui faisait affecter une effronterie avec laquelle il croyait imposer aux gens qui parlaient avec lui. Il se trompait en ce sens, que ceux qui discutaient, mais ne voulaient pas disputer, lui abandonnaient alors la partie pour n’avoir pas l’ennui d’un duel au bout d’une contestation qui n’avait souvent pour objet que de savoir s’il avait fait la veille 27 degrés de chaud au lieu de 28. Envieux par nature, paresseux par cette même nature qui s’opposait au moindre travail chez lui, M. de Pusieux était une sorte de calamité pour les personnes de son intérieur intime. Cet ennui qui le poursuivait, cette lutte continuelle de lui-même avec lui-même, amenaient une irritabilité nerveuse qui, jointe à son caractère naturellement haineux et porté au mal, finit par produire une nature encore plus détestable que la première et qui se greffa sur celle-là avec tous les inconvéniens de ces deux unions. M. de Pusieux était fort riche ; et sa femme était pauvre ; encore jeune, il s’était marié sans amour à une femme angélique, sans que le motif de cette union eût été jamais bien connu. Il faut croire qu’il fut abusé dans ses calculs, et qu’il avait supposé de la fortune à cette femme ; mais il n’en trouva pas, et la malheureuse qui se laissa égarer au point de l’épouser se vit plus infortunée que si elle eût mis dès ce même jour un pied dans sa fosse… Là du moins elle aurait eu le repos.

Un homme comme M. de Pusieux et une femme comme madame de Noirville devaient s’unir dès qu’ils se rencontreraient : aussi le firent-ils ; et Mathilde fut le but de leurs méchancetés. Mathilde, toute franche, toute naturelle, n’écoutant, ne voyant que son amant, fut bien des jours, des mois même avant de s’apercevoir de ce qui se passait autour d’elle. Madame de Noirville voulait amener son beau-père et son beau-frère à se séparer de Mathilde et à la mettre elle à la tête de leur maison. C’était une intrigue dont M. de Pusieux lui avait donné le plan ; et qu’elle suivait admirablement bien.

— Que puis-je à tout cela ? dit Mathilde à Alphonse le jour où elle s’aperçut enfin que sa paix était menacée… Que puis-je à une attaque aussi soudaine ?

— Soudaine ! reprit Alphonse en souriant ; soudaine ! Pauvre amie ! comme vous êtes bonne et confiante ! Lorsque j’arrivai à Paris, il y a deux ans, votre cousin venait de mourir : eh bien ! je vis dès cette époque les menées sourdes et pernicieuses de M. de Pusieux et de votre cousine !

— Alphonse, dit Mathilde avec le ton du reproche, et vous ne m’avez pas avertie !…

— Mathilde, vous ne réfléchissez pas à ma position ; était-ce à moi à vous dire : « Votre cousine vous trahit ! »

Mathilde serra la main d’Alphonse.

— Pardon ! mon ami, pardon !… je sais bien que vous avez une âme noble et généreuse !… comment vous ai-je fait cette question ?… Mais que faire ? allez-vous me laisser aussi sans conseils par suite de cette même délicatesse ?

— Non, sans doute ; car à présent le cas est différent. Vous êtes avertie maintenant, ce n’est donc plus une dénonciation. Vous allez être attaquée encore plus vivement ; Mathilde, je vous le dis avec tristesse, car je le vois dans les entretiens secrets de madame de Noirville et de M. de Pusieux, et je sais qu’ils me comprennent dans le même anathéme.

— Vous ?

Alphonse inclina la tête en souriant.

— Et pourquoi, grand Dieu ?

— Ah ! pourquoi ? Ma chère Mathilde, vous ne le saurez jamais.

Mathilde regarda Alphonse attentivement ; un soupçon lui traversa l’esprit. Elle rougit d’abord, voulut parler, se contint, et finit par fondre en larmes.

— J’ai deviné, n’est-ce pas ? dit-elle à Alphonse en lui tendant la main.

Il prit cette main, et, la serrant avec tendresse dans les siennes, il lui dit :

— Quoi ? mon amie, qu’avez-vous deviné ? qu’avez-vous dans la pensée ?… Non, il n’y a rien qui vous puisse alarmer… rien au monde. Je vous aime si profondément, mon affection est si entière que rien ne peut l’altérer.

Mathilde le regarda encore en silence, et de nouveau lui tendit la main. Elle sanglotait à cette seule pensée, que des yeux de femme avaient plongé dans leur amour, et qu’ils avaient profané sa sainteté.

— Mon ami, mon Alphonse, disait-elle, cette femme t’aimait !… elle voulait ton amour, n’est-ce pas ?… dis-moi la vérité.

— Non, dit Alphonse, je ne puis dire que votre cousine m’ait parlé de manière à me donner de la vanité. Je ne suis pas fat et je ne m’en fais pas accroire ; mais chaque fois que madame de Noirville était à côté de moi, chaque fois qu’elle me parlait, sa voix devenait plus douce, son regard presque caressant ; elle était enfin une personne tout aimable, comme elle l’est, au reste, vous le savez, pour tous ceux qui viennent chez vous, quand elle veut les conquérir… Et pour qui la voit pour la première fois, elle est une des plus aimables femmes que l’on puisse rencontrer ; et puis, avec moi, Espagnol, et porté à un sentiment, non pas de dévotion, mais religieux, elle m’a toujours donné une bonne opinion d’elle en me montrant des principes de piété qui me semblaient si rares dans une femme française, et, pour dire la vérité, que j’aurais désiré vous voir, Mathilde, car je voudrais vous voir parfaite.

— Je ne suis pas hypocrite, dit Mathilde ; je ne dis que ce que je sens ; je ne voile jamais ma pensée. J’aime ma religion, j’en remplis les devoirs ; mais je ne sais pas mentir en allant tous les jours à la messe. Je ferais un acte d’hypocrisie, et j’en suis incapable. Je vous ai montré mon âme telle qu’elle est ; je vous ai révélé cette âme, mon ami, avec ses défauts, ses qualités, et vous l’avez connue pour ce qu’elle était. Ma cousine se farde à vos yeux… elle a été fausse ; mais je vous connais, et je crois que cette route n’est pas la bonne pour parvenir à votre cœur.

Alphonse la regarda avec une expression qui répondait à tout ce que le cœur de Mathilde pouvait concevoir d’inquiétudes. Il se mit à ses pieds sur un coussin, et la regardant avec une affection tout à la fois tendre et solennelle :

— Mathilde, lui dit-il, merci de m’avoir jugé et vu comme je suis !… Je sens que je le mérite ; merci, mon amie ! je vais payer votre confiance en moi par une autre confiance. Je connaissais votre cousine ! je l’ai connue aussitôt que je vins dans cette maison. Le hasard me fit faire cette découverte quinze jours après notre arrivée au château de Juliers.

Je vous aimais, Mathilde, et je vous aimais déjà assez fortement pour qu’aucune autre femme ne pût avoir de pouvoir sur moi. Je regardais donc votre parente avec le plaisir qu’on éprouve à voir un beau tableau ; mais voilà tout. Je la jugeai dès lors froide et calculée. Ce n’était pas un vice, mais c’était un défaut pour moi. Aussi dut-elle s’apercevoir que je ne m’approchais jamais d’elle avec empressement. Au reste, elle a pu faire la même remarque pour les autres hommes. Cela vient d’une personnalité exclusive et d’une âme dans laquelle il y a peu de tendresse. Voyez comme elle est pour sa mère !… pour tous les siens, pour ceux qu’elle appelle ses amis… même les plus intimes… même M. de Pusieux !… ajouta Alphonse en souriant ; s’ils ont quelques défauts, rapportez-vous-en à elle pour les faire connaître au public. Mais tout en nous est une glace transparente à travers laquelle passent les rayons de l’âme ; si l’âme est seulement tiède, dès lors le rayon est sans chaleur et sans puissance.

Je vivais donc ici, tout entier à notre amour, ne m’occupant d’aucune femme, parce que pour moi il n’y en avait qu’une. Je ne faisais donc qu’une triste figure auprès de tous ces hommes qui n’avaient d’autre sujet de conversation que celui de leurs aventures et de leurs amours. Ils me raillaient sur mon silence, m’appelaient le beau ténébreux, quoiqu’ils fussent d’ailleurs à merveille pour moi, excepté le prudent M. de Pusieux. Mais, comme il n’était bien avec personne, je cessai de m’en occuper, surtout lorsqu’un jour M. de Longueville me raconta que personne ne faisait attention à M. de Pusieux. « On ne le remarque, me dit-il, que comme les roquets dont on se gare pour qu’ils ne mordent pas les mollets de ceux qui en ont et les jupes des femmes. Du reste M. de Pusieux est un être parfaitement nul dans le monde ; insolent et mal élevé, il est l’inconvénient parlant du malheur que la révolution nous a inoculé, celui d’avoir des laquais sous un habit comme le nôtre dans notre salon. Le mal de tout cela, c’est qu’il faut se battre avec un animal comme cet homme s’il vous impatiente trop, parce qu’on ne peut pas lui offrir des coups de canne. Je suis Normand, pas mal fort, et je sais jouer du bâton ; je pourrais bien lui offrir cette partie-là s’il m’échauffe les oreilles ; mais hors d’ici cependant, car il nous faut respecter la maison de cette bonne madame de Cissey… Voilà une bonne personne !… Il vous a aimée, n’est-ce pas, Mathilde ?

Mathilde baissa les yeux.

— Répondez-moi, Mathilde !… cet homme vous a-t-il aimée ?

— Oui, dit Mathilde.

— Et vous, l’avez-vous aimé ?

— Non, je le jure ! répondit Mathilde avec assurance et sans hésiter ; voilà ce que je puis affirmer !

— Bien ! dit Alphonse, bien, Mathilde !… merci !… Tu m’aimes, n’est-ce pas ?… oh ! dis-le-moi ! dis-moi que tu m’aimes !

— Oui, je t’aime !… et je t’aimerai toujours !… mais dis-moi comment tu as si bien connu ma cousine.

— J’étais un matin dans le parc, occupé à lire près de la salle de bains. J’étais assis, sur le sommet du rocher. Tout-à-coup une voix parvient à mon oreille, mais si distinctement, que je crus qu’on parlait à côté de moi. J’écoutai !… c’était en effet une voix humaine !… Qu’est-ce que cela peut être ? me dis-je. Je ne connaissais pas alors la salle de bains, et puis d’ailleurs elle était au-dessous, et j’y étais parvenu par un sentier sur la montagne qui masque même la masse de l’édifice. Cette voix que j’entendais n’était pas forte ; elle était même faible ; mais elle avait un ton d’aigreur qui me faisait éprouver un sentiment désagréable. Peu à peu cette voix devint plus claire, parce que je m’habituai à l’effet qu’elle produisait sur moi. J’écoutai alors plus attentivement, et je reconnus enfin la voix de votre cousine. Elle parlait à sa femme de chambre. La pauvre fille avait oublié, je crois, une ceinture, ou celle qu’elle lui avait apportée n’était pas le ruban voulu par sa maîtresse. Ce fut l’objet d’un discours qui me confondit ; les mots les plus piquans, mais les plus injurieux, des paroles blessantes et à la portée de cette fille, furent débités avec une telle volubilité, que je pensai éclater de rire au milieu de mon étonnement. Mais avec cela ma surprise était bien grande ; comment, en effet, trouver des mots pour peindre mon étonnement ? madame de Noirville, cette femme si douce, si tendre, cette femme était aussi méchante avec une inférieure !… J’étais tellement stupéfait, que je ne pus bouger de ma place, et que j’écoutai le reste de la scène. Madame de Noirville fit pleurer la pauvre femme de chambre, qui finit par lui demander son compte, en lui disant que jamais elle n’avait eu une plus méchante maîtresse avec un air si doux.

Je revins lentement au château ; comme je suivais la grande allée qui conduit à la serre, j’entendis derrière moi une démarche légère ; c’était votre cousine qui revenait de la salle de bains. Il y avait à peine une demi-heure que cette scène venait d’avoir lieu, eh bien ! son visage était aussi serein, sa voix aussi mielleuse que si elle avait été calme et tranquillement dans son lit. Enfin je crus m’être trompé, et je lui demandai si elle s’était levée tard. — Je me suis baignée, me répondit-elle ; je viens au moment même de la salle de bains.

Il n’y avait donc plus de doute pour moi.

De ce jour mon opinion fut fixée. Depuis, Laurent, mon valet de chambre, a fait la cour à sa femme de chambre, qui est passée au service de madame de Derval ; il va l’épouser, car elle est une bonne et douce créature ; et elle lui en a raconté de quoi écrire des volumes sur elle, ce que je crois, parce que j’ai entendu et vu !… De plus, je sais qu’avec ses belles maximes, elle est fort avare et ne donne rien aux pauvres… — Eh ! bien, que dites-vous de mon histoire ?

Mathilde soupira et leva les yeux au ciel :

— Mais pourquoi cette femme nous ferait-elle du mal, mon ami ?

— Pourquoi ? ah ! vous en êtes à vous en apercevoir !

— Qu’est-ce donc ?

— Je ne vous le dirai pas ; cela vous ferait du mal… Saviez-vous sa liaison avec M. de Longueville ? elle l’aime comme elle peut aimer ; mais lui ne l’aime pas, je vous le jure !…

— Vous l’a-t-il dit ?

Oui… et même avec des commentaires…

Mathilde se leva et fut à la fenêtre pour respirer. Cette conversation lui faisait mal. Elle sentait un poids au cœur qui lui donnait une douleur cruelle ! elle qui aimait tout ce qui l’entourait ! elle qui en était aimée !… Elle ne dit rien, mais se rapprocha d’Alphonse, et, se plaçant sur le sofa où il était, elle lui dit en se penchant sur lui :

— Alphonse, je t’aime uniquement. Toi et mon père, vous faites mon bonheur en ce monde, mais de manière à me donner le ciel ici-bas… eh bien ! laisse-moi me réfugier dans cet amour ! laisse-moi te dire combien je t’aime, l’entendre de ta bouche !… te dire ma félicité et recevoir de toi une assurance égale !… le veux-tu ? qu’importe alors que des vipères rampent au-dessous de nous !

Alphonse la regarda avec une expression d’amour si profonde qu’il lui fit venir aux yeux de ces douces larmes qui font tant de bien !

— Oui, notre amour, notre amour seul, dit Alphonse ! toi et notre amour ! mais c’est le plus heureux sort qu’un être humain puisse avoir en ce monde ! Mathilde, je te voue mon existence.

De ce jour, ils furent tellement concentrés dans leur passion, que le monde passa inaperçu autour d’eux. Mathilde surtout était quelquefois si heureuse, qu’elle ne comprenait pas comment elle ferait lorsqu’un jour ce bonheur s’altérerait.

— Car il s’altérera, disait-elle en frémissant ; il s’altérera… et moi… et moi… eh bien ! je mourrai… Mais alors je mourrai misérable !… Oh ! oui… car avant de mourir il me faudrait bien souffrir ! Et maintenant quelle douce volupté mon âme éprouverait si un jour je mourais au milieu des joies de ce paradis dans lequel je suis avec Alphonse !… quel bonheur ! Mais pourquoi ne pas aller au-devant ? pourquoi ne pas faire en ce moment ce que je puis redouter pour la suite ?… ce qui doit certainement arriver, mais à la suite des plus cruelles tortures !

Cette idée prit sur elle un tel pouvoir qu’elle finit par ne pouvoir y résister… elle eut une idée fixe par laquelle elle se dirigea… Ce fut une folie, une hallucination… Ce bonheur qu’elle avait dans son âme, elle le garda dès lors, le cacha, pour ainsi dire, avec un culte religieux ; cet amour était devenu matériellement sa vie !… quelquefois, en regardant Alphonse, elle se disait en voyant ses yeux si beaux, si doux, si aimans…

— Oh ! que je meure avant que ce regard ne se lève plus sur moi avec cette pure volupté ! Alphonse, regarde-moi toujours ainsi, disait-elle à son ami.

Et leurs regards se confondaient l’un dans l’autre, et leur rendaient mutuellement bonheur pour bonheur… ils jouissaient de leur effusion plus que dans les premiers jours de leur amour. Jamais il ne fut deux cœurs plus unis.

C’est ainsi que s’écoulèrent bien des mois et enfin des années !…

Le lendemain de ce jour où ils étaient ensemble dans le parc, Mathilde alla encore se promener avec Alphonse. Sa cousine fit quelques remarques aigres et piquantes sur les promenades nocturnes et leurs dangers… Mathilde, toujours livrée au sentiment exclusif qui l’absorbait, l’entendit à peine, et, dans cette attaque de madame de Noirville, ne vit en ce moment qu’une preuve d’amour de plus à donner à Alphonse, et elle le fit.

Lorsqu’ils furent sous les grands platanes, loin de tous les regards, Alphonse s’agenouilla devant Mathilde et lui dit :

— Mathilde, tu m’as demandé plusieurs fois de fuir la France, d’aller dans le Nouveau-Monde chercher une retraite ignorée de tous, si ce n’est de Dieu, pour être seuls avec notre amour et la nature… veux-tu venir ? quittons l’Europe, allons demander un asile à ces forêts vierges, à cette nature sublime qui doublera notre existence en renouvelant notre être… viens, je te donne ma vie !… je me donne à toi, entièrement à toi !…

Mathilde le regarda avec une ineffable tendresse :

— Tu te donnes à moi, Alphonse ! sans regret, sans peine !… tu quitterais l’Europe et tu viendrais avec moi dans une contrée lointaine comme celle du Nouveau-Monde !…

— Oui… sans regret et même avec bonheur ! avec délire !… comment peux-tu me faire cette demande ?…

Mathilde se recueillit… Trop de bonheur envahissait son âme… elle fléchissait sous le poids… Ils demeurèrent ainsi quelques heures, qui passèrent comme des momens fugitifs… et, lorsqu’ils se séparèrent, le jour commençait à paraître. Mathilde alors dit adieu à son ami, et déposant un baiser sur le front d’Alphonse, ce front, siège de nobles pensées et qu’elle aimait tant à lui voir découvrir :

— Bonsoir, ami, lui dit-elle ; tu viens de me donner des heures dont la félicité m’était inconnue ! Je viens d’être plus heureuse mille fois que l’être à qui Dieu accorde la béatitude… Oui !… oh ! oui !… je suis heureuse !… s’écria-t-elle en fondant en larmes sous l’excès, en effet, d’un bonheur infini, pour lequel sa nature n’était pas assez forte. Ô mon Dieu ! mon Dieu ! pitié de moi, car je suis trop heureuse !…

— Enfant ! lui dit Alphonse… quelle âme et quel cœur !… quels trésors de tendresse !… Adieu donc, le jour va paraître !… Adieu… à bientôt !…

— À bientôt ! dit Mathilde…

Lorsqu’il fut sorti, Mathilde parut réfléchir un moment, puis elle s’écria :

— Non, ce serait l’affliger lui… Puis, réfléchissant de nouveau, elle ajouta : Mais ce que je lui dirai le consolera…

Elle se mit à son bureau et écrivit ; sa lettre était courte !… quand elle l’eut cachetée, elle s’agenouilla, pria… puis, s’approchant d’un tiroir secret, elle y prit une petite fiole contenant une liqueur d’un brun noirâtre… Alors elle tressaillit encore !… Mais, revenant à elle, elle versa tout le breuvage que contenait la fiole dans une tasse, et l’avala rapidement ; puis elle se coucha en face du portrait d’Alphonse, et s’endormit comme un enfant, avec la même paix et le même calme sur les traits.

Le lendemain matin, sa femme de chambre, ne l’entendant pas sonner, entra chez elle ; il était onze heures… elle s’approcha du lit et n’entendit aucun mouvement ; elle ouvrit la fenêtre, et poussa un cri perçant qui attira tout ce qui était autour de l’appartement de Mathilde. Alphonse, plus intéressé que les autres, par conséquent plus attentif à tous les bruits qui venaient de ce côté, entra le premier. À la vue du spectacle qui s’offrit à lui, il tomba sans connaissance près du lit.

Mathilde était morte !

La lettre adressée à Alphonse ne contenait que ces mots :

« Alphonse, je suis heureuse du bonheur des anges, et c’est à toi que je le dois ! Merci, mon ami, merci !… Je veux m’endormir dans ce bonheur tout divin, dans cette extase où tu m’as laissée… Adieu !… je t’attends bientôt… tu viendras me joindre, ami, car tu m’aimes et tu ne vivras pas sans moi ; pardonne, pardonne-moi… mais j’ai été faible !… j’ai craint qu’un jour tu ne m’aimasses moins !… que peut être tu ne m’aimasses plus !… C’est une douleur que je n’ai pas voulu connaître !… J’ai trop redouté l’instant où le malheur viendrait me frapper, et, en lâche soldat, j’ai déserté le péril. Adieu encore, ami ! adieu, je vais te précéder, et je t’attends là où notre bonheur sera éternel.

« Mathilde


FIN.
  1. Le costume de maja est celui que portent en Espagne les danseuses de profession. Cet habit, pour le distinguer de celui de ville, n’est jamais noir et contraste avec le costume des femmes espagnoles, qui, au contraire, est tout-à-fait noir et ne peut être autrement. Il faut prononcer le mot de maja comme si le j était un x.
  2. Nom qu’on donnait à Joseph dans l’opposition (Petit Joseph)
  3. M. Moretti, officier dans les gardes wallonnes sous Charles IV a composé les plus jolies séguedillas, des tirannas, etc., et d’autres chansons espagnoles que j’aie entendues en Espagne ; il jouait admirablement de la guitare.
  4. J’ai vu danser à Paris le minueto fandango à une personne qui pourtant n’avait jamais été en Espagne, et qui prit tous les mouvemens, toutes les attitudes de cette danse comme de celle du boléro. C’était Mlle Peronville, depuis Mme Duplessis. Elle était heureusement douée, car elle chantait admirablement.