Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie I/19

Gosselin (Tome IIp. 71-96).
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Première partie


CHAPITRE XIX

M. DE MORTAGNE.


Sans les traits fortement accentués qui caractérisaient la physionomie de M. de Mortagne, il eût été méconnaissable. Sa barbe, ses cheveux avaient entièrement blanchi ; son front ridé, ses yeux caves et bistrés, ses joues profondément creusées, témoignaient de longues et cruelles souffrances ; ses vêtements étaient aussi négligés que d’habitude.

Cette apparition presque sinistre, au milieu de ce salon étincelant d’or et de lumières, rempli d’hommes et de femmes élégamment parés, formait un contraste étrange.

D’abord l’assemblée resta muette d’étonnement. M. de Mortagne vint droit à moi, je me levai ; il me prit les mains, me regarda quelques minutes ; l’expression farouche de ses traits s’adoucit, il m’embrassa tendrement sur le front, et me dit :

— Enfin me voici, pourvu qu’il ne soit pas trop tard… — Et me considérant attentivement, il ajouta : — C’est sa mère… tout le portrait de sa pauvre mère ! Ah ! je comprends bien la haine du monstre.

La première stupeur passée, mademoiselle de Maran retrouva son audace habituelle, et s’écria résolument :

— Qu’est-ce que vous venez faire ici, Monsieur ?

Sans lui répondre, M. de Mortagne s’écria d’une voix tonnante :

— Je viens ici accuser et convaincre trois personnes d’indignes manœuvres et de basse cupidité ! Ces trois personnes sont vous, mademoiselle de Maran ! vous, monsieur d’Orbeval ! vous, monsieur de Versac !

Ma tante s’agita sur son fauteuil, M. d’Orbeval pâlit d’effroi, et M. de Versac se leva ; mais son neveu s’écria vivement :

— Monsieur de Mortagne !… prenez garde, M. le duc de Versac est mon oncle… et l’insulter, c’est m’insulter.

— Votre tour viendra, monsieur de Lancry, mais plus tard : d’abord les causes, puis les effets, — dit froidement M. de Mortagne.

Je saisis la main de Gontran, en lui disant tout bas d’une voix suppliante :

— Que vous importe ? je vous aime ; ne vous irritez pas contre M. de Mortagne ; il a été le seul protecteur de mon enfance.

M. de Mortagne continua :

— Je m’attends à des cris, à des menaces, c’est tout simple ; quiconque m’empêchera de parler redoutera mes paroles.

— On ne redoute que vos injures, monsieur, — s’écria mon tuteur.

— Quand j’aurai dit ce que j’ai à dire, je serai aux ordres de ceux qui se trouveront offensés.

— Mais c’est une tyrannie insupportable, vous ne nous imposerez pas avec vos airs furieux de Matamore et de Ramasse-ton-Bras ! — s’écria mademoiselle de Maran.

— Mais en effet, c’est intolérable… — dit M. de Versac. — On n’a pas d’idée d’une grossièreté pareille chez un homme bien né…

— Il y a là calomnie et diffamation, — dit mon tuteur.

— Vous craignez donc mes révélations… puisque vous voulez étouffer ma voix ? — s’écria M. de Mortagne. — Vous craignez donc bien que je détourne cette malheureuse enfant du mariage qu’on veut lui faire faire !

— Monsieur, — s’écria Gontran, — c’est maintenant moi, entendez-vous… moi ! qui vous somme de parler… et de parler sans réticences… Si honoré, si heureux que je sois de m’unir à mademoiselle Mathilde, je renoncerais à l’instant à des vœux si chers, s’il lui restait le moindre doute sur…

J’interrompis à mon tour M. de Lancry, et je dis à M. de Mortagne : — Je ne doute pas que votre conduite ne vous soit dictée par l’intérêt que vous me portez, Monsieur… Je n’ai pas oublié vos bontés pour moi, mais je vous en supplie, pas un mot de plus… Rien au monde ne pourra faire changer ma résolution…

— Mais moi, mademoiselle, j’en changerai, — s’écria Gontran… — Oui, telle cruelle que soit cette résolution… je renoncerai à votre main si à l’instant monsieur ne s’explique pas…

— C’est ce que je demande… — dit M. de Mortagne.

— Mais c’est absurde, — s’écria mademoiselle de Maran, pâle de colère ; — mais vous n’avez donc pas de sang dans les veines, tous tant que vous êtes, de vous laisser imposer par cet échappé de Bicêtre !…

— Échappé des prisons de Venise… où vous m’avez fait jeter depuis huit ans… par la plus exécrable machination ! — s’écria M. de Mortagne d’une voix tonnante en saisissant rudement mademoiselle de Maran par le bras et en la secouant avec fureur.

— Mais il va m’assassiner, il est capable de tout ! — s’écria ma tante.

— Et toi, infernale créature, de quoi n’es-tu pas capable ? Ta trahison ne m’a-t-elle pas fait souffrir mille morts… Vois mes cheveux blanchis, vois mon front sillonné par les souffrances. Huit ans de tortures… entends-tu ? Huit ans de tortures ! Et je m’en vengerai, dussé-je te poursuivre jusqu’à la fin de tes jours… et encore je ne sais pas pourquoi je ne délivre pas tout de suite la terre d’un monstre tel que toi… — ajouta M. de Mortagne en rejetant mademoiselle de Maran dans son fauteuil.

Cette scène avait été si brusque, l’accusation que M. de Mortagne portait contre ma tante semblait si extraordinaire, que tous les assistants restèrent un moment frappés de stupeur et d’effroi.

Mademoiselle de Maran, quoique redoutée, était assez universellement détestée pour que ses amis ne fussent pas fâchés d’être involontairement témoins d’une scène si étrangement scandaleuse.

Le front de mademoiselle de Maran était couvert d’une sueur froide, elle respirait à peine, et regardait M. de Mortagne avec frayeur et d’un air égaré.

— Vous ne savez pas comment j’ai découvert votre abominable trame ? — continua-t-il en s’adressant à ma tante, et il tira de sa poche quelques papiers. — Reconnaissez-vous cette lettre au gouverneur de Venise ?… Reconnaissez-vous ces proclamations incendiaires ? Tout ceci vous étonne, messieurs ? — dit M. de Mortagne en voyant les regards de curiosité inquiète qu’on jetait sur ces mystérieux papiers. — Vous ne me comprenez pas encore ? Je le crois sans peine ; jamais complot n’a été plus méchamment et plus habilement conçu ; écoutez donc… et apprenez à connaître cette femme.

Il y a huit ans, je l’accusai devant vous tous, qui composiez le conseil de famille de ma nièce, d’élever en marâtre cette malheureuse enfant ; je vous demandais de la retirer ; vous m’avez refusé ; j’étais seul, vous aviez le nombre pour vous, je me résignai. Obligé de partir, j’espérais bientôt revenir à Paris, et bon gré malgré exercer une surveillance continue sur l’éducation de Mathilde. Mon retour épouvanta sa tante ; vous allez voir comme elle l’empêcha… Vous tremblez devant cette femme, je le vois. Mais vous aurez peut-être le courage de reconnaître la noirceur de cette âme, s’il y a une âme dans ce corps…

— Et vous souffrez cela ? et vous me laissez insulter ainsi ! — s’écria mademoiselle de Maran furieuse en se retournant vers l’auditoire.

Personne ne lui répondit.

— Il y a huit ans, — reprit M. de Mortagne, — je partis pour l’Italie… je devais attendre à Naples M. de Rochegune, fils d’un de mes meilleurs amis. Ce jeune homme au cœur ardent et généreux devait venir avec moi combattre quelque temps en Grèce. J’étais complétement étranger aux complots que les sociétés secrètes tramaient alors en Italie. J’arrive à Venise… D’abord je ne suis pas inquiété ; mais une nuit, la police fait une descente chez moi, on m’arrête, on me garrotte, on saisit mes papiers, mes effets, et on me conduit en prison ; je suis mis au secret. Je proteste de mon innocence, je défie qu’on trouve contre moi la moindre preuve de culpabilité ; on me répond que le gouvernement autrichien a été instruit de mes mauvais desseins, que je viens prendre une part active aux menées des sociétés révolutionnaires. — Je nie hautement cette accusation. — On apporte mes malles, on les ouvre devant moi, et on trouve dans un double fond, dont j’ignorais l’existence, plusieurs paquets cachetés.

— Mais il faut être aussi fou que cet homme pour écouter sérieusement de pareilles balivernes ! — s’écria mademoiselle de Maran. — Quant à moi, je ne les entendrai pas plus longtemps ; et elle se leva.

— Soit, allez vous-en ; ce n’est pas à vous que je prétends dévoiler ces abominables mystères, vous n’en avez que trop le secret.

Mademoiselle de Maran se rassit en frémissant de rage.

M. de Mortagne continua :

— On ouvrit ces paquets, et l’on y trouva les proclamations les plus incendiaires, un appel aux ventes des carbonari, un plan d’insurrection contre la puissance autrichienne, et quelques lettres mystérieuses à mon adresse, timbrées de Paris, que j’étais censé avoir lues, et dans lesquelles on me promettait le concours de tous les hommes libres de la Lombardie… Ces apparences étaient accablantes, je restai anéanti devant ce fait inexplicable. On me demanda compte de mes opinions, je n’eus pas la lâcheté de les nier. Je répondis que je m’étais voué à une seule cause : celle de la liberté sainte et pure de toute souillure… Ces hommes ne comprirent pas que, puisque j’avais le courage d’avouer des opinions qui pouvaient me perdre, je devais être cru lorsque je jurais sur l’honneur que j’ignorais l’existence de ces papiers dangereux. Je fus jeté dans un cachot, j’y restai huit années… J’en sortis, vous le voyez, décrépit avant l’âge… Maintenant savez-vous comment j’étais porteur de ces dangereux papiers ? Peu de temps avant mon départ pour l’Italie, cette femme avait dépêché Servien, son digne serviteur, auprès de celui de mes gens qui devait m’accompagner. Sous le prétexte de faire entrer en Italie des marchandises de contrebande, et de réaliser de grands bénéfices, il lui persuada de faire mettre à mon insu des doubles fonds à mes malles, et d’y cacher les prétendus paquets de dentelles d’Angleterre. Une fois à Venise, un correspondant devait venir réclamer les dentelles, et donner vingt-cinq louis à mon domestique. Ce malheureux, ignorant le danger de cette commission, accepta… Je partis, et presque en même temps que moi partit aussi cette lettre, adressée au gouverneur de Venise.

« M. de Mortagne, ancien officier de l’empire, connu par l’exaltation de ses idées révolutionnaires et par ses liaisons avec les anarchistes de tous les pays, arrivera à Venise dans le courant du mois de mai ; on trouvera dans plusieurs malles à double fond les preuves de ses dangereux desseins… »

— Eh bien ! cela est-il assez infâme ? — s’écria M. de Mortagne en croisant ses bras sur sa poitrine et en jetant un regard d’indignation sur mademoiselle de Maran.

Celle-ci, un moment accablée, reprit bientôt toute son audace, et s’écria :

— Et qu’ai-je de commun, Monsieur, avec vos paquets de dentelles renfermant des conspirations ? Est-ce que c’est ma faute à moi, si, en voyant vos projets révolutionnaires déjoués, vous avez imaginé une histoire absurde à laquelle on n’a pas cru du tout, avec raison ? Qui est-ce qui croira jamais que je me suis amusée à fabriquer des proclamations, des constitutions, des conspirations, et que j’ai mis un de mes gens dans la confidence de cette belle œuvre ? Allons donc, Monsieur, vous êtes fou… Il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela… Je le nie !

— Vous le niez ?… et votre misérable Servien niera-t-il aussi la déposition de mon domestique qui l’accuse formellement de lui avoir remis les paquets ?

— Votre domestique ! — s’écria ma tante en riant aux éclats ; — voilà une belle garantie, en vérité, et qui doit être bien admise ? Tel maître, tel valet, Monsieur. Est-ce qu’on ne connaît pas vos antécédents ? Qu’y a-t-il d’étonnant dans la lettre que vous nous avez lue, et qui a été adressée au gouverneur de Venise ? Est ce que vous ne vous êtes pas toujours déclaré le champion des frères et amis de tous les pays ? La police d’ici, qui vous surveille, aura, en bonne sœur, averti la police autrichienne de vos projets, c’est tout simple… ça se fait tous les jours… Ainsi laissez-moi tranquille avec vos paquets de dentelles rembourrés de conspirations ; c’est un conte de ma mère l’oie… Vous avez voulu faire le Brutus, le Washington, le Lafayette, on vous a coffré et on a bien fait… Vous vous plaignez d’avoir les cheveux blancs, est-ce que j’y peux quelque chose, moi ? On sait bien que les plombs de Venise ne sont pas fontaine de Jouvence, non plus ! Si, par suite, votre imaginative est détraquée, comme il y paraît, prenez des douches, Monsieur, et laissez-nous en repos, car vous êtes insupportable.

Les cruels sarcasmes de mademoiselle de Maran trouvèrent, contre mon attente, M. de Mortagne impassible. Il lui répondit avec le plus grand sang-froid :

— Grâce aux soins actifs de l’amitié de madame de Richeville, de M. de Rochegune et de quelques autres amis, me voici libre, malgré votre impudente audace ; nous avons assez de preuves pour vous clouer au pilori de l’opinion publique, et j’y parviendrai.

— C’est ce que nous verrons, Monsieur !

— Et vous n’y serez pas seule ; j’y attacherai aussi vos complices… ceux qui par lâcheté, égoïsme ou cupidité, ont servi vos méchants desseins… Entendez-vous, monsieur de Lancry ? entendez-vous, monsieur d’Orbeval ? entendez-vous, monsieur de Versac ?

Une explosion d’indignation accueillit ces paroles de M. de Mortagne ; il continua sans se déconcerter :

— Je ne sais pas même, Messieurs, si votre conduite n’est pas plus exécrable encore que celle de mademoiselle de Maran… Au moins celle-ci me hait, elle hait sa nièce, et, quoique la haine soit une détestable passion, elle prouve au moins une certaine énergie… Mais vous trois… vous avez lutté de lâcheté, d’égoïsme et de cupidité…

— Continuez, Monsieur, continuez, — dit Gontran pâle de rage…

— Il y a eu un jour, sans doute où vous, monsieur de Versac, vous avez dit à mademoiselle de Maran : Mon neveu est perdu de dettes ; c’est un joueur effréné ; on ferme les yeux sur le scandale de ses aventures, mais il m’embarrasse ; s’il se met dans de mauvaises affaires, par respect humain je serai obligé de l’en tirer. Votre nièce est fort riche ; arrangeons ce mariage-là : les dettes de mon neveu seront payées ; et je n’aurai plus à m’en m’occuper.

— Monsieur, — dit M. de Versac avec une urbanité parfaite, — je vous ferai observer que ce que vous me faites l’honneur de me dire manque complètement d’exactitude, et que…

— Monsieur le duc, — reprit M. de Mortagne, — si vous aviez une fille qui vous fût chère… la donneriez-vous à votre neveu ?… Sur l’honneur, répondez.

— Il me semble, Monsieur, que nous ne sommes pas dans des termes assez particulièrement familiers pour que je puisse vous faire mes confidences à ce sujet, — dit M. de Versac.

— Ce détour… est accablant pour votre neveu, Monsieur, — reprit M. de Mortagne.

Gontran allait s’emporter ; je le contins à force de supplications. M. de Mortagne continua :

— À la proposition de ce mariage, mademoiselle de Maran a réfléchi sans doute ; oui, elle s’est demandé si le parti qu’on lui proposait réunissait bien tous les défauts et tous les vices nécessaires pour assurer le malheur de sa nièce, qu’elle abhorrait… M. de Lancry lui a paru doué des qualités convenables ; elle a donné parole à M. de Versac, et l’on a commencé cette odieuse machination… Il y a une justice humaine, dit-on, et cela se passe impunément ainsi ! — s’écria M. de Mortagne avec indignation. Voici une jeune fille orpheline, isolée depuis son enfance de toute affection, abandonnée à elle-même, sans appui, sans conseil… On introduit près d’elle, à chaque instant du jour, un homme doué de séductions dangereuses ; on écarte tout rival honorable ; on la lui livre, à cet homme, à lui tout seul… à lui rompu dès long-temps aux intrigues de la galanterie. La pauvre enfant, sans expérience, habituée aux duretés, aux perfidies d’une marâtre, écoute avec une confiance ingénue et ravie les douceurs hypocrites, les promesses menteuses de cet homme. Ignorante du danger qu’elle court, elle ne s’aperçoit qu’elle aime… que lorsque l’amour est à jamais enraciné dans son cœur… La malheureuse enfant n’a pas un ami, pas un parent pour l’éclairer sur les dangers qu’elle court, sur la position, sur les antécédents de l’homme qui la trompe…

— Assez, Monsieur, assez ! — m’écriai-je, transportée d’indignation, car je souffrais cruellement de ce que devait ressentir Gontran. — C’est moi, moi seule, qui dois répondre ici… Au lieu de me taire le passé que vous lui reprochez avec tant d’amertumeM. de Lancry, plein de franchise et de loyauté, a été au-devant des informations que je ne pouvais prendre ; il m’a dit : Je ne veux pas vous tromper ; ma jeunesse a été dissipée, j’ai joué, j’ai été prodigue. Mais lorsque M. de Lancry a voulu me parler de sa fortune, du peu qu’il possédait encore, c’est moi qui n’ai pas voulu l’entendre… Je n’ai donc pas été trompée en accordant ma main à M. de Lancry ; j’ai une foi profonde, absolue dans les assurances qu’il m’a données, dans les promesses qu’il m’a faites, dans l’avenir que j’attends de lui ; et, tout en regrettant amèrement cette triste discussion, je suis heureuse, oui, bien heureuse de pouvoir déclarer ici hautement, solennellement, que je suis fière du choix que j’ai fait…

M. de Mortagne me regardait avec un étonnement douloureux.

— Mathilde… Mathilde… Pauvre enfant… on vous abuse… vous ne savez pas ce qui vous attend.

— Monsieur, je respecterai toujours le sentiment qui a dicté votre conduite, et j’espère qu’un jour vous reviendrez de vos injustes préventions contre M. de Lancry.

Puis, allant vers la table où était posé le contrat, je le signai vivement et je dis à M. de Mortagne : — Voici ma réponse, Monsieur ; — et je donnai la plume à Gontran.

M. de Mortagne se précipita vers lui, et lui dit d’une voix émue, presque suppliante :

— Ayez pitié d’elle ! vous êtes jeune, tout bon sentiment ne peut pas être éteint dans votre cœur… grâce pour Mathilde, grâce pour tant de candeur, pour tant de confiance, pour tant de générosité ! N’abusez pas de votre influence sur elle… vous savez bien que vous ne pouvez pas la rendre heureuse… Est-ce sa fortune que vous convoitez ?… eh ! Monsieur, parlez… je suis riche…

À cette dernière offre, qui était un outrage, Gontran devint pâle de rage.

— Signez… oh ! signez, dis-je à M. de Lancry d’une voix défaillante.

— Oui, oui, je signerai, — dit-il avec une fureur contenue. — Ne pas signer serait m’avouer coupable, serait mériter les outrages de cet homme ; ne pas signer serait m’avouer indigne de vous… Mademoiselle ; — et Gontran signa.

— Dites donc que ne pas signer serait renoncer à la fortune que vous convoitez, car vous êtes indigne de comprendre et d’apprécier les qualités de cet ange… Dans deux mois vous la traiterez aussi brutalement que vos maîtresses… si l’on n’y met ordre…

— Gontran, — dis-je tout bas à M. de Lancry, — je suis votre femme, accordez-moi la première chose que je vous demande… pas un mot à M. de Mortagne… je vous en supplie… terminez cette scène qui me tue.

Gontran réfléchit pendant quelques moments et me dit d’un air sombre :

— Soit, Mathilde… vous me demandez beaucoup… je vous l’accorde.

— Le sacrifice est consommé, dit M. de Mortagne ; — cela devait être ainsi… Allons, maintenant courage… plus que jamais il me reste à veiller sur vous, Mathilde… Si je le puis, je dois rendre les suites de votre fatale imprudence moins funestes pour vous… et empêcher les malheurs que je prévois… Soyez tranquille… partout où vous serez… je serai… partout où vous irez j’irai… Ce monstre — et il montra mademoiselle de Maran — a été votre mauvais génie ; je serai, moi, votre génie tutélaire… Et ici je déclare une guerre acharnée, sans merci ni pitié, à tous vos ennemis, quels qu’ils soient… Mes cheveux sont blancs, mon front est ridé, mais Dieu m’a laissé l’énergie du cœur et du dévoûment. Hélas ! pauvre enfant, je viens bien tard dans votre vie ; mais, je l’espère je ne viens pas trop tard… Adieu, mon enfant, adieu… Je vais signer ce contrat… j’assisterai à votre mariage, c’est mon droit, c’est mon devoir… En ce moment plus que jamais je tiens à remplir ce devoir et ce droit.

Et allant à la table, il signa le contrat d’une main ferme. La voix, la figure de M. de Mortagne avaient un tel caractère d’autorité, que personne ne dit mot ; lorsqu’il eut signé, il dit :

M. d’Orbeval, M. de Versac, M. de Lancry… je ne rétracte rien de ce que j’ai dit… cela est vrai, je le maintiens et je le maintiendrai pour vrai, ici et partout. Il y a dix ans, j’aurais ajouté que je le soutiendrais l’épée à la main, monsieur de Lancry ! Aujourd’hui je ne le dirai plus, ma vie appartient à cette enfant qui, je le vois, n’a plus que moi au monde ; ne souriez pas avec dédain, jeune homme ; vous savez bien que M. de Mortagne n’a pas peur ! — Puis, étendant son bras droit, il fit de son index un geste menaçant et impérieux, et dit à M. de Lancry :

— Si vous ne réparez pas votre vie passée ; si par la tendresse la plus reconnaissante, si par une adoration de tous les instants vous ne vous rendez pas digne de cet ange, c’est vous qui aurez à trembler devant moi, Monsieur ! Oh ! les regards furieux ne m’imposent pas, j’en ai dompté de plus farouches que vous. — Et M. de Mortagne se retira d’un pas lent.

À peine fut-il parti, que l’espèce de stupeur qu’avait causée cet homme singulier se dissipa. Chacun l’attaqua, le déprisa, l’accusa de folie. On se rappela qu’environ neuf ans auparavant, il avait fait des sorties tout aussi incroyables et tout aussi sauvages. L’intérêt qu’il avait un moment excité en racontant la perfidie de mademoiselle de Maran se refroidit bientôt ; presque tous nos parents se rallièrent à ma tante et lui déclarèrent qu’ils ne croyaient pas un mot de la fable de M. de Mortagne au sujet des causes de sa captivité à Venise.

Quelques instants après son départ, nous nous rendîmes à la mairie.

Malgré la scène cruelle qui venait de se passer, ma confiance aveugle dans M. de Lancry ne faiblit pas. M. de Mortagne et madame de Richeville l’accusaient de fautes qu’il m’avait avouées et dont il avait trouvé l’excuse et presque la justification dans son amour pour moi ; je l’avais cru, et je n’éprouvais que de l’irritation contre M. de Mortagne et un redoublement de tendresse pour Gontran ; je m’accusais avec amertume d’avoir été cause de cette scène si douloureuse pour lui, et je me promettais de la lui faire oublier à force de dévoûment.

Si l’on s’étonne d’une telle persistance à conclure ce mariage malgré tant d’avertissements vagues ou précis, c’est que l’on ne connaît pas cette aveugle et intraitable opiniâtreté de l’amour qui augmente presque en raison de l’opposition qu’elle rencontre.

Ce fut avec un religieux ravissement que je répondis oui, lorsqu’on me demanda si je prenais Gontran pour époux. La cérémonie terminée, nous revînmes à l’hôtel de Maran.

Le lendemain matin, nous nous rendîmes à la chapelle de la chambre des pairs, où le mariage devait avoir lieu à neuf heures. En entrant, la première personne que j’aperçus fut M. de Mortagne. N’ayant pas été prévenu la veille, il n’avait pu assister au mariage civil.

Monseigneur l’évêque d’Amiens nous unit. Son allocution à Gontran fut grave, sérieuse, presque sévère ; je pensai qu’on jugeait mon mari sur sa conduite passée ; je fus presque orgueilleuse de l’espèce de conversion que son amour pour moi allait opérer dans l’avenir. En sortant de la chapelle, nous rentrâmes dans un salon que M. le chancelier avait bien voulu mettre à notre disposition. J’étais près de la fenêtre avec Gontran et mademoiselle de Maran, attendant le retour de M. de Versac pour partir avec lui.

M. de Mortagne s’avança près de nous.

Je vis les yeux de Gontran étinceler de colère.

Effrayée, je lui pris le bras en lui disant : Gontran rappelez-vous votre promesse ; mais il me repoussa presque durement en me disant : — C’est bon… je sais ce que j’ai à faire ; puis, s’avançant près de M. de Mortagne, il lui dit d’une voix sourde :

— J’ai enduré vos outrages et vos menaces, Monsieur… tant que j’ai eu des raisons pour les endurer ; ces raisons n’existent plus, et il faudra bien que vous me donniez satisfaction, maintenant que mademoiselle Mathilde est ma femme.

Mademoiselle de Maran prit Gontran par la main ; son regard brilla d’une méchanceté infernale. Elle dit à M. de Lancry, en lui montrant M. de Mortagne :

— Désormais Monsieur doit être sacré, inviolable à vos yeux, entendez-vous ? Quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, vous devez tout endurer de lui.

— Je dois tout endurer ! — dit Gontran, — et pourquoi cela ?

— Pourquoi cela ?… — et mademoiselle de Maran, jetant sur moi et sur M. de Mortagne un regard de vipère, dit avec son affreux sourire : — Vous devez tout endurer de M. de Mortagne, mon pauvre Gontran, par une raison toute simple… c’est qu’on ne peut pas se battre avec le PÈRE DE SA FEMME.

M. de Mortagne resta foudroyé… Gontran le regardait avec stupeur. Moi… je fus quelques moments sans comprendre l’épouvantable portée des exécrables paroles de mademoiselle de Maran… Puis lorsqu’elles traversèrent ma pensée, brûlante comme un trait de feu, je ne pus que m’écrier : Ô ma mère ! et je m’évanouis.

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Bien des années se sont écoulées depuis cette horrible scène ; mon ami, bien des fois j’ai amèrement pleuré en y songeant ; maintenant encore je pleure en la retraçant. Ô ma mère ! ma mère, la plus sainte des femmes ! ô vous dont l’angélique vertu rayonnait d’un éclat si pur que le monstre qui causait votre lente agonie n’avait pas même osé tenter de vous calomnier pendant votre vie ! ô ma mère ! il a fallu que vos cendres fussent depuis longtemps refroidies pour qu’une haine sacrilége osât profaner votre mémoire !

Telle fut mon enfance, telle fut ma première jeunesse jusqu’à l’époque de mon mariage.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.