Mathieu de Morgues et le Procès de Richelieu

MATHIEU DE MORGUES
ET
LE PROCÈS DE RICHELIEU

Si l’on veut se donner, sous l’ancien régime, le spectacle de l’opinion publique dans toute sa beauté, nous voulons dire avec sa licence et son irresponsabilité, avec ses prétentions et son incompétence, avec sa crédulité et ses soupçons, ce n’est pas dans les corps qui la représentent légalement, États généraux et provinciaux, Assemblées des notables et du clergé, qu’il faut le chercher. Trop de freins, importance sociale, gravité, lumières des élus, solennité des délibérations, etc., y modèrent l’infatuation du sens propre et l’intempérance du langage ; ce spectacle, il faut le demander à ces écrits de circonstance, à ces livrets, comme on les appelait, qui ont préludé à la presse périodique, et où la verve de l’écrivain, grisé de la juridiction qu’il s’est attribuée sur toutes choses, n’est contenue ni par sa moralité, car sa plume est trop souvent mercenaire, ni par la crainte de la loi ou de la réprobation publique, car beaucoup de ces écrits sont anonymes. La puissance de cette littérature militante ne pouvait échapper au génie universel de Richelieu ; il s’en est servi dans l’opposition, il s’en est servi au pouvoir ; il lui a dû en partie sa fortune et peut-être, de la part de ses contemporains, une appréciation plus équitable de sa politique, de son gouvernement et de sa personne ; mais elle semble lui avoir fait payer assez cher ses services, car il n’est guère permis de douter qu’elle ait fourni plus d’un trait au personnage imposant, mais peu sympathique, à la figure presque sinistre, qui, grâce au roman et au théâtre, s’est emparé, sous son nom, de l’imagination populaire.


I

Parmi les adversaires dont la plume a essayé de soulever contre lui l’opinion de son temps, il n’en est pas qui lui ait porté des coups aussi persévérans et aussi acérés que Mathieu de Morgues, abbé de Saint-Germain[1]. Ce n’est pas sur une question particulière que Mathieu de Morgues a pris Richelieu à partie. C’est un procès en règle qu’il a entrepris contre lui ; ce procès n’a épargné ni l’homme public ni l’homme privé, et n’a rien laissé à dire à l’animosité la plus inventive, de telle sorte qu’il faut plutôt s’étonner que le prestige de l’accusé y ait résisté que des atteintes qu’il en a subies. Ce qui rendait ce réquisitoire plus redoutable encore, c’est qu’il se présentait comme inspiré par la compassion d’une illustre infortune ; qu’il s’ennoblissait de la fidélité au malheur, et que son auteur semblait être le défenseur de Marie de Médicis plus encore que l’accusateur de Richelieu. A l’intérêt de rassembler pour nous tout ce que la malignité publique a pu imaginer de son temps contre celui-ci, les pamphlets de l’abbé de Saint-Germain en joignent un autre : c’est d’avoir été écrits sur la terre étrangère, en dehors du courant national ; d’appartenir à ce qu’on pourrait appeler la politique et la littérature de réfugiés ; de nous montrer les événemens publics et européens rapetisses aux proportions des intérêts de la reine fugitive et de la petite cour, dont Mathieu de Morgues était le polémiste attitré, Fabroni le diplomate, et Chanteloube le conseiller politique et l’homme d’action.

Avant d’étudier l’œuvre de Saint-Germain, il faut faire connaître l’auteur. C’est beaucoup pour apprécier la valeur historique d’écrits comme les siens que d’être éclairé sur le désintéressement, la sincérité, la moralité de l’écrivain. Les libellistes ont à lutter contre la prévention légitime qui s’attache au genre ; et ils ne peuvent le faire avec succès qu’en établissant, ou que si l’on établit pour eux, que c’est l’amour de la vérité, que ce sont d’ardentes convictions qui ont entraîné leur plume jusqu’à la passion, jusqu’à la personnalité, jusqu’à l’invective. Soumettons la vie de notre pamphlétaire à cette épreuve, voyons dans quelles dispositions elle nous mettra pour aborder l’étude de ses pamphlets.

Né en 1582 à Saint-Germain-Laprade près du Puy-en-Velay[2], Mathieu de Morgues acheva ses études chez les Jésuites d’Avignon, y fit son noviciat et y professa. Il ne resta pourtant pas dans la compagnie, et la façon dont il en sortit donna prise plus tard à ses adversaires, qui l’accusèrent, les uns d’avoir escaladé, en compagnie d’un de ses éleves, les murs du collège, un autre d’avoir été exclu de l’ordre, « à cause qu’il avait exercé parmi les jeunes écoliers l’amour de Ganimède[3]. » En se justifiant de la première de ces accusations, il semble bien reconnaître que la manière dont il quitta la célèbre société fut tout au moins insolite, car il crut nécessaire de la légitimer auprès de l’autorité compétente et d’en amoindrir la gravité par des circonstances atténuantes. Quant à l’insinuation qui incriminait ses mœurs, il ne l’a pas relevée et peut-être ne l’a-t-il pas connue ; il serait peu équitable, en tout cas, de s’en armer contre lui sur l’unique témoignage du folliculaire sans autorité qui l’a lancée. Entré dans les ordres, curé d’Aubervilliers-les-Vertus et, s’il faut l’en croire, curé zélé et populaire, il quitta pourtant sans regret le ministère pastoral pour être attaché, en qualité de prédicateur, à la maison de Marguerite de Valois (1613). Il y resta jusqu’à la mort de cette princesse (1615). Dans ce milieu composite, savant, lettré, raffiné, licencieux comme le siècle qui venait de finir, comme la cour des Valois dont il perpétuait les traditions, l’ex-curé de banlieue, d’abord un peu dépaysé, acquit toute la souplesse et l’ouverture d’esprit, toute l’aisance mondaine que son tempérament, plus vigoureux qu’alerte et délicat, lui permettait d’acquérir.

La mort de sa maîtresse lui avait à peine fait perdre sa situation que, grâce à la protection du grand aumônier, le cardinal du Perron, il en trouva une autre qui le rapprochait davantage de la source principale des faveurs : il devint prédicateur ordinaire du roi. Il prêcha beaucoup. Comment prêchait-il ? Nous n’avons, pour en juger, que deux morceaux oratoires : une oraison funèbre de Diane légitimée de France, duchesse d’Angoulême, prononcée en 1619, et un panégyrique de saint Joseph, qu’il fit entendre beaucoup plus tard, en 1665. Ni l’un ni l’autre de ces discours n’est de nature à nous faire regretter beaucoup la rareté du recueil de ses Sermons publié, paraît-il, la même année et devenu introuvable. Mathieu de Morgues se vante pourtant beaucoup, — il se vante souvent, et son excuse, c’est qu’il avait à se défendre, — des succès de sa prédication. Rien n’empêche de le croire, le goût de ses contemporains ayant été, en fait d’éloquence de la chaire, si différent du nôtre. Quand on a lu le traité qu’il publia en 1617 sous le titre de Déclaration de la volonté de Dieu sur l’institution de l’Eucharistie contre les erreurs de Pierre du Moulin, ministre de la religion p. r., on se demande s’il n’aurait pas trouvé dans la controverse théologique le genre le mieux approprié à son esprit solide et très cultivé : cela est vigoureux, sobre et bien raisonné.

Ce fut dans une autre voie, moins favorable à son talent, plus fâcheuse pour son repos, que les événemens allaient l’engager. Ses entrées au Louvre l’avaient mis en rapport avec Marie de Médicis, avec Richelieu ; il devint le domestique de la première, il subit l’ascendant et accepta le patronage du second. Quand Marie fut reléguée à Blois, il l’y suivit très probablement, car ce fut là que parut le Manifeste de la reine mère (1618), qu’il n’avoue pas, il est vrai, mais que Niceron et Lelong sont d’accord pour lui attribuer. En revanche, il se reconnaît l’auteur des Vérités chrétiennes au roi très chrétien (1620), que l’on désigne aussi sous le titre de Manifeste d’Angers, parce qu’il fut publié dans cette ville à la veille de la guerre civile qui avorta si piteusement aux Ponts-de-Cé et se termina par la paix signée également à Angers le 10 août 1620. Ce manifeste fut commandé par Richelieu, qui lui donna sa pleine approbation, et dont on trouve les idées dans le programme politique qui le suit. L’abbé de Saint-Germain avait assez mérité, dans cette circonstance, l’animosité du parti vainqueur et la reconnaissance du parti vaincu pour que le connétable de Luynes demandât son éloignement et que Richelieu, au nom de sa maîtresse, le lui refusât[4]. La charge de prédicateur ordinaire de la reine mère le récompensa de son dévouement.

La prise de possession du pouvoir par Richelieu (août 1624) associa Mathieu de Morgues d’une façon si absorbante aux travaux du cardinal, qu’il ne lui resta plus de loisirs ni pour la prédication, ni pour la controverse théologique[5]. Très inférieur à Fancan et plus encore au Père Joseph, il ne fut jamais appelé comme eux à exercer sur la direction des affaires cette influence qui permet de considérer les deux premiers, à un degré d’ailleurs très inégal, comme les conseillers et les collaborateurs du ministre. Celui-ci ne songea jamais à faire de lui autre chose qu’un publiciste officieux, un laborieux compilateur. C’est avec l’un ou l’autre de ces caractères qu’il nous apparaît, quand on le voit rechercher et recueillir les traités, les mémoires, les instructions diplomatiques qui pouvaient éclairer les antécédens des questions pendantes, quand on le voit répondre par une foule de comptes rendus[6] à l’universelle curiosité d’esprit du cardinal, quand on le voit enfin chargé de défendre la politique française contre les attaques de l’ultramontanisme européen.

Si Saint-Germain ne paraît pas s’être élevé, dans ses rapports avec Richelieu, au-dessus du rôle de secrétaire et d’interprète officieux, ce n’est pas qu’il n’eût sur les sujets qui divisaient alors l’opinion des idées arrêtées, des sentimens passionnés. A défaut de déclarations explicites et publiques venues de lui-même, nous possédons sur ces sentimens et ces idées des indices qui ne sont guère moins concluans : son hostilité contre les Jésuites, ses relations, ses amitiés, et certains propos qui nous sont rapportés, il est vrai, par des adversaires, mais dont l’authenticité, pour le fond sinon pour la forme, ne peut pas être contestée. Il appartenait à ce parti des bons Français ou, comme on l’appelait encore, des bons Gaulois, qui voulait, à l’intérieur, l’indépendance de l’Etat vis-à-vis de l’Eglise, au dehors, la lutte contre la maison d’Autriche, et qui, recruté en majorité dans la haute bourgeoisie, comptait dans son sein des hommes comme Fancan, comme Isaac Laffemas, le futur lieutenant civil, comme l’avocat général Servin, comme Jacques Gillot, l’un des auteurs de la Satire Ménippée, comme Jacques Favereau, conseiller à la cour des aides et gendre d’Etienne Pasquier, comme le peintre Daniel Monstier, comme le diplomate Villiers Hotman, comme les érudits, Nicolas Rigault, Pierre et Jacques Dupuy, comme Saint-Remy, autre gendre du même Pasquier, comme le médecin du roi, Heroard. Parmi ces héritiers des politiques du XVIe siècle, parmi ces bourgeois de vieille souche française bons chrétiens et très royalistes, mais prévenus contre un mouvement dont ils voyaient surtout l’agitation et les excès, l’abbé de Saint-Germain n’était pas le moins ardent ni le moins incisif. Aux adversaires qui lui reprochèrent plus tard ses accointances et la communauté d’idées qui les avait amenées, il répondait d’une façon évasive en désavouant les sentimens qui lui étaient attribués[7], mais en se faisant honneur de son commerce avec de bons citoyens[8]. Il prenait surtout la défense de Fancan[9], à côté de qui il avait travaillé dans le cabinet de Richelieu, dont un polémiste cardinaliste le qualifiait le compagnon d’office et voulait le faire passer pour le collaborateur dans la composition du Miroir du temps présent et du temps passé[10], et avec qui il avait entretenu, sous le nom de Pancelme, une correspondance en jargon qui figura parmi les pièces à charge de son procès.

Mathieu de Morgues était donc un de ceux auxquels Richelieu devait penser, quand il résolut, en 1626, d’opposer une apologie de sa politique à l’image perfide que les pamphlets inspirés par la contre-réformation européenne essayaient d’en accréditer. L’abbé de Saint-Germain était d’autant mieux désigné pour écrire cette apologie que dans la pensée du ministre, elle devait surtout, se plaçant sur le terrain où les publicistes de la maison d’Autriche avaient porté l’attaque, rassurer sur cette politique les consciences timorées, et la justifier du reproche d’être contraire au droit public chrétien. Il s’agissait en réalité de la réconcilier avec la théologie. Or ce qui dominait chez Mathieu de Morgues, c’était le théologien, et sa vraie vocation, nous l’avons dit, aurait été d’écrire des livres de controverse théologique. Il se tira avec honneur de la tâche qui lui avait été confiée et qu’il exécuta du reste sous les yeux du cardinal[11]. Sans parler des deux hors-d’œuvre qui font le plus grand prix pour l’histoire de l’Advis d’un théologien sans passion : l’un, sur l’origine et la composition des libelles auxquels il répondait : l’autre sur le tiers parti catholique dont le duc de Bavière et son frère, l’électeur de Cologne, poursuivaient la formation, le sujet principal est traité avec mouvement, avec force, avec véhémence comme avec modération.

Richelieu récompensa Saint-Germain d’un service qui s’ajoutait à tous ceux que sa plume et son zèle laborieux lui avaient rendus depuis deux mois, en le faisant nommer à l’évêché de Toulon, devenu vacant par la mort de Gilles de Septres (1626). Mais l’institution canonique se fit attendre et, en fin de compte, ne fut jamais accordée. Le candidat s’en est pris au cardinal de cette déception ; il l’a accusé d’avoir traversé sa candidature et de l’avoir fait échouer. Mais on n’imagine pas pourquoi le succès de la présentation aurait été secrètement entravé par celui qui l’avait faite. Le bruit en courut pourtant, il faut l’avouer. Béthune le recueillit à Rome où il était notre ambassadeur ; il y crut et il commit la maladresse d’en avertir les intéressés au lieu d’en avertir le ministre. Celui-ci, dans le billet[12] d’un laconisme hautain qu’il lui adressa sur cette affaire, relève vertement ce procédé incorrect et déclare, avec une autorité convaincante, que le roi n’a rien à déguiser et que ses serviteurs exécutent loyalement ses ordres. En démentant la rumeur qui le représentait comme s’associant à l’opposition du nonce Spada, il révèle le plus puissant adversaire de l’évêque en expectative. Celui-ci, d’autre part, avoue, dans sa Lettre de change protester, que le cardinal de la Rochefoucauld a laissé surprendre et exploiter contre lui son « grand zèle. » Les vrais auteurs de son échec, les voilà. Et comment s’étonner, quand on se rappelle ses sentimens sur l’Eglise romaine, que la curie ait refusé d’octroyer des bulles épiscopales à un ecclésiastique aussi mal noté dans son esprit[13] ?

Ce qui prouve encore que l’échec de Mathieu de Morgues s’explique uniquement par les légitimes répugnances du Saint-Siège et non par un incompréhensible revirement de Richelieu, ce sont les compensations qui lui furent accordées, ses rapports ultérieurs avec le ministre. Il fut autorisé à traiter du siège dont il était l’évêque nommé, sinon institué ; à désigner celui qui l’occuperait à sa place ; à lui imposer l’abandon à son profit d’une partie du revenu de l’évêché. Sur ce revenu, qui était de 16 000 livres, il obtint d’Auguste de Forbin, en faveur de qui il renonça à la nomination du roi, une pension de 6 000, sans en compter une autre sur la collégiale de Pignan, au diocèse de Fréjus, dont son successeur était prévôt[14]. Cette solution indique chez Richelieu, sous les auspices de qui elle fut sans doute ménagée et dont, en tout cas, elle dut obtenir l’agrément, tout autre chose que de la malveillance. Le peu que nous savons de la vie de Mathieu de Morgues dans les années suivantes n’en témoigne pas davantage. Nous possédons deux lettres[15] de lui au cardinal, qui sont des plus instructives sur sa situation et sur les sentimens réciproques de l’un et de l’autre. Toutes deux, encore inédites, sont écrites de Saint-Germain-en-Velay, résidence patrimoniale de l’auteur, l’une le 7 octobre, l’autre le 10 novembre 1629). La première renouvelle les offres de service que celui-ci, — c’est elle qui nous l’apprend, — adressait de temps à autre à son correspondant. Elle le montre employant les loisirs de la solitude où il s’est retiré, avec la permission du cardinal, à admirer ses grandes actions, à repasser celles dont il a été témoin et, faute de « Mémoires » qui lui permettent de les présenter sous la forme plus ample de l’histoire, à essayer d’en faire la matière d’un panégyrique ; on l’y voit encore sollicitant une grâce qui n’est pas spécifiée. La seconde lettre nous fait savoir que cette grâce avait été accordée et d’une manière qui en relevait le prix. La vie retirée, que Mathieu de Morgues paraît, dans la première, avoir adoptée par un libre choix, prend, dans la seconde, un autre caractère : elle devient un poste où un supérieur l’a placé. Aurait-il été relégué dans son pays ? Il paraît certain, du moins, qu’on lui avait fait comprendre l’opportunité de s’éloigner, d’aller respirer l’air natal. La lettre se termine par les protestations du zèle le plus empressé. Veut-on sa vie ?… Veut-on seulement sa voix qui « a esté ouïe, durant dix-huit ans, dans toutes les églises de Paris ? » Sa plume, dont les fruits ont déjà obtenu l’approbation de son éminentissime correspondant ?… Il est prêt à tout. Obséquiosité, emphase, vantardise avec un grain de cuistrerie, voilà ce qu’on trouve dans ces deux lettres. Il n’est pas impossible que l’espèce d’épreuve, de pénitence à laquelle il était soumis, et qui ne l’empêchait pas, on vient de le voir, de solliciter et d’obtenir des faveurs, durât encore au moment où, sur la demande de celui qui la lui infligeait, il mettait la main sous un pseudonyme transparent à un manifeste contre le duc de Savoie (1630)[16]. Il se trouvait à Paris l’année suivante, pendant que les troupes du maréchal d’Estrées investissaient la reine-mère dans le château de Compiègne pour la forcer à se retirer à Moulins. Comment celui qui était encore, un an auparavant, un écrivain officieux, se trouva-t-il alors enveloppé dans la cabale et la ruine de Marie de Médicis ? On devine, sans pouvoir l’établir, que, revenu près du foyer d’intrigues d’où Richelieu l’avait éloigné pour le protéger contre ses propres imprudences, se considérant comme mal récompensé, ne se souvenant plus que de ses devoirs envers la reine-mère malheureuse, il se laissa entraîner à des intelligences avec elle. Averti par une information autorisée qu’il n’était pas en sûreté à Paris, il crut qu’il trouverait dans la maison paternelle, à Saint-Germain-en-Velay, un abri suffisant contre le ressentiment du ministre. Ce ressentiment l’y oublia, en effet, pendant quatre mois, mais, un soir de la fin de juin 1631, il apprit qu’une commission adressée à l’intendant de Languedoc, Machault, et ordonnant son arrestation et la saisie de ses papiers, allait être exécutée le lendemain. Il partit la nuit même et se réfugia dans un coin perdu des Cévennes, probablement à Fay-le-Froid. Ce fut dans les rigueurs et les périls de cette âpre retraite qu’il composa le premier de ses pamphlets contre Richelieu : la Très humble, très véritable et très importante remontrance au Roi. En l’écrivant, il répondait à une apologie du gouvernement : la Défense du roi et de ses ministres, et obéissait à un appel de la reine mère ; il se rendit également à un appel de cette princesse, quand il alla la rejoindre à Bruxelles où elle venait de s’établir[17]. Une nouvelle carrière va s’ouvrir pour lui, la seule qui intéresse vraiment l’histoire, car toute l’importance de l’esquisse biographique qu’on vient de lire est dans les lumières qu’elle nous fournit sur la valeur morale et l’autorité historique du témoin dont il nous reste à examiner et à peser les charges.


II

Maintenant qu’on connaît le passé de ce témoin, on sent combien cette autorité historique, cette valeur morale en sont affaiblies. Si son animosité peut lui faire oublier son empressement officieux, presque servile, et son ancien concours, d’autres ne s’en souviendront-ils pas ; et Richelieu ne se donnera-t-il pas le plaisir de le confondre en rendant publiques les preuves de son obséquiosité et de sa dépendance ? Il n’y manquera pas en effet. L’efficacité de sa polémique ne sera-t-elle pas, d’autre part, amoindrie par la contradiction entre sa notoriété de bon Français et le milieu où il vit, les passions antinationales qu’il ne pourra se défendre de servir ? Que diront ses coreligionnaires politiques, ses anciens amis, de la palinodie qui va ressortir, en dépit de toutes les réticences et de toutes les subtilités, de ce qu’il est l’hôte de l’Espagne, le commensal et l’organe de la reine mère ? A tort ou à raison l’opinion ne verra-t-elle pas en lui moins le défenseur désintéressé d’une princesse malheureuse que le pensionnaire, l’écrivain gagé de l’étranger ? Son indépendance dans le présent ne paraîtra-t-elle pas aussi douteuse que son indépendance dans le passé ?

Cette situation fausse semblait bien faite pour gêner la liberté de sa plume. A le lire pourtant, elle ne paraît lui avoir causé aucun embarras, tant il est personnel, violent, outrageant. On peut supposer toutefois qu’elle a été pour quelque chose dans la façon dont il a circonscrit le terrain où s’est déployée son offensive, dans la façon décousue, dispersée, dont elle a été conduite et qui la fait ressembler plutôt à une série d’escarmouches qu’à une opération d’ensemble dirigée sur la position décisive, dans l’insuffisance avec laquelle il a traité l’un des points les plus importans de son sujet.

Si quelque chose peut relever le pamphlet, c’est la grandeur de la cause qu’il est destiné à servir. On pardonne d’irritantes personnalités, les traits outrés de la satire, quand ils ont pour but de gagner la malignité publique au succès d’un intérêt élevé et général, de fortifier la vérité par le ridicule. Personne ne reproche à Boileau d’avoir fait triompher le bon sens et le bon goût en donnant des noms propres à la platitude, à l’amphigouri et à la sottise. Si Mathieu de Morgues vise à d’autres suffrages qu’à celui que ne refuse jamais à des écrits comme les siens la soupçonneuse crédulité des badauds ; s’il veut obtenir celui des lecteurs éclairés et réfléchis, il faut qu’il oppose, à la politique et au gouvernement de son adversaire, la politique et le gouvernement qui ont ses préférences, il faut qu’il fasse entendre la voix du patriotisme inquiet, de l’intérêt public trahi. En 1631, au moment où, réfugié à Bruxelles, il lance son premier pamphlet, que pouvait-on reprocher à cette politique et quelle autre pouvait-on vouloir lui substituer ?

C’est le moment où, après avoir remporté sur l’Empereur, à la diète de Ratisbonne, une victoire diplomatique considérable, le cardinal vient de rendre cette victoire plus éclatante et plus profitable par l’acquisition de Pignerol et la révision du traité conclu avec Ferdinand II : où, par le traité de Bœrwald, il s’est assuré l’intervention militaire de Gustave-Adolphe en Allemagne, en lui imposant le respect du culte et de la ligue catholiques ; où, par celui de Fontainebleau, il a amené le duc de Bavière à une alliance défensive. Le système, dont nous venons de signaler les fruits, se caractérise par une lutte incessante contre la maison d’Autriche, soutenue le plus souvent par des négociations et d’une façon indirecte, quelquefois, comme en Italie, d’une façon ouverte et par les armes, où tous les concours, sans distinction de religion, sont recherchés pour fortifier notre infériorité, respectueuse pourtant, dans la mesure où la sollicitude des deux hommes d’Eglise qui la dirigent peut être efficace, des intérêts du catholicisme. C’en est fait du système de paix à tout prix de résignation ou de connivence aux desseins de l’ambition austro-espagnole et de la contre-réformation européenne, que les sympathies de Marie de Médicis pendant sa régence, que les calculs personnels du connétable de Luynes avaient trop complaisamment servis. La prise de la Rochelle, où ce système a cru trouver son triomphe, a, au contraire, consommé sa ruine, car elle a marqué la limite des gages apparens que Richelieu entendait lui donner. Ses chefs, les Bérulle et les Marillac, ont disparu de la scène, et la reine mère vient de le rapporter aux Espagnols d’où il était parti.

Mais, s’il ne doit plus avoir de représentans dans les conseils du gouvernement, les passions qui l’ont rendu populaire sont encore vivaces. La petite bourgeoisie et le bas peuple des villes n’ont pas oublié l’importance que la Ligue leur a donnée, les tyrannies de quartiers, la liberté d’intimider, de tracasser, de piller, de faire mourir les honnêtes gens, et, au fond du cœur, ils regrettent tout cela. Si éventé que soit le Catholicon d’Espagne, il n’est peut-être pas impossible, en soufflant sur les cendres encore chaudes du fanatisme ligueur, en profitant du courant de dévotion que propagent dans les classes inférieures tant de confréries et de couvens, de réveiller la vertu et la vogue de cette panacée démocratique.

L’abbé de Saint-Germain ne s’y emploiera pas. Il y a pour cela plusieurs raisons. C’est d’abord qu’il n’a pas dépouillé le vieil homme ; que son nouvel entourage et son nouveau rôle de champion officieux de la reine mère n’ont pu modifier en lui les sentimens primitifs que tout le monde lui a connus ; que le robuste bon sens qui compense chez lui l’absence de pénétration, de profondeur et de finesse ne lui permet pas d’être dupe de la chimère de la paix universelle et d’un concert, profitable à l’orthodoxie, inoffensif pour la France, entre les deux puissances rivales de l’Europe. C’est ensuite que la prospérité encore ininterrompue des entreprises de Richelieu, notamment de celles dont la religion a bénéficié, et l’harmonie de vues entre la France et le Saint-Siège ne semblent pas promettre beaucoup de succès à une campagne ultramontaine comme celle de 1624 à 1626. C’est enfin impuissance chez lui à présenter d’une façon coordonnée et spécieuse une conception condamnée, il est vrai, par la nature des choses, mais dont un esprit plus synthétique, un interprète plus ingénieux et plus éloquent, aurait pu dissimuler les faiblesses et faire valoir les illusions séduisantes. Tout cela explique pourquoi notre pamphlétaire n’a présenté que de biais, avec une sorte d’embarras et non avec l’ampleur réclamée par un pareil sujet, la seule politique qu’on pût opposer à celle de Richelieu, la seule à laquelle la reine mère pût lier sa cause personnelle. En éludant ce sujet, il a privé sa polémique de l’intérêt le plus élevé qui pouvait s’y attacher, Si décevante, si périlleuse qu’elle fut, l’idée de l’union des Bourbons et des Habsbourgs dans une œuvre commune, par le crédit dont elle avait longtemps joui, dont elle jouissait encore en France, par les avantages que la religion semblait devoir en tirer, méritait mieux que des attaques décousues contre les alliances protestantes.

Egalement dépourvu, pour traiter une si grande question, de convictions et de génie, il ne restera à Mathieu de Morgues qu’à se rabattre sur le prix qu’une politique, dont il ne sait ni comprendre ni critiquer de haut l’inspiration, coûte à l’humanité, qu’à déplorer et à dénoncer les maux de la guerre, les excès de la soldatesque, les profanations que le fanatisme protestant inflige à la religion. C’est ce dernier intérêt, à vrai dire, qu’il a le plus à cœur et, en l’invoquant contre le cardinal, il vient grossir le concert d’indignation, sincère ou feinte, formé par tous les adversaires de notre pays.

Il y a un thème qu’il exploite encore plus volontiers aux dépens de son ancien patron : c’est la façon dont la mère et le frère du roi sont traités par celui-ci. Si peu sympathiques, si peu populaires que fussent l’un et l’autre, il y avait, dans le contraste d’un ministre tout-puissant avec l’héritier du trône fugitif et une reine mère vivant de la générosité de l’étranger, — alors surtout que cette reine avait fait la fortune du ministre, — de quoi toucher et indigner cette masse moyenne d’esprits qui ramènent les devoirs du gouvernement aux devoirs de la vie privée et ne comprennent pas que ceux qui sont comptables des intérêts publics doivent subordonner les seconds aux premiers. Nul doute que le défenseur de la reine mère n’ait spéculé avec fruit sur une conception aussi répandue.

Ce que la tiédeur des sympathies publiques pour la mère et le frère du roi ôtent de force à la cause qu’il a prise en main, Mathieu de Morgues pourra le retrouver peut-être dans les sentimens hostiles qui existent déjà dans le pays et qu’il est possible d’y fomenter encore contre Richelieu. De toutes les armes dont on peut se servir pour cela, aucune ne paraît devoir être plus meurtrière que le procédé qui consiste à le représenter comme un favori s’appropriant exclusivement la gloire des grandes actions de son maître, l’aveuglant et l’égarant pour l’asservir, le dépouiller de son autorité et le perdre, accumulant dans ses mains, en vue de cette usurpation, bénéfices ecclésiastiques, grandes charges, gouvernemens, places fortes, rêvant de mêler son sang au sang royal en faisant monter sa nièce, la marquise de Combalet, sur les degrés du trône ou sur le trône lui-même, faisant disparaître par le crime tous ceux qui font obstacle à son ambition. L’image de ce Séjan moderne, — le mot est de Mathieu de Morgues, — avait des chances d’être adoptée par la partie la moins éclairée du public, parce qu’elle flattait ce besoin de la psychologie populaire d’expliquer par une conspiration et par un traître les malheurs publics et privés ; parce qu’elle ravivait les souvenirs laissés par Concini, par Luynes et, avant eux, par les Guises ; parce que l’éclat royal dont s’entourait le tout-puissant ministre rendait comme sensibles pour la foule de pareilles visées. Rien non plus ne pouvait davantage blesser le roi, à qui l’on prêtait ainsi le rôle de dupe, ni l’irriter autant contre celui qui le lui faisait jouer.

Mais, si une fable aussi invraisemblable pouvait tromper le vulgaire, elle risquait seulement de prévenir, contre l’abbé de Saint-Germain et son entreprise, en leur faisant voir en lui un adversaire plus soucieux de frapper fort que de frapper juste, les esprits éclairés. Ce qu’il aurait fallu montrer à ceux-ci, ce n’était pas un ministre tellement affolé d’ambition qu’il conspire contre son maître et veut mettre la couronne sur sa tête, c’était le contempteur, le destructeur des autonomies locales, des institutions traditionnelles de contrôle, le créateur de tant de tribunaux d’exception, le novateur n’innovant qu’au profit du despotisme. S’il entrait aussi dans ce Richelieu-là une part de convention et de fantaisie, ce n’était plus du moins le traître de mélodrame que la crédulité la plus grossière pouvait seule accepter, c’était un portrait assez ressemblant pour faire haïr son modèle par beaucoup d’esprits indépendans, d’admirateurs du passé. Que Mathieu de Morgues ait exploité contre son adversaire les concessions de celui-ci à la raison d’Etat, nous ne le contestons pas, mais, sur ce terrain non plus que sur celui de la politique étrangère, il n’a pas su voir de haut et embrasser tout son sujet, s’élever de ces violations du droit commun à l’esprit du gouvernement, faire le procès à cet esprit, lui opposer ce régime tempéré dont notre histoire faisait briller le séduisant mirage, montrer que la liberté était aussi ancienne dans notre pays que le despotisme était récent, honorer et populariser l’intérêt de la reine mère en le liant à la défense des anciennes libertés nationales.

Inintelligence des meilleures ressources de sa cause, absence de vues générales sur la politique et le gouvernement qu’on pouvait préférer pour la France à la politique et au gouvernement de Richelieu, tel est le vice fondamental de la polémique de l’abbé de Saint-Germain. Si elle s’en trouve singulièrement abaissée, cela lui nuira peu auprès de cette classe nombreuse de lecteurs qui cherche dans la polémique moins les doctrines qu’elle met aux prises que les personnalités et les diffamations qui en sont l’assaisonnement habituel. Il faudra, pour plaire à ces lecteurs, que le pamphlétaire leur parle leur langage, qu’il sache saisir le ridicule, le répandre dans des portraits poussés à la caricature, dans de malicieuses anecdotes, qu’en émouvant parfois, il amuse plus souvent encore. Il faudra que le boutiquier, le procureur lui sachent bon gré de lui montrer l’envers d’un ministre, d’un lieutenant général, les dessous des grandes affaires, de façon à leur persuader ce qu’ils soupçonnaient déjà, à savoir qu’un ministre et un lieutenant général ne sont guère supérieurs à un boutiquier et à un procureur, et que les affaires d’État ne différent pas beaucoup des affaires de sa boutique et de son étude.

Théologien, bel esprit, prédicateur de cour, froid panégyriste, l’abbé de Saint-Germain paraît encore moins fait pour devenir un pamphlétaire populaire qu’un polémiste politique de haute portée. Avec lui pourtant, comme avec beaucoup d’humanistes, de lettrés, de savans du XVIe siècle et du commencement du XVIIe, il faut prendre garde à une chose, c’est qu’à la science étendue, variée et pédantesque, à la rhétorique ambitieuse et froide s’associent, chez ces disciples de la Renaissance qui n’ont pas répudié l’héritage du moyen âge, une gaillardise naturelle ou étudiée, le sens de la réalité triviale et comique, le goût et quelquefois le talent de la raillerie et de la gauloiserie. Les hommes les plus graves, savans, jurisconsultes, théologiens même, se laissaient aller aux échappées d’une bonne humeur parfois un peu lourde, souvent licencieuse, souvent aussi d’une gaieté franche et de bon aloi. Sans remonter aux maîtres de cette littérature, à Rabelais, à Noël du Fail, à Henri Estienne, et pour ne pas sortir des contemporains de Mathieu de Morgues, qui ne pense de suite aux Etienne Pasquier, aux Pithou, aux Gillot, aux Pierre de Lestoile ? Mathieu de Morgues était de la même famille. Il n’en était pas certes l’un des membres les plus prime-sautiers, les plus originaux. Il ne faut lui demander ni la détente morale ni l’entrain réconfortant que procurent les modèles du genre et qui découlent chez eux de la sérénité de l’esprit, d’une philosophie « confite au mépris des choses fortuites, » de l’expansion d’une bonne santé intellectuelle. Son esprit est trop flétri par la vie, trop aigri par l’ambition déçue, par d’acres rancunes, trop alourdi par une science mal digérée, et surtout l’aisance et la souplesse sont restées trop étrangères à l’alliage dont est formé son solide tempérament auvergnat. Mais il a l’ironie, cette grimace de la gaieté ; la grossièreté ne lui fait pas peur, et il a tiré de l’une et de l’autre des effets assez plaisans, bien que le naturel y manque.

C’est ce parti pris de bouffonnerie, cette langue farcie de quolibets, de jeux de mots et de locutions populaires, qui feront préférer à ses œuvres sérieuses des pamphlets tels que l’Ambassadeur chimérique, le Remerciement de M. le Cardinal, la Satire d’État, le Catholicon françois et même la Conversation de Me Guillaume. A un écrivain qui semble ne plus viser qu’à faire rire on ne demande pas compte de son insuffisance dans l’intelligence des questions, ni de sa mauvaise foi et de ses calomnies ; on ne lui demande que d’être amusant, et il faut reconnaître que notre auteur y réussit assez souvent. Deux fois aussi, il faut l’ajouter, dans deux livrets de peu d’étendue, le genre sérieux lui a porté bonheur. Dans les Derniers avis à la France par un bon chrétien et fidèle citoyen, le style, allégé de la rhétorique et du pédantisme habituels, grave, pressant, monte dans un véhément crescendo jusqu’à ce qu’il éclate en une adjuration finale à toutes les classes, à tous les corps de l’Etat contre la tyrannie qui l’opprime. Dans le Prophète françois à Mgr le cardinal duc de Richelieu, nous retrouvons l’ironie chère à l’abbé de Saint-Germain, mais jamais ce procédé n’avait été manié par lui avec un art aussi grand. Quand on a lu ces deux pamphlets, quand on les rapproche de la dialectique sobre et serrée qu’il a déployée contre Pierre du Moulin, on se figure que ce qui lui manqua pour rendre sa polémique digne de son grand adversaire et lui assurer l’intérêt de la postérité, ce fut moins encore peut-être le talent qu’une doctrine, un programme de politique et de gouvernement. Supposez-lui des convictions réfléchies sur les intérêts publics de son temps, elles auraient élargi le point de vue, augmenté la portée, élevé le ton de cette polémique, donné à sa manière, déjà douée de vigueur, de causticité, d’ironie et d’un certain sens du comique, le mouvement et la chaleur qui conduisent à l’éloquence.

On a vu plus d’un pamphlétaire outrager, aux dépens de ses adversaires, la justice et la vérité et sauver en partie, par la moralité et la dignité de sa vie, la considération que son improbité littéraire semblait devoir lui faire perdre. Peut-on faire profiter Mathieu de Morgues de ce dédoublement, qui fait gronder la morale et qu’autorise la psychologie ? On croit bien apercevoir deux hommes chez lui. Une fois qu’il avait la plume à la main, ses rancunes, sa combativité, son dévouement à sa maîtresse, et, par-dessus tout, — car il était foncièrement gens de lettres, comme on dirait aujourd’hui, — son amour-propre d’auteur travaillant ses effets et les cherchant dans l’outrance, faute de savoir les obtenir par les nuances et les demi-teintes, l’emportaient sur tous les scrupules. Mais le même homme qui, dans le silence du cabinet, avait tout immolé à sa haine, à sa verve laborieuse, à la vanité littéraire, à la griserie de cette escrime de la plume où il recevait autant de coups qu’il en portait, ce même homme devenait, une fois que la fièvre de la composition était tombée, un ecclésiastique zélé et respecté. On peut, croyons-nous, ajouter foi au témoignage qu’il se rend à cet égard à lui-même. Premier aumônier de la reine mère, prédicateur en titre de la cour de Bruxelles, pourvu par le cardinal-infant de la prévôté de la collégiale d’Harlebeke près de Courtrai, d’où il tirait un beau revenu, ayant obtenu dans la chaire de la chapelle du palais royal à Bruxelles les suffrages d’un public d’élite et à la cour les sympathies générales, il se fait un mérite de s’être tenu à l’écart des questions politiques, c’est-à-dire évidemment des négociations cl de l’entente de la reine mère et de ses partisans avec l’Espagne ; de s’être confiné, la plus grande partie de l’année, dans son bénéfice ; de s’y être absorbé dans la restauration des bâtimens conventuels et le perfectionnement de la discipline ecclésiastique ; de n’être venu à la cour de Bruxelles que pour y prêcher, quand le roulement du service de l’aumônerie l’y appelait, lavent et le carême. Il aurait même obtenu du cardinal-infant la permission de ne jamais prêcher cette dernière station jusqu’au bout, de façon à pouvoir diriger dans son église collégiale les exercices de la semaine sainte. C’est à une apologie, il est vrai, que sont empruntés ces renseignemens sur la vie de l’abbé de Saint-Germain en exil, et la réserve politique qu’il s’attribue paraît singulièrement démentie par le jugement de la chambre de l’Arsenal qui le condamna, le 3 juillet 1635[18], à être rompu vif pour s’être rendu coupable de complot contre la sûreté de l’État et la vie du cardinal, de complicité avec Pierre Le Tonnelier et Marie d’Estournel, dame de Gravelle. Mais la lecture des interrogatoires[19] de ces deux prévenus, dont l’un fut pendu et l’autre condamnée à la réclusion perpétuelle, nous a laissé tout à fait incrédule sur la culpabilité de Mathieu de Morgues. Mathieu de Morgues a dû avoir, il a eu certainement des intelligences et des correspondances en France, mais elles n’ont eu pour but que d’y ménager l’introduction de ses pamphlets.

Ce qui est malheureusement mieux établi et ce qui n’est guère moins contraire à cette singulière prétention d’abstention politique dont il se pique, c’est qu’il rédigea, au nom du cardinal-infant des manifestes adressés à l’Europe par la maison d’Autriche. Il ne lui restait plus après cela qu’à se faire son sujet, et c’est ce qu’il fit. Le 26 janvier 1638, il écrit à son imprimeur, Balthazar Moretus, chef de l’imprimerie plantinienne à Anvers, qu’il est devenu Flamand[20]. Ce reniement de sa patrie, cette adoption de la nationalité espagnole, affaiblissaient rétrospectivement sa polémique passée et par avance sa polémique future. Le châtiment ne se fit pas attendre, et ce fut le plus cruel qui puisse frapper un homme de parti, un homme de parti surtout qui lutte moins pour le triomphe de certaines idées que pour le triomphe d’un chef, car ce châtiment consista dans le désaveu tacite, mais non moins humiliant, de ce chef. Dominée par Fabroni, dont Mathieu de Morgues déplorait l’influence, Marie de Médicis avait quitté clandestinement les Pays-Bas avec la pensée de s’établir en Angleterre, et Mathieu de Morgues n’avait pas même été avisé de ce départ qui, en même temps qu’il lui infligeait un affront, amoindrissait beaucoup sa situation matérielle, car, si la reine perdait, par son brusque passage dans les Provinces-Unies, la pension de l’Espagne, dont l’hospitalité avait droit à plus d’égards, ses serviteurs perdaient du même coup les gages assignés sur cette pension. Après avoir renoncé, pour sa maîtresse, aux espérances d’un bel avenir en France, après s’être mis, par sa naturalisation, au ban de tous les Français, il ne lui restait que deux titres à l’estime des autres et de lui-même : sa régularité et sa distinction dans l’exercice de son ministère, et son dévouement à une grande et malheureuse princesse, dont les infortunes, dont les droits pouvaient, à la rigueur, aux yeux de juges indulgens, faire excuser l’oubli de tout le reste. Et voilà que cette princesse renversait elle-même la statue idéale qu’il avait érigée au péristyle de son œuvre pour faire apparaître, aux dépens de son panégyriste, la légèreté égoïste qui décidait souvent de sa conduite !

L’amertume qu’il en ressentit ne fut pas moins grande que légitime et, dans des lettres à Moretus du 24 août, du 2 septembre et du 6 octobre 1638, elle s’épancha avec une rudesse qui ne s’arrêta pas devant l’irresponsabilité dont jouissait alors le caractère royal.

La fortune lui réservait, pour le consoler d’un abandon qui démentait tout ce qu’il avait écrit et se jouait de tout ce qu’il avait fait, une fin de carrière qui a manqué à de plus dignes. La façon dont il fut accueilli en France, quand il y revint en 1643, indique qu’on ignorait ou qu’on feignait d’ignorer qu’il s’était fait le rédacteur des manifestes de la maison d’Autriche, qu’il était devenu sujet de l’Espagne. On ne voulut voir en lui qu’un adversaire et une victime de Richelieu, dont la mort amenait une détente universelle et une réaction assez puissante pour que le nouveau gouvernement, tout en restant fidèle à la politique du grand ministre, comptât avec elle. Mathieu de Morgues obtint la restitution de ses bénéfices, mit sa plume au service de Maznrin contre les Impériaux et les Frondeurs, jouit de la bienveillance d’Anne d’Autriche, se livra à la prédication et à la composition d’ouvrages d’édification, et se retira aux Incurables où il mourut au mois de décembre 1670, à l’âge de quatre-vingts ans, entouré d’une considération qui s’adressait à la fois à sa science, à son talent et, ce qui semble plus étrange, à son caractère. Destinée dont l’événement le plus intéressant pour nous, à savoir la transformation du secrétaire obséquieux et du publiciste officieux en libelliste acharné, nous dérobe en partie son secret ; personnage ambigu, sur la moralité duquel on éprouve quelque hésitation à se prononcer, pamphlétaire sans vergogne, ecclésiastique zélé et respectable ; œuvre indigeste et rebutante où l’animosité n’est tempérée et éclairée par aucune mesure, aucun discernement, aucune vue d’ensemble, aucune doctrine personnelle, où la grossièreté délasse seule de la fatigue, où ne manquent pourtant ni la force et la vigueur, ni un certain esprit laborieux, ni certains détails historiques dignes d’attention, mais dont le principal intérêt est d’offrir le dossier le plus complet des charges que les contemporains ont rassemblées contre Richelieu et dont quelques-unes ont été recueillies par la postérité.


IV

Marie de Médicis ne pouvait pas trouver auprès d’elle un champion plus dévoué, plus infatigable, plus rompu au métier de la plume que l’abbé de Saint-Germain. Ce n’est pas à lui pourtant qu’elle avait recours, quand elle avait besoin de s’adresser personnellement, officiellement au roi, aux pouvoirs publics, à l’opinion. Son interprète habituel dans ces circonstances, c’était son principal conseiller, celui qu’on appellerait le directeur de son cabinet politique, si ce titre n’était de nature à donner une idée très exagérée de l’importance des relations de la petite cour de Bruxelles avec les cours européennes, qui n’attendaient aucun avantage du séjour de la reine parmi les Espagnols et ne voyaient en elle qu’une princesse et une parente malheureuse. Ce conseiller s’appelait le Père Chanteloube. Par sa destinée, bien qu’il appartînt aussi à l’Eglise, par son caractère, par le ton de ses écrits, Chanteloube se distingue nettement de l’abbé de Saint-Germain. Celui-ci est avant tout, on l’a vu, un homme de lettres. Sorti d’une famille du Forez dont il mettait fièrement la noblesse au-dessus de celle des Du Plessis-Richelieu, élevé pour la carrière ecclésiastique et pourvu par conséquent d’une culture assez développée, Jacques d’Apchon, seigneur de Chanteloube, fut surtout, après comme avant son entrée dans la congrégation de l’Oratoire, un homme d’intrigue et d’action. On pourrait même ajouter que l’ardeur de la lutte l’aurait entraîné jusqu’au crime, s’il fallait accepter pour définitif l’arrêt du parlement de Metz qui le condamna par contumace à la roue, en 1633, comme instigateur des projets d’assassinat d’Alfeston et de Chavagnac contre le cardinal. Les déclarations de l’un et de l’autre établissent la complicité de Chanteloube, mais celui-ci affirme que le premier, au moment de subir le dernier supplice, a désavoué les siennes, et celles du second paraissent avoir été faites en dehors du tribunal. Quoi qu’il en soit, il est certain que Chanteloube ne reculait pas devant les coups de main, car c’est lui qui conçut et organisa la tentative d’enlèvement de la duchesse d’Aiguillon, et, pour que Gaston qualifiât de chanteloubade l’attentat dirigé contre Puylaurens, il fallait que celui dont il empruntait ainsi le nom fût considéré comme capable de tout.

Ce ne fut pas de sa plume que la reine mère se servit pour écrire au roi, le 21 juillet 1631, d’Avesnes, première étape de son exil volontaire, la lettre[21] par laquelle elle annonçait et justifiait son départ clandestin de Compiègne. Chanleloube ne faisait certainement pas partie de la suite de quatre personnes qui avait accompagné la reine et, s’il avait eu à écrire cette lettre, il l’aurait écrite autrement. La gaucherie de la forme y laisse apparaître l’outrageux défi à la vérité et à la vraisemblance qui en fait le fond. C’est à lui, au contraire, que nous croyons pouvoir faire honneur de la réponse[22] de la reine à celle que sa première lettre avait inspirée au roi ou plutôt à Richelieu et qui, dans des termes d’une réserve froide et hautaine, rétablissait la vérité de la situation. La réponse de Marie de Médicis est un appel pathétique au cœur du roi, le cri d’une mère qui ne demande, pour dissiper les malentendus et remettre les choses à leur place, qu’à voler dans les bras de son fils, à se jeter aux pieds de son roi. On ne pourrait la lire sans émotion, si on n’y démêlait, ne fût-ce qu’au ressentiment qui y éclate, la rhétorique sentimentale de l’artificieuse et vindicative Florentine. On peut la trouver maladroite en ce qu’elle n’ouvre la voie à aucune transaction, en ce qu’elle annonce tout le contraire d’un désarmement, en ce qu’elle défère au parlement la connaissance des griefs et des revendications de la royale victime contre son persécuteur et menace le roi, si jaloux de son autorité, de la réprobation et de l’intervention de ses sœurs, la duchesse de Savoie, les reines d’Espagne et d’Angleterre et du Souverain Pontife. Mais était-ce au lendemain de sa fuite, au moment où elle spéculait sur les embarras que son séjour et celui de Gaston chez les ennemis de la France semblaient devoir donner à Richelieu, que la reine mère pouvait penser à des concessions ; et, avant de songer à rien céder, ne fallait-il pas essayer de tout obtenir d’un mouvement du cœur, des scrupules de la conscience, de la lassitude causée par un ministre qui coûtait le sacrifice d’une mère ?

Le cœur de Louis XIII, quoi qu’on ait dit de son insensibilité, pouvait comprendre le langage chaleureux, presque éloquent, que le calcul, plus encore que l’amour maternel, avait dicté à Marie de Médicis ; mais l’effet de ce langage était affaibli par les résolutions agressives qui s’y mêlaient et par l’expérience, tout récemment renouvelée à Compiègne, des faux-fuyans par lesquels cette princesse se dérobait aux transactions fermes, aux solutions nettes qui doivent être le prix de concessions successives. Il n’y avait aucune sûreté, on le savait, à traiter avec elle, parce que le système du tout ou rien était son système, et que rien ne pouvait jamais la satisfaire que le triomphe de son idée fixe. Or l’idée fixe pour elle, en ce moment, c’était la ruine de Richelieu. Sa lettre du 5 août n’obtint même pas de réponse écrite.

Dans celle qu’elle écrivit au roi, de Bruxelles, le 20 décembre 1631, et dont nous attribuons également la rédaction à Chanteloube, elle ne changea pourtant pas de terrain. Le ton en fut seulement fort différent. Ce n’est plus une effusion maternelle appelant en retour une effusion filiale, ce n’est plus une scène attendrissante de famille à la veille de s’accomplir et dont le cardinal va faire les frais. C’est toujours une mère qui parle, mais cette fois une mère outragée plutôt que tendre, une mère qui remplit un devoir en ouvrant les yeux de son fils sur les progrès inquiétans de la grandeur du ministre ; c’est aussi une reine indignée de l’attentat commis contre le droit public européen par la saisie de son douaire et de ses biens. Même intransigeance, d’ailleurs. Elle est poussée si loin, que la reine répudie d’avance toute négociation avec son ennemi. Cet ennemi une fois chassé, une fois condamné par la justice à la requête de sa royale victime, elle ne met à son retour auprès du roi aucune condition ; elle ne demandera même pas la révocation des créatures du ministre dont elle a aussi à se plaindre ; elle bannira de son service tous ceux qui peuvent déplaire au roi ; elle y fera entrer tous ceux qu’il lui désignera ; elle n’aspire qu’à vivre en simple particulière auprès de lui[23].

Jusqu’ici l’interprète officiel de Marie de Médicis s’était contenté de faire valoir en faveur de sa maîtresse et contre Richelieu deux ordres de considérations : d’une part, la persécution exercée par un parvenu sans mérite et de petite naissance contre la veuve de Henri IV, contre la mère du roi et la belle-mère de trois princes souverains, contre la régente du royaume, contre sa bienfaitrice ; de l’autre, l’ambition insatiable du ministre réunissant dans ses mains toutes les parties du gouvernement, brisant toutes les forces indépendantes qui pouvaient mettre obstacle à cette concentration de pouvoirs et s’acheminant par degrés jusqu’au trône ou tout au moins jusqu’à un démembrement de la monarchie. Mais il était impossible de réduire la carrière de Richelieu à cette œuvre progressive et ténébreuse d’usurpation, impossible de faire abstraction du rôle qu’il faisait jouer à la France en Europe. Malheureusement, sur ce point, Chanteloube se montre aussi peu explicite, aussi insuffisant que Mathieu de Morgues. Ce n’est pas que son passé lui offrît, comme à celui-ci, des souvenirs embarrassans, mais la tâche de présenter et de justifier la politique de la reine mère en opposition avec celle du cardinal était probablement au-dessus de ses forces. Dans la Lettre de la reine mère à MM. du parlement[24], écrite de Bruxelles le 6 janvier 1632 et qui est de lui, la critique de cette dernière politique est en réalité éludée, tant elle est touchée d’une façon sommaire et inexacte, et l’exposé de celle de la reine mère n’est pas plus satisfaisant, car elle est réduite à l’union des deux couronnes, sans qu’on nous dise jusqu’où cette union doit aller, comment elle peut rester compatible avec l’intérêt et la dignité du pays.

Mais, si l’on ne trouve pas dans ce manifeste de Chanteloube ce que nous aurions aimé surtout à y trouver, le rapprochement instructif, encore que passionné, de deux politiques, le gros public, lui, y trouvait quelque chose qui devait lui faire une plus grande impression, l’éloge de la paix, — d’autant plus opportun et plus goûté qu’on redoutait, en cette année 1632, une rupture avec la maison d’Autriche, — l’évocation de l’image populaire de Henri IV sortant du tombeau pour recommander à son fils et à l’auguste sénat qu’il considérait comme une colonne de l’Etat cette paix, objet de sa dernière et plus chère pensée, de celle que la reine, confidente de ses desseins, avait recueillie si souvent de sa bouche et à laquelle elle avait été fidèle, les alliances de famille qui l’avaient cimentée, et le bonheur du peuple qui devait en être le fruit. Ce public-là fut certainement sensible à ces banalités et il ne se demanda pas si elles ne prêtaient pas au grand roi des sentimens différens des siens. Peut-être même ne se montra-t-il pas trop incrédule à l’accusation qui lui représentait Richelieu comme cherchant la guerre pour livrer à l’ennemi les places dont il avait le gouvernement ou s’en servir pour appuyer un soulèvement intérieur.

Chanteloube ne dissimula pas toujours sous le nom de la reine mère sa vieille animosité contre le cardinal ; il a publié aussi sous le sien une lettre au roi (1631) et une lettre à Richelieu. Dans la première, qui est une réponse aux lettres patentes qui avaient notifié aux gouverneurs de province la situation créée par la résistance passive de la reine mère à Compiègne, Chanteloube déclare que celle-ci n’aspire qu’à reconquérir les bonnes grâces de son fils et à vivre auprès de lui, et s’offre à prendre à la Bastille la place du médecin Vautier, dont les soins sont indispensables à sa maîtresse. La seconde présente les capucins comme se faisant, d’après les instructions du Père Joseph, les propagateurs des plus noires calomnies contre la reine mère, reproduit contre Richelieu l’accusation d’avoir trahi en 1620 à Angers celle dont il était censé servir la cause, lui reproche son ingratitude envers Vautier et La Vieuville, et dénonce, dans le panégyrique du cardinal d’Amboise publié par Hay Du Chastelet et où tout le monde reconnaissait Richelieu, l’aveu des visées usurpatrices de celui-ci.

Ces deux pamphlets attirèrent sur Chanteloube les rigueurs de la chambre de justice érigée à l’Arsenal le 14 juin 1631 et à laquelle s’était ajoutée, le 26 septembre, une chambre du domaine, établie à Troyes en vue de prononcer la confiscation des biens de ceux qui avaient suivi Gaston en Lorraine. Frappé par une juridiction d’exception, l’écrivain se fit de sa condamnation une arme contre ses juges, dont il qualifia la complaisance avec une légitime sévérité[25]. En même temps que l’indépendance de la justice, il sut intéresser à sa situation personnelle une autre grande cause, celle de la liberté de la presse. C’est bien elle qu’il défend sans la nommer, et presque sans le savoir, quand il revendique le droit de discuter et de critiquer les actes des ministres. Malheureusement, par la façon dont il les traite, par les récriminations banales et exagérées jusqu’à l’invraisemblance qu’il y môle, il compromet et trahit ces deux grands sujets, au lieu d’en tirer pour lui-même de la force et de l’éclat.

Pas plus que Mathieu de Morgues, Chanteloube n’eut donc l’honneur de diriger sur les points vulnérables de l’œuvre de Richelieu un de ces assauts auxquels l’opinion enrégimentée par une idée générale prête une irrésistible poussée. Pour ébranler avec son concours cette fondation du génie, il aurait fallu s’emparer des contradictions apparentes d’une politique qui continuait une tradition, mais dont le plan et la méthode échappaient à la masse moyenne du pays ; il aurait fallu rassembler dans une puissante synthèse toutes les mesures d’exception et de rigueur, tous les procédés empiriques, tous les expédiens du gouvernement, faire sentir au pays le prix que lui coûtait, que coûtait aux autonomies locales, à l’esprit, encore très vivant, de classe, de corps et de clocher, l’établissement de l’unité politique, faire appel aux tendances fédéralistes et individualistes auxquelles les guerres de religion et la Ligue avaient ouvert une libre carrière et que l’administration autoritaire de Henri IV était loin d’avoir entièrement comprimées. A la France, que le grand ministre entreprenait de refondre et de forger, il aurait fallu opposer la vieille France, embellie de la séduction que présente toujours une société animée par la fermentation et l’éclosion de la vie, alors même que cette société est tumultueuse et anarchique ; il aurait fallu rappeler à la noblesse, hier encore féodale, à la bourgeoisie urbaine ses droits historiques, ses titres méconnus, il aurait fallu réveiller dans les âmes ces instincts de justice abstraite, d’envie et de révolte qui font les révolutions. Quel magicien, parant le passé de si belles et si menteuses couleurs, dissimulant tant de récentes misères, aurait eu la puissance d’évoquer, pour rabaisser celle de son temps, cette France devenue, grâce aux prestiges de l’imagination, harmonieuse en ses disparates, respectueuse de toutes les traditions, de tous les privilèges, de toutes les forces sociales ? Nul autre assurément qu’un théoricien politique, épris et nourri des antiquités nationales, aussi attaché par les illusions que par la science à l’âge d’or de la monarchie française, ayant tiré de cette science et de ces illusions des vues générales sur le présent et l’avenir de son pays, un érudit, un penseur, un écrivain, comme, par exemple, l’auteur du Franco-Gallia, François Hotman.

Si tout manquait à Chanteloube pour se porter contre son grand adversaire le défenseur du droit national, il savait du moins présenter une thèse d’une façon spécieuse, avec art et avec une gravité dont Mathieu de Morgues, on le sait, s’affranchissait souvent. Jamais ces qualités secondaires ne se sont montrées d’une façon plus avantageuse que dans la Lettre d’un vieux conseiller d’État à la reine mère. C’est Chanteloube, en effet, que nous croyons reconnaître dans ce vieux conseiller d’État, qui se donne comme éloigné de Marie de Médicis, et qui, en réalité, écrit auprès d’elle. Depuis le jour où il protestait contre le caractère exceptionnel de la juridiction qui l’avait frappé, deux années se sont écoulées, et ces deux années ont vu tomber les illusions des réfugiés de Bruxelles, s’aigrir leurs rapports, s’amollir l’intransigeance que l’on décorait du nom de dignité, naître l’idée de capitulations peu honorables, parce qu’elles ne sont pas sincères, et qui resteront inutiles, parce qu’elles ne trompent pas l’adversaire. Le péril qui résultait pour la France et pour Richelieu de la coïncidence du séjour du frère et de la mère du roi au milieu de nos ennemis et du concert qui aurait pu s’établir entre eux pour autoriser et diriger une invasion, ce péril s’est dissipé par la soumission et le retour du premier, non sans que les démêlés de ses partisans avec ceux de Marie de Médicis aient scandalisé Bruxelles. La mort de l’infante Isabelle a privé la royale fugitive des égards et d’une affection qui étaient pour elle une source de consolations. L’union, on le devine plus encore qu’on ne le voit, ne règne pas entre ses compagnons d’exil, et il en est peu dont la fidélité ait su résister aux tentations du cardinal. C’est l’histoire attristante de ses avances et des exigences croissantes de Richelieu que Chanteloube nous a racontée. Sa lettre est un mémoire justificatif de la conduite de sa maîtresse dans cette longue négociation, mémoire très habilement fait et qui se termine par l’apologie des trois serviteurs dont le cardinal exige, comme conditions du retour de la reine mère, l’extradition et la comparution devant ses cours de justice : Fabroni, Mathieu de Morgues et Chanteloube lui-même. La pitié que celui-ci a réussi à obtenir pour l’exilée ne doit pas nous faire oublier d’ailleurs qu’au moment même où son ennemie semblait dépouiller son animosité, le cardinal avait les preuves que cette animosité restait toujours active.


Gaston d’Orléans fut pour le ministre, en sa qualité d’héritier présomptif, un adversaire beaucoup plus redoutable que Marie de Médicis. Il groupait autour de lui un état-major où l’on comptait des personnages dont le rang et l’influence sociale semblaient devoir lui donner une armée, et, s’il ne réussit pas à la recruter, cela tint moins encore à son incapacité et à son peu de popularité qu’à la lassitude des guerres civiles et à l’attachement à la royauté qui dominaient dans le pays. Autant l’intérêt et le plan de Richelieu étaient de laisser la reine mère s’user à l’étranger dans l’abandon et l’impuissance, autant il lui importait d’arracher l’héritier de la couronne aux ennemis de la France et de le ramener auprès du roi en satisfaisant ses exigences et celles de son entourage. Toujours à la veille de déserter son pays ou celui qui lui avait donné asile, toujours occupé à négocier une défection, Monsieur ne pouvait s’attacher des serviteurs aussi dévoués à sa cause qu’ils l’étaient à celle de sa mère. Cette cause a inspiré des déclarations officielles, des manifestes, non ce qu’on peut appeler une campagne de presse ; et le foyer d’intrigues dont Gaston a été le centre, beaucoup plus grave pour la sécurité du pays, a été beaucoup moins fécond pour la littérature militante.

Celui qui se chargea de faire parler ce prince, quand il eut besoin de faire appel à l’opinion, fut un personnage bizarre, dont la tête ne passait pas pour bien saine, dont Richelieu avait cru acheter l’influence auprès de son maître par une charge de président à mortier qui n’avait rien coûté à son titulaire et par une promesse de présentation au cardinalat, le président Le Coigneux. Il est nécessaire de rappeler les circonstances dans lesquelles les déclarations et les manifestes publiés sous le nom de Monsieur et dus à la plume de Le Coigneux ont été écrits. Gaston s’est retiré dans son apanage, à Orléans, et cherche à réunir l’argent et les troupes nécessaires pour tenter une prise d’armes, tandis qu’à Compiègne, la reine mère, avec qui il est d’intelligence, se dérobe à toutes les instances pour l’amener à se retirer dans une ville de son douaire et affecte les apparences d’une prisonnière. Louis XIII marche sur Orléans. Son frère n’est pas prêt à la lutte, il ne le sera jamais. Le 10 mars 1631, Le Coigneux rédige en son nom une lettre où se manifestent les alarmes du prince, ses dispositions pacifiques, et le désir d’arrêter la marche de l’armée royale. Le porteur de cette lettre, Chaudebonne, est chargé d’offrir verbalement l’éloignement de Le Coigneux. Gaston, qui s’est assuré l’appui du duc de Bellegarde, gouverneur de Bourgogne, bat en retraite dans cette province et entre à Seurre, dont cette complicité lui ouvre les portes. Le roi le poursuit, fait enregistrer à Dijon, le 30 mars, des lettres patentes déclarant criminels de lèse-majesté les fauteurs de la rébellion, Le Coigneux, le comte de Moret, les ducs de Bellegarde, d’Elbeuf et de Roanne/, Puylaurens, Montsigot, Chanteloube, et c’est près de Dijon, à Baigneux, qu’il reçoit, le 3 avril, une lettre de son frère, écrite à Besançon et destinée à la publicité. C’est la première fois que nous pouvons apprécier l’argumentation de l’interprète habituel de Monsieur, sa méthode, ses moyens et son art de polémiste, car, à la différence de la première, cette lettre est vraiment un manifeste. Ce polémiste s’y montre sensiblement inférieur à ceux de la reine mère. Captivité prétendue de Marie, desseins de Richelieu sur la personne de l’héritier du trône, sollicitude pour la misère du peuple, irresponsabilité du roi et responsabilité exclusive du ministre dans les malheurs publics, nous retrouvons là tous les lieux communs avec lesquels les pamphlets partis de Bruxelles nous ont familiarisés, mais jamais ils n’ont été exploités avec moins de vigueur, moins de verve et moins d’esprit.

L’espoir de triompher de Richelieu par une intrigue de cour, d’arracher sa disgrâce à Louis XIII par les importunités d’une mère, d’une femme, d’un frère, de l’entourage intime, avait été déçu par la Journée des dupes ; et le parti qui y avait échoué, maintenant frappé et dispersé, était réduit à l’impuissance. C’était désormais par un mouvement d’opinion en même temps que par un appel aux armes qu’on cherchait à le renverser, mais l’opinion a peu de force, elle risque de s’épuiser en efforts stériles et de tomber dans le découragement, quand elle n’est pas dirigée par certains corps organisés, par certaines institutions indépendantes et autorisées. C’est au parlement que ce rôle convenait le mieux et son attitude pouvait faire espérer qu’il ne s’y déroberait pas. Aussi Gaston fit-il passer par lui les provocations à la rébellion qu’il adressait au pays et sembla-t-il donner à une lutte politique la forme d’une action judiciaire. Le 11 avril, il lui présentait une requête par laquelle il protestait contre la déclaration royale rendue contre lui le 30 mars et se portait partie contre Richelieu. Le 30 mai, c’était une requête en récusation qu’il introduisait contre le premier président Lejay. En même temps, sous le titre de lettre au roi, il adressait au parlement, qui refusait d’en prendre connaissance, un manifeste qui est le réquisitoire le plus ample et le plus étudié que la plume de Le Coigneux ait enfanté contre le cardinal. Cette pièce n’est d’ailleurs originale ni par le fond ni par la forme, et l’on y retrouve plus d’un trait commun aux pamphlets écrits au nom de la reine mère. C’est d’abord l’imputation que les desseins du ministre ne menacent pas moins le roi que sa mère et son frère ; qu’ils ne visent à rien moins qu’au trône ou à une souveraineté indépendante dans le royaume. Ce sont les mêmes accusations ou les mêmes insinuations à propos de la mort des ennemis du cardinal, Chalais, le grand prieur de Vendôme, Ornano, Bérulle, Fancan. Nous avons déjà lu bien souvent ailleurs la dénonciation des charges, des gouvernemens, des trésors que Richelieu accumule dans ses mains et qui servent d’acheminement à son usurpation. Le thème sur les misères du peuple nous est également bien connu. Ce qui appartient en propre à l’élucubration du chancelier de Gaston, c’est l’histoire des rapports de ce dernier avec le cardinal. Toutes ces redites sont présentées d’ailleurs de la façon la plus fastidieuse et la plus traînante.

Chacun de ces appels directs à l’opinion amenait une riposte immédiate du gouvernement. C’était des observations sur la lettre remise au roi le 3 avril par Briançon, sur la requête au parlement du 11 du même mois, sur le long manifeste du 30 mai ; c’était une lettre du roi à Monsieur du 14 juillet ; c’était une déclaration du 26 mai en faveur du cardinal et contre ses calomniateurs. Autant les accusations étaient vagues, téméraires et fragiles, autant l’expression en était molle et filandreuse, autant, au contraire, les contradictions qui leur étaient opposées frappent par leur netteté ou leur dédaigneuse ironie, autant le ton dont parlait le roi s’imposait par sa gravité, par sa nerveuse précision, par sa royale dignité, à tel point que Richelieu, confiant que le public ferait la différence de ces deux langages et des deux causes qui l’inspiraient, se sentant d’ailleurs débordé par la profusion des manifestes et des libelles, prenait le parti d’en faire publier plus d’un en le faisant suivre de sa réfutation.


V

Œuvres de circonstance, dépourvues de ces vérités permanentes, de ces sentimens universels, de cet attrait du talent, qui défendent contre l’oubli certaines productions de ce genre, les pamphlets et les manifestes que nous venons de passer en revue ne paraissent pas avoir survécu aux passions qui les ont fait naître. Mais il y a pour les écrits et pour les auteurs une autre immortalité que celle qui perpétue le souvenir de leurs titres et de leurs noms : il y a celle dont bénéficient leurs idées, et c’est précisément quelquefois le triomphe de ces idées, leur adoption par la masse du public qui fait tomber dans l’oubli les hommes et les œuvres à qui elles sont dues. Comme l’abeille meurt sur la blessure qu’elle a faite, la notoriété de l’œuvre et de l’auteur disparaît alors dans le succès de la cause qu’ils ont rendue victorieuse. Les écrits des défenseurs de Marie de Médicis et de Gaston d’Orléans auraient-ils obtenu cette immortalité anonyme ? Ont-ils formé l’opinion que la postérité se fait de Richelieu, y sont-ils entrés du moins pour quelque chose ?… Mais d’abord quelle part faut-il leur faire dans celle des contemporains ?

Ce n’est, en tout cas, ni une large publicité, ni la curiosité et l’empressement du public qui leur ont manqué pour exercer de leur temps une grande influence. Ecrits à la main ou imprimés, le plus souvent à Nancy et à Bruxelles, ils étaient placardés ou jetés par paquets, la nuit, dans les rues et les maisons. Certains libraires-imprimeurs se hasardaient même à en vendre. Leurs propagateurs se faisaient un jeu de braver l’autorité jusque chez elle : le garde des sceaux en trouvait parmi ses papiers, et les passans s’attroupaient pour lire sur la porte du Louvre un distique infâme contre l’honneur du roi et pour regarder sur les murs de l’Hôtel de Ville un tableau représentant Louis XIII et le cardinal dans une posture digne de l’Arétin[26].

Le lieutenant civil ne négligeait rien pour empêcher cette publicité : perquisitions chez les libraires, interdiction du colportage à d’autres qu’aux colporteurs du Châtelet et du Palais, agens secrets d’information, emprisonnement, condamnation au l’eu des exemplaires saisis[27]. Les pénalités allaient parfois jusqu’aux galères et à la mort. C’est ainsi que Claude du Venant et Jean Gallard furent condamnés par la chambre de l’Arsenal, le premier à avoir la tête tranchée, le second aux galères à perpétuité, pour avoir semé et affiché des libelles qu’ils avaient apportés de Bruxelles[28]. Mais ni la vigilance de la police ni les sévérités de la justice ne pouvaient avoir raison du zèle des distributeurs, de la cupidité des libraires et de la curiosité du public.

L’avidité de ce public pour de pareils écrits n’implique pas d’ailleurs sa foi dans leur véracité. Satirique et clandestine, cette littérature avait le double attrait de flatter la malignité publique et le goût du fruit défendu, et c’est assez pour expliquer son succès. Il reste donc à savoir si ses nombreux lecteurs se représentaient Richelieu sous les traits qu’elle lui donnait. Le personnage qu’on leur dépeignait était un gentilhomme de petite noblesse, en dépit des généalogies complaisantes qui le faisaient descendre de Louis le Gros ; s’étant montré, par l’acceptation sous bénéfice d’inventaire de la succession paternelle, moins soucieux de la mémoire de son père que de la solidarité de ses dettes ; évoque avant l’âge canonique grâce à la fourberie avec laquelle il avait joué le Pape ; ayant déconsidéré sa jeunesse par son incontinence ; ministre sans scrupule du gouvernement arbitraire du maréchal d’Ancre ; trahissant sa maîtresse, Marie de Médicis, pour un chapeau de cardinal ; excitant l’ambition de Monsieur et la dénonçant au roi de façon à créer entre les deux frères des méfiances dont il profitera ; persécutant avec acharnement la reine mère, à qui il doit tout ; se débarrassant, par un simulacre de justice ou par le crime, de tous ceux qui gênent ses vues ambitieuses ou qu’il a rendus dépositaires de secrets compromettans ; faisant succéder à l’âge d’or de la régence, qui a fait bénir le nom de Marie de Médicis, une guerre injuste et funeste, entreprise, avec l’alliance des hérétiques, contre nos voisins, le duc de Savoie, le roi d’Espagne, l’Empereur et qui inflige à l’Église et à l’humanité des maux lamentables ; réduisant le peuple par sa fiscalité à vivre d’herbe et de racines ; abolissant les charges de connétable et d’amiral, pour les rétablir, sous d’autres titres, à son profit ; se faisant donner des gouvernemens qui mettent dans ses mains une province maritime comme la Bretagne, le cours de la Seine du Pont-de-l’Arche au Havre, les salines de l’Aunis par Brouage ; puisant librement dans l’épargne ; s’entourant d’une maison militaire ; maître par lui-même ou par ses créatures de tous les grands services publics et des clefs du royaume, et se préparant à en déposséder le roi ou au moins à s’y cantonner contre lui.

Ces imputations reproduisaient, en les fortifiant de l’autorité de la lettre moulée, des bruits populaires, dont quelques-uns se retrouvent dans les propos d’une partie des honnêtes gens de la cour et de Paris au lendemain de la mort de Richelieu, tels que les rapporte Goulas[29], le sous-secrétaire des commandemens de Gaston d’Orléans. L’impression qu’elles produisaient était balancée dans l’esprit public par celle des succès d’une politique qui unissait souvent l’éclata l’importance des résultats. En regard des appréciations malveillantes auxquelles cette mort donna cours, Goulas a mis les témoignages d’admiration qu’il avait recueillis dans le même milieu sur les fruits glorieux du génie et de l’administration du défunt. C’est que le public n’était pas moins patriote que crédule et frondeur ; c’est qu’en écoutant et en répétant avec complaisance les diffamations, les inventions de la malignité et de la haine, il jouissait de la gloire du pays et s’inclinait devant celui à qui elle était due. Il est donc vrai de dire que l’impopularité de Richelieu ne fut pas plus grande que celle de tout autre gouvernement et qu’elle le fut beaucoup moins que celle de Concini, de Luynes et de Mazarin. Cette impopularité n’a été que la revanche de l’esprit de dénigrement et du libertinage des peuples, comme dit Retz, contre tous les pouvoirs forts. Les factions qui ont conspiré sans cesse contre la fortune et la vie du cardinal n’ont jamais rallié le peuple à leurs desseins, jamais intéressé le pays à leur succès. Les séditions populaires, où le cri public exhale si sincèrement les passions profondes de la foule et où la haine du favori s’oppose si habituellement à la fidélité au roi, ne l’ont jamais désigné comme personnellement responsable des souffrances qui les ont presque toujours provoquées. L’accueil fait par les villes à la prise d’armes de Gaston en 1632 est un symptôme significatif des sentimens de la bourgeoisie provinciale, c’est-à-dire, en somme, de l’élément le plus important du pays par le sang-froid, la possession de soi-même. Le Duc d’Orléans avait pris le titre de lieutenant du roi pour la réformation des abus et des désordres introduits dans le gouvernement de l’État par le cardinal de Richelieu, conviant clairement par-là tous les ennemis de l’arbitraire ministériel à se réunir sous son drapeau ; il marchait pour opérer sa jonction avec Montmorency, si aimé dans son gouvernement de Languedoc ; les États de cette province défendaient contre le cardinal, qui voulait y introduire les élus, leur privilège traditionnel de faire répartir et lever par leurs agens le don gratuit et rien ne pouvait davantage les jeter dans la rébellion que leurs alarmes pour un si cher intérêt. Et cependant, de même que les villes de la Bourgogne, du Bourbonnais, de l’Auvergne et du Rouergue avaient refusé d’ouvrir leurs portes à l’héritier de la couronne, celles du Languedoc, Albi, Carcassonne, Narbonne, Montpellier, Nîmes, Beaucaire fermèrent les leurs au gouverneur. Il y a, dans la vie de Richelieu, un épisode qui, tout en étant, en réalité, moins concluant que cette muette manifestation, a l’air de l’être davantage, parce qu’il met sa personne même en cause. C’est l’année de Corbie. Les coureurs croates poussent leurs reconnaissances jusqu’à Compiègne. A Paris, la fermentation contre le cardinal est à son comble, les placards se multiplient, les pasquins circulent impunément, la foule s’en approprie et en répète les accusations, il est hué quand il passe dans les rues. Voilà bien l’impopularité. Mais attendez. Richelieu monte en carrosse ; il se fait conduire, escorté seulement de quelques laquais, aux endroits les plus fréquentés, il parle à la multitude le langage que lui dictent son patriotisme et son esprit d’à-propos, et, sur son passage, l’effervescence tombe, le silence se fait, la sympathie s’éveille. Le soulèvement de l’opinion contre un gouvernement après de graves revers militaires est une chose trop habituelle, le revirement qui, dans cette circonstance, a transformé ce soulèvement en élan de confiance et de patriotisme a été trop instantané pour qu’on puisse voir dans cet épisode l’indice d’une véritable impopularité ; il ne nous donne, en réalité, qu’une preuve de plus de la mobilité populaire.

Aucun de nos lecteurs, d’ailleurs, ne se méprendra sur notre pensée, aucun ne nous prêtera l’intention paradoxale de vouloir insinuer que Richelieu ait été à quelque degré populaire. La conception altière et sereine que ce grand homme se faisait de l’autorité, sa réserve facilement hautaine et ses instincts aristocratiques lui épargnèrent jusqu’à la tentation de rechercher cette faveur précaire qui ne s’obtient jamais sans un certain abaissement moral, sans un certain affaiblissement matériel, et qui ne pouvait venir spontanément à lui, car il ne lui fut pas donné de procurer au peuple la paix et l’allégement des charges publiques, qui sont ù ses yeux les premiers des biens. On le comprend, ce que nous cherchons ici, c’est à nous rendre compte du crédit des pamphlets sur l’esprit public et de l’aliment fourni par l’esprit public aux pamphlets, de la complexité des sentimens qui régnaient dans l’ensemble et dans les diverses classes du pays à l’égard de Richelieu. Or, parmi ceux qu’il inspirait, l’impopularité n’a pas la gravité ni la généralité auxquelles on pouvait s’attendre ; elle ne dépasse pas celle à laquelle n’échappent jamais les gouvernemens qui gèrent avec fermeté et intelligence de l’avenir, au prix de lourds sacrifices, les intérêts permanens d’un peuple. Ce qui domine chez les contemporains, à part les réserves que nous ferons tout à l’heure, c’est la satisfaction à laquelle les Français furent toujours si sensibles, de se sentir gouvernés et bien gouvernés ; c’est l’orgueil patriotique, c’est une crainte respectueuse, c’est l’admiration. Qu’on écoute les écrivains qui, de son vivant et au lendemain de sa mort, ont exprimé sur lui l’opinion de l’élite de la société : Malherbe, Balzac, Fontenay-Mareuil, Montglat, Mme de Motteville, Goulas, Voiture, Retz, La Rochefoucauld, tous rendent hommage à son génie, les uns de bon cœur et même avec enthousiasme, les autres parce qu’ils ne peuvent s’empêcher de reconnaître une importune vérité. C’est déjà l’histoire qui parle par l’organe de ces témoins passionnés, dont plus d’un ne s’est probablement pas fait faute de répéter les propos mis en circulation par les libelles, mais qui, le jour où ils ont cru s’adresser à la postérité, n’ont pu se défendre de le faire en historiens. Un air imposant de grandeur commençait déjà à apparaître comme le trait dominant du caractère et de la carrière de celui qui avait laissé après lui tant de ressentimens et à discréditer ou à réduire à une importance secondaire les imputations répandues par la satire sur l’homme public et l’homme privé. Ces imputations continuaient toujours pourtant à fournir des armes à une opposition où entraient des rancunes personnelles et des rancunes de classes, l’impatience de toute autorité, la lassitude causée par tous les pouvoirs qui durent et qui tendent sans relâche les ressorts de l’énergie nationale, l’humeur critique des idéologues, l’instinct anarchique de la lie du peuple. « M. le curé de Saint-Jean, docteur de Sorbonne et grand homme de bien qui a un amour passionné pour V. E., — écrivait à Richelieu, le 8 août 1636, un dominicain qui lui était tout dévoué, le P. Carré, — me disait que le peuple de la bourgeoisie (sic) estoit à présent appaisé et qu’il ne fallait craindre que les gros millords qui ne peuvent supporter votre très sage gouvernement et la racaille du peuple, comme crocheteurs, etc. C’est pourquoi, sauf meilleur avis, V. E. me pardonnera si je prends l’hardiesse de lui représenter en toute humilité qu’elle ne devrait pas aller par la ville si peu gardée et accompagnée comme on m’a dit qu’elle fait à présent[30]… » À ces deux classes d’ennemis placés aux deux extrémités de la société il faut joindre une minorité d’intellectuels, esprits chagrins et chimériques, contempteurs systématiques de toute autorité, qui se piquaient de n’être pas dupes du prestige et de la séduction que Richelieu exerçait sur la majorité de la classe lettrée et particulièrement sur tous ceux de cette classe qui appartenaient au clergé ; ceux-là ne voulaient voir dans Richelieu qu’un tyran, et de ceux-là le type le plus caractéristique fut peut-être ce parfait original de Gui Patin.


VI

La postérité a donc commencé pour Richelieu dès le lendemain de sa mort ; on peut même dire de son vivant. C’est avec le caractère d’un grand homme d’Etat qu’il est entré dans l’histoire. Ce caractère a été confirmé par les succès posthumes de sa politique et de son administration ; nous voulons dire, par les traités de Westphalie et des Pyrénées, par l’omnipotence et l’éclat de la monarchie de Louis XIV, bien que la monarchie despotique de Louis XIV soit plutôt une déviation qu’une évolution logique de la monarchie pure conçue par Richelieu. Ni l’avènement du dogme de la souveraineté populaire, ni la substitution de la politique des nationalités à la politique d’équilibre n’ont sensiblement porté atteinte à son prestige, et il semble que ce prestige a dû se ressentir moins encore de la campagne de diffamation dont nous venons d’étudier l’inspiration et les procédés dans l’œuvre de celui qui l’a menée avec le plus de persévérance et de verve. Il n’en a pourtant pas été ainsi.

Dans cette campagne, certains moyens d’attaque n’ont eu, il est vrai, qu’un effet restreint et passager ; la thèse d’un Richelieu rêvant d’usurper la couronne, comme les Guises avaient failli le faire, cette thèse si familière à la polémique du temps n’a peut-être pas fait, même à l’époque où elle s’est produite, beaucoup de dupes et n’est arrivée en tout cas jusqu’à la nôtre que comme une balle morte sur un but hors de portée, mais celle qui l’a présenté comme un tyran, mais les imputations dirigées contre l’homme même sont entrées et sont restées dans les parties vives. On s’étonnera peut-être que des écrits presque entièrement oubliés, rarement consultés par les historiens eux-mêmes, aient pu faire des blessures aussi durables. Mais il ne s’agit pas ici d’une influence directe ; ce n’est pas dans les écrits de Mathieu de Morgues et de ses émules que nos contemporains ont puisé les impressions qui ont profondément altéré la physionomie morale de Richelieu. Il faut se rappeler que ces pièces satiriques ont eu, de leur temps, beaucoup de lecteurs ; qu’après avoir, pour la première fois, vu le jour sous la forme légère de livrets répandus à profusion comme le sont les œuvres de propagande, elles ont été reproduites dans de gros recueils et sont devenues, par leur réunion, des livres de bibliothèque. Elles ont, grâce à cette publicité étendue et prolongée, vulgarisé certains traits de caractère qui ont éloigné la sympathie de celui à qui on ne pouvait guère refuser l’admiration : insensibilité, ingratitude, fourberie, esprit vindicatif, légèreté de mœurs, cupidité, cruauté. La dénonciation de ces vices et des vues tyranniques au profit desquelles ils s’exerçaient est passée des pamphlets dans un ouvrage historique trop consulté et trop lu, bien qu’il ne justifie cette confiance et ce succès, ni par l’abondance des informations, ni par l’impartialité, ni par la critique, l’Histoire de Louis XIII du renégat Michel Le Vassor. Les accusations mises en circulation par les libelles, consacrées par un historien qui jouit d’un crédit usurpé, ont été adoptées et popularisées par le roman et le théâtre, qui ont besoin, pour réussir, de compter avec l’idée que le public se fait des personnages qu’ils mettent en scène et qui trouvent dans les antithèses psychologiques un de leurs plus puissans effets ; de là une figure où les passions mesquines et odieuses de l’homme s’opposent aux entreprises glorieuses du ministre. En même temps que la littérature d’imagination, plus soucieuse, comme c’est son droit, de l’intérêt dramatique que de la vérité, exploitait des préventions déjà fort répandues, une certaine philosophie de l’histoire de France, née en partie des échecs de la monarchie constitutionnelle, s’en prenait à Richelieu du développement historique imposé à notre pays par l’impuissance politique de la noblesse et du Tiers-État. Comme si ce n’était pas assez, pour assombrir son image, des libertés de la fiction et des faux systèmes des historiens, son prestige était menacé par les maladies qui entamaient l’âme française. Scepticisme politique, cosmopolitisme de dupe, philanthropie complice, discrédit de l’autorité, même chez ceux qui avaient reçu de leur naissance la charge de la défendre, charlatanisme démocratique, individualisme anarchique, c’est l’honneur de sa mémoire d’avoir à redouter tout ce qui met en péril l’unité morale sur laquelle s’appuie, à travers les fortunes diverses des générations et les variétés ethniques, l’existence nationale. Il ne nous appartient pas de rechercher pourquoi ce mouvement de désagrégation sociale a encore laissé cette mémoire si grande ; d’expliquer comment un homme qui eut le courage de tout sacrifier à l’intérêt public, qui heurte autant notre insouciance et notre dilettantisme par le sérieux qu’il mit à tout, qui a écrit, notamment sur le peuple et sur le danger de la clémence, des vérités si déplaisantes pour nos illusions et notre sensiblerie, qui eut au suprême degré ces entrailles d’Etat que Metternich admirait chez son maître, l’empereur François ; comment cet homme règne encore, après deux siècles et demi qui ont changé tant de choses, sur les esprits sinon sur les cœurs ; pourquoi il est un de ceux chez qui le pays va d’instinct admirer, quand il veut fortifier sa confiance en lui-même, les qualités fondamentales de notre race. C’est en cherchant à déterminer l’influence de la polémique hostile à Richelieu que nous avons été amené à indiquer comment sa mémoire est encore intéressée dans les vicissitudes de l’esprit public ; nous reviendrons à notre sujet en constatant qu’à l’origine des altérations avec lesquelles elle est arrivée jusqu’à nous, on trouve des pamphlets, que, dans le courant d’opinion qui s’est établi sur son compte et où domine l’admiration à l’exclusion de la sympathie, une littérature passionnée, sans scrupule, a apporté un élément suspect, infiltré un venin qui n’est pas resté inoffensif.


G. FAGNIEZ.

  1. Mathieu de Morgues devait ce titre à son pays d’origine et non à une abbaye dont il aurait été le bénéficier.
  2. Cette esquisse biographique est empruntée en grande partie à l’Essai sur la vie et les œuvres de Mathieu de Morgues, publié par M. Perroud dans les Annales de la Société d’agriculture, sciences et arts du Puy, t. XXVI, année 1863. Nous y avons ajouté le résultat de quelques découvertes personnelles.
  3. Réponse à la Remontrance de Mathieu de Morgues, par Drion, Bibl. nat.. mss. franc., 641.
  4. Lettre d’un vieux conseiller d’État à la reine mère, par Chanteloube.
  5. La dernière de ses publications dans ce genre semble avoir été : Le Droit du roi sur les sujets chrétiens à ceux de la religion p. r.. 1622.
  6. Reparties sur la très humble et très importante remontrance au Roi. Lettre de change protestée.
  7. Reparties sur la réponse
  8. Lettre de change protestée.
  9. Vrais et bons advis de François Fidèle. Reparties sur la réponse.
  10. Réponse à la Remontrance, par Drion.
  11. Reparties sur la réponse
  12. Richelieu à Béthune, mai 1627. Avenel, t. II. p. 468.
  13. Dans une lettre à Jacques Dupuy, du 28 décembre 1626, Peiresc signale les inquiétudes de Saint-Germain, dont il était l’ami, au sujet de ses bulles, et ajoute : « L’on lui fait difficulté sur la conséquence de tenir un homme de ses sentimens si proche d’Italie, lesquels par contagion il pourroit communiquer au voisinage. » Dans une autre lettre au même correspondant du 1er août 1627, il regrette qu’un personnage de cette qualité soit perdu pour la Provence et pour lui. Cf. la Correspondance de Peiresc, publiée par Tamizey de Larroque.
  14. Peiresc à Dupuy, 1er août 1627.
  15. Original autographe. Archives des Affaires étrangères, France 797, fol. 139, 160.
  16. Lettres, déclarations, manifestes de S. A. de Savoie examinés, intentions de S. M. et actions du cardinal de Richelieu justifiées par les réponses de la Bressante à un Savoyard (1630), par François de Vellay, seigneur de Bressan. Voy. Reparties sur la réponse
  17. Reparties sur la réponse… Goulas raconte dans ses Mémoires (éd. Constant, t. 1, p. 115-116) qu’il rencontra à Besançon Mathieu de Morgues et son frère, qui venaient de quitter la France pour se rendre à Bruxelles. Il a antidaté cette rencontre en la plaçant en avril.
  18. Archives des Affaires étrangères, France 814, fol. 231-233.
  19. Ibid., fol. 60-64, v°.
  20. Henrard, Mathieu de Morgues et la maison Plantin dans Bulletin de l’Académie royale des sciences. Bruxelles, 1880.
  21. Mercure français, t. XVII, 343, année 1631.
  22. Cousin, Mme de Hautefort : Appendice, note 3, p. 337. — Henrard, Marie de Médicis dans les Pays-Bas. — Le Vassor, III, 684 (avec quelques altérations).
  23. Pièces curieuses en suite de celles du seigneur de Saint-Germain.
  24. Pièces curieuses en suite de celles du seigneur de Saint-Germain.
  25. Lettre du P. de Chanteloube aux nouvelles chambres de justice, Bruxelles, 14 août 1632. Pièces curieuses en suite de celles du sieur de Saint-Germain.
  26. Mémoires inédits de Claude Courtin, Bibl. de l’Arsenal, ms. 4661, fol. 268.
  27. Le lieutenant civil Moreau à Richelieu, 22 et 28 mai 1631. Archives des Affaires étrangères, France, 798, fol. 266, et Avenel, t. IV, p. 167. 22 juin 1632, France, fol. 322. Journal ms. d’Hautin à la Bibl. Méjanes à la date du 23 février 1632.
  28. Moreau à Richelieu, 4 août 1632, Gazette de France, 6 août 1632. Mémoires de Richelieu, t. II, p. 408.
  29. Mémoires, t. Ier, p. 414, 416.
  30. Archives des Affaires étrangères, France, 821, fol. 166.