Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Introduction/03

Gosselin (Tome Ip. 42-63).
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Introduction


CHAPITRE III.

LES RECHERCHES.




Les deux inconnus étaient jeunes et vêtus avec élégance.

Quoiqu’il fît très froid, ni l’un ni l’autre n’étaient défigurés par ces abominables sacs, si mal imités du north-west des marins anglais, et appelés paletots par les tailleurs français.

Le plus jeune de ces deux hommes, blond, mince, d’une charmante tournure, portait par-dessus ses vêtements une redingote de drap blanchâtre, ouatée, à longue et large taille. Le gros nœud de sa cravate de satin noir était fixé par une petite épingle de turquoise ; son pantalon, presque juste et d’un bleu très clair, s’échancrait avec grâce sur ses bottes glacées d’un brillant vernis.

L’autre inconnu, brun, un peu plus âgé, avait aussi les dehors d’un homme du monde, il portait un surtout couleur de bronze, doublé au collet et aux revers de velours de même nuance mais écrasé. Son pantalon, gris clair, laissait voir un fort joli pied chaussé d’un soulier à bottine de casimir noir ; une cravate de fantaisie, d’un rouge brique, à larges raies blanches, assortissait à merveille son teint et ses cheveux bruns.

Nous insistons sur ces puérils détails, parce qu’ils expliquent la curiosité avide et pour ainsi dire sauvage avec laquelle ces deux hommes furent examinés par les habitués du café Lebœuf.

Le plus jeune des deux inconnus, blond et d’une figure remplie de distinction, semblait en proie à une vive émotion.

En entrant il ôta son chapeau, s’assit presque avec accablement devant une table, et appuya sa tête dans ses deux mains, parfaitement bien gantées de peau de Suède.

— Que diable ! — lui dit son ami (que nous appellerons Alfred) — que diable ! Gaston, calmez-vous ; vous vous serez trompé, vous dis-je… ce n’était sûrement pas elle.

— Ce n’était pas elle ? — reprit Gaston en relevant vivement la tête et en souriant avec amertume. — Ce n’était pas elle ? Comment ! quand, au bal masqué, je la reconnaîtrais entre mille femmes rien qu’à sa démarche, rien qu’à ce je ne sais quoi qui n’appartient qu’à elle ? Vous voulez que je me sois trompé ? Allons donc, Alfred, vous me prenez pour un enfant, je l’ai vue quitter sa voiture et monter en fiacre, vous dis-je, un petit fiacre bleu à stores rouges ; elle était avec sa maudite madame Blondeau qui portait le coffret.

À ces mots prononcés assez haut par le jeune homme, les habitués du café Lebœuf ne purent retenir un mouvement de joie.

M. Godet dit à voix basse à ses complices :

— Entendez-vous ? entendez-vous !… le coffret !… C’est sans doute celui que la vieille femme a apporté tout-à-l’heure au domestique du Vampire. Bravo ! Cela se complique, cela devient fort intéressant. Écoutons. Donnez-moi un journal ; je vais me glisser adroitement près de ces deux messieurs, qui m’ont l’air de gaillards de la plus haute volée.

En disant ces mots, il s’approcha de la table où causaient ces deux jeunes gens.

Ceux-ci s’apercevant qu’on les regardait avec attention, contrariés du voisinage de M. Godet, reprirent leur conversation en anglais, au grand désappointement des curieux.

— Mais quel était ce coffret ! — dit Alfred.

— Un coffret qu’elle m’avait donné, et que mon valet de chambre a été assez sot pour remettre à cette madame Blondeau, croyant qu’elle venait de ma part… Ce matin en rentrant chez moi, Pierre m’apprend cette belle équipée ; dans mon étonnement je cours chez elle, elle était sortie… Je vous rencontre au Pont-Royal devant le pavillon de Flore : pendant que nous causions, je la vois aussi clairement que je vous vois, de l’autre côté du pont, monter en fiacre bleu, avec madame Blondeau.

— Le fiacre part, reprit Alfred ; — nous n’avons que le temps de traverser le pont, pendant que vous observez la direction de la citadine : je cours rue du Bac chercher un cabriolet de régie ; je l’amène, nous y montons et nous suivons le petit fiacre jusqu’à l’entrée de la rue du Temple. Depuis une heure, nous battons toutes les rues pour le retrouver ; impossible… Mais, encore une fois, que voulez-vous qu’elle vienne faire au Marais, dans cette solitude ! Elle n’y connaît pas une âme, m’avez-vous dit… Allons, vous vous serez trompé, vous dis-je… — Eh bien ! non, non, soit — reprit Alfred à un nouveau mouvement d’impatience de son ami ; — soit, c’est bien elle que vous avez vue ; mais alors, entre nous, je ne conçois plus rien à votre dépit, à votre inquiétude. Vous me disiez encore hier que vous vouliez rompre cette liaison, que votre mariage…

— Eh ! sans doute oui, je voulais rompre : depuis deux mois je travaille sourdement à cette rupture ; mais j’avais mille raisons pour la ménager, et il m’est odieux d’être prévenu. Ce coffret renfermait ses lettres, je suis au désespoir d’en être dessaisi. Jamais je ne rends les lettres, c’est un système : on ne sait pas ce qui peut arriver.

— Mais comment alors Pierre a-t-il remis ce coffre ?

— Eh ! cette infernale Blondeau est venue ; mon Dieu ! le lui demander de ma part, disant que j’étais chez sa maîtresse. Pierre a cent fois vu Blondeau venir m’apporter des lettres ou faire des commissions de confiance, il ne s’est méfié de rien, il l’a crue.

Elle savait donc que ses lettres étaient dans ce coffret ?

— Sans doute, elle me l’avait donné pour les y enfermer ; j’en avais la clef et le secret : il était dans un meuble de ma chambre à coucher, que je ne ferme pas… car j’ai toute confiance en Pierre.

— Mais, mon cher Gaston, j’y songe, il y a là-dedans quelque chose d’inexplicable ; au lieu d’emporter ce coffret je ne sais où, pourquoi ne l’a-t-elle pas tout bonnement gardé chez elle ?

Elle ne l’aurait pas osé.

Elle ne l’aurait pas osé !… ce n’est pas, j’espère, la jalousie de son mari qui pouvait l’effrayer, — dit Alfred en souriant malgré lui.

— Je ne puis vous en dire davantage, — reprit Gaston d’un air très embarrassé et en rougissant beaucoup ; mais elle a des raisons pour croire ce coffret beaucoup plus en sûreté partout ailleurs que chez elle.

Alfred regarda Gaston avec étonnement. — C’est différent, — dit-il ; — alors je vous crois. Mais, au pis-aller, ce ne sont que des lettres rendues involontairement, et je ne vois pas…

— Non, ce n’est pas tout ! Sachez donc que sur ses lettres il y avait des notes de moi, et d’une autre femme sur cet amour… Eh ! mon Dieu, oui ! un défi, une exagération de rouerie, je ne sais quelle fanfaronnade de régence du plus mauvais goût où je me suis laissé malheureusement entraîner, et que je maudis maintenant. Car si elle le veut, et j’avoue que j’ai assez mal agi avec elle pour qu’elle le veuille, elle peut me faire un mal horrible. Je connais son esprit, sa volonté, vous savez son influence dans le monde. Ah ! tenez… tenez, Alfred, avec mes prétentions de finesse, j’ai agi comme un écolier, comme un sot ; je suis maintenant à sa merci !

— Allons, allons, mon cher Gaston. C’est bien assez d’attendre les remords sans aller au-devant d’eux, pas d’exagérations. Vous avez eu des torts… envers elle, dites-vous. Mais la question n’est pas là ; il s’agit de savoir si ces torts peuvent vous nuire : eh bien ! je ne le crois pas. On la dit généreuse et fière, autrefois, vous-même ne tarissiez pas sur les qualités de son cœur ; vous la souteniez incapable d’une perfidie, d’une noirceur.

— Eh, vous savez comme moi que ce sont justement ces caractères-là qui quelquefois souffrent, s’irritent, se vengent le plus cruellement des perfidies… Jamais je n’ai eu à me plaindre d’elle, et pourtant je lui ai donné bien des motifs de jalousie ; mais c’est un de ces caractères entiers qui dévorent leurs larmes et qui vous accueillent toujours avec un front serein. Ça en est souvent blessant pour l’amour-propre ! À part cela, encore une fois, je n’ai rien à lui reprocher. Si vous n’étiez pas venu me proposer ce mariage qui fera monter ma fortune à plus de cinquante mille écus de rente, sans les espérances, j’aurais pardieu conservé cette liaison, si ce n’est comme un bien vif plaisir, du moins comme une habitude agréable ; et puis, il n’y avait rien de gênant dans nos relations, ça m’était commode… et après tout, on sait ce qu’on quitte et l’on ne sait pas ce qu’on prend.

— Tout cela, mon cher Gaston, est raisonné à merveille, c’est du triple bouquet d’égoïsme ; toute votre conduite s’est jusqu’ici ressentie de cet adorable parfum de personnalité. Ne vous laissez donc pas égarer par de vaines terreurs. Vous vouliez rompre ? eh bien l’enlèvement de cette cassette est un flagrant motif de rupture. Quant aux notes comme vous appelez ça, quant aux notes qu’elle y trouvera, une femme dans sa position, une femme qui se respecte autant qu’elle, ne risque pas une vengeance qui peut la perdre ou la faire passer pour avoir été sacrifiée à… ma foi, je ne vous demande pas à qui… peu m’importe… Encore une fois, mon cher Gaston, croyez moi donc… tout ceci est pour le mieux. Eh ! mon Dieu ! — s’écria-t-il après un moment de silence et frappé d’une idée subite, — elle s’est peut-être tout bonnement fait conduire au bord de la rivière pour y jeter ce coffret.

— Mais vous êtes fou, Alfred ! Elle aurait brûlé les lettres chez elle et tout eût été dit… Encore une fois, elle les garde, c’est pour en faire un méchant usage.

— Un méchant usage ! — dit Alfred en haussant les épaules avec impatience. — Que prouvent ces lettres, après tout ?… que vous avez mal agi avec elle, que vous l’avez sacrifiée ? Eh ! qui diable prend jamais le parti d’une femme sacrifiée ! Accablez une femme du monde des plus odieux procédés, traitez-la publiquement avec la plus atroce cruauté, ses amis intimes crieront partout que la malheureuse n’a que ce qu’elle méritait, et les hommes envieront votre brutale insolence sans oser vous imiter, comme les petits voleurs envient les assassins !

— Je vous dis que vous ne la connaissez pas, — reprit Gaston.

Voyant la pâleur et l’agitation de son ami, Alfred lui dit cette fois en français : — Allons, Gaston, remettez-vous ; nous étions entrés dans cet abominable cabaret pour nous reposer un moment et pour boire un verre d’eau.

— Vous avez raison, — reprit Alfred en regardant autour de lui : — mais tout ici a l’air si malpropre, que nous ne pourrons peut-être pas seulement avoir un verre d’eau supportable.

Ces inconvenantes paroles augmentèrent la colère de madame Lebœuf et celle de ses habitués, furieux de n’avoir pas pu prendre part à la conversation des deux jeunes gens, depuis que ceux-ci avaient parlé anglais.

— Madame un verre d’eau sucrée, je vous prie, dit Gaston à la veuve.

Celle-ci, sans répondre, agita majestueusement une sonnette cassée, en criant d’une voix glapissante :

— Boitard ! Boitard ! un verre d’eau sucrée !

— Quelle affreuse odeur de poêle ! — dit Gaston en appuyant son front ; — j’ai la tête en feu.

— Il se joint à cela, — reprit Alfred avec dégoût, — je ne sais quelle senteur de moisi et de vieux rentier qui fait que décidément ça empeste…

— Mais, Madame, j’avais demandé un verre d’eau ! — dit Gaston avec impatience.

— Mais, monsieur, il me semble que j’ai sonné Boitard assez fort, — répondit aigrement la veuve en agitant de nouveau sa sonnette.

— Au fait, c’est vrai, Gaston, madame a sonné Boitard, — dit Alfred avec beaucoup de sérieux ; — ayez un peu de patience. Mais comme je me défie de la présence de Boitard, par précaution je vais allumer un cigare.

Alfred tira un cigare d’un cigarero de paille de Lima, prit une allumette chimique dans une petite boîte d’argent damasquinée, et commença à fumer.

Les habitués du café se regardèrent avec stupéfaction, ne sachant comment qualifier cette audacieuse innovation.

Quelques-uns toussèrent, d’autres poussèrent quelques hum ! hum ! énergiques. Nul doute que, sans l’intérêt de curiosité qu’inspiraient ces jeunes gens, par le rôle qu’ils semblaient jouer dans l’aventure du coffret remis au domestique du Vampire, nul doute que la veuve et ses partisans n’eussent vivement protesté contre ces manières de tabagie.

À ce moment parut Boitard ; garçon joufflu, aux bras nus, et pour qui toute saison était canicule.

Il portait sur un plateau écaillé une carafe, un verre de deux pouces d’épaisseur, et cinq morceaux de sucre dans une soucoupe fêlée.

Pendant que Gaston semblait livré à de profondes réflexions, Alfred, les deux mains dans ses poches, regardait le verre d’eau avec une défiance mêlée de dégoût ; tout à coup il s’écria :

— Mais, Boitard, mon cher, il y a une araignée dans votre carafe. C’est plus que nous n’avons demandé. Nous sommes pressés. Nous voudrions un simple verre d’eau sans araignée, si c’est possible.

Boitard passa une grosse main rouge dans ses cheveux, se gratta la tête, regarda attentivement dans la carafe, et reconnut en effet la présence réelle d’une araignée.

Au lieu d’être accablé par cette abominable découverte, il haussa les épaules en se tournant à demi du côté de la veuve et des habitués.

Ce mouvement semblait dire : « En vérité, ce monsieur fait bien le dégoûté avec son araignée ! »

À quoi la veuve et les habitués répondirent par une autre pantomime, signifiant à peu près : « Ah ! mon Dieu ! ne nous en parlez pas, Boitard ; cela fait pitié ! »

Alors Boitard, haussant de nouveau les épaules, prit la carafe d’une main, enfonça à plusieurs reprises son gros vilain doigt dans le goulot, et commença une pêche d’un nouveau genre.

Cette pêche fut couronnée d’un plein succès. Boitard retira l’araignée, la prit délicatement entre le pouce et l’index, l’écrasa sous son pied, remit, avec un imperturbable sang-froid, la carafe sur la table, et dit à Alfred, comme s’il lui eût reproché un caprice d’enfant gâté : — Eh bien, monsieur, j’espère que vous ne me direz plus qu’il y a des araignées dans l’eau, maintenant !

Alfred avait contemplé la manœuvre de Boitard avec une admiration profonde. Ces derniers mots lui parurent sublimes.

Il lui mit cent sous dans la main et lui dit : — Ceci est pour vous, Boitard ; toute perfection a son prix, et, dans votre spécialité, vous êtes, mon cher, magnifiquement malpropre.

Boitard regardait tour à tour, Alfred, l’argent, la veuve et les habitués, d’un air stupide.

Gaston, toujours resté rêveur, dit à demi-voix, en se parlant à lui-même ; — Que faire ?… que faire ?… Où est, à cette heure, ce coffret ? — et il avança machinalement la main vers la carafe.

— Du diable ! si vous touchez à cela, Gaston, — dit Alfred.

Et il raconta à son ami la pêche à l’araignée.

Gaston repoussa le plateau avec horreur, et s’écria avec impatience :

— Allons, il est impossible de boire un verre d’eau : j’ai la tête brûlante, j’ai la gorge en feu… Venez, Alfred ; tâchons de trouver quelque endroit un peu moins répugnant.

Ces mots mirent le comble à la colère de la veuve.

Elle s’écria d’un air indigné, en s’adressant à Alfred :

— D’abord, Monsieur, on ne fume pas ici comme dans un estaminet, entendez-vous ? Et puis, je suis bien aise de vous dire, malgré votre air ricaneur, que, si vous ne buvez pas ce qu’on vous sert ici, vous ne devez pas chercher à en dégoûter les autres.

Alfred répondit avec un sérieux imperturbable :

— Croyez, ma cher Madame, que je n’ai pas abusé de mon influence sur monsieur. Je vous déclare que, lorsqu’il est abandonné à ses propres penchants, il ne mange jamais d’araignée.

— Venez, cette femme est folle, — dit Gaston en jetant un louis sur le comptoir.

La veuve repoussa fièrement la pièce d’or, en s’écriant que, dans son établissement, on ne payait que ce que l’on avait consumé.

J’ai donné à ce drôle pour son araignée, — dit Alfred à Gaston.

Celui-ci reprit son louis, et les deux jeunes gens sortirent.

À peine avaient-ils fermé la porte du café, que M. Godet les suivit nu-tête, malgré le froid.

— Votre chapeau, monsieur Godet ! — s’écria la veuve, qui devina les intentions de son habitué.

— Mon chapeau ! — dit M. Godet, — il n’en est pas besoin ; je vais à l’instant vous les ramener ici pieds et poings liés, et doux comme des moutons, ces beaux godelureaux.

En deux enjambées il rejoignit les jeunes gens, et toucha légèrement la manche d’Alfred. qui lui inspirait plus de confiance.

— Que voulez-vous, Monsieur ? — dit ce dernier étonné de la grotesque figure de l’habitué.

— Je veux, Monsieur, vous rendre un immense service si j’en étais capable, ainsi que cela doit se faire entre bons citoyens ; je vous propose de nous liguer contre l’ennemi commun. Or, dans ce moment, notre ennemi commun c’est le Robin des Bois, en d’autres termes le Vampire.

Alfred et Gaston regardèrent M. Godet sans comprendre un mot à son étrange langage.

Gaston finit par dire à Alfred : — Venez, mon ami ; ne voyez-vous pas que ces gens-là sont fous ?

— C’est que celui-ci a l’air bien bête pour un fou, — dit Alfred.

M. Godet, craignant de voir sa proie lui échapper, ne releva pas le propos, et ajouta très vite, d’un air mystérieux :

— Je sais tout, vous cherchez une jeune dame qui était dans un petit fiacre bleu à stores rouges avec une femme plus âgée. Chapeau noir, manteau puce, cheveux gris, voilà le signalement de la vieille ; cheveux blonds, sourcils et yeux noirs, voilà le signalement de la jeune.

— Ce sont elles ! — s’écria Gaston ; puis, reprenant son sang-froid, il dit à M. Godet, qui triomphait d’une joie maligne :

— En effet, Monsieur, j’aurais intérêt à savoir quelle direction ont prise les personnes dont vous parlez.

— Et surtout à savoir où elles ont porté la petite cassette d’écaille incrustée d’or, n’est-ce pas, Monsieur ? — reprit M. Godet.

— Comment êtes-vous instruit de cela ? — reprit Gaston de plus en plus étonné.

— Tout ce que je puis vous affirmer sur l’honneur, c’est que la vieille femme en question a remis, il y a une heure, devant moi, le coffret au domestique du Vampire, — dit M. Godet.

Cette nouvelle était tellement inattendue, si surprenante, que les deux jeunes gens ne la pouvaient croire.

Mille sentiments contraires, l’inquiétude, la colère, la jalousie, la vengeance, la curiosité, se heurtèrent dans l’esprit de Gaston.

— Monsieur, — s’écria-t-il en pâlissant, — il faut que vous me disiez à l’instant quelle est la personne que vous avez surnommée le Vampire, et quelle est sa demeure.

— Peste ! vous n’êtes pas dégoûté, mon cher ami, — pensa M. Godet, qui n’était pas disposé à abandonner sitôt ses victimes. Il reprit, en montrant son crâne chauve : — Je vous ferai observer, Messieurs, qu’à mon âge je ne suis plus dans mon printemps. Si vous vouliez rentrer au café Lebœuf, nous y causerions sans y geler.

— Soit, Monsieur, — dit Gaston en reprenant avec impatience le chemin du café de la veuve.

Jamais triomphateur romain, traînant à sa suite des populations esclaves, ne fut plus fier que M. Godet en rentrant dans le café de la veuve, suivi des deux jeunes gens.

Il fit un signe aux habitués, afin de modérer leur curiosité, et s’enfonça dans un coin du café.

M. Godet se garda bien d’apprendre tout de suite aux deux jeunes gens le nom du colonel ; malgré leur impatience, il leur fallut subir toutes les absurdes histoires forgées par le doyen des habitués du café Lebœuf.

Sans les faits précis, évidents, que cet impitoyable curieux avait déjà révélés, Gaston n’aurait pas ajouté la moindre foi à ses paroles ; il fut pourtant obligé d’entendre l’histoire du coup de fusil, de la voiture magnifiquement harnachée, de l’uniforme du colonel, et, enfin, de ses sacrilèges stations au cimetière du Père-Lachaise.

À travers toutes ces sottises, les jeunes gens furent du moins frappés de l’existence étrange du colonel.

— Enfin, Monsieur, — dit Gaston, — j’ai l’honneur de vous le demander pour la vingtième fois, faites-moi la grâce de me dire où demeure cet homme. Tous ces détails sont fort curieux sans doute, mais encore une fois l’adresse du colonel, son adresse…

— Suivez-moi, Messieurs, — dit Godet en se levant subitement d’un air imposant.

Il ouvrit la porte du café, allongea le doigt, montra à Gaston la petite porte de l’hôtel d’Orbesson, et lui dit : — Voilà, Monsieur… la demeure du Vampire, en face… la porte à guichet.

Gaston courut vers la porte sans prononcer une parole.

M. Godet referma la porte, et s’écria en se frottant les mains avec une joie diabolique :

— Ça chauffe, Messieurs, ça chauffe ; maintenant à nos trous, à nos trous.

Les habitués du café Lebœuf se remirent en observation.

Gaston sonnait avec violence.

La figure du vieux domestique du colonel parut, non pas à la porte, mais au guichet.

Les deux jeunes gens semblèrent faire les plus vives instances pour entrer : prier, menacer même, tout fut inutile ; il fallut que Gaston se résignât à passer par le guichet sa carte sur laquelle il écrivit à la hâte quelques mots au crayon.

S’apercevant que les deux inconnus parlaient avec chaleur, M. Godet entr’ouvrit la porte du café, et entendit distinctement Gaston dire d’une voix courroucée :

— À demain matin neuf heures. Il n’y aura pas d’excuses, j’espère.

Les deux jeunes gens disparurent en marchant à grands pas.