Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/22

Gosselin (Tome VIp. 129-144).
Quatrième partie


CHAPITRE XXII.

LE RENDEZ-VOUS.


Après cette lecture, qui m’initiait aux plus secrètes pensées d’Ursule, je restai un moment accablée… sans pouvoir continuer la lettre de M. Lugarto.

J’étais frappée de la sincérité, de la violence de la passion de ma cousine pour M. de Rochegune.

Était-ce bien la même femme qui, dans les premières pages de ce journal, avait écrit tant d’aveux cyniques et hardis ?

Selon mon habitude d’exagérer toutes mes craintes, je ressentis cruellement plusieurs observations d’Ursule : ce qu’elle disait de la salutaire influence de M. de Rochegune sur elle ne me parut que trop vrai ; peut-être s’intéresserait-il au changement merveilleux qu’il avait opéré en elle.

Et puis, si odieusement paradoxale que fût la comparaison que faisait Ursule en disant que j’avais aimé M. de Lancry, tandis qu’elle ne l’avait pas aimé ; en disant qu’elle n’avait rien aimé avant de voir M. de Rochegune, je trouvais quelque réalité à ce raisonnement, en me mettant au point de vue de ma cousine, qui jusqu’alors n’avait eu aucun principe, et pour qui certaines fautes n’avaient pas existé, tant on avait pour ses devoirs de criminelle insouciance…

Mes anxiétés redoublèrent en songeant aux sentiments de défiance et de scepticisme que ma conduite avait dû inspirer à M. de Rochegune.

Après une telle déception, une fois dans un milieu d’idées pénibles et amères, ne serait-il pas accessible aux séductions d’Ursule ? ne verrait-il pas dans une liaison avec elle une sorte de vengeance contre moi, qui le rendais si malheureux, une sorte de raillerie sanglante contre la destinée qui se jouait si cruellement de ses plus chères espérances…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voulant connaître mon sort tout entier, je poursuivis la lecture de la lettre de M. Lugarto qui continuait en ces termes :

« Ici s’arrêtent les fragments du journal d’Ursule que votre ami inconnu juge à propos de vous faire connaître ; ce qu’Ursule a pu y ajouter depuis votre libre réunion à votre mari ne consiste qu’en réflexions, qu’en pensées plus ou moins brûlantes au sujet de son amour.

« D’après ce qu’on sait de ses projets, elle s’occupe maintenant de chercher les moyens d’obtenir un rendez-vous de M. de Rochegune.

« Comme elle aime passionnément, ainsi que vous l’avez pu remarquer, comme il y a toujours une irrésistible séduction dans un véritable amour, comme Rochegune est furieux contre vous en particulier et contre toutes les honnêtes femmes en général, votre chère cousine, qui n’est pas sotte, comprend que son heure est venue et que ses consolations arriveront dans un excellent moment… aussi s’écrie-t-elle : Je puis tout espérer !

« Les hommes sont si bizarres que le Rochegune se laissera nécessairement prendre dans les filets de votre cousine… Eh !… eh !… vous voyez que ça tourne au haut comique… Tous les héroïques sacrifices qu’on vous a imposés par la révélation du docteur Gérard aboutissent à la plus grande satisfaction de madame Ursule…

« À propos de cette révélation de l’amour d’Emma, amour qui, selon l’usage éternel de tous les amours, avait justement échappé aux soupçons de madame de Richeville, de M. de Rochegune et aux vôtres, vu que les personnes les plus intéressées à connaître d’un sentiment sont nécessairement celles qui en ignorent le plus complètement ; à propos de cet amour — dis-je — il n’avait pas absolument échappé à un de vos amis ; il en parla comme d’une idée très-vague ; ce fut un trait de lumière. Vraie ou fausse, cette révélation, combinée avec la maladie d’Emma, devait horriblement vous troubler dans votre amour, et jeter une pomme de discorde entre vous, Emma, et peut-être madame de Richeville… Une bonne partie de ces prévisions se sont réalisées.

« — Maintenant résumons-nous… Aussi bien je parlerai en mon nom, car vous avez dit me reconnaître à l’intérêt que je vous porte. — Voyons le fort et le faible de votre position.

« Je puis tout contre vous. — Vous ne pouvez rien contre moi. — À toutes les issues par lesquelles vous pouvez m’échapper, vous me trouverez debout et implacable…

« Voyez plutôt : — Si, éperdue de vous avoir ainsi pénétrée ; si, redoutant l’influence que peut prendre Ursule sur M. de Rochegune, vous avouez à celui-ci la cause de votre sacrifice — 1o Emma meurt, c’est clair comme le jour ; — 2o vous ne pouvez pas échapper à votre mari, pour rejoindre votre platonique ami après la mort d’Emma : légalement votre lettre vous empêche de jamais espérer une séparation. Quant à fuir en cachette, vous êtes surveillée ; votre mari en serait instruit à l’instant, et on lui a créé depuis peu d’excellentes raisons de ne jamais vous abandonner.

« Que dites-vous de la trame inextricable où vous vous êtes jetée ? — Tenez, je vais vous faire une comparaison dont vous reconnaîtrez certainement la justesse.

« Il me semble qu’au moment où vous lirez ces lignes vous vous ferez l’effet d’une pauvre petite mouche tombée au milieu d’une toile d’araignée : chacun de ses efforts pour sortir de l’homicide réseau ne fait que l’y enlacer davantage… Pour comble d’horreur, au milieu de cette toile infernale, elle aperçoit la hideuse araignée qui, toute repue de meurtre, se tient immobile, couve de ses yeux sanglants sa nouvelle victime, et se plaît à jouir de ses mortelles angoisses avant que de la dévorer… »

À ce passage de cette exécrable lettre, je ne pus m’empêcher de pousser un cri d’effroi, tant cette comparaison me parut juste, tant je me sentais, en effet, enlacée de toutes parts par je ne sais quelle puissance invisible…

Un danger palpable, si formidable qu’il eût été, m’aurait moins épouvantée que ces machinations mystérieuses, souterraines, dont j’étais menacée, et dont l’expérience m’avait déjà révélé le danger.

Je terminai cette lecture, craignant à chaque instant de voir ma raison m’échapper, tant j’étais épouvantée.

— « Savez-vous, ma chère Mathilde, que je serais un grand écrivain, sans m’en douter, si, justement au passage de ma lettre que vous venez de lire… vous aviez ressenti une de ces terreurs pareilles à celles que m’inspiraient dans mon enfance les beaux endroits des romans d’Anne Radcliffe ?… Eh !… eh !… cela ne serait point impossible, au moins ; car enfin vous lisez ceci probablement toute seule dans ce triste et sombre appartement de la rue de Bourgogne, que j’ai visité, bien entendu, avant que vous ne vinssiez l’occuper… Pour vous donner une preuve de ce que j’avance… regardez bien le lambris à gauche de la cheminée : y êtes-vous ?… »

Je m’interrompis de lire, et je regardai machinalement ce lambris…

Quoique je ne visse rien qui pût m’effrayer, je frissonnai en me rappelant la maison isolée.

Je continuai de lire avec un horrible battement de cœur :

« Maintenant, approchez-vous ; pesez avec force sur la moulure de la boiserie qui touche à la cheminée, et vous verrez quelque chose qui vous surprendra… »

Éperdue, j’appelai Blondeau.

— Jésus, mon Dieu… Madame… qu’avez-vous ? — s’écria-t-elle.

Sans pouvoir presque lui répondre, je lui montrai le panneau de boiserie d’un regard effrayé.

— Mais encore, Madame, qu’avez-vous ? vous me faites peur.

Rassurée par sa présence, je pesai sur la moulure de la boiserie ; elle céda…

Je jetai un cri… Blondeau, aussi effrayée que moi, m’imita.

La boiserie, mue par un ressort, s’écarta doucement.

Je vis une cachette assez grande pour contenir une personne ; un conduit, communiquant au tuyau de la cheminée, y donnait suffisamment d’air pour qu’on pût y respirer…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Madame, qu’est-ce que cela signifie ? — s’écria Blondeau en pâlissant.

— Silence… silence… referme cela… et pas un mot à personne.

Elle ferma ce panneau ; je continuai cette lettre, doutant si je veillais ou si je rêvais.

« Eh bien ! vous avez vu ma cachette ? vous avez dû avoir joliment peur ! — Jugez donc de toutes celles que je possède autour de vous… si je vous découvre celle-là aussi facilement.

« Allons, voyons, rassurez-vous, je n’en ai pas d’autres… croyez-le, entendez-vous ? croyez-le, ça vous aidera à dormir tranquille, vrai… ceci n’est qu’une plaisanterie faite dans l’espoir de vous donner des rêves affreux, des cauchemars à vous faire mourir de peur.

« Vous allez vous figurer que cette maison (qui m’appartient) n’est que trappes et chausse-trappes, ni plus ni moins qu’à l’Opéra ou dans les romans de Ducray-Duminil… Ce qu’il y a de charmant, c’est que si vous vous avisez de demander à votre mari de changer de logement, il vous traitera de visionnaire…

« Eh !… eh !… vous allez avoir de jolies nuits ! Comme ça vous reposera agréablement de vos chagrins diurnes… Je vous conseille de faire monter la garde par votre fidèle Blondeau… Oui… mais les soporifiques… vous souvenez-vous des soporifiques ?… Eh ! eh ! vous allez n’oser toucher ce qu’on vous apportera de votre modeste restaurateur, qui est peut-être aussi un homme à moi. (À propos, quelle chute !!! pour une femme qui avait la meilleure maison de Paris !)

« Avouez pourtant que c’est une jolie chose que le pouvoir de l’argent… Je serais Satan en personne que je ne vous tourmenterais pas davantage… Vous allez être assiégée de terreurs continuelles, votre sommeil sera troublé par d’horribles rêves ; dans le jour, ce seront les diaboliques complications de votre position… enfin… ni le jour ni la nuit vous n’aurez un seul moment de repos ; sans compter que l’avenir est chargé de nuages si sombres, si noirs, si orageux, que vous ne pouvez avoir que les plus funestes prévisions.

« — Eh ! eh ! eh !… tout ceci n’est pas couleur de rose, au moins ! Mais aussi comme j’ai habilement profité de toutes mes chances ! c’est que la haine et la soif de la vengeance doublent les facultés. En conscience, c’est un peu de votre faute ; souvenez-vous de cette huit où devant vous j’ai été insulté, souffleté, où j’ai crié grâce à genoux, les mains jointes !… Vous deviez bien vous attendre à ce que je me vengerais… et je commence…

« Mais maintenant j’ai de l’expérience, je ne joue qu’à coup sûr, et j’ai surtout du bonheur… Voyez Mortagne ! J’étais à cinq cents lieues quand il va se prendre de querelle avec un spadassin que je n’ai vu ni d’Ève ni d’Adam, et qui m’en délivre. Vraiment, ces choses n’arrivent qu’à moi.

« À cette heure je vous défie même de faire usage de cette lettre… Vous adresserez-vous aux lois ? D’abord je ne suis pas à Paris ; puis où est le corps du délit ? Pures affaires d’amourettes plus ou moins platoniques, dans lesquelles la justice n’a rien à démêler. — Et pourtant, comme c’est drôle… ces affaires d’amourettes sont pour ainsi dire grosses de larmes, de désespoirs, peut-être même de meurtres, de suicides, que sais-je ?

« Sur ce, bonne et paisible nuit je vous souhaite… vrai sommeil d’enfant endormi sur le sein de sa mère…

« Un ami inconnu ou un ennemi connu,
« à votre choix. »


La lecture de cette lettre me laissa un étourdissement douloureux ; mes idées bouillonnaient dans mon cerveau sans trouver d’issue.

M. Lugarto, avec une infernale sagacité, répondait d’avance à toutes mes objections, éveillait toutes mes craintes.

En songeant qu’Ursule pouvait plaire à M. de Rochegune, mon désespoir n’eut plus de bornes… Si Emma doit être perdue — m’écriai-je — que je ne sois pas au moins victime d’un sacrifice inutile.

Un moment je fus sur le point de tout dire à M. de Rochegune ; j’allais lui écrire, lorsque cette voix divine, qui venait toujours soutenir mes résolutions chancelantes, me dit :

« — Courage… courage… ne te laisse pas abattre ; détourne tes yeux de l’abîme qu’un monstre t’a fait entrevoir pour te causer un affreux vertige et ébranler tes nobles déterminations…

« — Ne regarde pas à tes pieds, lève les yeux au ciel ; mets ton espoir en Dieu, il ne te manquera pas…

« — Si l’homme que tu as cru digne de toi était capable de succomber aux séductions d’Ursule, pourrais-tu regretter son cœur ? pourrais-tu envier cette femme ?

« — Si Emma doit mourir en voyant qu’on lui préfère une autre femme, que ce ne soit pas toi qui lui portes ce coup fatal… reste-lui au moins pour la consoler ; si tu n’y parviens pas, si elle succombe, n’oublie pas sa mère, qui a été pour toi presque une mère…

« — Quant aux mystérieuses menaces de ce monstre, qu’elles ne t’épouvantent pas ; chasse de vaines terreurs… sois courageuse, forte ; envisage fermement ce qu’il peut contre toi, et tu mépriseras sa vengeance ; courage, encore un pas… peut-être la récompense de tant de sacrifices n’est pas éloignée. »

Ainsi que toujours, ma résolution revint après un abattement passager.

Je me décidai à attendre les événements, à entretenir Emma dans son espérance, et à me garantir par tous les moyens possibles des pièges dangereux et des surprises de M. Lugarto.

Je fis coucher Blondeau dans ma chambre, je visitai les boiseries, et je me rassurai un peu en songeant que si cet homme avait voulu se servir de ces machinations, il ne m’aurait pas avertie. Il voulait sans doute me causer seulement des terreurs sans cesse renaissantes.

Je voyais très peu M. de Lancry.

Son air sombre, son humeur impatiente et aigrie, me prouvaient qu’Ursule ne tenait pas les promesses qu’elle lui avait faites sans doute, mais qu’elle avait l’art de ne pas le désespérer tout à fait pour le forcer à me garder toujours près de lui.

Sans lui faire part de la lettre de M. Lugarto, je lui montrai la cachette qu’on m’avait indiquée ; il haussa les épaules, et me fit cette incroyable réponse avec un air sardonique dont je fus effrayée :

— C’est quelque bonne bourgeoise qui avait sans doute ménagé cette armoire à secret pour dérober ses provisions à la voracité de ses domestiques…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Environ quinze jours après avoir reçu de M. Lugarto la lettre que j’ai citée, il m’adressa le billet suivant :


« Paris, quatre heures.

« Je n’ai rien voulu vous dire avant que d’être bien sûr de mon fait. Rochegune a demain un rendez-vous avec Ursule, non pas chez elle, mais sur les boulevards extérieurs ; c’est plus décent pour commencer.

« Ce rendez-vous est pour neuf heures ; ils doivent se rencontrer sur le boulevard à gauche de la barrière de Fontainebleau, et en sortant par ladite barrière. »

Bouleversée par cette nouvelle, à laquelle pourtant je ne pouvais croire, le lendemain matin je montai en fiacre ; je me rendis au lieu indiqué.

Je vis Ursule… qui attendait.

Quelques minutes après, M. de Rochegune arriva.

Il lui offrit : son bras ; tous deux disparurent dans un chemin creux qui aboutissait à ce boulevard.

Je n’eus ni la force ni la volonté de les suivre…

Je revins chez moi dans un désespoir indicible.