Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie III/10

Gosselin (Tome IVp. 205-217).
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Troisième partie


CHAPITRE X.

LE CHÂTIMENT.


Madame Sécherin puisait sans doute dans les circonstances qui l’amenaient une force surhumaine.

Je l’avais jusqu’alors vue marcher péniblement courbée par la vieillesse, par les infirmités… Elle s’avança jusqu’au milieu de la chambre d’un pas ferme, délibéré, presque agile.

Les rides semblaient avoir disparu de son front pour y laisser rayonner une sorte de satisfaction menaçante, de triomphe foudroyant qui donnait à sa physionomie un caractère majestueux et terrible.

On eût dit que, chargée d’exercer un arrêt de la vengeance divine, elle s’était un moment élevée jusqu’à la hauteur de cette formidable mission.

À son attitude haute et fière, à son sourire farouche, à son regard acéré, on devinait que la mère outragée dans son idolâtrie pour son fils, que la mère sacrifiée à une épouse coupable venait dans sa joie cruelle exercer d’effrayantes représailles.

À la vue de cette femme pâle, aux long vêtements noirs, j’eus une telle épouvante que j’oubliai tout ce qui venait de se passer entre moi et Ursule.

Comme ma cousine je restai muette, fascinée devant sa belle-mère.

Celle-ci s’écria d’une voix étouffée, en levant les yeux au ciel :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! ne m’abandonnez pas… donnez-moi, s’il vous plaît la force d’accomplir votre volonté jusqu’au bout ! Trop de joie est trop de joie… comme trop de douleur est trop de douleur….

Et, comme si elle eût succombé à une violente émotion, un moment madame Sécherin appuya sa main ridée sur le dossier d’un fauteuil, puis elle s’écria en transperçant pour ainsi dire Ursule de son regard :

— Je vous le disais bien ! malheureuse ! que le bon Dieu démasquait les méchants, et qu’il les écrasait tôt ou tard…

Puisse retournant de mon côté, elle ajouta :

— Je vous le disais bien ! qu’un jour vous seriez punie par cette femme de la pitié coupable que vous aviez eue pour cette femme… je vous le disais bien, moi ! que mon fils me reviendrait, et qu’il m’aurait alors pour seule consolation !

Et elle croisa ses bras en secouant la tête avec une expression d’orgueil farouche.

Gontran parut, suivi de mademoiselle de Maran et d’un homme que je ne connaissais pas.

— Puis-je savoir, Madame, ce qui nous procure l’honneur de votre visite, et quel est Monsieur qui s’est fait conduire chez moi par l’un de mes gens et est venu me chercher de votre part ? — dit M. de Lancry.

— Monsieur est le premier commis de mon fils ; je ne pouvais voyager seule, mon fils lui a dit de m’accompagner. — Puis s’adressant à cet homme : — Firmin, nous repartirons dans une heure ; allez-vous-en et fermez la porte.

Gontran me regarda d’un air surpris.

Le commis sortit.

Nous restâmes, mon mari, mademoiselle de Maran, madame Sécherin, Ursule et moi.

Gontran et ma tante ignoraient le commencement de cette entrevue et pressentaient néanmoins qu’il s’agissait de quelque grave événement.

Madame Sécherin dit à ma tante :

— Vous êtes de la famille, Madame ?

Mademoiselle de Maran toisa la belle-mère d’Ursule sans lui répondre, et me la montra du regard comme pour me demander quelle était cette femme.

— Madame Sécherin — lui dis-je — et j’ajoutai en montrant ma tante à la belle-mère d’Ursule — mademoiselle de Maran.

Madame Sécherin se rappelant les éloges que son fils, complètement abusé sur le caractère de ma tante, lui donnait toujours, s’avança vers elle et lui dit :

— Vous êtes aussi des nôtres, Madame… vous êtes du parti des bonnes gens contre les méchants. Mon fils me l’a bien souvent répété… vous êtes comme moi, simple, loyale et ennemie de toute hypocrisie… votre présence est utile ici ; il ne saurait y avoir trop de juges, car les coupables ne manquent pas.

— Quoique je ne comprenne pas du tout ce que vous voulez dire, ma chère Madame, avec vos juges et vos coupables — dit ma tante — je ne perdrai certainement pas une si belle occasion de vous déclarer que vous avez le plus joli garçon de la terre, sans compter que tout ce qu’il vous a dit de moi, et de ma simplicité naïve, prouve joliment en faveur de sa pénétration et de sa judiciaire. J’ose espérer, en retour, que ce qu’il nous a dit de vous est tout aussi bien fondé ; il ne nous resterait plus alors qu’à nous singulièrement congratuler sur la réciproque de notre rencontre.

Madame Sécherin regarda attentivement mademoiselle de Maran : soit habitude d’observation, soit sagacité, instinct de son cœur maternel, soit enfin que le sourire moqueur de ma tante eût trahi son ironie, la belle-mère d’Ursule, après un moment de silence, répondit à ma tante en agitant l’index de sa main droite et en secouant la tête :

— Non… non… je le vois… vous n’êtes pas, vous ne serez jamais des nôtres ; votre regard est méchant, mon fils s’est trompé sur vous comme il s’est trompé sur d’autres.

Mademoiselle de Maran partit d’un grand éclat de rire et s’écria :

— Ah ça ! mais, dites donc, chère Madame, vous me faites furieusement l’effet d’être une manière de sibylle, de pythonisse avec vos prophéties pharamineuses et peu flatteuses… seulement, permettez-moi de vous le faire observer ni plus ni moins que si j’avais l’honneur, de parler à M. votre fils, ces prophéties-là sont un peu malhonnêtes, vu qu’à votre compte je ne ferai jamais partie de la catégorie des braves gens.

— Je ne sais pas ce que c’est qu’une sibylle, Madame, mais je sais quand on se raille de moi — dit madame Sécherin avec hauteur.

— Je me ferai un vrai plaisir de vous remémorer, ma chère Madame, que la sibylle de Cumes était une manière de devineresse qui prophétisait l’avenir avec des grimaces du diable et en gigotant toutes sortes de postiqueries étonnantes.

Mon mari, effrayé de la pâleur d’Ursule, qu’il ne quittait pas des yeux, s’écria en s’adressant à madame Sécherin :

— Madame, puis-je savoir encore une fois ce qui me procure l’honneur de vous voir ? Madame de Lancry paraît fort troublée, Madame votre belle-fille semble aussi très émue ; vous m’avez fait prier de me rendre à l’instant auprès de vous… Que se passe-t-il ? qu’y a-t-il ? de grâce expliquez-vous.

— Oh ! vous allez le savoir, Monsieur, vous allez le savoir — dit madame Sécherin.

J’étais au supplice ; je pressentais que cette femme avait quelque preuve accablante de la mauvaise conduite d’Ursule, mais elle ne se hâtait pas de la produire. Elle semblait savourer la vengeance et jouir de l’horrible angoisse où elle tenait ma cousine.

Celle-ci, malgré son sang-froid et son audace habituels, semblait atterrée.

Elle sentait que toutes ses séductions seraient impuissantes pour convaincre sa belle-mère.

Je l’avoue, malgré les motifs d’aversion que je devais avoir contre Ursule, je ne pus réprimer une velléité de compassion pour elle, en songeant qu’elle allait être perdue au moment où le remords de sa faute venait peut-être de lui inspirer un sentiment généreux.

Madame Sécherin tira lentement de sa poche une enveloppe toute pareille à celle que ma cousine venait de me confier.

Cette remarque me fut d’autant plus facile, que l’une et l’autre de ces enveloppes avaient dû faire partie de la provision de papier à lettre qu’on avait mise dans l’appartement d’Ursule et que ce papier était d’une couleur bleuâtre.

On va voir pourquoi j’insiste sur cette particularité.

— Connaissez-vous cette lettre ? — dit madame Sécherin d’une voix éclatante en montrant l’enveloppe à Ursule. — Puis elle ajouta avec une dignité austère en levant au ciel l’index de sa main droite : — Voyez, si le doigt de Dieu n’est pas là !… La preuve de votre premier crime était une lettre que vous m’avez audacieusement dérobée… La preuve de votre second crime est encore une lettre, mais cette fois vous l’avez vous-même envoyée à mon fils… le Seigneur vous ayant frappée d’une distraction vengeresse.

Ursule ne répondit pas un mot, devint pâle comme une morte, s’élança vers moi, saisit l’enveloppe qu’elle m’avait remise et que je tenais encore à la main, la décacheta, l’ouvrit, y jeta un coup-d’œil rapide, puis la laissa tomber par terre en baissant sa tête sur sa poitrine avec un morne accablement.

Victime d’une fatale erreur, la malheureuse femme s’était trompée d’adresse…

Elle avait ainsi envoyé à son mari la lettre de Gontran et la réponse qu’elle lui faisait… elle m’avait remis, à moi, la lettre qu’elle écrivait à M. Sécherin.

— Quand je vous dis que le doigt de Dieu est là — reprit madame Sécherin. — Quand je vous dis que le Seigneur a voulu que vous, si fourbe, si adroite, vous soyez démasquée, perdue par une maladresse : vous avez mis sur une enveloppe un nom au lieu d’un autre…. Voilà tout pourtant !! Et cette simple erreur a fait que mon pauvre fils a enfin reconnu ce que vous étiez… il a vu qu’à Rouvray j’étais bien inspirée du Seigneur lorsque je disais : — « Je jure que cette femme est coupable… Chassez-la… quoique les preuves de son infamie vous manquent ! » Alors, n’est-ce pas ? je passais pour une folle en exigeant de mon fils, sans raison suffisante, ce qu’il appelait un sacrifice insensé ; mais Dieu a pris soin de me justifier et de prouver que les instincts maternels sont infaillibles.

Il y avait, en effet, une si étrange fatalité dans cette révélation, qu’un moment nous restâmes tous frappés de stupeur.

Mademoiselle de Maran rompit la première le silence, et dit d’une voix aigre à la belle-mère d’Ursule :

— Pour l’amour du bon Dieu dont vous connaissez si bien tous les petits secrets, ma chère Madame, expliquez-nous donc ce bel embrouillamini d’enveloppes ; faites-nous grâce de vos moralités, et dites-nous qu’est-ce que tout ça prouve.

— La vieillesse impie, méchante et sans mœurs donne toujours de mauvais exemples — reprit madame Sécherin en regardant fixement mademoiselle de Maran, et elle ajouta durement : — Maintenant, que je sais que vous avez élevé ces deux jeunes femmes, je ne m’étonne plus de la perversité de cette malheureuse (elle montra Ursule), mais je m’étonne des vertus de sa cousine (et elle me montra).

— Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? s’écria mademoiselle de Maran — ah çà, ma bonne dame, parce que vous êtes la femme de ménage de la Providence probablement, ce n’est pas une raison pour être si impitoyable au pauvre monde. Qu’est-ce que vous diriez donc, s’il vous plaît, si je vous reprochais, moi, d’avoir éduqué monsieur votre fils d’une si plaisante façon qu’il mérite ce qu’il lui arrive ? Dites-donc : mais, c’est vrai, est-ce que je vous en rends responsable, moi, de son inconvénient hyménéen ?

— Madame, de grâce, finissons ce débat — dit Gontran à madame Sécherin. — Il est incroyable que je ne puisse savoir ce que vous désirez.

— Je veux, Monsieur, faire lire à votre femme cette lettre que vous avez écrite à la femme de mon fils…

Et elle me remit une lettre.

— Je veux, Monsieur, vous faire lire la lettre que cette femme vous répondait, car… Dieu est juste !.. il faut que cette créature soit aussi détestée par celui qui a partagé son crime que par l’homme qu’elle a indignement outragé !

Et elle remit une lettre à Gontran.

— Je veux, Monsieur, lire à cette adultère la lettre que lui écrit mon fils.

Puis madame Sécherin, toujours impassible, croisa ses bras et nous regarda en silence.

Mon mari était atterré ; il comprenait enfin l’horreur de la position d’Ursule, et surtout combien je devais être accablée de cette découverte inattendue.

Ursule, anéantie, semblait ne rien voir, ne rien entendre.

Cette scène avait pris un caractère si grave, que mademoiselle de Maran oublia un moment sa méchante ironie, et sembla sérieusement attentive.

J’étais, moi, dans une sorte d’excitation fébrile qui me donnait pour quelques moments encore une force factice, mais je sentais que je ne pourrais résister longtemps et que je perdrais peut-être tout sentiment avant que le fatal mystère fût éclairci…

Pendant qu’Ursule était abîmée dans ses réflexions, pendant que Gontran lisait la lettre qu’Ursule lui avait répondue et que la malheureuse femme croyait m’avoir remise, je lisais, moi, cette lettre de mon mari qui avait motivé celle de ma cousine.