Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/05

Gosselin (Tome IIp. 169-185).
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Deuxième partie


CHAPITRE V.

LA PRINCESSE KSERNIKA.


M. de Lancry ne me dit pas un mot pendant le temps que nous mîmes à arriver chez mademoiselle de Maran ; il semblait rêveur, abattu.

Lorsque la voiture s’arrêta devant la porte, le cœur me manqua. Je suppliai Gontran de remettre au moins cette visite, il me répondit par un geste d’impatience.

Je vis quelques voitures dans la cour de l’hôtel, je fus presque contente ; il me semblait qu’une première entrevue avec ma tante me serait ainsi moins pénible.

Quelle fut ma surprise en entrant dans le salon de retrouver M. Lugarto. J’y vis aussi la princesse Ksernika, qui assistait à la représentation de Guillaume Tell lorsque j’étais allée à l’Opéra avec mademoiselle de Maran, dans la loge des gentilshommes de la chambre.

— Bonjour enfin, ma chère enfant, — me dit ma tante de l’air du monde le plus affectueux en se levant pour m’embrasser.

Je frissonnai ; je fus sur le point de la repousser. À un regard de Gontran, je me résignai.

— Mais c’est qu’elle est encore embellie, — dit mademoiselle de Maran en m’examinant avec sollicitude. — C’est tout simple… le bonheur sied si bien. Et Gontran sait mieux que personne prodiguer cette parure-là. — Puis, s’adressant à madame Ksernika : — Ma chère princesse, permettez-moi de vous présenter madame de Lancry, ma nièce, ma fille adoptive.

La princesse se leva et me dit avec beaucoup de grâce :

— Nous commencions, Madame, à trouver M. de Lancry bien égoïste ; mais on ne le blâmait sans doute autant que parce qu’on l’enviait davantage…

Je saluai madame de Ksernika, je m’assis près d’elle.

C’était une très jolie femme, blonde, grande, mince, d’une taille et d’une tournure charmante ; ses traits, d’une extrême régularité, avaient presque toujours une expression hautaine, boudeuse ou ennuyée ; ordinairement elle fermait à demi ses grands yeux bleus un peu fatigués. Cette habitude, jointe à un port de tête assez impérieux, lui donnait un air plus dédaigneux que véritablement digne… Polonaise, elle parlait notre langue sans le moindre accent, mais avec une sorte d’indolence et de lenteur presque asiatique. Quoiqu’elle fût d’une superbe élégance, elle se recherchait encore plus dans sa parure que dans sa personne.

À peine fus-je assise auprès de la princesse, que M. Lugarto vint se mettre derrière moi sur une chaise, et me dit familièrement :

— Eh bien ! est-ce que vous êtes encore fâchée ?… Vous voulez donc la guerre ?… — Et, s’adressant à madame de Ksernika en me montrant du regard, il ajouta :

— Princesse, dites-lui donc que je gagne à être connu, et qu’il vaut mieux m’avoir pour ami que pour ennemi.

Je rougis de dépit ; je n’osais, de peur de déplaire à Gontran, répondre avec dureté ; je gardai le silence.

La princesse reprit de sa voix langoureuse et en regardant avec hauteur M. Lugarto par-dessus son épaule :

— Vous ?… Il me serait fort égal de vous avoir pour ami ou pour ennemi, car je ne croirais pas plus à votre amitié que je ne craindrais votre inimitié.

— Allons donc, princesse, vous êtes injuste.

— Non, vous savez que je ne vous gâte pas… moi… je suis peut-être la seule personne qui vous dise vos vérités… Vous devez m’en savoir gré… car je ne me donne pas la peine de les dire à tout le monde. Est-ce que vous ne trouvez pas, Madame, — dit la princesse en s’adressant à moi, — qu’il faut faire une espèce de cas des gens pour leur dire ce que le reste du monde n’ose pas leur dire ?

— En cela, Madame, — répondis-je, — il me semble que l’estime et le mépris se traduisent de la même sorte.

— Expliquez-nous donc cela ? — me dit M. Lugarto.

— Eh bien ! je crois, Monsieur, qu’on peut dire les plus dures vérités sans faire le moindre état de la personne à laquelle on les adresse.

— Est-ce que c’est pour moi que vous dites ça ? — reprit M. Lugarto avec son imperturbable assurance.

— Vous mériteriez bien qu’on vous répondît : oui, — dit la princesse ; — savez-vous que je ne comprends pas pourquoi hommes et femmes tolèrent vos airs audacieux et familiers ?

— C’est mon secret, et vous ne le saurez pas.

— Vous allez me faire croire à quelque pouvoir… surnaturel n’est-ce pas ?

— Peut-être.

— Vous êtes fou !…

— Je suis fou ? Eh bien ! voulez-vous que je vous fasse d’abord rougir jusqu’au blanc des yeux, et puis ensuite pâlir plus que vous ne le voudrez ?

— C’est bien usé cela… — répondit la princesse avec indolence. — Vous allez me proposer de me magnétiser ? Et vous ne savez peut-être pas seulement ce que c’est que le magnétisme ; car vous n’êtes pas savant, vu que la science ne s’achète pas avec de l’argent.

M. Lugarto souriait depuis quelques moments d’un sourire méchant et convulsif qui lui était particulier… Je lisais dans ses yeux ternes l’expression d’une joie maligne ; il dit lentement en attachant un long regard sur la princesse :

— Je suis ignorant comme un sauvage, c’est vrai ; mais il y a des choses que personne au monde que moi ne peut savoir, parce qu’il faut beaucoup d’argent pour acheter cette science-là.

— Vraiment ? — dit dédaigneusement la princesse.

— Vraiment… Et ce qu’il y a de plus piquant, c’est que ma science n’a l’air de rien… mais, comme tous les gens habiles, avec peu je fais beaucoup. Ainsi, par exemple, vous n’avez pas idée des résultats que j’obtiens, je suppose, avec une date, un nom de rue et un numéro.

Je regardai par hasard la princesse ; elle devint pourpre.

— Ainsi le 12 décembre… rue de l’Ouest… n. 17… par exemple… cela a l’air de ne rien signifier du tout, — reprit M. Lugarto, — et pourtant il n’en faut pas davantage pour vous faire pâlir… maintenant que vous avez rougi, comme je vous l’avais prédit.

Puis il reprit de manière à n’être entendu que d’elle et de moi :

— Faites donc attention, princesse, on vous remarque ; ne me regardez pas ainsi d’un air fixe et ébahi, cela vous va mal. Vos yeux sont bien plus jolis lorsqu’ils sont à demi fermés, — ajouta-t-il avec une cruelle ironie.

Madame Ksernika était en effet d’une pâleur extrême, elle semblait fascinée par la révélation que venait de lui faire M. Lugarto.

À ce moment, mademoiselle de Maran causait à voix basse avec M. de Lancry. Remarquant l’agitation de madame de Ksernika, elle lui dit :

— Est-ce que vous êtes souffrante, chère princesse ?

— Oui, Madame, j’ai eu toute la journée une migraine affreuse, — dit la pauvre femme, en balbutiant et en se remettant avec peine.

— Vous le voyez… il vaut mieux m’avoir pour ami que pour ennemi, — me dit tout bas M. Lugarto.

Il se leva.

Deux femmes entraient alors ; la princesse put sortir et déguiser plus facilement son trouble…

Je restai presque terrifiée du pouvoir mystérieux de M. Lugarto.

Gontran me fit un signe, en me montrant un fauteuil vide auprès de mademoiselle de Maran ; j’allai m’y asseoir. Ma tante me dit tout bas :

— Est-ce que vous croyez que j’ai donné dans la migraine de cette belle princesse Micomicon ?… Je parie que ce nègre blanc, — et elle me montra M. Lugarto, — lui a dit quelque infamie, qu’elle mérite bien, d’ailleurs, car, quoique son mari la batte comme plâtre, et qu’il lui ait déjà cassé un bras, elle est loin d’être quitte envers lui ; elle lui redoit au moins son autre bras et ses deux jambes, s’il est disposé à lui briser un membre par chaque amoureux. Mais, c’est égal, l’impudence de ce M. Lugarto m’a révoltée. Je n’ai consenti à recevoir cette espèce archimillionnaire que pour me donner le régal de le flageller d’importance.

Malgré l’aversion que mademoiselle de Maran m’inspirait, je ne pus m’empêcher de lui savoir gré de cette résolution.

Les deux femmes nouvellement arrivées causèrent quelques instants avec mademoiselle de Maran, Gontran et M. Lugarto.

— Dites donc, monsieur Lugarto, — s’écria tout-à-coup mademoiselle de Maran, tout en travaillant à son tricot, et en interrompant l’un de ces silences qui coupent souvent les conversations ; — est-ce que c’est à vous cette voiture où je vous ai rencontré l’autre jour ?

— Pour quelle raison me demandez-vous cela ? — dit négligemment M. Lugarto.

Mademoiselle de Maran, au lieu de répondre à cette question, en fit une autre. Elle m’avait toujours dit que rien n’était plus impertinent et plus dédaigneux que ce procédé.

— Pourquoi donc alors qu’il y avait des armoiries sur c’te voiture, si elle est à vous ?

— Ce sont les miennes, Madame, — dit M. Lugarto en rougissant de dépit ; car son imperturbable audace était en défaut, lorsqu’on attaquait ses ridicules prétentions nobiliaires.

— Est-ce que vous les avez payées bien cher ces armoiries-là ? — dit mademoiselle de Maran.

Il y eut un moment de silence très embarrassant. M. Lugarto serra les lèvres l’une contre l’autre en fronçant le sourcil. Je regardai Gontran. Il ne put s’empêcher d’abord de sourire amèrement ; puis, à un regard à la fois colère et suppliant de M. Lugarto, il dit vivement à mademoiselle de Maran :

— À propos d’armoiries, Madame, est-ce que vous aurez la bonté de me prêter votre d’Hozier ; j’aurais quelques recherches à faire sur une de nos branches collatérales. Mais j’y songe, ne pourriez-vous pas… ?

— Laissez-moi donc tranquille avec vos branches collatérales, — reprit mademoiselle de Maran ; — vous venez vous jeter à la traverse d’une conversation intéressante ! Dites donc, monsieur Lugarto, on vous a joliment volé, si l’on vous a vendu ces armoiries-là cher… Je parie que c’est une imagination de votre carrossier… Alors, permettez-moi de vous le dire, ça n’a pas de sens commun. Estce qu’il faut jamais s’en rapporter à ces gens-là pour composer un blason ? Puisque vous vouliez vous passer cette fantaisie, il fallait vous adresser mieux.

— Mais, Madame, — dit M. Lugarto, en devenant pâle de colère contenue…

— Mais, Monsieur, je vous répète que votre carrossier ou son peintre sont des imbéciles. Est-ce qu’on a jamais vu mettre en blason métal sur métal ? Figurez-vous donc, mon pauvre Monsieur, qu’ils se sont outrageusement moqués de vous avec leurs étoiles d’or en champ d’argent ; ils ont inventé ça parce que c’était plus riche probablement, et que ça rappelait ingénieusement vos monceaux de piastres et de doublons… Sans compter les deux lions rampants dont ces imbéciles ont affublé votre écusson. Dites-moi, savez-vous qu’ils feraient un effet superbe, vos deux lions rampants, s’ils n’avaient pas l’inconvénient d’appartenir à la maison royale d’Aragon.

— Mais, Madame, ce n’est pas moi qui ai inventé ces armoiries. Ce sont celles de ma famille, — dit M. Lugarto en se levant avec impatience, et en lançant un coup-d’œil furieux sur Gontran.

Celui-ci voulut en vain intervenir dans la conversation ; mademoiselle de Maran n’abandonnait pas si facilement sa proie.

— Ah ! mon Dieu !… mon Dieu !… Vraiment… ce sont les armoiries de votre famille ? — s’écria ma tante en ôtant ses lunettes, et en joignant les mains avec une apparente bonhomie. — Pourquoi donc que vous ne me l’avez pas dit tout de suite ? Après cela, il n’y a rien que de très naturel là-dedans. Il est probable, voyez-vous, qu’un Lugarto, pour quelque beau fait d’armes contre les Morisques d’Espagne, aura obtenu d’un roi d’Aragon la faveur insigne de porter des lions rampants dans ses armes, de même que nos rois ont octroyé les fleurs de lis à certaines maisons de France… C’est comme vos étoiles d’or en champ d’argent : c’est, bien sûr, quelque glorieux mystère héraldique enseveli dans vos archives de famille. Et moi qui m’en moquais ! mais c’est-à-dire que maintenant je les admire sur parole, vos étoiles d’or en champ d’argent ! C’est, peut-être, dans son genre, un blason aussi unique, aussi particulier que la croix de Lorraine, que le créquier de Créquy, que les mâcles de Rohan, ou que les alérions de Montmorency. Ça doit être furieusement curieux l’origine de vos étoiles d’or en champ d’argent ! Recherchez-nous donc cela, mon cher Monsieur.

— Madame, si c’est une raillerie, franchement je la trouve de mauvais goût, — dit M. Lugarto en tâchant de reprendre son sang-froid.

— Mais pas du tout, mon cher Monsieur, rien n’est plus sérieux ; car, j’y songe, vous êtes originaire du Brésil, le Brésil appartient au Portugal, le Portugal a appartenu à l’Espagne, vous voyez bien qu’en remontant nous approchons des rois d’Aragon. Ah bien ! oui ; mais voilà une toute petite chose qui m’arrête dans mon ascension vers le passé.

— Eh ! mon Dieu, Madame ! ne vous en occupez pas ; je vous rends grâce de toute votre sollicitude, — s’écria M. Lugarto.

Mademoiselle de Maran ne fit pas semblant de l’avoir entendu, et reprit :

— Oui, il n’y a que cette petite difficulté-là, c’est qu’on dit que monsieur votre grand-père était quelque chose comme un esclave nègre, ou approchant.

— Madame… vous abusez…

— C’est là ce qui fait, — reprit mademoiselle de Maran, sans abandonner son tricot, — c’est là ce qui fait que je ne peux pas venir à bout de me figurer monsieur votre grand-père avec une couronne de comte sur la tête. Coiffé de la sorte, il ressemblerait comme deux gouttes d’eau à ces vilains sauvages de Bougainville qui portaient gravement une croix de Saint-Louis passée dans le bout de leur nez. Est-ce que vous ne trouvez pas ?

Je frémis de l’expression presque féroce que prit un moment la physionomie de M. Lugarto ; cette expression me frappa d’autant plus qu’au même instant il partit d’un éclat de rire nerveux et forcé.

— N’est-ce pas que c’est une drôle de comparaison que j’imagine là ? — dit mademoiselle de Maran en s’adressant à M. Lugarto.

— Très drôle, Madame, très drôle ; mais avouez que j’ai le caractère bien fait.

— Comment donc ! mais le meilleur du monde ; et je suis bien sûre que vous ne garderez pas contre moi la moindre rancune. Et après tout, vous avez raison ; il n’y a rien de plus innocent que mes plaisanteries.

— De la rancune, moi ! — dit M. Lugarto ; — ah ! pouvez-vous le croire ? Tenez, je veux emmener tout de suite Gontran avec moi pour rire avec lui à notre aise de mes étoiles d’or en champ d’argent.

— Pendant que vous y serez, riez donc en même temps de vos lions rampants, — ajouta mademoiselle de Maran. — C’est ce qu’il y a de plus pharamineux dans votre blason. Mais tout cela, — reprit-elle, — ce sont des folies ; gardez vos armoiries, mon cher Monsieur, gardez-les ; ça jette de la poudre aux yeux des passants. C’est tout ce qu’il faut pour des yeux bourgeois ; car vos innocentes prétentions nobiliaires ne dépassent pas nos antichambres. Quant à nous, pour nous éblouir, ou plutôt pour nous charmer, vous avez, ma foi, bien mieux que des étoiles d’or en champ d’argent ; vous réunissez toutes sortes de qualités de cœur et d’esprit, toutes sortes d’immenses savoirs et de modesties ingénues ; aussi, quand vous ne seriez pas riche à millions, vous n’en seriez pas moins un homme joliment intéressant et furieusement compté, c’est moi qui vous le dis.

— Je sens tout le prix de vos louanges, Madame, je tâcherai de m’acquitter envers vous, et d’étendre, si je le puis, ma reconnaissance aux personnes de votre famille et à celles qui vous intéressent, — répondit M. Lugarto avec amertume et en me jetant aussi un regard furieux.

— Et j’y compte bien, car je ne suis pas égoïste, — répondit mademoiselle de Maran avec un étrange sourire.

— Venez-vous, Lancry ? — dit M. Lugarto à mon mari.

— Je vous verrai ce soir au club, nous en sommes convenus, — répondit Gontran avec embarras.

— Oui, mais j’avais oublié une chose, notre homme de Londres nous attend à trois heures, — dit M. Lugarto d’un air impérieux.

À ces mots, M. de Lancry fronça les sourcils, se leva, et dit à mademoiselle de Maran : — Madame, je vous laisse Mathilde ; M. Lugarto me rappelle un engagement que j’avais oublié.

Je jetai un regard suppliant sur Gontran, il l’évita.

— Lugarto me mène, — ajouta-t-il, — gardez la voiture, je vous reverrai à dîner.

Les deux femmes qui avaient été comme moi spectatrices muettes de cette scène entre mademoiselle de Maran et M. Lugarto, s’en allèrent quelques instants après. Je restai seule avec mademoiselle de Maran.