Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/29

Gosselin (Tome VIp. 257-277).
Quatrième partie


CHAPITRE XXIX

LA SAINTE-CLAIRE.


Mon entretien avec M. de Lancry, l’effroi que me causèrent ses menaces déterminèrent sans doute l’explosion d’une maladie dont le germe existait en moi.

Depuis assez longtemps je souffrais d’une fièvre lente, toujours négligée ; les événements s’étaient tellement pressés, j’avais été forcée d’y prendre une part si active, toutes mes facultés avaient été si violemment surexcitées depuis la première maladie d’Emma jusqu’à son mariage et jusqu’à la mort d’Ursule, que je n’avais pour ainsi dire pas eu le temps d’être malade.

Et puis enfin… par cela même que mon sacrifice avait été grand… qu’il me comptait peut-être aux yeux de Dieu, il n’en avait été… il n’en était que plus douloureux… mon amour pour M. de Rochegune n’avait rien perdu de sa force… ma seule consolation était dans les assurances qu’il me donnait que ce sentiment demeurait unique dans son cœur.

Je devais tôt ou tard me ressentir de tant de chagrins ; je sentais déjà sourdre en moi une grave indisposition ; je disais à ma pauvre Blondeau, qui s’étonnait de mon courage : — Ne te réjouis pas encore ; dès que je n’aurai plus de vives préoccupations, je crains une violente réaction du physique sur le moral ; jusqu’à présent je me suis soutenue par mon énergie ; j’ai peur que cette force factice ne me manque tout à coup.

Je ne me trompais pas ; seulement cette secousse fut amenée non par la cessation de mes inquiétudes ; mais par ma dernière conversation avec M. de Lancry.

Ainsi s’expliquait le sens d’un passage d’une des lettres de M. Lugarto où il me disait qu’il créerait à mon mari d’impérieuses raisons de ne pas m’abandonner, et que l’avenir devait m’épouvanter.

M. de Lancry était sans ressources, M. Lugarto lui offrait sans doute beaucoup d’argent pour le forcer à m’emmener avec lui ; je n’ose dire toutes mes frayeurs à cette pensée, connaissant la dégradation où était tombé M. de Lancry, son amour de l’or, sa haine contre moi, et surtout l’atroce méchanceté de M. Lugarto, qui depuis si longtemps me poursuivait de sa vengeance.

Je n’en doute pas, ces nouvelles frayeurs me causèrent une dernière commotion à laquelle je ne pus résister.

À peine M. de Lancry m’eut-il quittée que je tombai dans d’horribles convulsions suivies d’une violente fièvre cérébrale.

Je fus, à ce que me dirent Blondeau et le bon docteur Gérard, pendant quinze jours dans un état désespéré. M. de Lancry disparut le surlendemain du jour où j’étais tombée malade, en laissant une lettre pour moi dans laquelle il m’annonçait brièvement que ma maladie changeait tous ses projets et qu’il allait voyager en Italie.

Cette preuve de cruelle insensibilité ne m’étonna ni ne m’affecta.

Ma pauvre Blondeau avait écrit à madame de Richeville l’état alarmant dans lequel je me trouvais. Cette excellente amie était aussitôt revenue à Paris avec Emma et M. de Rochegune. On ne pouvait songer à me transporter hors de mon petit appartement de la rue de Bourgogne. Madame de Richeville s’y établit et ne me quitta que lorsque je pus aller avec elle passer à Maran le temps de ma convalescence.

Chaque jour Emma restait plusieurs heures auprès de moi, jusqu’à ma complété guérison. Je n’ai pas besoin de dire de quelles tendres attentions je fus entourée, et par quel admirable dévouement Emma me prouva sa reconnaissance de ce que j’avais fait autrefois pour elle.

Ma fièvre cérébrale s’était compliquée d’une fièvre pernicieuse, dont la guérison dura environ quatre mois. Je ne pus partir pour Maran qu’à la fin de l’hiver.

Vers le milieu de l’été de 1837, j’habitais donc cette terre ; j’étais sinon complètement rétablie, du moins hors de convalescence. Il me restait une grande pâleur, beaucoup de faiblesse et une extrême sensibilité nerveuse. Le docteur Gérard avait regardé comme absolument indispensable que j’allasse passer l’automne et l’hiver suivants dans le Midi.

J’étais revenue à Maran avec de bien tristes ressouvenirs ; j’y avais tant souffert ! Mais depuis ma convalescence, madame de Richeville y habitait avec moi. M. de Rochegune et Emma vinrent nous y rejoindre plus tard, et ces tendres attentions suffirent pour adoucir l’amertume des pensées qui de temps en temps venaient m’assaillir.

Il me fallut pourtant du courage, de la force, de la résignation, pour comprimer la triste impression que me causait quelquefois malgré moi l’affectueux attachement de M. de Rochegune pour Emma. Ce mariage avait été le but de tous mes désirs, j’aurais été la plus malheureuse des femmes de ne pas le voir s’accomplir, et je ne pouvais m’empêcher d’éprouver de cruels, d’amers regrets.

Hélas ! aigrie par tant de chagrins, je perdais sans doute mon élévation première ; la vue du bonheur d’Emma, de madame de Richeville, auquel j’avais tant contribué, me ravissait toujours, mais il me faisait aussi songer à la vie malheureuse à laquelle j’étais réduite.

Je ne pouvais m’empêcher de faire souvent un douloureux retour sur moi-même, en contemplant les gens heureux, non pour les jalouser, grand Dieu ! mais pour pleurer ma misère, hélas… oui… ma misère, car pour être cachée, pour être morte à tous les yeux, ma passion n’en était pas moins profonde… J’aimais… j’aimais toujours M. de Rochegune…

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Nous devions célébrer entre nous à Maran la Sainte-Claire, fête de madame de Richeville, le 12 août 1837.

On verra par quel motif je ne puis oublier ni cette date ni cette journée.

Il était onze heures du matin, il faisait un soleil radieux ; je me promenais dans une des allées du parc les plus touffues ; elle aboutissait à l’aile du château où se trouvait l’appartement de madame de Richeville. La duchesse se levait ordinairement assez tard ; j’attendais Emma qui devait venir me prendre pour aller souhaiter la fête à sa mère, et lui porter un gros bouquet de roses et de pervenches, ses deux fleurs de prédilection, que nous devions cueillir nous-mêmes.

Je vis venir M. de Rochegune, je lui tendis la main.

— Quel beau jour pour la fête de notre amie — lui dis-je en souriant ; — puis lui montrant les fleurs que je tenais à la main, j’ajoutai : — Le bouquet d’Emma est-il aussi beau que celui-ci ?

— Elle finit le sien en mettant au pillage une des corbeilles du petit parterre… Il n’y a rien de plus charmant que de la voir s’escrimer ainsi au milieu de ce massif de rosiers du roi tout trempés de rosée.

— J’espère que vous lui avez fait à ce propos un délicieux madrigal ! Et encore non — lui dis-je — l’incarnat de ses joues est si fin, que ce serait faire injure à Emma que de la comparer à une rose du roi. Cela serait dire rougeur au lieu de délicate fraîcheur ; une rose thé du Bengale… à la bonne heure, telle est la seule comparaison qu’elle puisse accepter.

— Et vous, ma pauvre Mathilde — dit-il en me regardant avec intérêt — quand pourra-t-on vous comparer à autre chose qu’à un beau lis ? quand votre pâleur se nuancera-t-elle d’un peu de carmin ?

M. Gérard compte beaucoup sur mon séjour dans le Midi pour me remettre tout-à-fait, et j’y compte aussi, mon ami.

Il me regarda avec attention, et me dit en secouant tristement la tête :

— Serez-vous donc la seule parmi nous qui ne soyez pas heureuse, vous à qui nous devons la félicité dont nous jouissons ?

— Mon ami, quelle idée ! Ma pâleur n’est-elle pas naturelle après une longue maladie ?…

— Mathilde, vous ne pouvez pas en convenir… votre mari vous tourmente… Jamais vous ne recevez de ses nouvelles.

— Il écrit généralement très peu… et puis le service des postes d’Italie se fait mal, dit-on…

— Ah ! Mathilde… Mathilde… — ajouta-t-il en soupirant. — J’en reviens toujours là… comment a-t-il pu vous quitter au moment où vous étiez tombée si gravement malade ? Il n’y a pas d’affaire d’intérêt qui puissent motiver une pareille conduite !

— Mon ami, je vous le répète, il s’agissait, m’a-t-il dit, d’une créance considérable sur laquelle il ne comptait plus, et qui, dans notre position actuelle, devient fort importante : je dis notre position, puisque, suivant l’avis de madame de Richeville et le vôtre, j’ai caché à M. de Lancry la conservation de cette terre, dans la crainte que ses idées de prodigalité ne lui reprennent ; une fois que je le verrai corrigé par l’adversité, je lui avouerai que nous avons cette ressource. À cette heure, il ignore que nous la possédions ; il est donc tout simple qu’il se soit occupé très activement de cette affaire.

M. de Rochegune secoua la tête d’un air incrédule.

Je mentais mal sans doute, mais je n’avais pas pu imaginer d’autre prétexte au départ de M. de Lancry.

Laisser pénétrer à M. de Rochegune dans quels termes j’en étais avec mon mari pouvait éveiller ses soupçons et le mettre sur la voie de mon dévouement pour Emma, ce que je voulais éviter à tout prix depuis que j’avais sagement renoncé à mon dessein de tout révéler à M. de Rochegune.

— Il faut bien vous croire — reprit M. de Rochegune avec un soupir — vous me répondez toujours ainsi quand je vous parle de M. de Lancry ; mais je ne sais pourquoi il me semble que sa conduite envers vous cache quelque mystère !… Je crains que vous ne soyez pas heureuse… non, vous n’êtes pas heureuse… vous avez été dupe de votre noble cœur, comme votre mari peut-être a été dupe de ses bonnes résolutions… Pendant quelque temps j’admets qu’il se soit sincèrement repenti, mais ses anciennes habitudes auront repris le dessus, et il aura mieux aimé sans doute mener je ne sais quelle existence aventureuse que de vivre obscurément auprès de vous… Et puis… Mais, tenez, Mathilde… ne parlons plus de cela… je ne veux pas dire tout ce que je pense… je me trompe sans doute et je vous affligerais.

— Vous avez raison, mon ami, ne parlons plus de cela… n’ayez aucune inquiétude… Quelquefois seulement, bien que je connaisse la paresse habituelle de M. de Lancry, je m’inquiète de ne pas avoir de ses nouvelles… voilà ce qui m’attriste. Pour chasser ces vilaines idées, parlons de vous et d’Emma, de vos projets.

— Parler de nous, c’est encore parler de vous, nous vous devons tant !… Quant à moi, jamais ma vie n’a été plus calme, plus douce, plus sereine ; et puis Emma est si heureuse… de si peu !! Quelquefois, pauvre enfant… je me reproche de ne pas assez faire pour elle… je suis presque confus de la voir si facilement satisfaite et contente.

— En parlant si modestement du bonheur que vous donnez, mon ami, vous êtes comme les grands poètes qui trouvent tout simple de faire très facilement des œuvres magnifiques, et qui s’étonnent de voir l’admirable influence de ces ouvrages qui leur coûtent si peu.

— Non, je vous assure, Mathilde ; j’ai l’air de tout donner, et je reçois beaucoup plus que je ne donne. Je suis très heureux ; je ne me sens pas vivre. Si je sors par hasard de ce délicieux état de calme et de confiante sécurité pour faire quelque projet, c’est pour y revenir bientôt avec un nouveau plaisir. Que vous dirai-je ! cette vie n’a peut-être pas le grandiose, l’enthousiasme, les sublimes élancements de la passion ; mais elle est paisible et riante. Après la vie que j’avais rêvé de partager avec vous, je n’en sais pas de plus agréable que celle-ci… Dans les premiers temps de mon mariage je désirais qu’un sentiment plus vif se développât en moi, maintenant je le regretterais ; il ôterait à l’attachement que j’ai pour Emma ce caractère qui fait, qu’il ne ressemble à aucun autre.

— Vous avez raison, mon ami ; l’espèce de culte profond qu’Emma ressent pour vous, exclut pour ainsi dire de votre part tout retour galant. Que votre modestie ne s’alarme pas de cette comparaison ; mais les dieux, si bons qu’ils soient, n’aiment pas de la même manière qu’ils sont aimés.

— Ah ! Mathilde ! — me dit-il en riant — je sens la griffe de mademoiselle de Maran sous cette divinisation moqueuse.

— Je vous estime trop pour exagérer vos louanges… Avouez qu’il y a du vrai dans ce que je vous dis, et que ma comparaison est aussi juste que peut l’être une comparaison.

— Je ne nie pas la folle idolâtrie d’Emma pour moi, il faudrait être aussi aveugle qu’ingrat ; je nie seulement que je la mérite… Ou plutôt… tenez, je vais bien vous étonner, j’accepte votre comparaison tout entière, surtout à cause de ma divinisation

— C’est très heureux — lui dis-je en souriant.

— Je l’accepte non comme une louange, mais comme un blâme rempli de justesse et de raison.

— Voyons, mon ami, expliquez-moi ce blâme, qui était bien loin de ma pensée, je vous assure.

M. de Rochegune reprit d’un ton sérieux :

— Vous jugez de mon cœur mieux que moi-même… Ces vagues reproches que je me faisais de ne pas faire assez pour Emma, n’ont pas d’autre cause que cette espèce de divinisation dont vous me parlez et à laquelle je me suis prêté… Je me laisse aimer… je vis trop en sultan… je suis comme ces faux dieux, qui, à force d’être adorés, finissent par croire à leur puissance et se persuadent qu’ils font beaucoup pour les pauvres humains en leur permettant de les idolâtrer… Sérieusement, Mathilde, vous m’éclairez ; vous épargnez peut-être bien des larmes à Emma… Un jour elle aurait pu voir dans l’indolence de mon bonheur, ou de l’égoïsme, ou de la froideur, et j’aurais un remords éternel de causer le moindre chagrin à cet ange de bonté.

— C’est maintenant moi qui pourrais vous reprocher d’être aussi méchant que mademoiselle de Maran — dis-je en souriant ; je vous dis non un compliment, mais une chose vraie, et vous en faites une épigramme contre vous.

— À propos de mademoiselle de Maran, vous savez que sa paralysie est complète maintenant ? — me dit M, de Rochegune ; — mon vieux valet de chambre Stolk a été, je ne sais plus à quel propos, voir Servien, le maître-d’hôtel de votre tante. Il paraît que lui et tous ses gens la traitent indignement ; ce qu’elle est obligée de supporter en enrageant, personne ne s’intéressant à elle…

Notre conversation fut interrompue par Emma. Elle tenait un bouquet de roses d’une main, et de l’autre plusieurs lettres qu’elle remit à son mari en lui disant :

— Le courrier vient d’arriver. Voici vos lettres, mon ami.

M. de Rochegune lui dit, en mettant les lettres dans sa poche :

— Madame de Richeville peut-elle nous recevoir, ma chère Emma ?

— Sans doute, voilà plus d’une demi-heure qu’elle cause avec le bon abbé Dampierre.

— Votre curé, dame châtelaine, me dit M. de Rochegune.

— Et c’est bien le meilleur et le plus pauvre des curés de campagne — lui dis-je ; — vous ne pouvez vous faire une idée de cette charité, de ce caractère vraiment évangéliques.

— Et comme il parle simplement et noblement ! — dit Emma. — L’autre dimanche, à l’église, j’étais dans l’admiration. Tout ce qu’il disait était à la portée de ses paroissiens, et pourtant ce sermon aurait pu être tout aussi bien prononcé devant un roi et sa cour.

— C’est qu’il n’y a en effet rien de plus digne que la simplicité — dit M. de Rochegune.

— Je ne sais pas un homme d’une raison plus saine, d’un jugement plus sûr que ce bon abbé Dampierre. Ce que dit Emma est très vrai : son langage serait partout remarquable, et il ne s’en doute pas ; il s’ignore complètement… C’est l’un des hommes dont je fais le plus de cas… Cela est si rare, la grandeur dans la modestie… C’est comme la grâce et la beauté dans la candeur… Bien entendu que je ne dis pas ceci pour vous, Emma, notre sœur Mathilde ne me le pardonnerait pas ; elle est jalouse de toutes les louanges qu’on vous adresse… quand elles ne sont pas d’elle.

Pendant que M. de Rochegune parlait, Emma ne le quittait pas des yeux ; ce n’était pas de l’amour, c’était une adoration passionnée de tous les moments. Elle ne vivait pas en elle, elle vivait en lui.

Presque toujours après ces moments d’extase contemplative, pendant lesquels elle semblait aspirer le bonheur à longs traits, elle me jetait un regard de reconnaissance ineffable.

Lorsque M. de Rochegune eut parlé, elle lui prit la main, et lui dit avec un accent enchanteur :

— Notre sœur Mathilde a raison… il n’y a qu’elle qui puisse me flatter d’une manière ravissante.

— Vraiment… mieux que moi ?

— Mais sans doute… Vous, mon ami… vous me parlez de moi… Elle au contraire me parle de vous… et me dit que vous m’aimez… n’est-ce pas me louer au-delà de toute expression ?

— J’accepte ceci en ce sens que lorsque Mathilde me dit que vous m’aimez… elle me loue aussi au-delà de toute expression…

Emma secoua sa jolie tête blonde et dit en souriant :

— Oh ! ce n’est pas la même chose… rien n’est plus simple que de vivre… on ne vous félicite de vivre que lorsqu’on vit heureuse.

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Nous passâmes une heureuse matinée avec madame de Richeville. Je priai M. l’abbé Dampierre de venir dîner avec nous pour célébrer cette petite fête de famille.

Vers les trois heures, M. de Rochegune vint frapper à ma porte.

Je fus surprise de sa pâleur et de la sombre expression de sa physionomie ; il tenait une lettre ouverte à la main.

— Mathilde… on m’écrit d’Italie… je vous en prie — me dit-il — hisez ceci…

Et il m’indiqua un passage de sa lettre qu’il me présentait.

Voici ce que je lus…

« … À mon arrivée à Naples on ne s’entretenait que du luxe effréné que Lugarto avait déployé dans cette ville, de ses débauches et de quelques abominables méchancetés dont le retentissement avait été tel que le roi l’avait chassé de ses États quelques jours avant mon arrivée, sans que le chargé d’affaires du Brésil eût fait la moindre réclamation, sachant parfaitement ce que valait, ce que méritait son indigne compatriote, qui est du reste généralement exécré et justement méprisé de ses nationaux. Ceci ne m’étonna pas du tout, car je connaissais Lugarto de longue date : mais ce qui me renversa… mais ce que je n’aurais pu croire si notre ambassadeur ne me l’avait certifié, c’est que l’ami intime, le compagnon de débauche de Lugarto était le vicomte de Lancry, qui s’était autrefois battu pour un motif très sérieux que l’on m’a raconté : car je n’étais pas à Paris à cette époque. On dit M. de Lancry complétement ruiné et absolument dans la dépendance de son ancien ennemi. Ils ont quitté Naples sur un bateau à vapeur affrété par Lugarto. Il n’y avait, dit-on, qu’une voix dans toute la ville pour leur souhaiter la réunion de tous les accidents qui peuvent rendre une traversée funeste. »

Je laissai tomber la lettre sur mes genoux sans oser regarder M. de Rochegune.

— Ah ! Mathilde… vous m’avez trompé — me dit-il avec un accent de profond reproche. — L’intimité de M. de Lancry avec ce monstre m’en dit plus que je ne voudrais en penser.

— Eh bien !… oui… je voulais vous le cacher… Ainsi que vous l’avez deviné, les bonnes résolutions de mon mari n’ont pas duré. Son retour avait été sincère… mais il s’est lassé de cette vie obscure et paisible… Je crois maintenant, comme vous, que la raison qu’il m’avait donnée pour s’en aller en Italie était un prétexte.

— Et sa liaison avec ce monstre qui autrefois vous a tant poursuivie de sa haine — s’écria-t-il — comment la qualifierez-vous ?

Hélas ! je n’osais, je ne pouvais lui dire les preuves récentes que j’avais encore eues de la haine opiniâtre de M. Lugarto, tant ces événements étaient liés à mon sacrifice pour Emma.

Je ne répondis rien.

— Ainsi — s’écria M. de Rochegune avec une explosion de douloureuse indignation — voilà pour quel homme vous m’avez sacrifié… Voilà pour quel homme vous avez renoncé au bonheur que je vous offrais, en m’engageant… à…

Je l’interrompis.

— Pas un mot de plus à ce sujet — lui dis-je avec une fermeté qui lui imposa. — Ce n’est pas vous… vous qui oseriez maintenant exprimer un seul regret sur le passé… Ce serait horrible pour Emma qui vous rend si heureux, ce serait outrageant pour moi… Que mon mari se conduise désormais bien ou mal envers moi, ce n’est pas la question. L’attachement que j’ai eu pour lui s’évanouirait demain, que je mourrais mille fois plutôt que d’oublier mes devoirs… je vous le jure par la mémoire de ma mère… Quant à vous… vous êtes incapable de laisser jamais supposer à cette malheureuse enfant que vous regrettez de l’avoir épousée. Vous connaissez son caractère… Songez-y, vous la tueriez… elle mourrait de désespoir…

— Ah ! c’est affreux — dit-il en cachant sa tête dans ses mains. Et il sortit violemment.

Je fus moins épouvantée en apprenant la réunion de M. de Lancry et de M. Lugarto que de l’impression que cette nouvelle devait faire sur M. de Rochegune.

Je le croyais incapable de laisser penser à Emma qu’il regrettait peut-être de l’avoir épousée, mais je tremblais qu’il ne se trahît malgré lui…

Cette journée, si heureusement commencée, s’annonçait d’une manière fatale. Quelle triste fin elle devait avoir !