Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie I/03

Gosselin (Tome Ip. 143-168).
Première partie


CHAPITRE III.

LE CONSEIL DE FAMILLE.




Je n’avais pas compris grand-chose à la conversation de M. de Mortagne et de ma tante. J’avais seulement été ravie d’entendre mon protecteur parler d’une manière si ferme à mademoiselle de Maran.

Je pressentais quelque heureux changement dans ma position. L’idée d’entrer dans un couvent ou dans une pension, qui effraie toujours si fort les enfants, me plaisait au contraire beaucoup. Tout ce que je désirais au monde, c’était de quitter la maison de ma tante.

Le conseil allait décider si je resterais ou non au pouvoir de mademoiselle de Maran. Je faisais les vœux les plus vifs pour que M. de Mortagne réussît dans son dessein. Le jour fatal arriva ; ma tante me fit habiller avec soin, et je descendis dans le salon où les membres de notre famille s’étaient réunis.

Je cherchai des yeux M. de Mortagne ; il n’était pas encore venu. Ma tante me plaça à côté d’elle et de M. d’Orbeval, mon tuteur.

Tous mes parens semblaient craindre mademoiselle de Maran, et l’entouraient d’une obséquieuse déférence. On lui savait un crédit puissant. Son salon était le rendez-vous des hommes les plus influents du gouvernement, par égard pour Louis XVIII, les princes lui témoignaient une extrême bienveillance.

M. de Talleyrand partageait souvent ses soirées entre ma tante et la princesse de Vaudemont. Ce grand homme d’état, qui — disait ma tante avec beaucoup de raison d’ailleurs — « avait élevé le silence jusqu’à l’éloquence, l’esprit jusqu’au génie, et l’expérience jusqu’à la divination, » causait quelquefois une heure, tête-à-tête, avec mademoiselle de Maran ; car elle était de ces femmes avec qui toutes les sommités sont presque obligées de compter.

Les enfants sont surtout frappés des apparences ; ils ne peuvent se rendre raison de la puissance de l’esprit et de l’intrigue : aussi pendant bien longtemps il me fut impossible de comprendre comment mademoiselle de Maran, malgré son apparence chétive, presque grotesque, exerçait autant d’empire sur des personnes qui n’étaient pas forcément sous sa dépendance.

Lorsque ma tante était assise, sa tête presque de niveau avec son épaule gauche, infiniment plus haute que la droite, ne dépassait pas le dossier d’un fauteuil ordinaire ; ses longs pieds toujours chaussés de souliers de castor noir reposaient sur un carreau très élevé qu’elle partageait avec Félix.

Pourtant, malgré sa laideur, malgré sa méchanceté, mademoiselle de Maran réunissait chaque soir autour d’elle l’élite de la meilleure compagnie de Paris, et gourmandait avec hauteur les personnes qui demeuraient quelques jours sans venir la voir. Ses reproches aigres et durs, témoignaient assez qu’elle ne tenait pas à ces hommages par affection, mais par orgueil.

On n’attendait plus que M. de Mortagne, il arriva. Mon cœur battait avec force. De lui allait dépendre mon avenir.

Je remarquai bien vite que M. de Mortagne était reçu avec froideur par mes parents. Sa barbe et ses dehors négligés firent chuchoter et sourire, quoique son originalité fût connue.

On savait la profonde aversion de ma tante contre lui ; en le raillant on savait la flatter.

Après quelques moments de silence, mon tuteur, M. d’Orbeval, pria M. de Mortagne de reproduire les raisons qui lui semblaient motiver la réunion d’une assemblée de famille.

M. de Mortagne répéta ce qu’il avait dit à ma tante sans mesurer davantage ses termes ; il finit par demander qu’on me mît au couvent des Anglaises, qui était alors en aussi grande vogue que l’a été par la suite le Sacré-Cœur.

Pendant cette violente accusation, mademoiselle de Maran resta impassible. Nos parents complètement dominés par elle, en avaient une peur horrible. Ils manifestèrent à plusieurs reprises leur indignation contre M. de Mortagne par des murmures et par des interruptions ; leurs regards tournés vers ma tante semblaient la prendre à témoin et protester contre la brutalité du langage de mon protecteur.

Celui-ci, parfaitement indifférent à ces rumeurs, haussa les épaules de temps en temps, attendit que le bruit eût cessé pour recommencer de parler, et ne modifia en rien son langage.

Il lui fallait véritablement du courage pour s’attaquer ainsi à mademoiselle de Maran ; placée, entourée comme elle l’était, elle pouvait trouver mille moyens de lui nuire, de se venger… Hélas ! elle ne prouva que trop à M. de Mortagne que la haine qu’elle lui portait était implacable.

J’étais alors bien enfant, je me souviens pourtant d’un fait qui me frappa malgré son insignifiance, et qui maintenant a toute sa valeur à mes yeux.

Pendant ce débat, la physionomie de ma tante n’avait trahi aucune émotion ; elle tenait dans ses mains une longue aiguille à tricoter…

À mesure que M. de Mortagne parlait, mademoiselle de Maran semblait de plus en plus serrer cette aiguille entre ses doigts décharnés. Enfin au moment où il s’écria : — que si rien n’était plus respectable que la laideur, la vieillesse et les infirmités, rien n’était plus lâche que d’abuser de ces déplorables avantages pour répondre impunément des insolences aux hommes qui lui demandaient compte d’une conduite à la fois honteuse et cruelle, mademoiselle de Maran brisa en morceaux et comme par hasard l’aiguille qu’elle tenait entre ses doigts, et jamais je n’oublierai le regard fatal qu’en ce moment elle jeta sur M. de Mortagne.

Mon tuteur crut devoir, au nom de la majorité de l’assemblée répondre à l’antagoniste de ma tante et blâmer vertement son langage. Mon protecteur sembla se soucier fort peu de cette attaque, ensuite de laquelle M. d’Orbeval demanda à mademoiselle de Maran, avec la plus respectueuse déférence et seulement pour la forme, si elle croyait nécessaire d’apporter quelques modifications à mon éducation se hâtant d’ajouter que, d’avance l’assemblée s’en rapportait absolument à sa décision sur ce sujet, qu’elle pouvait apprécier mieux que personne.

Mademoiselle de Maran sans faire la moindre allusion aux attaques de M. de Mortagne, répondit avec une finesse, avec une adresse extrême, qu’en effet j’étais ce qu’on appelle fort peu avancée, que j’avais la tête faible, l’entendement peu développé ; qu’elle avait cru ne pas devoir me fatiguer vainement l’intelligence en me faisant donner des leçons dont j’aurais été hors d’état de profiter ; qu’ainsi je me serais nécessairement dégoûtée du travail ; elle avait au contraire voulu d’abord s’occuper de ma santé qui, grâce au ciel ! était florissante : je me trouvais donc dans une condition parfaite pour regagner le temps perdu, sans craindre les fatigues d’une application forcée. Elle termina en disant qu’avant la convocation de l’assemblée de famille, elle était résolue de me faire commencer immédiatement mes études.

M. de Mortagne m’a dit bien souvent qu’il était impossible de se défendre plus habilement que l’avait fait ma tante et de colorer sa conduite de semblants plus spécieux ; elle démontra clairement qu’en économisant beaucoup sur les premières années de mon éducation, elle avait voulu se réserver les moyens de me donner plus tard une instruction beaucoup plus large et beaucoup plus complète : elle ajouta qu’il était concevable que je m’ennuyasse dans la maison d’une tante vieille et infirme, mais qu’elle avait promis à mon père de ne jamais m’abandonner ; qu’ainsi, elle ne pouvait croire que mes parents voulussent me faire entrer au couvent.

Pour tout concilier et pour que j’eusse une compagne de mon âge, ma tante annonça que mon tuteur, cédant à ses sollicitations, consentait à retirer dans quelques mois sa fille du couvent et à la lui confier.

M. d’Orbeval était veuf, sa fille partagerait ainsi mes études et viendrait habiter chez mademoiselle de Maran.

Avec sa rudesse et sa franchise ordinaires, M. de Mortagne répondit que de cette façon se serait moi qui ferais les frais de l’éducation de mademoiselle d’Orbeval, qui était pauvre, et que son père n’avait consenti à cet arrangement que par intérêt personnel et par frayeur de ma tante, qui pouvait lui nuire ou le servir.

M. de Mortagne reprit que dans toute autre circonstance il n’aurait élevé aucune objection contre l’éducation particulière qu’on voulait me donner et me faire partager avec ma jeune parente, mais qu’il avait de puissantes raisons de croire que l’influence de mademoiselle de Maran ne pouvait que m’être funeste ; qu’elle avait torturé mon enfance, et qu’elle perdrait peut-être ma jeunesse.

Une rumeur d’indignation lui coupa la parole.

Mon tuteur s’écria que jamais sa fille ne mettrait le pied chez ma tante ; qu’il n’avait adhéré aux propositions qu’on lui avait faites que dans mon intérêt, mais qu’il retirait sa promesse, puisqu’on interprétait si mal son dévoûment. Pourtant, lorsque toute l’assemblée se fut jointe à mademoiselle de Maran pour apaiser M. le baron d’Orbeval et pour blâmer M. de Mortagne, mon tuteur promit de laisser venir sa fille. — M. de Mortagne, ne pouvant contenir sa colère, s’échappa jusqu’à dire qu’il n’y avait pas dans l’assemblée un homme de cœur, que tous tremblaient devant le crédit de mademoiselle de Maran.

Comme mon protecteur leur offrait de soutenir l’épée à la main ce qu’il avait avancé, il n’y eut qu’un cri d’indignation contre ce spadassin, qui voulait faire prévaloir la force brutale dans les délibérations de famille, et qui ne respectait ni le sexe ni la vieillesse.

M. de Mortagne, outré, vint à moi, m’embrassa tendrement et me dit : Mon pauvre enfant, dans peu de temps nous nous reverrons. Que Dieu vous garde de cette méchante femme et de ses complaisants ! Je le vois, ils ont maintenant le nombre et la loi pour eux. Patience, patience, je trouverai moyen de vous sauver malgré eux… Il m’embrassa de nouveau et sortit.

Après son départ l’indignation redoubla, et fit bientôt place à un sentiment de pitié méprisante.

Ceux de mes parents qui étaient en état de répondre aux provocations de M. de Mortagne et qui ne l’avaient pas fait, non par manque de courage, mais par crainte de ma tante, affirmèrent que M. de Mortagne avait le cerveau fêlé, et qu’on ne pouvait traiter sérieusement ses folies.

Tout en regrettant beaucoup la défaite de mon protecteur, je ne pouvais m’empêcher de songer presque avec joie à cette compagne qu’on m’annonçait ; je regardais son père, M. d’Orbeval, avec moins d’inquiétude : je m’enhardis même jusqu’à demander à ma tante quand arriverait ma cousine.

À mon grand étonnement, mademoiselle de Maran me répondit sans aigreur et presque d’un ton affectueux que mademoiselle Ursule d’Orbeval viendrait prochainement.

Cette assurance me combla de joie. Si j’avais été plus heureuse, peut-être aurais-je accueilli avec jalousie l’arrivée de ma cousine, tandis qu’au contraire je ne pouvais croire qu’à une diversion favorable dans ma position.

Dès ce jour la conduite de mademoiselle de Maran changea complètement envers moi. D’abord elle me donna, pour m’instruire, les meilleurs professeurs de Paris. Par un motif que j’ai pénétré plus tard, elle me laissa madame Blondeau pour gouvernante, quoique celle-ci fût bien loin d’avoir les connaissances nécessaires pour remplir ces fonctions, alors que mon éducation devait être beaucoup plus cultivée.

Seulement elle adjoignit une femme de chambre à son service ; au lieu de me laisser vêtue presque d’une manière sordide, ma tante voulut que je fusse habillée avec un luxe, avec une recherche qui n’était pas même de mon âge.

Je me souviens de ma surprise, de ma joie, un jour où je trouvai dans ma chambre une psyché, faite pour ma taille, et une toilette à la duchesse, entourée de flots de rubans et de dentelles.

Au lieu de me gronder sans cesse, de s’extasier sur ma laideur, sur mon ineptie, ma tante se mit tout-à-coup à m’accabler des louanges les plus outrées sur ma beauté, sur ma taille, sur l’élégance de ma tournure, sur mon esprit, sur mes dispositions.

Comme ce brusque changement de manières devait m’étonner beaucoup, mademoiselle de Maran me dit en confidence qu’il eût été très dangereux de me faire part de ces charmantes vérités quand j’étais une paresseuse ; car mon amour-propre en aurait été dangereusement exalté : maintenant, comme je travaillais avec assiduité, c’était une manière de me récompenser que de m’apprendre qu’il n’y avait rien au monde de plus ravissant que moi.

La femme de chambre que ma tante m’avait donnée me répétait les mêmes paroles. Enfin, dans la maison, tout le monde, jusqu’à Servien, se mit à me flatter à l’envi.

Ma pauvre Blondeau, avec cet instinct, cette profonde sagacité de cœur que donne le dévouement, fut effrayée de ce revirement subit dans les procédés de ma tante. Ce fut elle alors qui me gronda, qui me reprocha de penser trop à ma toilette, de négliger mes prières, de devenir hautaine, capricieuse.

Malgré mon attachement pour cette excellente femme, je fus choquée de ses remontrances. Elles me parurent d’autant plus pénibles, que jusqu’alors elle m’avait toujours traitée avec la tendresse la plus idolâtre.

Je sentis mon affection pour elle se refroidir ; au contraire ma confiance s’augmentait envers mademoiselle Julie, ma femme de chambre, qui ne manquait aucune occasion de m’irriter contre ma gouvernante.

Malgré les prévenances de mademoiselle de Maran pour moi, je ne pouvais encore surmonter la frayeur et l’aversion qu’elle m’avait inspirées ; j’y tâchais cependant de toutes mes forces, croyant de ma reconnaissance de lui témoigner quelque attachement.

Je faisais vraiment des progrès rapides ; je m’appliquais avec ardeur au dessin, à la musique, à l’étude de l’anglais et de l’italien, afin de ne pas être trop au-dessous de ma cousine Ursule d’Orbeval, dont ma tante ajournait sans cesse l’arrivée.

Ma tante ne sortait que très rarement ; elle m’envoyait presque chaque jour me promener au bois de Boulogne, dans sa voiture, avec mademoiselle Julie, car je ne cachais pas ma préférence pour cette fille.

Pendant toute la promenade, elle ne cessait de me répéter que tout le monde me regardait avec admiration.

Enfin, depuis près d’une année que ma tante s’occupait particulièrement de mon éducation, je n’étais plus reconnaissable : mon instruction avait beaucoup gagné, mon esprit s’était développé, mais le germe des plus mauvaises passions commençait à fermenter en moi.

Malgré le christ d’ivoire qui ornait l’alcôve de ma tante, elle ne pratiquait en apparence aucun acte religieux.

Elle se bornait à m’envoyer à la messe, à Saint-Thomas-d’Aquin, avec une de ses femmes. Un valet de pied me suivait, portant un carreau armorié pour mes pieds, et un sac de velours qui renfermait mon livre de messe. C’était un appareil aussi ridicule qu’inconvenant pour un enfant de mon âge, et j’entendais dire sur mon passage : « La tendresse aveugle de mademoiselle de Maran pour sa nièce va jusqu’à la folie. »

Je finissais par croire à cet attachement. En effet, on disait partout que ma tante m’idolâtrait, et qu’il faudrait s’en prendre à sa faiblesse et à son aveuglement si un jour j’étais mal élevée.

À cette heure encore, bien des gens sont persuadés que mademoiselle de Maran m’a toujours tendrement… trop tendrement aimée…

Il n’y a rien de plus aimant, mais il n’y a aussi rien de plus cruellement égoïste que les enfants.

Je me faisais un jeu barbare de combler ma nouvelle femme de chambre de marques de confiance en présence de Blondeau pour faire enrager celle-ci, ainsi que disent les petites filles.

La malheureuse femme, éclairée par son bon sens, et non pas irritée par une basse envie, souffrait horriblement de se voir ainsi oubliée, méconnue par moi, elle qui m’aimait si sincèrement.

Bientôt mon ingratitude n’eut plus de bornes.

À mesure que mon intelligence se développait, mademoiselle de Maran m’inspirait sinon plus d’attachement, du moins plus de curiosité. Mon esprit commençait à comprendre ses railleries, à s’en amuser ; elle se moquait de Blondeau, de sa rigidité, de ses remontrances sur ma coquetterie naissante, et je riais beaucoup. Elle raillait son ignorance, l’expression de son langage, et je riais encore.

Peu à peu, à l’oubli de cette affection si sainte, si dévouée, se joignit presque le mépris ; car ma tante me fit rougir de l’espèce de familiarité dans laquelle je vivais avec une femme de cette espèce.

Sans doute j’eus tort, bien tort ; mais j’avais huit ans à peine, et une femme d’un esprit réellement très supérieur en abusait pour me jeter dans une voie funeste.

Je ne suivis que trop ses conseils ; je témoignai tant de froideur à ma gouvernante, que la malheureuse femme tomba malade de chagrin, après avoir fait tout pour réveiller en moi mon attachement d’autrefois.

Lorsque je la vis pâle, changée, je compris toute l’étendue de ma faute ; je pleurai, je ne voulus plus la quitter : ma tante, s’apercevant de mon affliction, me persuada que la maladie de Blondeau était un jeu, une feinte. Cette odieuse interprétation donnait une excuse à mon ingratitude, j’y ajoutai foi.

Je n’oublierai jamais le douloureux étonnement qui se peignit sur les traits de ma gouvernante, lorsqu’elle me vit revenir auprès d’elle, souriante, légère et moqueuse. Elle leva au ciel ses mains amaigries, et s’écria en pleurant :

— Mon Dieu ! elle qui avait le cœur de sa mère !… ils l’ont perdue… perdue…

De ce jour, la malheureuse femme devint encore plus sombre, plus taciturne. Quoique sa faiblesse fût grande, elle voulut se lever… Distraite, absorbée, elle semblait préoccupée d’une idée fixe. Nos gens la prenaient presque pour leur jouet. Elle, autrefois si impatiente, semblait tout souffrir avec résignation ou plutôt avec indifférence. Elle me parlait à peine.

Je me souviens qu’une nuit, en m’éveillant, je la trouvai la tête penchée sur mon chevet, les yeux baignés de larmes, et me regardant avec une angoisse indéfinissable.

J’eus peur, je feignis de me rendormir. Le lendemain, je dis tout à ma tante. Elle me répondit que c’était une plaisanterie de Blondeau qui voulait m’effrayer. Je crus mademoiselle de Maran, et je gardai rancune à ma gouvernante.

Le jour de l’an arriva ; la veille, ma tante m’avait dit, en me parlant des étrennes de Blondeau : « Au lieu de lui donner quelque robe ou quelque bijou, il faudra lui donner de l’argent. Ces gens-là aiment mieux l’argent que tout ; » et elle me remit cinq louis pour elle.

Les années précédentes jamais ma tante ne m’avait rien donné pour ma gouvernante ; comme j’aimais alors tendrement celle-ci, et que je tenais à lui offrir quelque chose, chaque année je faisais des prodiges de dissimulation et d’adresse pour parvenir à écrire à son insu quelques lignes d’une tendresse naïve, et pour lui broder de mon mieux quelque petit morceau de tapisserie.

Il est impossible de se figurer la joie, le ravissement de madame Blondeau, lorsque la veille du nouvel an, me jetant à son cou, après ma prière du soir, je lui apportais cette offrande.

Maintenant que j’y songe, il me semble qu’il y avait quelque chose de touchant, de religieux, dans cette marque de mon affection, pauvre orpheline, abandonnée, rebutée, qui, ne possédant rien, recourais à mon travail enfantin pour acquitter la dette de mon cœur.

Malgré, l’infériorité de sa condition, ma gouvernante avait trop d’âme pour ne pas être touchée jusqu’aux larmes de cette preuve de mon attachement, que personne au monde ne m’avait conseillée.

Qu’on se figure donc sa douleur, lorsque le jour dont je parle, la veille du premier de l’an, je lui glissai, d’un air gai et riant, mes cinq louis dans la main.

Elle s’attendait à sa surprise ordinaire. Comme je commençais à dessiner passablement, elle avait même osé espérer quelque preuve de mon nouveau talent ! Malgré mon ingratitude apparente, elle n’avait pas un instant cru possible que j’eusse oublié si complètement les traditions délicates de mon enfance. Aussi, me regardant avec autant de tristesse que d’inquiétude, elle me rendit l’or.

— Vous vous trompez, Mathilde, ceci est pour Julie. Pour moi… pour moi… n’est-ce pas, vous avez autre chose ?

Et sa voix tremblait, et elle me regardait d’un air inquiet, alarmé.

— Mais… non, je n’ai rien autre chose à te donner, — lui dis-je.

— Pourtant… les autres années… — et elle tâchait de cacher ses larmes, — les autres années… vous savez bien… le soir… après votre prière… vous me donniez…

— Ah ! oui, je sais ce que tu veux dire ; mais maintenant, vois-tu, je n’ai plus le temps, il faut que j’étudie… Et puis d’ailleurs, vous autres, vous aimez mieux l’argent que tout.

Puis, sans l’embrasser, sans lui donner la moindre marque d’affection, je lui remis l’argent dans la main, et je sortis en sautant pour aller admirer une magnifique palatine d’hermine dont mademoiselle de Maran me faisait présent.

En quittant ma gouvernante, j’entendis un gémissement douloureux et le bruit des pièces d’or qui tombèrent de sa main sur le parquet.

Dans mon impitoyable indifférence, dans ma hâte d’aller contempler le cadeau de ma tante, je ne m’arrêtai pas un moment, je ne retournai pas la tête.

Hélas ! quoique jeune encore, j’ai beaucoup souffert, j’ai versé des larmes bien amères ! mais Dieu sait que, dans le plus violent paroxysme du désespoir, je me suis souvent écriée : — Je dois tout supporter sans me plaindre ! car j’ai causé à la meilleure des créatures le plus affreux chagrin que le cœur humain puisse éprouver.

Le soir de ce jour-là, malgré mon indifférence, j’étais assez honteuse en songeant à Blondeau ; je m’attendis à des reproches, je trouvai, au contraire, ma gouvernante plus tendre que d’habitude, seulement elle était très pâle, très affectée. Je lui trouvai dans le regard quelque chose d’extraordinaire.

Elle me coucha et m’embrassa à plusieurs effusion ; je sentis ses larmes couler sur mes joues. Mon naturel reprit le dessus ; je me jetai à son cou en lui demandant pardon de l’avoir affligée.

— Vous accuser… vous… mon enfant… jamais, — disait-elle en pleurant, en baisant mes cheveux et mes mains. — Jamais, pauvre petite ! Tant qu’on vous a laissée être bonne et délicate, vous avez été, en tout, le portrait de votre mère… Mais ne parlons plus de cela, ma chère enfant. Allons, faites votre prière du soir. Priez aussi pour votre vieille bonne. Elle vous aime bien ; elle a besoin que vous priiez pour elle. Les prières des enfants sont comme celles des anges ! Le bon Dieu les aime et les exauce.

Lorsque j’eus prié, elle me baisa tendrement au front, et me dit : — Maintenant, mon enfant… bonsoir… bonsoir.

Je remarquai qu’elle tremblait, que ses mains étaient brûlantes, et qu’elle était pourtant d’une grande pâleur.

Je m’endormis. Je ne sais pas depuis combien de temps j’étais plongée dans un profond sommeil, lorsque je fus réveillée en sursaut. Un corps assez pesant s’appuyait sur moi.

Dans mon effroi, j’ouvris à demi les yeux. Je ne sais pas quelle heure il était.

Un restant de feu flambait dans la cheminée, et éclairait la chambre de sa lumière vacillante.

À la lueur d’une veilleuse, je vis ma gouvernante ; elle était auprès de mon lit ; elle m’avait éveillé en voulant m’embrasser.

N’osant faire un mouvement, je la suivis des yeux. Sa figure, ordinairement si douce, si calme, avait une expression sinistre qui me glaça d’épouvante.

Elle me regardait en se parlant à elle-même à demi-voix et d’un air égaré.

— Non, non, — disait-elle, — je ne puis supporter cela plus longtemps. Ce monstre perd mon enfant ; elle l’a rendue indifférente… Méprisante pour moi, Mathilde ne m’aime plus. Je ne lui suis plus bonne à rien, je n’ai pas besoin de rester plus longtemps… Aussi bien je ne le pourrai pas… Non, aujourd’hui j’ai trop souffert ; on a comblé la mesure… De l’argent… à moi… Ah ! j’en deviendrai folle… Je crois que je le suis déjà… Allons, finissons-en ; un dernier baiser à ce pauvre petit ange endormi ; il a prié pour moi, le bon Dieu me pardonnera.

En disant ces mots, Blondeau me baisa au front et ajouta en sanglotant : — Adieu ! adieu ! tu ne sauras jamais le mal que tu m’as fait, pauvre petite… Ce n’est pas toi que j’accuse… oh non ! c’est ce monstre qui a fait mourir ta mère de chagrin, et qui veut perdre ton âme… Adieu ! encore adieu… Ô mes beaux cheveux blonds ! que je les baise encore une fois. — Et je sentis sur mon front ses lèvres glacées.

J’avais jusqu’alors fermé les yeux, quoique éveillée. Tout à coup je regardai ; je vis ma gouvernante aller vers la fenêtre et l’ouvrir violemment ; je devinai sa funeste pensée ; je courus vers elle, et je l’arrêtai au moment où elle allait se jeter par la fenêtre.

La pauvre femme resta stupéfaite ; mes cris la rappelèrent à elle-même ; elle tomba agenouillée, et s’écria : — Qu’allais-je faire ? Seigneur mon Dieu, pardonnez-moi, j’étais folle ; j’oubliais que j’avais juré à ta mère mourante de ne pas t’abandonner ; mais je souffrais tant… aujourd’hui surtout ; c’est le bon Dieu qui m’a envoyé cet ange pour m’empêcher de commettre un crime. Non, non, je resterai près de toi, mon enfant ; je souffrirai, j’endurerai tout, je mourrai, s’il le faut, de chagrin, mais je mourrai près de toi, en te regardant ; je l’ai promis à cette pauvre madame qui est dans le ciel et qui m’entend.

Cette scène me laissa une impression si profonde, je fus si frappée du désespoir de Blondeau, que mes premiers germes d’ingratitude à son égard furent à jamais étouffés. Je redevins pour elle ce que j’avais été autrefois, au grand chagrin de mademoiselle de Maran, qui avait un instant espéré de me priver de cette affection si sincère et si dévouée.

Peu de temps après, ma tante m’apprit qu’Ursule d’Orbeval, ma cousine et la fille de mon tuteur, allait enfin venir habiter avec nous, ajoutant — que j’étais beaucoup plus jolie, beaucoup plus instruite, beaucoup mieux mise qu’elle, et que par conséquent j’aurais infiniment de plaisir à lui faire ressentir toutes mes supériorités.

Ainsi, mademoiselle de Maran ne me laissait pas un sentiment dans sa pureté, dans sa fleur ! Déjà cette joie douce et candide de trouver une amie de mon âge était flétrie par l’arrière-pensée de lui inspirer de la jalousie, de l’envie et nécessairement de la haine !

Ma tante, avec une singulière sagacité, avait pour ainsi dire fait deux parts de ma jeunesse : jusqu’à neuf ans, j’avais eu à souffrir de la terreur, des privations, de l’abandon ; je n’étais pas encore mûre pour d’autres projets.