Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/09

Gosselin (Tome IIp. 244-266).
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Deuxième partie


CHAPITRE IX.

EXPLICATION.


Plusieurs jours se passèrent : la princesse Ksernika vint me voir. Croyant sans doute qu’elle n’aurait pas un grand avantage sur moi dans une conversation un peu piquante, elle se contenta de m’accabler de paroles d’affection.

Gontran continua de se montrer très assidu près d’elle lorsqu’il la rencontrait dans le monde.

M. Lugarto venait presque chaque jour voir mon mari ; il ne cessait de me persécuter de son odieuse présence. Malgré moi, malgré les observations que j’avais faites à Gontran, très souvent cet homme m’envoyait des fleurs. Il demanda à mon mari une place dans notre loge à l’Opéra pour la fin de la saison ; malgré mes supplications, M. de Lancry la lui accorda.

À toutes mes objections il n’avait que cette réponse :

« Lugarto est mon ami intime ; je ne puis ni ne veux rompre une très ancienne liaison pour satisfaire à votre antipathie aussi injuste qu’elle est déraisonnable. Lugarto vous déplaît, soit, vous ne le lui prouvez que trop, je vous laisse libre d’agir à votre gré, laissez-moi la même liberté à son égard ; seulement, par convenance, ménagez-le devant le monde. »

J’avais déjà pu reconnaître que la volonté de Gontran était inébranlable, je me résignai.

Heureusement je m’aperçus d’un changement notable dans les manières de M. Lugarto à mon égard. Au lieu de me poursuivre de sa conversation lorsqu’il se trouvait dans le monde avec nous, il m’adressait à peine quelques mots. Plusieurs fois Gontran m’avait obligée à offrir aussi une place dans notre loge à la princesse Ksernika. Je continuai de souffrir cruellement de mes soupçons jaloux. Vingt fois je fus sur le point d’en parler à Gontran : je n’osai pas.

Je me souvins de ce qu’on m’avait raconté de ma mère, de la force d’inertie avec laquelle elle se repliait sur elle-même, sous le poids de la douleur ; je me sentis le même pouvoir ; je contins, je cachai mon chagrin ; je ne montrai jamais à M. de Lancry qu’un front calme et serein.

D’abord je m’interrogeai chaque jour presque avec effroi, afin de savoir si mon amour pour Gontran avait reçu la moindre atteinte : il n’en était rien.

Dans l’orgueil de mon dévoûment, j’attendais avec une sorte de sécurité douloureuse que mon mari reconnût le néant de l’affection à laquelle il me sacrifiait sans scrupule. D’ailleurs, à part les soins apparents qu’il rendait à madame Ksernika, Gontran était bon pour moi, affable ; il ne soupçonnait pas mes souffrances, car je le trouvais toujours riant et léger.

En vain je recherchais dans ses traits cette expression fugitive du désespoir qui m’avait une fois si vivement frappée, et qui un instant m’avait fait penser que sa conduite lui était imposée par la mystérieuse influence de M. Lugarto.

Je me trompais cependant en croyant que, pour être contraints et dissimulés, mes ressentiments perdaient de leur intensité ; je ne pouvais me confier à personne, je vivais seule, je n’avais pas d’amie, Ursule était loin de moi ; d’ailleurs j’aurais presque considéré comme un sacrilége toute récrimination contre Gontran.

Généralement l’on ne se plaint que pour faire excuser ses représailles ou pour faire montre de sa résignation.

J’aimais Gontran plus que jamais ; ma résignation était si naturelle que je ne pouvais songer à en tirer vanité.

Une douleur immense, solitaire, s’amassait lentement dans mon cœur. À mesure que cette douleur l’envahissait, j’éprouvais une sensation singulière. Je me sentais de plus en plus oppressée, comme si peu à peu l’air m’eût manqué. Je craignais qu’il ne vînt un moment où mon âme déborderait, où, malgré moi, je jetterais un premier cri d’angoisse en suppliant Gontran de me prendre en pitié.

Ce moment arriva.

Depuis quelques jours j’étais souffrante. Un matin je dis à mon mari :

— Gontran, j’ai à réclamer de vous une promesse bien chère.

— Que voulez-vous dire, Mathilde ?

— Vous m’avez fait espérer que nous irions passer quelque temps dans notre maisonnette de Chantilly. Voici bientôt la fin du mois de mai, il me semble que le bon air de la forêt me ferait du bien.

— Comment, vous pensez encore à cette folie ? Mais depuis huit jours cette masure est abattue. Mon homme d’affaires m’a dit que l’administration des domaines de M. le duc de Bourbon en avait pris possession. C’est une affaire terminée.

J’avais conservé une lueur d’espoir ; voyant qu’il fallait y renoncer, je fondis en larmes. Gontran me parut impatienté, et me dit :

— Mais, en vérité, ma chère amie, vous n’avez pas le sens commun de pleurer pour un tel enfantillage. Je vous l’ai déjà dit, quoique riche, notre fortune ne nous permet pas de satisfaire à tous vos caprices.

— Des caprices ! J’en ai bien peu, Gontran, et celui-là était saint et sacré pour moi.

— Encore une fois, ce qui est fait est fait ; il est impossible de revenir sur cette vente : ce sont, mon Dieu ! d’ailleurs des imaginations de roman ; s’il fallait acheter tous les endroits où l’on s’est trouvé heureux, on se verrait au bout d’un certain temps singulièrement embarrassé de ces propriétés commémoratives qui ne vous rapporteraient que des souvenirs. Malheureusement, dans notre siècle de fer, il faut pour vivre d’autres revenus que ceux-là.

Cette plaisanterie de Gontran me fit un mal affreux. J’avais toujours cru à sa religion pour ces temps si fortunés, je ne pus m’empêcher de lui répondre en pleurant :

— Hélas !… mon ami, cette occasion de folle dépense, comme vous dites, était unique !

— C’est-à-dire que, depuis ce temps, vous vous trouvez très malheureuse sans doute ?

— Non… non…je ne me plains pas ; seulement je regrette ces beaux jours où vous étiez tout à moi… où nous vivions l’un pour l’autre.

— Puisque l’occasion se présente, — reprit M. de Lancry après un long silence, — j’en profiterai pour vous donner quelques avis dont vous profiterez, je l’espère… Je ne sais pas quelle idée romanesque vous vous êtes faite du mariage ; mais permettez-moi de vous dire ce qu’il doit être pour des gens raisonnables. Comme deux amants ou plutôt comme deux enfants, nous avons joué au bonheur solitaire, à une chaumière et à un cœur : toute exagération a un terme, nous avons usé toutes ces joies pastorales. Maintenant, nous devons seulement voir dans le mariage une douce intimité basée sur une confiance et surtout sur une liberté réciproque ; nous sommes du monde, nous devons vivre pour et comme le monde.

— Gontran, vous souvenez-vous de ce que vous me disiez : « Pour moi le mariage, c’est l’amour, c’est la passion dans une union bénie de Dieu ? » — Vous souvenez-vous que vous me disiez encore : « Il me serait impossible de me résoudre à ces relations froides et monotones où le cœur n’a point de part ?… »

— Je vous disais cela ! je vous disais cela… sans doute. C’est qu’alors j’étais persuadé que ce rêve était possible à réaliser, j’étais de bonne foi.

— Et vous ne vous trompiez pas, Gontran ; oh ! cette espérance n’était pas une chimère : pour moi, du moins… rien n’est changé… l’amour… la passion dans le mariage ; c’est, ou plutôt, si vous le vouliez, ce serait… toujours ma vie, mon bonheur…

— Les femmes prennent toujours leurs désirs pour des faits accomplis. Vous vous abusez étrangement, vous êtes plus jeune que moi. Il se peut que votre illusion dure un peu plus longtemps que la mienne ; mais, comme la mienne, elle se dissipera : vous verrez que l’amour romanesque que vous ressentez doit, comme toute chose, avoir son terme…

— Gontran, par pitié, ne blasphémez pas !

— Tout cela, ce sont des mots ; il faut mieux voir tout de suite clair dans sa vie. On n’en est que plus heureux… La preuve de cela, c’est que depuis quelque temps vous êtes horriblement maussade… tandis que moi je suis du caractère le plus égal… Pensez comme moi, renoncez à des idylles imaginaires, et vous acquerrez cette placidité, cette indulgence qui font du mariage un paradis au lieu d’un enfer.

— Ô mon Dieu ! mon Dieu !… et entendre cela… de vous ?… de vous ? — dis-je en cachant ma tête dans mes mains pour étouffer mes sanglots.

— Allons… une scène… à présent ; ah ! quel caractère !…

— Non !… non… Gontran, je ne vous ferai pas de scène… Écoutez… je vous parlerai franchement. Oui !… j’ai besoin de vous dire ce que je souffre depuis longtemps. Vous l’ignorez… car sans cela vous ne vous feriez pas un jeu de mon chagrin. Vous êtes si bon, si généreux !…

Je pris la main de M. de Lancry dans les miennes.

— Allons, voyons, parlez, Mathilde… si je vous ai tourmentée, c’est sans le savoir. Si vos reproches sont raisonnables je m’accuserai, vous me pardonnerez, et à l’avenir cela ne m’arrivera plus, comme disent les enfants… — ajouta-t-il en haussant les épaules.

— Je n’attendais pas moins de votre cœur, mon ami. Vous m’encouragez, votre gaîté dissipe la pénible impression que m’avaient causée vos paroles de tout-à-l’heure… Moquez-vous bien de votre pauvre Mathilde, — ajoutai-je en m’efforçant de sourire après un moment de silence : — elle est jalouse de la princesse Ksernika… Oui, vos assiduités auprès d’elle me font un mal horrible ; depuis que vous vous occupez de cette femme, il me semble que vous m’oubliez.

— Sont-ce là tous vos reproches ? et qu’en conclurez-vous ?

— Que vous pourriez me rendre aussi heureuse que par le passé en m’accordant une chose qui ne doit nullement vous coûter, mon ami.

— Eh bien ! voyons, parlez, — dit-il avec impatience.

— Je voudrais que nous pussions rompre les relations presque intimes dans lesquelles nous vivons avec la princesse… et cesser peu à peu de la voir.

— Voilà ce que vous me demandez : ah ça vous êtes folle !

— Gontran !

— Comment ! — s’écria-t-il courroucé, — je ne pourrai pas être convenable, poli avec une femme sans que vous me poursuiviez de vos jalousies !! comment ! sous prétexte de calmer vos visions, vous venez me demander de traiter avec impertinence une personne qui ne mérite que votre considération, que votre respect ; mais vous perdez la tête !

— Eh ! bien oui… je la perdrai, si mes souffrances se prolongent. Gontran ! croyez-moi, mon calme apparent cache bien des douleurs ! Par la mémoire de ma pauvre mère qui a tant souffert aussi, je vous le jure… ce que j’endure depuis quelque temps est au-dessus de mes forces.

— Eh ! que voulez-vous donc que j’y fasse ? — s’écria-t-il de plus en plus en colère ; — suis-je responsable des songes que vous forgez pour vous tourmenter ?

— Mais si ce sont de fausses apparences, dissipez-les en m’accordant ce que je vous demande.

— Mais c’est justement parce qu’il s’agit d’apparences qui n’ont pas le moindre fondement, qu’encore une fois je ne puis, de gaîté de cœur, faire une grossièreté à une femme de mes amis et des vôtres.

— Mais s’il s’agit de mon bonheur, Gontran, de mon repos.

— Écoutez-moi, Mathilde, — dit Gontran en se contraignant avec peine, — j’ai de la raison, de la volonté. Il est de mon devoir de ne faire que ce que je trouve juste, convenable, ainsi que je vous l’ai déjà dit au sujet de vos répugnances à revoir mademoiselle de Maran et à recevoir mon ami intime. Vous me trouverez inflexible lorsqu’il s’agira de me prêter à des caprices extravagants ; c’est vous dire qu’il n’y aura rien… — vous m’entendez ! — rien de changé dans nos relations avec la princesse.

— Ainsi, vous continuerez d’être assidu auprès d’elle ? Ainsi, dans le monde, vos regards, vos prévenances seront pour elles ? Ainsi ce sera toujours votre bras qu’elle prendra pour se promener ? Ce sera elle, mon Dieu ! toujours elle !

— Ne voulez-vous pas que ce soit vous, vous ! toujours vous ! Et enfin que vous et moi nous soyons couverts de ridicule ? Eh ! Madame ! si vous n’aviez pas un abord si glacial, si dédaigneux, vous seriez assez entourée pour trouver un bras à défaut du mien ! il y a mille coquetteries innocentes et parfaitement admises par le monde qui permettent à une femme de chercher dans les hommes qui l’entourent ces soins, ces prévenances que son mari ne peut lui consacrer sans se faire montrer au doigt ; mais non, vous êtes d’une morgue, d’une hauteur qui éloigne tout le monde de vous… Et, après cela… vous venez vous plaindre d’être isolée ! Si je faisais comme vous, où en serais-je ? je serais un de ces maris maussades, jaloux, qui ne parlent à aucune femme, ne bougent de l’embrasure des portes, et qui, lorsque minuit sonne, viennent, comme les spectres de la ballade, enlever d’un air rébarbatif leur femme à ses danseurs ? Qu’arrive-t-il ? que ces maris-là sont bafoués. Or, ma chère, pour vous et pour moi, je suis décidé à toujours éviter un pareil rôle.

— Ainsi, — m’écriai-je avec amertume, — il faut que je me soumette sans me plaindre à ces étranges lois du monde, qui regardent comme souverainement inconvenant qu’un mari s’occupe de sa femme, et qu’il l’entoure des soins qu’il prodigue à toute autre ! Singulier usage qui consacre pour ainsi dire les apparences de l’infidélité comme une coutume de bonne compagnie ! qui flétrit d’un ridicule impardonnable tout empressement légitime et naturel !… Vous haussez les épaules, Gontran… Ces réflexions d’un cœur ulcéré vous font pitié, n’est-ce pas ?

— Encore une fois, Madame, puisque nous vivons dans le monde, pour l’amour du ciel vivons en gens du monde… Quant à moi, je suis décidé à ne rien changer à ma conduite… et je désire… je n’aimerais pas à vous dire je veux, que vous modifiiez la vôtre… Il m’est déjà assez pénible de vous voir si mal répondre aux prévenances de mon meilleur ami. Mais j’ai renoncé à tout espoir de ce côté. Heureusement l’affection de Lugarto pour moi n’est pas de celles qu’une fantasie, qu’une antipathie déraisonnable peut attiédir.

— Et je vous dis, moi, que vous n’avez pas de plus mortel ennemi que cet homme, — m’écriai-je ; — et je vous dis qu’il est la seule cause de tous mes chagrins et des vôtres. L’instinct de mon cœur ne me trompe pas : il exerce sur vous je ne sais quelle mystérieuse influence ; j’en ignore les causes, mais elle existe, entendez-vous, Gontran, elle existe. Bien des fois, malgré votre apparente sérénité, j’ai surpris sur vos traits l’expression d’un sombre désespoir ; ce ne sont plus des soupçons, maintenant, ce sont des certitudes. Cel homme, je le hais… Et vous-même, au fond de votre cœur… vous me savez gré de cette haine… vous la partagez !…

— Mais c’est intolérable ! Eh ! pourquoi, Madame, voulez-vous que je ne m’abaisse à feindre une amitié que je ne ressens pas ?

— Là est le mystère, Gontran… Et si je ne craignais pas… Eh ! d’ailleurs, pourquoi craindrais-je de tout vous dire ? ne s’agit-il pas de votre bonheur, du mien ?… Eh bien ! oui… cet homme vous domine malgré vous, et vous n’osez pas m’avouer la cause de cette domination ; pourtant me méconnaîtriez-vous au point de croire que je ne puis tout vous pardonner ?… auriez-vous envers moi une fausse honte ? En m’unissant à vous, n’ai-je pas voulu partager non-seulement votre vie à venir, mais, si cela se peut dire, votre vie passée ? Mon ami, je suis courageuse, je trouverai des forces, des ressources immenses dans mon amour… Autant vous me voyez faible et abattue, autant vous me trouverez vaillante et résolue s’il s’agissait de vous sauver.

— De me sauver ? Et de quoi voulez-vous me sauver ?… C’est à en perdre la tête !

— Mon Dieu ! puis-je vous le dire positivement ? Cet homme vous domine : c’est un fait. Il a peut-être surpris un de vos secrets, ainsi qu’il a surpris ceux de la princesse et de madame de Richeville, que sais-je ?… Vous avez été prodigue : cet homme a une fortune royale ; peut-être avez-vous contracté envers lui des obligations ?

— Et vous osez croire que pour un si misérable motif je consentirais à montrer pour lui une amitié que je ne ressentirais pas !… — s’écria M. de Lancry en courroux.

— Je crois, mon ami, que, soumis comme vous l’êtes à l’opinion du monde, vous êtes capable de vous imposer les plus grands sacrifices pour y paraître.

— Madame ! Madame !… — dit Gontran avec une rage contenue.

— Vous vous résignez bien à me causer le plus cruel chagrin, plutôt que de passer aux yeux de ce monde pour un homme amoureux de sa femme ? Pourquoi donc ne vous résigneriez-vous pas à passer pour l’ami de M. Lugarto, à subir sa pernicieuse influence plutôt que de renoncer peut-être à une partie du faste qui nous environne ?

— Madame… Madame… prenez garde !…

— Mon ami… ne voyez pas là un reproche. Depuis bien longtemps vous avez l’habitude de mettre le bonheur dans ces brillants dehors… vous croyez peut-être que moi-même je n’y renoncerais qu’avec peine : combien vous vous trompez ! Que m’importe ce luxe ? je le hais s’il vous cause le moindre chagrin… Ce luxe n’était pour rien dans ce bonheur divin qui a duré si peu pour nous, qui durerait peut-être encore sans l’arrivée de cet homme ! Que faut-il pour vivre obscurément dans quelque coin ignoré, vous, moi, et ma pauvre Blondeau ? Cette vie ne serait-elle pas mon rêve idéal ? Jusqu’à notre mariage n’ai-je pas vécu dans la solitude, loin de ces plaisirs qui sont pour moi une fatigue, car mon cœur n’y prend pas de part ? Mon ami, vous êtes ému, je le vois… Oh !… par grâce, écoutez celle qui ne songe qu’à votre bonheur, qui l’achèterait au prix de sa vie entière… Gontran, c’est à genoux, à genoux que je vous en supplie, ne me cachez rien, comptez sur moi… Mettez mon amour à l’épreuve, cherchez-y un refuge, une consolation, vous verrez s’il vous manque.

Je me mis aux genoux de Gontran. La tête baissée sur sa poitrine, les yeux fixes, il semblait profondément absorbé ; sans me répondre, il poussa un long soupir et cacha sa tête dans ses deux mains.

— Oh ! je le vois… je le vois, — m’écriai-je presque avec joie, — je ne me suis pas trompée : courage ! mon ami, courage ! Tenez, j’admets l’impossible… Supposons que, pour vous libérer envers cet homme, nous soyons ruinés tout-à-fait ; ne nous restera-t-il pas Ursule, mon amie ? Mon Dieu ! je viendrais à elle aussi confiante, aussi heureuse qu’elle l’aurait été elle-même en venant à moi. Quand on s’aime comme nous nous aimons, car vous m’aimez… malgré vos coquetteries avec cette belle princesse, est-ce qu’il y a des jours mauvais ? Mais souvenez-vous donc de cette histoire si touchante que vous me racontiez à l’Opéra avec tant de charmes. Eh bien ! nous ferons comme ces deux jeunes gens si nobles, si courageux…

Gontran se leva brusquement, et me dit avec une ironie amère :

— En vérité, vous peignez là une existence bien digne d’envie, et bien faite pour compenser la perte d’une grande fortune ! Belle vie que celle-là ! Je suis fou d’écouter vos rêveries ; une fois pour toutes, vous m’obligerez de ne plus revenir sur ce chapitre. Vos suppositions n’ont pas de sens ; aucune obligation ne me lie à Lugarto : il m’a rendu autrefois quelques services, mais ce ne sont nullement des services d’argent. Je m’étonne qu’avec l’exaltation romanesque de vos idées, vous ne compreniez pas que la reconnaissance suffise pour former des liens indissolubles d’une fervente amitié. En résumé, je vous dirai que votre jalousie est dérisoire, que vos soupçons sur Lugarto sont absurdes, que je suis d’âge à savoir me conduire dans le monde, et que vous ferez bien, dans l’intérêt de notre tranquillité commune, de prendre la vie comme elle doit être prise… Vous m’entendez ?…

Ce qui se passa en moi fut étrange, je fis rapidement ce raisonnement :

Ce que je veux, c’est le bonheur de Gontran. Mon bonheur à moi doit être considéré comme un moyen de parvenir à ce but. Si en me sacrifiant j’assure son repos, sa félicité, je ne dois pas hésiter ; quoiqu’il m’en coûte, je ferai ce qu’il désire.

Je suis encore à comprendre comment je me résignai si brusquement à ce parti extrême, qui contrastait tant avec les plaintes que je venais d’exprimer à Gontran. Maintenant il me semble que ce revirement subit participa de ces résolutions désespérées que l’on prend avec la rapidité de la pensée dans les dangers de mort.

— Je vous entends, Gontran, — lui dis-je, — je vous obéirai. Mes plaintes vous importunent, je ne me plaindrai plus ; il vous coûterait de vous occuper de moi dans le monde… je ne vous le demanderai plus… Vous trouvez une distraction dans les soins que vous rendez à la princesse, je ne vous ferai plus de reproches à ce sujet. Vous me voyez avec peine ne pas comprendre le sentiment qui vous lie à M. Lugarto, je ferai tout mon possible pour vaincre l’aversion que cet homme m’inspire. Seulement, — ajoutai-je en ne pouvant retenir mes larmes, — il est une grâce que j’implore de vous, permettez-moi d’aller dans le monde le moins possible. Je ne pourrais vaincre cette froideur que vous me reprochez ; malgré moi… ma pensée se révolte à l’idée de recevoir d’autres soins que les vôtres, s’agît-il même des soins les plus insignifiants. C’est une faiblesse, c’est un enfantillage… je l’avoue… mais soyez généreux… pardonnez-le-moi… Pour le reste, je ferai ce que vous voudrez… Eh bien ! êtes-vous content ? me pardonnez-vous l’impatience que je vous ai causée ? — lui dis-je en tâchant de sourire à travers mes larmes.

— Pauvre Mathilde ! — dit Gontran avec un attendrissement qu’il ne put vaincre ; — il faudrait être de bronze pour résister à tant de douceur et de bonté… j’ai peut-être eu tort ?

— Non ! non ! — dis-je en l’interrompant, ce qui me manque, voyez-vous, c’était l’expérience de ce qui vous plaisait ou non… Vous avez raison… j’étais folle ; mais il ne faut pas m’en vouloir, voyez-vous, j’ignorais vos désirs ; mais rassurez-vous, mon ami… cette leçon ne sera pas perdue, croyez-le. Maintenant et toujours, dites-moi, bien franchement, bien nettement votre volonté, je m’y résignerai ; mais aussi, n’est-ce pas ? si, malgré tous mes efforts, je ne pouvais quelquefois, oh ! mais bien rarement… parvenir à vous obéir… lorsque vous aurez la preuve que cela a été au-dessus de mes forces, vous serez bon, indulgent, n’est-ce pas ? Vous ne me gronderez plus.

Gontran me regarda avec étonnement, presque avec inquiétude ; il me prit vivement la main, il la trouva glacée.

En effet, je me sentais défaillir. Je venais de tenter une résolution désespérée. Ce n’était pas la volonté de tenir ma promesse qui me manquait, c’était la force physique de soutenir cette scène cruelle.

Sans mon mari qui me soutint dans ses bras, je serais tombée ; j’eus une sorte de douloureux vertige, le soir une fièvre ardente se déclara, et durant quelques jours je fus gravement malade.