Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/27

Gosselin (Tome VIp. 211-237).
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Quatrième partie


CHAPITRE XXVII.

LA MORT.


Après avoir traversé un petit jardin inculte, rempli d’herbes, de ronces et de pierres, nous arrivâmes dans une espèce d’antichambre, puis dans une assez grande pièce humide, sombre, triste et meublée avec une parcimonie qui annonçait la détresse…

Là… se mourait Ursule…

Une vieille femme d’une figure repoussante, et couverte presque de haillons, lui servait de garde-malade.

Ma cousine la renvoya d’un signe dès qu’elle me vit.

Quel lugubre spectacle, mon Dieu !

Ursule, vêtue d’une robe noire, était étendue sur un canapé ; un grand châle couvrait ses pieds et ses genoux. Elle semblait frissonner de froid… De l’une de ses mains elle étreignait convulsivement le coussin qui soutenait sa tête appesantie… De l’autre main elle écartait de son front pâle et glacé les boucles éparses de ses beaux cheveux bruns.

Son visage, affreusement maigri, était livide, ses grands yeux bleus presque éteints.

Lorsqu’elle me vit, son regard se ranima un peu ; un douloureux sourire erra sur ses lèvres décolorées ; elle joignit ses deux mains avec une expression de profonde reconnaissance.

— Mathilde — me dit-elle d’une voix affaiblie — vous êtes bien généreuse… je m’y attendais… Je voudrais rester seule quelques instants avec vous…

— Encore ! encore !! — s’écria son mari, qui s’était jeté à genoux auprès d’elle en sanglotant ; — non, non, je ne veux plus te quitter maintenant !

Ursule tourna vers lui ses yeux suppliants.

— Ah ! son regard… son doux et beau regard ! — s’écria M. Sécherin en contemplant sa femme avec une angoisse déchirante ; — le voilà… quoique mourant… je le reconnais… C’est comme cela qu’elle me regardait autrefois… Je la retrouve… et elle meurt !… elle meurt !…

— Je vous en prie, mon ami, laissez-moi quelques instants avec Mathilde… mes derniers moments seront à vous… pour vous demander pardon… comme à elle… du mal que je vous ai fait… comme à elle…

— Mon cousin… je vous en supplie — lui dis-je.

— Je n’ai plus le temps de vous faire beaucoup de demandes — reprit Ursule en tâchant de sourire à son mari… — par grâce ne me refusez pas celle-là.

Il se leva brusquement, et sortit en cachant sa figure dans ses mains.

— Mathilde… — me dit Ursule avec un pénible effort en me donnant une clef — dans le secrétaire de ma chambre, vous trouverez une enveloppe remplie de papiers… de lettres… je désire que tout soit brûlé… Cette découverte eût encore désolé après moi l’excellent homme que j’ai si indignement outragé… L’effet de ce poison a été trop rapide… je n’ai pu moi-même prendre ce soin avant l’arrivée de mon mari…

— Vos désirs seront exécutés — lui dis-je en détournant la tête pour qu’elle ne vît pas mes larmes.

— Mathilde — me dit-elle après un moment de silence — je meurs pour M. de Rochegune… Je puis vous dire cela sans vous blesser… puisque vous ne l’aimez plus.

— Grand Dieu !… dans ce moment terrible… ayez d’autres pensées — m’écriai-je — ne savez-vous pas qu’il est marié ?

— C’est pour cela que je n’ai plus voulu vivre… Quoique jusqu’ici il m’eût toujours méprisée… quoiqu’il eût refusé de me revoir depuis les deux entrevues que j’avais eues avec lui, pourtant un vague espoir me soutenait… Insensée que j’étais !… quand j’ai su qu’il était marié avec un ange qu’il aimait… j’ai compris ce que j’aurais dû comprendre plus tôt… que pour moi… il n’y avait plus qu’à mourir.

— Ah ! Ursule… que vous avez fait de mal… à vous… et aux autres !

— Oui… mais depuis, moi aussi… j’ai bien souffert… Oh ! si vous saviez… lorsqu’il est venu aux deux rendez-vous que je lui avais donnés pour lui parler de vous… avec quel dédain… avec quelle aversion… il m’a d’abord accueillie ! Moi, pour me rehausser un peu à ses yeux, en lui montrant l’influence qu’il exerçait déjà sur mon cœur, j’ai voulu lui dire… toutes les hautes inspirations que je lui devais… j’ai voulu lui prouver que, grâce à lui, je devenais digne de comprendre tous les sentiments purs, vertueux… Malheur à moi… malheur à moi… les paroles m’ont manqué : c’est à peine si j’ai pu exprimer les nouvelles et nobles idées qui se développaient rapidement en moi… Dans mon trouble, dans mon effroi, dans mon enivrement… moi… toujours si hardie… j’hésitais… je balbutiais… Un mot… un regard de lui, qui eussent approuvé le changement qui se manifestait en moi, m’auraient encouragée… il aurait pu lire dans mon âme qu’il remplissait… qu’il transformait… Mais il me glaçait par son air ironique et froid… et je n’ai pu dire que quelques paroles sans suite… Pourtant je n’avais jamais été plus sincère… jamais je ne m’étais senti d’instincts aussi élevés ! Hélas !… j’étais sans doute indigne de parler un si noble langage… Oh ! Mathilde ! si la douleur est une expiation… vous me pardonnerez, car j’ai bien souffert ce jour-là.

— Oui… oui, je vous crois, malheureuse femme… vous avez dû bien souffrir…

— Mais ce n’est pas tout… vous ne savez pas ce qui rend ma mort épouvantable ?

— Mon Dieu !… parlez… parlez.

— Oui… au moins vous saurez cela, vous… et vous me plaindrez… Lorsque j’ai eu pris le poison, lorsque tout a été fini, lorsque je n’ai eu plus qu’à mourir… Dieu, dans sa terrible vengeance, m’a tout-à-coup révélé le seul moyen que j’aurais eu d’expier mes fautes, de mériter l’intérêt de celui pour qui je meurs… et l’estime de tous…

— Comment cela ?… Mais à cette heure n’est-il plus temps ?

— Non… non… il n’est plus temps… je le sens… ma fin approche… Et c’est là, oh ! c’est là ce qui rend ma mort affreuse ! — s’écria cette malheureuse femme avec une explosion de sanglots.

— Ursule… Ursule… calmez-vous… vous êtes si jeune… tout espoir n’est pas perdu peut-être… Dieu prendra en grâce vos bonnes résolutions…

— Oh ! la vie… la vie maintenant… cette vie que j’ai si criminellement sacrifiée ! mon Dieu… ce n’est pas pour moi… que je vous la redemande — s’écria-t-elle en joignant les mains avec désespoir — c’est pour cet homme si bon que j’ai indignement outragé… Et je vous le jure, mon Dieu, à force de dévouement, de soumission, je lui ferai oublier les chagrins que je lui ai causés.

— Ursule, que dites-vous ?… Ces remords !…

— Comprenez-vous… comprenez-vous ?… au lieu déterminer mes jours par un crime stérile… j’aurais dû venir repentante… me jeter aux pieds de mon mari… aux pieds de sa mère ; ni lui ni elle n’auraient pu rester insensibles à un véritable repentir… J’aurais passé le reste de ma vie à le rendre heureux, et je le pouvais… oh ! je le pouvais, j’en suis bien sûre, moi… et un jour… dans bien longtemps, quand j’aurais eu prouvé que j’étais devenu honnête et bonne… j’aurais peut-être osé dire à cet homme dont l’influence m’avait faite ainsi : — J’étais une créature indigne et misérable… je vous ai aimé… vous ne l’avez jamais su… mais cet amour ignoré m’a donné les vertus que je n’avais pas… Il y a en vous quelque chose de si grand… que de vous aimer… même en secret, c’est vouloir être digne de vous… Depuis que votre pensée est venue épurer mon cœur, tout ce qui m’entoure m’aime et me bénit… — Mais malheur à moi… il est trop tard… — s’écria-t-elle — vous voyez bien, il est trop tard…

— Ah ! c’est affreux… — m’écriai-je. — En effet, cette réhabilitation eût été belle et grande.

— Oh ! n’est-ce pas, n’est-ce pas… qu’elle eût été belle et grande ? — reprit Ursule avec exaltation. — Vous me connaissez, Mathilde… vous savez si j’ai de la volonté, de l’énergie… Eh bien, cette volonté, cette énergie, je l’aurais appliquée au bien… j’aurais été capable de tous les dévouements, de tous les héroïsmes… pour refaire à mon mari une vie heureuse et douce… pour mériter un jour l’estime austère de M. de Rochegune, et il me l’aurait accordée… à moi qui, grâce à lui, serais partie de si bas pour arriver si haut.

— Pauvre… Pauvre Ursule ! — lui dis-je avec un intérêt navrant.

— Oh ! que vous êtes généreuse de me plaindre, Mathilde… N’est-ce pas qu’il est horrible de mourir !… si jeune avec un tel avenir sous les yeux… de mourir abandonnée, méprisée… détestée de tous… lorsqu’on aurait pu vivre aimée, respectée ? N’est-ce pas que cela est affreux et que c’est une terrible punition du ciel ?

L’infortunée, épuisée par cette dernière émotion, ne put achever, sa voix s’altéra ; elle tomba en faiblesse…

Depuis le commencement de cet entretien, mon aversion contre Ursule s’était presque évanouie devant la pitié qu’elle m’inspirait.

L’amour qu’elle ressentait pour M. de Rochegune avait quelque chose de si touchant, de si élevé, il se manifestait en elle par une si haute pensée de réhabilitation, que je ne pouvais que déplorer avec cette malheureuse femme la fatalité qui l’empêchait d’expier ses fautes.

Effrayée de la voir entre mes bras presque sans connaissance, j’appelai son mari, qui entra éperdu.

Ursule respirait avec peine. Sa figure était contractée par une expression de douleur atroce…

Cette crise s’apaisa un peu, mais déjà son visage se décomposait par les approches de la mort.

Elle agitait faiblement ses mains autour d’elle comme si elle eût voulu repousser de sinistres apparitions.

Enfin elle rouvrit les yeux et dit d’une voix éteinte :

— Mathilde… vous me pardonnez le mal que je vous ai fait ?

— Oui… oui… je vous le pardonne… et Dieu aussi vous pardonnera en faveur de vos dernières pensées.

— Mon ami… où êtes-vous ? Je ne sais, mais il me semble que ma vue s’obscurcit — dit-elle en cherchant son mari d’un regard vague…

— Ursule… Ursule… je ne veux pas que tu meures… Ce n’est pas moi qui t’ai chassée sans pitié… non… Oh ! ne m’accuse pas… ne m’accuse pas… c’est ma mère qui a été impitoyable… c’est ma mère… qui l’a voulu ! — s’écria-t-il avec angoisse — c’est ma mère ! Malheur à moi !… malheur à elle !

À peine ces funestes paroles étaient-elles prononcées, que madame Sécherin parut à la porte, que son fils avait laissée ouverte…

La figure de cette femme austère était, comme toujours, pâle, inflexible, menaçante.

Elle s’approcha lentement, avec une sorte de majesté formidable.

— Un fils impie a osé maudire sa mère ! — dit-elle d’une voix éclatante et courroucée.

— Madame… ayez pitié de lui ! — m’écriai-je — Ursule se meurt.

— Sa mort est digne de sa vie… elle meurt par un crime !!!

— Grâce ! Madame… grâce ! — dit Ursule en joignant les mains avec terreur et en se dressant à demi malgré sa faiblesse.

— Pas de grâce pour vous ! — reprit madame Sécherin.

Dominant Ursule de toute sa hauteur, elle accompagna ces paroles d’un geste, d’un accent, d’un regard si foudroyants que son fils resta frappé de stupeur et d’épouvante… comme si la vengeance divine se fût manifestée à sa vue dans la personne de sa mère.

— Grâce ! — dit encore Ursule — grâce !

— M’avez-vous fait grâce, à moi… quand je vous disais : — Pitié pour mon enfant !!!…

— Oh ! je me repens… je me repens !

— Il est trop tard…

— Oh ! pardonnez-moi… votre fils m’a pardonné… Mathilde m’a pardonné…

— Pas de pardon pour l’adultère !

— Oh ! mon Dieu !

— Pas de pardon pour l’impie !

— Grâce !…

— Pas de pardon pour le suicide !…

— Ah ! je suis maudite ! — s’écria Ursule en retombant presque sans mouvement sur son canapé.

M. Sécherin, ayant vaincu sa première stupeur, s’écria d’une voix retentissante d’indignation :

— Ma mère !… ma mère !… vous faites un martyr de cette femme… Dieu la prendra en pitié !

— Et votre martyre, à vous, insensé… et mon martyre, à moi… combien ont-ils duré ?

— Mais elle se repent… ma mère… mais elle se repent…

— Elle redouté le châtiment de ses crimes… c’est là son repentir.

— Oui… comédie… comédie… n’est-ce pas, ma mère ?

— Oui comédie… oui… ces vains remords sont une comédie sacrilège… jouée en face de la tombe qui l’attend. — Puis s’adressant à Ursule avec une indignation croissante : — Par terreur d’une punition éternelle, vous vous repentez depuis quelques heures… vous ! Et pendant trois ans… ce malheureux, renfermé dans la solitude que vous lui avez faite, n’a pas été un jour… une heure… sans verser des larmes de sang !… Vous vous repentez un jour… vous !… et pendant trois ans… moi qui n’ai que lui… moi qui ne vis que pour lui… j’ai vu… j’ai partagé ses tortures, parce qu’une mère endure tous les maux dont elle ne peut pas consoler son enfant !… Et parce que vous venez crier — Grâce… tant de tourments seraient oubliés ! Comment ? les uns auraient vécu de joies mondaines et de plaisirs adultères… pendant que les autres vivaient de pleurs et de désespoirs solitaires… et parce que l’indigne créature qui a causé tous ces maux renierait le passé qui l’épouvante !… bourreaux et victimes deviendraient égaux devant le Seigneur ? Non, non, pas de pitié pour vous sur la terre, pas de pitié pour vous dans le ciel !…

M. Sécherin allait répondre.

Ursule lui prit la main et dit en tournant avec peine sa tête du côté de sa belle-mère :

— Hélas, Madame ! que puis-je faire… sinon me repentir ? puis-je vaincre mes terreurs ?… ai-je donc eu tort, mon Dieu ! de vouloir avant de mourir demander pardon à ceux que j’avais offensés ? Que peut faire une malheureuse créature que tout abandonne sur la terre, que tout menace… dans l’éternité, si ce n’est d’offrir en expiation… tout ce qu’elle peut offrir… la sincérité de ses remords ?… Je vous ai fait bien du mal… Madame… et aussi à votre fils… le meilleur des hommes… et aussi à Mathilde, qui avait été pour moi une sœur… ma vie a été bien coupable… ma fin est criminelle… je suis maudite par vous… mon père apprendra ma mort sans regrets… le monde dira que je suis justement punie…

— Oui… oui… justement punie — répéta madame Sécherin d’une voix dure et légèrement altérée.

— Je ne dis pas cela pour me plaindre… seulement, Madame… vous si sévère… mais si équitable… songez… que toute petite… j’ai été confiée à la plus méchante des femmes… Oh ! par pitié, songez que pendant mon enfance, pendant ma jeunesse, cette femme a développé en moi les plus mauvais penchants : la haine, la jalousie, l’hypocrisie…

— Votre cousine… aussi a été élevée par cette abominable femme… comparez sa vie à la vôtre !

Ursule ne me laissa pas le temps de répondre et reprit doucement, pendant que son mari l’écoutait dans une sorte de douloureuse adoration :

— Mon naturel était aussi mauvais que celui de Mathilde… était bon : c’est pour cela que j’aurais eu besoin de nobles exemples… de sévères enseignements. Peut-être mes fautes… sont-elles dues à ma funeste éducation… car, je le sens, j’aurais pu être meilleure que je ne J’ai été — dit-elle en me jetant un triste regard d’intelligence… Puis elle reprit :

— Ah ! si j’avais pu vivre… ce n’est pas par un vain repentir que j’aurais réparé le mal que j’ai fait… mais il est trop tard… trop tard… Cela est vrai… Madame… Dieu a voulu qu’une mort criminelle terminât une vie coupable… personne ne priera pour moi… excepté les deux êtres que j’ai le plus outragés au monde…

Les traits de madame Sécherin semblèrent perdre un peu de leur impassible dureté…

Au lieu de jeter sur Ursule des regards courroucés, elle la contempla pendant quelques instants avec une sombre attention… peut-être émue malgré elle à l’aspect de cette malheureuse femme qu’elle avait laissée dans toute la fleur de la jeunesse et de la beauté, dans toute la fougue de son caractère altier, audacieux, et qu’elle retrouvait luttant contre une si terrible agonie.

Ursule ne put supporter le regard fixe et pénétrant de sa belle-mère toujours debout et muette à son chevet. Elle prit la main de son mari, qui pouvait à peine étouffer ses sanglots, et lui dit d’une voix de plus en plus affaiblie :

— Ma vie et mes fautes ont causé quelquefois… un refroidissement passager entre votre mère et vous… mon ami ; c’est mon plus douloureux remords… Faites… oh ! je vous en supplie… que je sois au moins délivrée de celui-là… je m’en irai moins malheureuse si je vous sais une consolation que jusqu’ici vous avez pu méconnaître… Alors vous voyant redevenu bon et tendre fils comme vous l’étiez, comme vous l’auriez toujours été sans moi, peut-être votre mère ressentira-t-elle un peu de pitié… en pensant à moi, qu’elle n’a pas cru devoir pardonner… à moi qui aurais vu mon heure dernière avec moins d’épouvante… si ses mains vénérables m’eussent bénie !… Mon ami… en ce moment solennel… faites-moi cette promesse sacrée… je vous en supplie…

— Oh ! je le jure… je le jure… — dit M. Sécherin éperdu de douleur.

— Mais cette malheureuse ne peut pourtant pas mourir ainsi ! — s’écria tout-à-coup madame Sécherin, dont les traits exprimaient enfin une pitié si longtemps combattue. — Elle ne peut pas mourir sans prières et sans prêtre !

— L’Église repousse les suicides de son sein… je n’ai pas osé demander un prêtre — dit Ursule d’une voix basse et tremblante.

Madame Sécherin s’agenouilla lentement près de sa belle-fille, deux larmes sillonnèrent ses joues ridées ; elle joignit les mains en disant :

— Seigneur… Seigneur… son repentir égale ses fautes… je ne me sens plus la force de haïr… puissiez-vous lui pardonner… comme je lui pardonne !…

— Ma mère… ma mère… oh ! ma vie… toute ma vie… je le jure ! — s’écria mon cousin ; et sans pouvoir rien ajouter, il couvrit de larmes et de baisers les mains de madame Sécherin.

La figure d’Ursule rayonna un moment de surprise et de joie… Elle s’écria :

— Ô mon Dieu ! vous aurez pitié de moi… elle m’a pardonné !

— Et je te bénirai, pauvre malheureuse femme ! et je prierai pour toi… car on t’a perdue… oui… je veux le croire… je le crois… ton cœur aurait été bon si on ne t’avait pas pervertie si jeune…

Et madame Sécherin prit la tête d’Ursule entre ses deux mains tremblantes, et la baisa au front.

— Oh ! permettez-moi… une fois… pour la première et pour la dernière fois… de vous appeler… ma mère… À cette heure… ce mot serait si doux à mes lèvres… Il me semble qu’il m’aiderait à mourir avec moins d’amertume…

— Oui… je suis ta mère… Mon cœur se déchire aussi à la fin ! — s’écria madame Sécherin avec une profonde émotion… — Moi aussi j’ai des regrets, et il n’est plus temps… peut-être me suis-je montrée trop inflexible… j’aurais dû te traiter comme ma fille… et ne pas te fermer à jamais la voie du salut par une sévérité trop grande.

— Oh ! ma mère… vous avez sauvé mon âme du désespoir… à mon heure dernière… oh ! ma mère… je vous laisse votre fils… digne de votre tendresse… dit Ursule.

— Oh ! oui… ici je le jure… ma vie… ma vie entière sera partagée entre ton souvenir et mon adoration pour ma mère — s’écria M. Sécherin ; — mais Dieu ne permettra pas maintenant que tu meures… il te donnera le temps de réparer tes fautes… de me rendre heureux… il aura pitié de moi, qui ai tant souffert, et de ma pauvre mère, qui a tant souffert aussi… Maintenant que tu es sa fille… qu’elle t’a pardonné… maintenant que nous pouvons être tous heureux, Dieu ne voudra plus que tu meures… n’est-ce pas, ma mère ?

Les forces d’Ursule étaient épuisées.

Cette derrière secousse l’acheva.

— Ma mère — dit-elle d’une voix mourante — je voudrais… appuyer… ma tête… sur votre… sein…

Madame Sécherin se pencha sur le canapé, souleva un peu les épaules d’Ursule, et la serra dans ses bras.

— Mon ami… votre main. Mathilde… la tienne.

Hélas ! elle était glacée, sa pauvre main défaillante. Elle n’eut pas la force de serrer la mienne.

Ursule reprit en s’affaiblissant de plus en plus :

— Maintenant… adieu… et pour jamais… adieu… Pardonnez-moi mes offenses, ma mère… mon ami… Mathilde… Priez pour moi.

— Ma fille… ma fille… je te bénis… — s’écria madame Sécherin d’une voix solennelle en posant ses mains vénérables sur le front d’Ursule.

Ursule mourut.

M. Sécherin, après des transports de désespoir furieux, tomba dans un état d’insensibilité, d’anéantissement complet. Il semblait ne rien voir, ne rien entendre ; il agissait machinalement et sans dire une parole.

J’aidai madame Sécherin à rendre à Ursule un dernier et funèbre devoir.

Nous passâmes la nuit en prières auprès de son cercueil.

Le père d’Ursule n’avait jamais voulu la revoir depuis qu’elle avait quitté son mari, et il était parti depuis longtemps pour un voyage en Allemagne.

Voulant, de peur de scandale, ne pas ébruiter cette sinistre mort, et ne sachant à qui m’adresser pour les tristes formalités du décès, je priai le docteur Gérard, dont j’avais déjà éprouvé la discrétion, de se charger de ce pénible soin.

Ainsi qu’Ursule m’en avait prié, je brûlai les papiers que je trouvai dans son secrétaire.

À la dimension de l’enveloppe il me parut qu’elle devait renfermer aussi les feuillets de l’album sur lequel ma cousine avait écrit quelques détails de sa vie, et dont M. Lugarto m’avait envoyé une copie, due sans doute à l’infidélité de la femme de chambre d’Ursule.

Cette fille, créature de M. Lugarto, avait-elle abandonné sa maîtresse depuis ou avant son empoisonnement, je l’ignorais.

Heureusement pour M. Sécherin, il resta dans un complet égarement, absolument étranger à ce qui se passait autour de lui.

Sa mère le conduisit dans la chambre d’Ursule ; il s’assit sur son lit, les bras croisés, les yeux fixes, et resta ainsi longtemps muet, immobile.

Pourtant il vint plusieurs fois la nuit pendant que nous priions avec sa mère, s’agenouiller comme nous, mais il semblait nous imiter machinalement et ne pas comprendre ce qu’il faisait ; son regard était toujours égaré, ou il s’en retournait dans sa chambre sans dire une parole.

Vers le matin, tombant de fatigue et de sommeil, il s’endormit dans un fauteuil.

Usant de son droit, avec une rigueur peut-être extrême, l’église avait refusé de recevoir le corps d’Ursule, qui fut directement conduit au cimetière.

Je ne voulus pas quitter cette triste demeure avant que tout ne fût accompli.

De ma vie… oh ! de ma vie, je n’oublierai ce tableau déchirant.

C’était au milieu de l’automne, par une matinée sombre, voilée de brouillard.

Une dernière fois, madame Sécherin et moi, nous allâmes prier près de ce pauvre cercueil exposé dans une espèce d’antichambre du rez-de-chaussée obscur et délabré qui s’ouvrait sur le petit jardin inculte.

Il n’y avait là ni prêtre, ni eau sainte, ni chapelle ardente… rien enfin ne voilait l’horrible nudité de cette mort…

Au dehors un silence profond, seulement interrompu par le sifflement du vent qui gémissait à travers les arbres dont les feuilles jaunies, emportées par de fortes rafales, venaient tomber jusqu’à nos pieds…

Hélas ! malgré moi, malgré la lugubre solennité de cette scène, je ne pus m’empêcher de songer que la dernière fois que j’avais rencontré Ursule, ç’avait été dans une fête où je l’avais vue éclatante de jeunesse et de beauté, ravissante d’esprit, de grâce et de charme… environnée d’hommages…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Blondeau, que j’avais envoyé chercher, vint nous avertir que la funèbre voiture était arrivée. Je ne pus retenir mes sanglots.

Je baisai pieusement le cercueil, et je rentrai avec madame Sécherin et Blondeau dans l’intérieur de l’appartement.

Nous entendîmes des pas confus… quelques voix grossières… qui se turent un moment… puis une marche pesante, mesurée… et enfin le roulement sourd d’une voiture qui s’en allait lentement…

Je voulus jeter un dernier regard d’adieu aux restes d’Ursule… Je soulevai le coin d’un rideau… Je vis le char mortuaire s’éloigner seul… tout seul… personne ne l’accompagnait…

Il disparut… et puis ce fut tout…

Il y eut un moment horrible… Le bruit sourd de cette funèbre voiture sembla retentir jusqu’au fond du cœur de M. Sécherin… Il sortit de sa stupeur, jeta autour de lui des yeux égarés ; puis se rappelant sans doute l’affreuse vérité, il tomba dans les bras de sa mère en poussant un cri déchirant…

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Aucun prêtre ne dit une dernière prière sur la fosse béante qui attendait cette infortunée, et qui fut comblée sur elle…

Malheureuse Ursule… malheureuse victime de l’infernale méchanceté de mademoiselle de Maran, qui avait faussé, perverti cette nature énergique et puissante, afin d’en faire sûrement l’instrument de sa haine contre moi !

Pauvre Ursule !… Oui, car, malgré ses égarements, il y avait en elle de généreux instincts ; une âme capable d’éprouver si noblement l’amour ne peut pas être à tout jamais corrompue.

Oh ! oui, ce fut un affreux malheur pour elle d’avoir eu la pensée de sa réhabilitation alors qu’il était trop tard pour l’accomplir.

Oui… Ursule eût marché avec sa persévérance et sa fermeté habituelles dans cette voie honorable et élevée ; elle eût appliqué au bien tout le charme de sa séduction, toute l’énergie de son caractère. La malheureuse femme le disait bien : « Il n’y a qu’une volonté divine et vengeresse qui puisse faire briller un tel avenir à nos yeux, alors que la tombe va nous engloutir. »

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Ce jour-là, avant de rentrer chez moi, j’entrai à Saint-Thomas-d’Aquin ; j’allai à la sacristie ; j’y trouvai heureusement un prêtre, je le priai de dire une messe pour le repos de l’âme d’Ursule, et j’y assistai…

Hélas ! en sortant de l’église, mes yeux se remplirent encore de larmes à l’aspect du bénitier où Ursule et moi, étant enfants, nous prenions l’eau sainte.

Dans cette église, Ursule avait fait sa première communion avec moi…