Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/24

Gosselin (Tome VIp. 169-182).
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Quatrième partie


CHAPITRE XXIV.

LES FIANÇAILLES.


M. de Rochegune avait écrit un mot à madame de Richeville pour la prévenir de son absence, causée, lui disait-il, par quelques affaires importantes.

Le lendemain de ce départ j’annonçai à Emma qu’elle devait se résoudre à ne pas revoir M. de Rochegune de très longtemps peut-être, les raisons de famille qui lui avaient fait jusqu’alors différer la demande de sa main semblant augmenter de gravité… Je dis enfin à cette pauvre enfant que M. de Rochegune était si désespéré de la quitter, qu’il n’avait pas le courage de venir lui dire adieu.

Je m’y attendais, Emma fut douloureusement frappée de ce coup imprévu, qui venait si soudainement briser ses espérances, ou du moins les ajourner presqu’à l’infini ; mais je devais risquer beaucoup pour assurer son bonheur.

Sans être aussi sérieux qu’ils l’avaient déjà été, une partie des symptômes de la première maladie d’Emma se renouvelèrent.

Elle retomba dans ses tristesses mornes et accablantes. Son chagrin, dont elle savait alors la cause, eut une réaction peut-être plus lente, mais plus profonde.

J’avais été obligée de mettre le docteur Gérard dans ma confidence, car je ne voulais pas compromettre trop dangereusement la santé d’Emma.

Il approuva mon dessein, me garda toujours le secret auprès de madame de Richeville, et lui donna encore le change sur la maladie de sa fille.

J’avais souvent écrit à M. de Rochegune afin de le tenir au courant des événements…

Je ne lui cachai pas que la position d’Emma devenait de plus en plus inquiétante ; enfin M. Gérard m’ayant avertie qu’il y aurait du danger à prolonger davantage les angoisses de la fille de madame de Richeville, je suppliai M. de Rochegune de revenir à Paris : sa présence seule pouvait opérer une crise salutaire.

Il me répondit en ces termes :

« Je serai à Paris dans la nuit de demain… Ce que vous m’apprenez est affreux… Et je ne puis malheureusement pas réparer le mal que j’ai causé involontairement… Emma est un ange de bonté, de beauté, de candeur et de grâce… Elle mérite un cœur qui n’appartienne qu’à elle. Si je ne vous avais pas rencontrée dans ma vie, s’il m’était encore possible d’aimer… son amour eût été mon plus cher trésor… Mais l’épouser par pitié… est-ce digne d’elle ? est-ce digne de moi ? Tout mon espoir est que vous vous abusez peut-être sur le danger que court cette malheureuse enfant… En tout cas j’arrive… Et sa mère… notre meilleure amie !… Ah ! je ne sais quelle fatalité me poursuit !…

« R. »

Quelques heures après l’arrivée de M. de Rochegune, M. Gérard, dont il honorait beaucoup le savoir et le caractère, se présenta chez lui (d’après mon conseil), et l’instruisit de l’état véritablement très alarmant dans lequel se trouvait Emma.

Pour faire comprendre toute la gravité de cette crise à M. de Rochegune, M. Gérard n’eut qu’à lui exposer les raisons qu’il m’avait déduites lors de la première maladie d’Emma ; car la même cause avait reproduit les mêmes effets.

— Eh bien ! me dit-il d’un air accablé… je quitte M. Gérard. La vie de cette pauvre enfant est en danger !

— Hélas, oui !… J’avais prié le docteur, dont vous connaissez la sincérité, d’aller vous dire ce qu’il en était, ne doutant pas que ses paroles ne fussent plus éloquentes que tous les raisonnements.

— Ce qu’il m’a appris… m’a navré… Malheureusement je ne puis que me désoler. Je vous répète, ma chère Mathilde, que je ne sais rien de meilleur, de plus charmant qu’Emma… Vous me connaissez assez pour croire que sa naissance ne serait pas pour moi un obstacle… Encore une fois, je rends justice à ses excellentes qualités ; mais je ne l’aime pas… je ne puis pas l’aimer.

— Sans doute, mon ami, cela est fatal ; heureusement tout espoir n’est pas encore absolument perdu… Je ne vous avais fait entrevoir… et bien vaguement encore…, cette hypothèse de mariage que dans le cas où il deviendrait là seule chance de salut d’Emma… ainsi que cela arrivera demain peut-être… Alors il me semble que pour vous… ce mariage serait presque un devoir.

— Un devoir ?…

— Pour vous, dont l’âme est généreuse et grande… oui…

— Cela ne serait un devoir ni pour moi ni pour personne, Mathilde… — me dit-il avec une fermeté qui m’effraya. — Je déplore ce qui arrive, mais je n’y puis rien.

— Vous n’y pouvez rien, lorsque d’un mot…

— Pour dire ce mot il faudrait aimer.

— Mais elle vous aime, elle !… mais elle se meurt ! cette pensée ne peut-elle donc rien sur vous ?

— Et qu’ai-je fait, moi, pour éveiller, pour encourager cet amour ? est-ce ma faute si l’imagination de cette malheureuse enfant s’est exaltée sans raison ?

— Est-ce sa faute, à elle, si, vous voyant chaque jour, si, entendant chaque jour vos louanges, l’amour s’est peu à peu développé dans son cœur ? N’y a-t-il pas de la cruauté à afficher une indifférence… que vous ne ressentez pas… non… non, car l’amour d’Emma doit vous enorgueillir…

— J’en serais fier… oui… j’en serais fier, si j’en étais digne.

— Pourquoi en seriez-vous indigne ?

— Parce que je ne partage pas cet amour… parce que je ne pourrai le partager.

— Vous ne le partagez pas à cette heure… soit… mais qui vous répond de l’avenir ?… Songez donc à ce que vous me disiez avant votre départ, en me parlant de l’ennui, du dégoût qui vous accablaient !… cette triste disposition d’esprit ne peut qu’augmenter encore… Vous ne m’aimez plus, ou du moins je ne puis plus compter dans votre vie ; de mon côté, pourquoi vous le cacherais-je ? chaque jour resserre les liens qui m’attachent à M. de Lancry, autant qu’il le peut il répare ses torts passés : ainsi, vous le voyez, mon ami, nos rêves d’autrefois sont, hélas ! devenus ce que deviennent les songes… Ainsi que vous le dites, vous conserverez toujours de moi ce souvenir mélancolique qui survit aux êtres qui ne sont plus… J’aurai toujours pour vous la plus affectueuse amitié… la plus profonde estime… Mais maintenant nos deux existences ont des buts différents, et chaque jour nous séparera davantage… Quel avenir vous reste-t-il donc ?

— L’avenir le plus triste… — vous le savez.

— Et c’est un pareil avenir que vous hésitez à engager… à sacrifier, si vous voulez, lorsque ce sacrifice peut sauver la vie d’Emma ?

— Pour elle, il vaut mieux mourir que d’être enchaînée à une âme flétrie.

— Mais qui vous dit que la généreuse chaleur de ce jeune cœur ne ranimera pas votre âme, que vous croyez à jamais refroidie ?

— Cela est impossible, Mathilde, je le sens, je n’aimerai plus.

— Alors — m’écriai-je avec amertume — alors Emma doit mourir ! c’est sa destinée ! Après tout, qu’est-ce que l’existence d’une créature de Dieu ? Emma réunit, il est vrai, les qualités les plus charmantes et les plus rares… Elle a seize ans… elle est d’une beauté accomplie… elle aime à en mourir… elle en mourra… Et celui qui, par sa dédaigneuse indifférence, causera cette mort, sacrifiera sans doute cette jeune fille à l’entraînement de quelque héroïque ambition, de quelque grande passion, ou du moins à l’attrait d’une vie aventureuse qui devra le tirer de sa léthargie ?… Non… non, ce sera à l’ennui, à une lâche et morne apathie qu’il sacrifiera cette adorable enfant, qu’il sacrifiera la fille de sa meilleure amie.

— Vous êtes sévère, Mathilde.

— Si M. de Mortagne vivait encore, ne vous tiendrait-il pas ce langage ? J’en appelle à votre loyauté… que vous conseillerait-on de faire ?

M. de Rochegune ne me répondit rien, baissa la tête avec une sombre tristesse ; mais il parut frappé de mes paroles.

— Ses avis étaient sacrés pour vous… vous n’eussiez pas hésité… Ah ! mon ami… rappelez-vous ce que vous me disiez lorsque l’instinct de votre cœur vous révélait que de notre amour jaillirait un jour quelque magnifique exemple de dévouement… Sans doute vous pressentiez ce qui se passe à cette heure….. Mon ami, soyez bon, soyez généreux… ne soyez pas impitoyable !

— Mathilde… franchement… M. de Mortagne m’aurait-il conseillé…, vous-même, me conseillez-vous d’épouser Emma par pitié ? À ce prix… elle refuserait le mariage…

— Est-ce bien vous qui me faites une telle question ? Et lors même que vous céderiez seulement à la pitié le laisseriez-vous jamais deviner à Emma ? Non, non, je connais votre cœur ; plutôt que de la blesser, vous l’abuseriez par un touchant mensonge… car elle aussi, est fière… Vous avez raison, elle mourrait mille fois plutôt que de devoir cette union à votre pitié.

— Mais c’est une folie ! ne sait-elle pas combien je vous aimais, combien je vous regrette ? ne m’a-t-elle pas toujours entendu parler de vous dans les termes les plus tendres !

— Vous connaissez la droiture et la candeur de son âme. Elle a vu dans notre amour un attachement fraternel… N’étais-je pas mariée ?… ce mot ne mettait-il pas entre vous et moi une barrière insurmontable ?

— Et vous me verriez épouser Emma avec plaisir ?

— Je serais heureuse de ce mariage, parce qu’il rendrait la vie à Emma, parce qu’il vous offrirait de nombreuses chances de bonheur… parce qu’il comblerait d’une joie inespérée ma meilleure amie… Je serais heureuse de ce mariage, parce qu’il vous arracherait à cette apathie que vous n’avez pas la force de combattre… parce que peu à peu vous vous sentiriez renaître à l’influence vivifiante de ce candide amour… parce que vous trouveriez mille charmes dans la douceur du foyer domestique ! Votre vie aurait un but, de nouveaux liens peut-être vous y attacheraient encore… Avec l’espoir de voir revivre l’illustre nom que vous a légué votre père, une noble, une généreuse ambition, renaîtrait en vous… Et puis — ajoutai-je sans pouvoir retenir mes larmes — mon ami… vous vous croyez… vous êtes bien malheureux… il vous a fallu oublier vos espérances les plus chères… mais enfin lorsqu’on est forcé de renoncer à ce qui aurait pu faire notre félicité sur la terre, que nous reste-t-il… sinon de nous consoler en rendant les autres aussi heureux que nous aurions voulu l’être ?… Voyez… cette pauvre jeune fille exaltée par l’amour fait un rêve d’une ambition de bonheur si insensé qu’elle meurt… qu’elle meurt… pour avoir seulement osé faire ce rêve idéal… Et vous… d’un mot… vous la rendez à la vie… d’un mot vous réalisez ce rêve… Dites, mon ami, excepté Dieu, qui pourrait faire acte d’une aussi puissante, d’une aussi magnifique bonté ? Dites, n’est-ce pas participer de sa divine essence que de causer de tels ravissements ; n’est-ce pas atteindre la plus sublime jouissance que l’homme puisse prétendre ! Oh ! quel monstre stupide a pu dire que la vengeance était le plaisir des dieux !…

— Mathilde, laissez-moi ! — dit M. de Rochegune visiblement ému ; laissez-moi… ces exaltations sont dangereuses, on n’y cède jamais qu’aux dépens de la raison.

— De la raison ? Et la raison la plus austère ne serait-elle pas d’accord avec la voix de votre cœur si vous l’écoutiez ! Mon ami… vous êtes ému, je le vois… Ah ! soyez généreux ! qu’à nos tristes amours ne succède pas pour vous le remords éternel d’avoir causé la mort d’Emma… pour moi l’affreux regret d’avoir altéré peut-être la beauté de votre âme par les chagrins que je vous ai causés ! Oh ! non, non, loin de là ; faites au contraire que notre affection nous ait rendus meilleurs… moi j’aurai pardonné à celui qui m’a fait bien souffrir… vous, vous aurez fait oublier à cette malheureuse enfant tout ce qu’elle a souffert pour vous…

— Mais je serais fou, mais je serais coupable de me laisser aller à l’émotion que me causent vos paroles, Mathilde ! Un jour, vous vous repentiriez des maux que ma faiblesse aurait amenés !

— Non, non, mon ami, cédez… oh ! cédez à ce noble mouvement de cœur… Et un jour, serrant dans vos mains la main d’Emma… un jour, le sourire aux lèvres, la sérénité sur le front et la joie au cœur… vous me direz : Mathilde, votre langage a été celui d’une amie, bonne et sincère… merci à vous. Je suis bien heureux. — Alors, moi… — ajoutai-je, ne pouvant cacher mes larmes et surmonter une pénible émotion — alors moi…

— Qu’avez-vous, Mathilde ? — s’écria M. de Rochegune en me regardant avec inquiétude.

Je compris tout le danger de mon attendrissement involontaire ; un soupçon de M. de Rochegune pouvait tout perdre.

— Je n’ai rien, mon ami — lui dis-je en tâchant de sourire — je suis émue en songeant à la félicité qui vous attend auprès d’Emma. Écoutez mes vœux et mes conseils… Alors, un jour, comme je vous le disais… moi, heureuse aussi de mon côté… jouissant comme vous de tous les charmes du bonheur domestique… je vous dirai tout bas : — Méchant ami, il a fallu vous y forcer pourtant.

— Ah ! Mathilde… prenez garde… pour Emma… plus que pour moi… n’insistez pas. Après tout… moi, je n’ai rien à risquer à cette heure. Ma vie ne peut être plus désolée qu’elle ne l’est. Mais cette enfant ! pour elle, mon Dieu… un jour… quelle déception !

— Mais cette enfant vous aime sans espoir… vous aime à en mourir… sa vie, non plus, à elle, ne peut être plus désolée !

— Ah ! Mathilde, ce seraient de tristes fiançailles !

— Pour Emma, ce seraient celles d’une reine. Votre parole, mon ami, votre parole !

— Mathilde !

— Au nom de votre père… au nom de l’ami que nous avons perdu et qui joindrait ses prières aux miennes…

— Vous le voulez ?…

— Je vous en supplie !

— Que le sort de cette enfant s’accomplisse donc !…

— Oh ! merci… à vous le meilleur, le plus généreux des hommes !… Ah ! vous ne savez pas… non, vous ne savez pas l’ineffable douceur des larmes que vous me faites verser en cet instant — m’écriai-je.

Tant de douloureux sacrifices étaient au moins couronnés par le bonheur d’Emma…

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