Hetzel (tome 3p. 26-58).


II

UNE EXPÉRIENCE DU DOCTEUR.


Le passager, auquel on n’a rien dit de la destination du navire qui le porte, ne peut deviner sur quel point du globe il met le pied, lorsqu’il débarque à Gibraltar.

Tout d’abord, c’est un quai, coupé de petites darses pour l’accostage des embarcations, puis le bastion d’un mur d’enceinte, percé d’une porte sans caractère, ensuite une place irrégulière, bordée de hautes casernes qui s’étagent sur la colline, enfin l’amorce d’une longue rue, étroite et sinueuse, qui a nom Main-Street.

Au débouché de cette rue, dont le macadam reste humide par tous les temps, au milieu des portefaix, des contrebandiers, des cireurs de bottes, des vendeurs de cigares et d’allumettes, entre les baquets, les fardiers, les charrettes de légumes et de fruits, vont et viennent, dans un pêle-mêle cosmopolite, des Maltais, des Marocains, des Espagnols, des Italiens, des Arabes, des Français, des Portugais, des Allemands, — un peu de tout enfin, même des citoyens du Royaume-Uni, qui sont plus spécialement représentés par les fantassins à veste rouge et les artilleurs à veste bleuâtre, coiffés de ce tourteau de mitron, lequel ne tient sur l’oreille que par un miracle d’équilibre.

On est pourtant à Gibraltar, et cette Main-Street dessert toute la ville, depuis la Porte de Mer jusqu’à la porte d’Alameda. De là, elle se prolonge vers la pointe d’Europe, à travers les villas multicolores et les squares verdoyants, sous l’ombrage de grands arbres, au milieu des parterres de fleurs, des parcs de boulets, des batteries de canons de tous les modèles, des massifs de plantes de toutes les zones, sur une longueur de quatre mille trois cents mètres. C’est à peu près celle du rocher de Gibraltar, sorte de dromadaire sans tête, accroupi sur les sables de San Roque, et dont la queue traîne dans la mer méditerranéenne.

Cet énorme rocher s’élève de quatre cent vingt-cinq mètres, à pic, du côté du continent qu’il menace de ses canons, les « dents de la vieille ! » disent les Espagnols, — plus de sept cents pièces d’artillerie, dont les gueules s’allongent à travers les innombrables embrasures des casemates. Vingt mille habitants, six mille hommes de garnison, sont groupés sur les premières assises de la montagne que baignent les eaux du golfe, — sans compter les quadrumanes, ces fameux « monos, » singes sans queue, ces descendants des plus anciennes familles de l’endroit, en réalité, les véritables propriétaires du sol, qui occupent encore les hauteurs de l’antique Calpé. Du sommet de ce mont, on domine le détroit, on observe tout le rivage marocain, on découvre la Méditerranée d’un côté, l’Atlantique de l’autre, et les longues-vues anglaises ont un horizon de deux cents kilomètres qu’il est aisé de fouiller jusque dans ses moindres réduits, — et qu’elles fouillent.

Si, par une heureuse circonstance, le Ferrato fût arrivé deux jours plus tôt sur la rade de Gibraltar, si, entre le lever et le coucher du soleil, le docteur Antékirtt et Pierre Bathory eussent débarqué sur le petit quai, franchi la porte de Mer, suivi la Main-Street, dépassé la porte d’Alameda pour gagner les beaux jardins qui s’élèvent jusqu’à mi-colline, sur la gauche, peut-être les événements rapportés dans ce récit auraient-ils eu un cours plus rapide, et sans doute, très différent.

En effet, le 19 septembre, dans l’après-midi, sur un de ces hauts bancs de bois, qui meublent les squares anglais, à l’abri des grands arbres, le dos tourné aux batteries rasantes de la rade, deux personnes causaient en prenant soin de ne point être entendues des promeneurs : c’étaient Sarcany et Namir.

On ne l’a pas oublié, Sarcany devait rejoindre Namir en Sicile, au moment où fut faite cette expédition de la Casa Inglese, qui se termina par la mort de Zirone. Prévenu à temps, Sarcany changea son plan de campagne, d’où il résulta que le docteur l’attendit vainement pendant les huit jours qu’il passa au mouillage de Catane. De son côté, sur les ordres qu’elle reçut, Namir quitta immédiatement la Sicile, afin de retourner à Tétuan, où elle résidait alors. Puis, ce fut de Tétuan qu’elle revint à Gibraltar, où Sarcany venait de lui donner rendez-vous. Il y était arrivé la veille, il en comptait repartir le lendemain.

Namir, cette sauvage compagne de Sarcany, lui était dévouée corps et âme. C’était elle qui l’avait élevé dans les douars de la Tripolitaine comme si elle eût été sa mère. Elle ne l’avait jamais quitté, même alors qu’il exerçait le métier de courtier dans la Régence, où de secrètes accointances l’unissaient aux redoutables sectaires du Senoûsisme, dont les projets menaçaient Antékirtta, ainsi qu’il a été dit plus haut.

Namir, de moitié dans ses pensées comme dans ses actes, liée à Sarcany par une sorte d’amour maternel, lui était plus attachée peut-être que ne l’avait jamais été Zirone, son compagnon de plaisirs et de misères. Sur un signe de lui, elle eût commis un crime, sur un signe, elle eût été à la mort sans hésiter. Sarcany pouvait donc avoir en Namir une confiance absolue, et, s’il l’avait fait venir à Gibraltar, c’est qu’il voulait lui parler de Carpena dont il avait maintenant tout à craindre.

Cet entretien était le premier qu’ils eussent eu depuis l’arrivée de Sarcany à Gibraltar, ce devait être le seul, et il se fit en langue arabe.

Tout d’abord, Sarcany débuta par une question et reçut une réponse que tous deux regardaient, sans doute, comme des plus importantes, puisque leur avenir en dépendait.

« Sava ?… demanda Sarcany.

— Elle est en sûreté à Tétuan, répondit Namir, et, à cet égard, tu peux être tranquille !

— Mais, pendant ton absence ?…

— Pendant mon absence, la maison est confiée à une vieille juive, qui ne la quittera pas d’un instant ! C’est comme une prison où personne ne pénètre et ne peut pénétrer ! Sava, d’ailleurs, ne sait pas qu’elle est à Tétuan, elle ne sait pas qui je suis, elle ignore même qu’elle est en ton pouvoir.

— Tu lui parles toujours de ce mariage ?…

— Oui, Sarcany, répondit Namir. Je ne la laisse pas se déshabituer de l’idée qu’elle doit être ta femme, et elle la sera !

— Il le faut, Namir, il le faut, d’autant plus que, de la fortune de Toronthal, il ne reste que peu de chose maintenant !… En vérité, le jeu ne lui réussit guère à ce pauvre Silas !

— Tu n’auras pas besoin de lui, Sarcany, pour redevenir plus riche que tu ne l’as jamais été !

— Je le sais Namir, mais la date extrême, à laquelle mon mariage avec Sava doit être fait, approche ! Or, il me faut un consentement volontaire de sa part, et, si elle refuse…

— Je la forcerai bien à se soumettre ! répondit Namir. Oui ! je lui arracherai ce consentement !… Tu peux t’en rapporter à moi, Sarcany ! »

Et il eût été difficile d’imaginer une physionomie plus résolue, plus farouche que celle de la Marocaine, pendant qu’elle s’exprimait de la sorte.

« Bien, Namir ! répondit Sarcany. Continue à faire bonne garde ! Je ne tarderai pas à te rejoindre !

— Est-ce qu’il n’entre pas dans tes projets de nous faire bientôt quitter Tétuan ? demanda la Marocaine.

— Non, tant que je n’y serai pas forcé, puisque personne n’y connaît et n’y peut connaître Sava ! Si les événements m’obligeaient à te faire partir, tu serais avertie à temps.

— Et maintenant, Sarcany, reprit Namir, dis-moi pourquoi tu m’as fait venir à Gibraltar ?

— C’est parce que j’ai à te parler de certaines choses qu’il vaut mieux dire qu’écrire.

— Parle donc, Sarcany, et s’il s’agit d’un ordre, quel qu’il soit, je me charge de l’exécuter.

— Voici quelle est maintenant ma situation, répondit Sarcany. Madame Bathory a disparu, et son fils est mort ! De cette famille je n’ai donc plus rien à craindre ! Madame Toronthal est morte, et Sava est en mon pouvoir ! De ce côté, je suis tranquille aussi ! Des autres personnes qui connaissent ou ont connu mes secrets, l’une, Silas Toronthal, mon complice, est sous ma domination absolue ; l’autre, Zirone, a péri dans sa dernière expédition en Sicile. Ainsi, de tous ceux que je viens de nommer, aucun ne peut parler, aucun ne parlera !

— Qui crains-tu alors ? demanda Namir.

— Je crains uniquement l’intervention de deux individus, dont l’un sait une partie de mon passé, et dont l’autre semble vouloir se mêler à mon présent plus qu’il ne me convient !

— L’un est Carpena ?… demanda Namir.

— Oui, répondit Sarcany, et l’autre, c’est ce docteur Antékirtt, dont les rapports avec la famille Bathory, à Raguse, m’avaient toujours paru très suspects ! D’ailleurs, j’ai appris par Benito, l’hôtelier de Santa-Grotta, que ce personnage, riche à millions, avait tendu un piège à Zirone par l’entremise d’un certain Pescador, à son service. Or, s’il l’a fait, c’était certainement pour s’emparer de sa personne, — à défaut de la mienne, — et lui arracher ses secrets !

— Cela n’est que trop évident, répondit Namir. Plus que jamais tu dois te défier de ce docteur Antékirtt…

— Et autant que possible, il faudra toujours savoir ce qu’il fait, et surtout où il est !

— Chose difficile, Sarcany, répondit Namir, car, ainsi que je l’ai entendu dire à Raguse, un jour il est à un bout de la Méditerranée, et le lendemain, il est à l’autre !

— Oui ! Cet homme-là semble avoir le don d’ubiquité ! s’écria Sarcany. Mais il ne sera pas dit que je le laisserai se jeter à travers mon jeu sans y faire obstacle, et quand je devrais aller le chercher jusque dans son île Antékirtta, je saurai bien…

— Le mariage fait, répondit Namir, tu n’auras plus rien à craindre de lui ni de personne !

— Sans doute, Namir… et jusque-là…

— Jusque-là, nous serons sur nos gardes ! D’ailleurs, nous aurons toujours un avantage : ce sera de savoir où il est, sans qu’il puisse savoir où nous sommes ! Parlons maintenant de Carpena. Sarcany, qu’as-tu à redouter de cet homme ?

— Carpena sait quels ont été mes rapports avec Zirone ! Depuis plusieurs années, il était mêlé à diverses expéditions dans lesquelles j’avais la main, et il peut parler…

— D’accord, mais Carpena est maintenant au préside de Ceuta, condamné aux galères perpétuelles !

— Et c’est là ce qui m’inquiète, Namir !… Oui ! Carpena, pour améliorer sa situation, pour obtenir un adoucissement, peut faire des révélations ! Si nous savons qu’il a été déporté à Ceuta, d’autres le savent aussi, d’autres le connaissent personnellement, — ne fût-ce que ce Pescador qui l’a si habilement joué à Malte. Or, par cet homme, le docteur Antékirtt doit avoir le moyen d’arriver jusqu’à lui ! Il peut vouloir lui acheter ses secrets à prix d’or ! Il peut même essayer de le faire évader du préside ! En vérité, Namir, cela est tellement indiqué que je me demande pourquoi il ne l’a pas encore fait ! »

Sarcany, très intelligent, très perspicace, avait précisément deviné quels étaient les projets du docteur vis-à-vis de l’Espagnol, il comprenait tout ce qu’il en devait craindre.

Namir dut convenir que Carpena pouvait devenir très dangereux dans la situation où il se trouvait actuellement.

« Pourquoi, s’écria Sarcany, pourquoi n’est-ce pas lui plutôt que Zirone qui ait disparu là-bas !

— Mais ce qui ne s’est pas fait en Sicile, répondit froidement Namir, ne peut-il se faire à Ceuta ? »

C’était la question nettement posée. Namir expliqua alors à Sarcany que rien ne lui était plus facile que de venir de Tétuan à Ceuta, aussi souvent qu’elle le voudrait. Une vingtaine de milles au plus séparent ces deux villes. Tétuan se trouvant un peu en retour de la colonie pénitentiaire, dans le sud de la côte marocaine. Or, puisque les condamnés travaillent sur les routes ou circulent dans la ville, il lui serait très aisé d’entrer en communication avec Carpena, qui la connaissait, de lui laisser croire que Sarcany s’occupait de le faire évader, de lui remettre même un peu d’argent ou quelque supplément au menu ordinaire du pénitencier. Et s’il arrivait qu’un morceau de pain, un fruit fût empoisonné, qui s’inquiéterait de la mort de Carpena, qui en rechercherait les causes ?

Un coquin de moins au préside, cela n’était pas pour inquiéter outre mesure le gouverneur de Ceuta ! Alors Sarcany n’aurait plus rien à redouter de l’Espagnol, ni des tentatives du docteur Antékirtt, intéressé à connaître ses secrets.

En somme, de cet entretien il allait résulter ceci : pendant que les uns s’occuperaient de préparer l’évasion de Carpena, les autres tenteraient de la rendre impossible, en l’envoyant prématurément dans ces présides de l’autre monde, d’où l’on ne peut plus s’enfuir !

Tout étant convenu, Sarcany et Namir rentrèrent dans la ville et se séparèrent. Le soir même, Sarcany quittait l’Espagne pour rejoindre Silas Toronthal, et le lendemain, Namir, après avoir traversé la baie de Gibraltar, allait s’embarquer à Algésiras sur le paquebot qui fait régulièrement le service entre l’Europe et l’Afrique.

Or, précisément, en sortant du port, ce paquebot croisa un yacht de plaisance, qui se promenait sur la baie de Gibraltar, avant d’aller prendre son mouillage dans les eaux anglaises.

C’était le Ferrato. Namir, qui l’avait vu pendant sa relâche à Catane, le reconnut parfaitement.

« Le docteur Antékirtt ici ! murmura-t-elle. Sarcany a raison, il y a un danger, et ce danger est proche ! »

Quelques heures après, la Marocaine débarquait à Ceuta. Mais, avant de retourner à Tétuan, elle prenait ses mesures afin de se mettre en rapport avec l’Espagnol. Son plan était simple, il devait réussir, si le temps ne lui manquait pas pour l’exécuter.

Mais une complication avait surgi, à laquelle Namir ne pouvait s’attendre. Carpena, à la suite de cette intervention du docteur, lors de sa première visite à Ceuta, s’était donné comme malade, et, si peu qu’il le fût, il avait obtenu d’entrer à l’hôpital du pénitencier pour quelques jours. Namir en fut donc réduite à rôder autour de l’hôpital, sans pouvoir arriver jusqu’à lui. Toutefois, ce qui la rassurait, c’est que si elle ne pouvait voir Carpena, évidemment le docteur Antékirtt et ses agents ne le verraient pas davantage. Donc, pensait-elle, il n’y avait pas péril en la demeure. En effet aucune évasion n’était à craindre, tant que le condamné n’aurait pas repris son travail sur les routes de la colonie.

Namir se trompait dans ses prévisions. L’entrée de Carpena à l’hôpital du pénitencier allait au contraire favoriser les projets du docteur, et très probablement en amener la réussite.

Le Ferrato prit son mouillage dans la soirée du 22 septembre, au fond de cette baie de Gibraltar que battent trop fréquemment les vents d’est et de sud-ouest. Mais le steam-yacht n’y devait passer que la journée du 23, c’est-à-dire le samedi. Aussi le docteur et Pierre, après avoir débarqué dans la matinée, se rendirent-ils au Post-Office de Main-Street, où des lettres les attendaient, bureau restant.

L’une, adressée au docteur par un de ses agents de Sicile, lui mandait que, depuis le départ du Ferrato, Sarcany n’avait reparu ni à Catane, ni à Syracuse, ni à Messine.

L’autre, adressée à Pierre Bathory par Pointe Pescade, l’informait qu’il allait infiniment mieux, qu’aucune trace ne lui resterait de sa blessure. Le docteur Antékirtt pourrait lui faire reprendre son service, dès qu’il le voudrait, en compagnie de Cap Matifou, qui leur présentait à tous deux ses respectueux hommages d’Hercule au repos.

La troisième, enfin, adressée à Luigi venait de Maria. C’était plus que la lettre d’une sœur, c’était la lettre d’une mère.

Si, trente-six heures plus tôt, le docteur et Pierre Bathory se fussent promenés dans les jardins de Gibraltar, ils s’y seraient rencontrés avec Sarcany et Namir.

Cette journée fut employée à remplir les soutes du Ferrato avec l’aide de gabarres qui vont prendre le charbon aux magasins flottants, mouillés en rade. On renouvela également la provision d’eau douce, tant pour les chaudières que pour les caisses et charniers du steam-yacht. Tout était donc paré, lorsque le docteur et Pierre, qui avaient dîné dans un hôtel de Commercial Square, revinrent à bord, au moment où le canon, le « first gun fire », annonçait la fermeture des portes de cette ville, aussi disciplinairement tenue qu’un pénitencier de Norfolk ou de Cayenne.

Cependant le Ferrato ne leva pas l’ancre le soir même. Comme il lui fallait deux heures à peine pour traverser le détroit, il n’appareilla que le lendemain, à huit heures. Puis, après avoir passé sous le feu des batteries anglaises, qui voulurent bien rectifier leur tir d’exercice pour ne pas l’atteindre en pleine coque, il se dirigea à toute vapeur vers Ceuta. À neuf heures et demie, il était au pied du mont Hacho ; mais, comme la brise soufflait du nord-ouest, la tenue n’eût pas été bonne à la place qu’il occupait trois jours avant sur la rade. Le capitaine alla donc mouiller de l’autre côté de la ville, dans une petite anse que son orientation met à l’abri des vents d’amont, et le Ferrato y laissa tomber l’ancre à deux encablures du rivage.

Un quart d’heure plus tard, le docteur débarquait sur un petit môle, Namir qui le guettait, n’avait rien perdu des manœuvres du steam-yacht. Si le docteur ne put reconnaître la Marocaine dont il n’avait fait qu’entrevoir les traits dans l’ombre du bazar de Cattaro, celle-ci, qui l’avait souvent rencontré à Gravosa et à Raguse, le reconnut aussitôt. Aussi, résolut-elle de se tenir plus que jamais sur ses gardes, pendant tout le temps que durerait la relâche à Ceuta.

En débarquant, le docteur trouva le gouverneur de la colonie et un de ses aides de camp qui l’attendaient sur le quai.

« Bonjour, mon cher hôte, et soyez le bienvenu ! s’écria le gouverneur. Vous êtes homme de parole ! Et, puisque vous m’appartenez pour toute la journée au moins…

— Je ne vous appartiendrai, monsieur le gouverneur, que lorsque vous serez devenu mon hôte ! N’oubliez pas que le déjeuner vous attend à bord du Ferrato.

— Eh bien, s’il attend, docteur Antékirtt, il ne serait pas poli de le faire attendre ! »

La baleinière ramena à bord le docteur et ses invités. La table était luxueusement servie, et tous firent honneur au repas préparé dans la salle à manger du steam-yacht.

Pendant le déjeuner, la conversation porta principalement sur l’administration de la colonie, sur les mœurs et coutumes de ses habitants, sur les relations qui s’établissaient entre la population espagnole et les indigènes. Incidemment, le docteur fut amené à parler de ce condamné qu’il avait réveillé d’un sommeil magnétique, deux ou trois jours auparavant, sur la route de la résidence.

« Il ne se souvient de rien, sans doute ? demanda-t-il.

— De rien, répondit le gouverneur, mais, en ce moment, il n’est plus employé aux travaux d’empierrement.

— Où est-il donc ? demanda le docteur, avec un certain sentiment d’inquiétude que Pierre fut seul à remarquer.

— Il est à l’hôpital, répondit le gouverneur. Il paraît que cette secousse a compromis sa précieuse santé !

— Qu’est-ce que cet homme ?

— Un Espagnol, nommé Carpena, un vulgaire meurtrier, peu digne d’intérêt, docteur Antékirtt, et, s’il venait à mourir, je vous assure que ce ne serait point une perte pour le préside ! »

Puis il fut question de tout autre chose. Sans doute, il ne convenait pas au docteur de paraître insister sur le cas de ce déporté, qui devait être entièrement rétabli après quelques jours d’hôpital.

Le déjeuner terminé, le café fut servi sur le pont, et les cigares et cigarettes s’évanouirent en fumée sous la tente de l’arrière. Puis le docteur offrit au gouverneur de débarquer, sans s’attarder davantage. Il lui appartenait maintenant, et il était prêt à visiter l’enclave espagnole dans tous ses services.

L’offre fut acceptée, et jusqu’à l’heure du dîner, le gouverneur allait avoir tout le temps de faire à son illustre visiteur les honneurs de la colonie.

Le docteur et Pierre Bathory furent donc consciencieusement promenés à travers toute l’enclave, ville et campagne. Il ne leur fut fait grâce d’aucun détail, ni dans le pénitencier ni dans les casernes. Ce jour-là, — c’était un dimanche, — les déportés, n’étant point occupés à leurs travaux ordinaires, le docteur put les observer en de nouvelles conditions. Quant à Carpena, il ne le vit qu’en passant dans une des salles de l’hôpital et ne parut pas attirer son attention.

Le docteur comptait repartir dans la nuit même pour revenir à Antékirtta, mais non sans avoir donné la plus grande partie de sa soirée au gouverneur. Aussi, vers les six heures, rentra-t-il à la résidence, où l’attendait un dîner élégamment servi, qui devait être la réplique à son déjeuner du matin.

Il va sans dire que, pendant cette promenade intra et extra muros, le docteur avait été suivi par Namir, ne se doutant guère qu’il fût l’objet d’un si minutieux espionnage.

On dîna fort gaiement. Quelques personnes marquantes de la colonie, plusieurs officiers et leurs femmes, deux ou trois riches négociants, avaient été invités, et ne cachèrent point le plaisir qu’ils éprouvaient à voir et à entendre le docteur Antékirtt. Le docteur parla volontiers de ses voyages en Orient, à travers la Syrie, en Arabie, dans le nord de l’Afrique. Puis, ramenant la conversation sur Ceuta, il ne put que complimenter le gouverneur qui administrait avec tant de mérite l’enclave espagnole.

« Mais, ajouta-t-il, la surveillance des condamnés doit souvent vous causer quelque souci !

— Et pourquoi, mon cher docteur ?

— Parce qu’ils doivent chercher à s’évader. Or, comme tout prisonnier pense plus à prendre la fuite que ses gardiens ne pensent à l’en empêcher, il s’ensuit que l’avantage est au prisonnier, et je ne serais pas surpris qu’il en manquât quelquefois à l’appel du soir ?

— Jamais, répondit le gouverneur, jamais ! Où iraient-ils, ces fugitifs ? Par mer, l’évasion est impossible ! Par terre, au milieu de ces populations sauvages du Maroc, elle serait dangereuse ! Aussi nos déportés restent-ils au préside, sinon par plaisir, du moins par prudence !

— Soit, répondit le docteur, et il faut vous en féliciter, monsieur le gouverneur, car il est à craindre que la garde des prisonniers ne devienne de plus en plus difficile à l’avenir !

— Pour quelle raison, s’il vous plaît ? demanda un des convives que cette conversation intéressait d’autant plus particulièrement qu’il était directeur du pénitencier.

— Eh ! monsieur, répondit le docteur, parce que l’étude des phénomènes magnétiques a fait de grands progrès, parce que ses procédés peuvent être appliqués par tout le monde, enfin parce que les effets de suggestion deviennent de plus en plus fréquents et qu’ils ne tendent à rien de moins qu’à substituer une personnalité à une autre.

— Et dans ce cas ?… demanda le gouverneur.

— Dans ce cas, je pense que, s’il est bon de surveiller les prisonniers, il ne sera pas moins sage de surveiller leurs gardiens. Pendant mes voyages, monsieur le gouverneur, j’ai été témoin de faits si extraordinaires que je crois tout possible dans cet ordre de phénomènes. Ainsi, dans votre intérêt, n’oubliez pas que si un prisonnier peut s’évader inconsciemment sous l’influence d’une volonté étrangère, un gardien, soumis à la même influence, peut le laisser fuir non moins inconsciemment.

— Voudriez-vous bien nous expliquer en quoi consiste ce phénomène ? demanda le directeur du pénitencier.

— Oui, monsieur, et un exemple vous le fera très aisément comprendre, répondit le docteur. Supposez qu’un gardien ait une disposition naturelle à subir l’influence magnétique ou hypnotique, c’est la même chose, et admettons qu’un prisonnier exerce sur lui cette influence… Eh bien, dès cet instant, le prisonnier est devenu le maître du gardien, il lui fera faire ce qu’il voudra, il le fera aller où il lui plaira, il l’obligera à lui ouvrir la porte de sa prison quand il lui en suggérera l’idée.

— Sans doute, répondit le directeur, mais à la condition de l’avoir préalablement endormi…

— En cela vous vous trompez, monsieur, reprit le docteur. Tous ces actes pourront s’accomplir même dans l’état de veille, et sans que ce gardien en ait conscience !

— Quoi, vous prétendez ?…

— Je prétends ceci et je l’affirme : sous cette influence, un prisonnier peut dire à son gardien : « Tel jour, à telle heure, tu feras telle chose », et il la fera ! « Tel jour, tu m’apporteras les clefs de ma cellule », et il les apportera ! « Tel jour tu ouvriras la porte du préside », et il l’ouvrira ! « Tel jour, je passerai devant toi, et tu ne me verras pas passer ! »

— Étant éveillé !…

— Absolument éveillé !… »

À cette affirmation du docteur, un mouvement d’incrédulité, peu dissimulé, se fit dans toute l’assistance.

« Rien n’est plus certain, cependant, dit alors Pierre Bathory, et moi-même, j’ai été témoin de pareils faits.

— Ainsi, dit le gouverneur, on peut supprimer la matérialité d’une personne aux regards d’une autre ?

— Entièrement, répondit le docteur, comme on peut, chez certains sujets, provoquer des altérations des sens telles qu’ils prendront du sel pour du sucre, du lait pour du vinaigre, ou de l’eau ordinaire pour des eaux purgatives dont ils éprouveront les effets ! Rien n’est impossible en fait d’illusions ou d’hallucinations, le cerveau est soumis à cette influence.

— Docteur Antékirtt, dit alors le gouverneur, je crois répondre au sentiment général de mes invités en vous disant que ces choses-là, il faut les avoir vues pour les croire !

— Et encore !… ajouta une des personnes présentes, qui crut devoir faire cette restriction.

— Il est donc fâcheux, reprit le gouverneur, que le peu de temps que vous avez à nous donner, à Ceuta, ne vous permette pas de nous convaincre par l’expérience.

— Mais… je le puis… répondit le docteur.

— À l’instant ?

— À l’instant, si vous le voulez !

— Comment donc !… Vous n’avez qu’à parler !

— Vous n’avez point oublié, monsieur le gouverneur, reprit le docteur, qu’un des condamnés du préside a été trouvé sur la route de la résidence, il y a trois jours, dormant d’un sommeil qui, je vous l’ai dit, n’était autre que le sommeil magnétique ?

— En effet, dit le directeur du pénitencier, et, même, cet homme est maintenant à l’hôpital.

— Vous vous souvenez aussi que c’est moi qui l’ai réveillé, alors qu’aucun des gardiens n’avait pu y réussir ?

— Parfaitement.

— Eh bien, cela a suffi à créer entre moi et ce déporté… — Comment se nomme-t-il ?

— Carpena.

— … Entre moi et ce Carpena un lien de suggestion qui le met sous ma domination absolue.

— Quand il est en votre présence ?…

— Même lorsque nous sommes séparés l’un de l’autre !

— Vous étant ici, à la résidence, et lui là-bas, à l’hôpital ?… demanda le gouverneur.

— Oui, et si vous voulez donner l’ordre qu’on le laisse libre, ce Carpena, qu’on ouvre devant lui les portes de l’hôpital et du pénitencier, savez-vous ce qu’il fera ?…

— Eh ! il se sauvera ! » répondit en riant le gouverneur.

Et il faut avouer que son rire fut si communicatif que toute l’assistance s’y associa.

« Non, messieurs, reprit très sérieusement le docteur Antékirtt, ce Carpena ne se sauvera que si je veux qu’il se sauve, et ne fera que ce que je voudrai qu’il fasse !

— Et quoi, s’il vous plaît ?

— Par exemple, une fois hors de prison, je puis lui ordonner de prendre le chemin de la résidence, monsieur le gouverneur.

— Et de venir ici ?

— Ici même, et, si je le veux, il insistera pour vous parler.

— À moi ?

— À vous, et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, puisqu’il obéira à toutes mes suggestions, je lui suggérerai la pensée de vous prendre pour un autre personnage… tenez !… pour le roi Alphonse XII.

— Pour sa Majesté le roi d’Espagne ?

— Oui, monsieur le gouverneur, et il vous demandera…

— Sa grâce ?

— Sa grâce ; et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, la croix d’Isabelle par-dessus le marché ! »

Quel nouvel et général éclat de rire accueillit les dernières paroles du docteur Antékirtt !

« Et cet homme sera éveillé en faisant cela ? ajouta le directeur du pénitencier.

— Aussi éveillé que nous le sommes !

— Non !… Non !… Ce n’est pas croyable, ce n’est pas possible ! s’écria le gouverneur.

— Faites-en l’expérience !… Ordonnez qu’on laisse à ce Carpena toute liberté d’agir !… Pour plus de sûreté, quand il aura quitté le pénitencier, recommandez qu’un ou deux gardiens le suivent de loin… Il fera tout ce que je viens de vous dire !

— C’est convenu, et quand vous voudrez…

— Il est bientôt huit heures, répondit le docteur, en consultant sa montre. Eh bien, à neuf heures ?

— Soit, et, après l’expérience ?…

— Après l’expérience, Carpena rentrera tranquillement à l’hôpital, sans même conserver le plus léger souvenir de ce qui se sera passé. Je vous le répète, — et c’est la seule explication que l’on puisse donner de ce phénomène, — Carpena sera sous une influence suggestive, venant de ma part, et, en réalité, ce ne sera pas lui qui fera toutes ces choses, ce sera moi ! »

Le gouverneur, dont l’incrédulité à propos de ces phénomènes était manifeste, écrivit un billet qui prescrivait au gardien-chef du préside de laisser au condamné Carpena toute liberté d’agir, en se contentant de le faire suivre à distance. Puis, ce billet fut immédiatement porté au pénitencier par un des cavaliers de la résidence.

Le dîner étant terminé, les convives se levèrent, et, sur l’invitation du gouverneur, passèrent dans le grand salon.

Naturellement, la conversation continua sur les divers phénomènes du magnétisme ou de l’hypnotisme, qui donnent lieu à tant de controverses, qui comptent tant de croyants et tant d’incrédules. Le docteur Antékirtt, pendant que les tasses de café circulaient au milieu de la fumée des cigares et des cigarettes que les Espagnoles elles-mêmes ne dédaignent pas, raconta vingt faits dont il avait été le témoin ou l’auteur, pendant l’exercice de sa profession, tous probants, tous indiscutables, mais qui ne parurent convaincre personne.

Il ajouta aussi que cette faculté de suggestion devrait très sérieusement préoccuper les législateurs, les criminalistes et les magistrats, car elle pouvait être exercée dans un but criminel. Incontestablement, grâce à ces phénomènes, il se produirait des cas où bien des crimes pourraient être commis, dont il serait presque impossible de découvrir les auteurs.

Tout à coup, à neuf heures moins vingt-sept minutes, le docteur, s’interrompant, dit :

« Carpena quitte en ce moment l’hôpital ! »

Et, une minute après, il ajouta :

« Il vient de passer la porte du pénitencier ! »

Le ton avec lequel ces paroles furent prononcées ne laissa pas d’impressionner singulièrement les invités de la résidence. Seul, le gouverneur continuait à hocher la tête.

Puis la conversation reprit pour et contre, tous parlant un peu à la fois, jusqu’au moment, — il était neuf heures moins cinq, — où le docteur l’interrompit une dernière fois en disant :

« Carpena est à la porte de la résidence. »

Presque aussitôt un domestique entrait dans le salon et prévenait le gouverneur qu’un individu, vêtu du costume des déportés, demandait avec insistance à lui parler.

« Laissez-le entrer », répondit le gouverneur, dont l’incrédulité commençait à faiblir devant l’évidence des faits.

Comme neuf heures sonnaient, Carpena se montra à la porte du salon. Sans paraître voir aucune des personnes présentes, bien qu’il eût les yeux parfaitement ouverts, il se dirigea vers le gouverneur, et s’agenouillant devant lui :

« Sire, dit-il, je vous demande grâce ! »

Le gouverneur, absolument interloqué, comme s’il eût été lui-même sous l’empire d’une hallucination, ne sut d’abord que répondre.

« Vous pouvez lui accorder sa grâce, dit le docteur en souriant. Il ne conservera aucun souvenir de tout ceci !

— Je te l’accorde ! répondit le gouverneur avec la dignité du roi de toutes les Espagnes.

— Et à cette grâce, Sire, reprit Carpena, toujours courbé, si vous voulez joindre la croix d’Isabelle…

— Je te la donne ! »

Carpena fit alors le geste de prendre un objet que lui aurait présenté le gouverneur, il attacha à sa veste une croix imaginaire ; puis, il se releva et sortit à reculons. Cette fois, tous les assistants, subjugués, le suivirent jusqu’à la porte de la résidence.

« Je veux l’accompagner, je veux le voir rentrer à l’hôpital ! s’écria le gouverneur, qui luttait contre lui-même, comme s’il eût refusé de se rendre à l’évidence.

— Venez donc ! » répondit le docteur.

Et le gouverneur, Pierre Bathory, le docteur Antékirtt, accompagnés de quelques autres personnes, prirent le même chemin que Carpena, qui se dirigeait déjà vers la ville. Namir, après l’avoir épié depuis sa sortie du pénitencier, se glissant dans l’ombre, ne cessait de l’observer.

La nuit était assez obscure. L’Espagnol marchait sur la route d’un pas régulier, sans hésitation. Le gouverneur et les personnes de sa suite se tenaient à trente pas en arrière de lui, avec les deux agents du préside, qui avaient ordre de ne pas le perdre de vue.

La route, en se rapprochant de la ville, contourne l’anse que forme le second port, de ce côté du rocher de Ceuta. Sur l’eau, immobile et noire, tremblotait la réverbération de deux ou trois feux. C’étaient les hublots et le fanal du Ferrato, dont les formes se dessinaient vaguement, très agrandies par l’obscurité.

Arrivé en cet endroit, Carpena quitta la route et se dirigea sur la droite, vers un entassement de roches qui dominent la mer d’une douzaine de pieds. Sans doute, un geste du docteur qui n’avait été vu de personne, — peut-être même une simple suggestion mentale de sa volonté, — avait obligé l’Espagnol à modifier ainsi sa direction.

Les agents manifestèrent alors l’intention de presser le pas, afin de rejoindre Carpena pour lui faire reprendre le droit chemin : mais le gouverneur, sachant qu’aucune évasion n’était possible de ce côté, leur ordonna de le laisser libre.

Cependant Carpena s’était arrêté sur l’une des roches comme s’il eût été immobilisé en cet endroit par quelque irrésistible puissance. Il eût voulu lever les pieds, mouvoir les jambes qu’il ne l’aurait pu. La volonté du docteur, qui était en lui, le clouait au sol.

Le gouverneur l’observa pendant quelques instants, puis, s’adressant à son hôte :

« Allons, mon cher docteur, qu’on le veuille ou non, il faut bien se rendre à l’évidence !…

— Vous êtes convaincu maintenant, bien convaincu, monsieur le gouverneur ?

— Oui, bien convaincu qu’il est des choses auxquelles il faut croire comme une brute ! À présent, docteur Antékirtt, suggérez à cet homme la pensée de rentrer immédiatement au préside ! Alphonse XII vous l’ordonne ! »

Le gouverneur avait à peine achevé sa phrase que Carpena, instantanément, sans même pousser un cri, se précipitait dans les eaux du port. Était-ce un accident ? Était-ce un acte volontaire de sa part ? Venait-il donc, par quelque circonstance fortuite, d’échapper à la puissance du docteur ? Nul n’aurait pu le dire.

Aussitôt tous de courir vers les roches, pendant que les agents descendaient au niveau d’une petite grève qui longe la mer en cet endroit… Il n’y avait plus aucune trace de Carpena. Quelques embarcations de pêcheurs arrivèrent en toute hâte, ainsi que celles du steam-yacht… Ce fut inutile. On ne retrouva même pas le cadavre du déporté, que le courant avait dû emporter au large.

« Monsieur le gouverneur, dit le docteur Antékirtt, je regrette vivement que notre expérience ait eu ce dénouement tragique auquel il était impossible de s’attendre !

— Mais comment expliquez-vous ce qui vient d’arriver ? demanda le gouverneur.

— Par la raison que, dans l’exercice de cette puissance suggestive dont vous ne pouvez plus nier les effets, répondit le docteur, il y a encore des intermittences ! Cet homme m’a échappé un instant, ce n’est pas douteux, et, soit qu’il ait été pris de vertige, soit pour toute autre cause, il est tombé du haut de ces roches ! C’est fort regrettable, car nous avons perdu là un sujet vraiment précieux !

— Nous avons perdu un coquin, rien de plus ! » répondit philosophiquement le gouverneur.

Et ce fut toute l’oraison funèbre de Carpena.

En ce moment, le docteur et Pierre Bathory prirent congé du gouverneur. Ils devaient repartir avant le jour pour Antékirtta, et ils s’empressèrent de remercier leur hôte du bon accueil qui leur avait été fait dans la colonie espagnole.

Le gouverneur serra la main du docteur, il lui souhaita une heureuse traversée, après lui avoir fait promettre de venir le revoir, et il reprit le chemin de la résidence.

Peut-être pourra-t-on trouver que le docteur Antékirtt venait d’abuser quelque peu de la bonne foi du gouverneur de Ceuta. Que l’on juge, que l’on critique sa conduite en cette occasion, soit ! Mais il ne faut pas oublier à quelle œuvre le comte Mathias Sandorf avait consacré sa vie ni ce qu’il avait dit un jour :

« Mille chemins… un but ! »

C’était un de ces mille chemins qu’il venait de prendre.

Quelques instants après, une des embarcations du Ferrato avait ramené à bord le docteur et Pierre Bathory. Luigi les attendait à la coupée pour les recevoir.

« Cet homme ?… demanda le docteur.

— Suivant vos ordres, répondit Luigi, notre canot, qui le guettait au pied des roches, l’a recueilli après sa chute, et je l’ai fait enfermer dans une cabine de l’avant.

— Il n’a rien dit ?… demanda Pierre.

— Comment aurait-il pu parler ?… Il est comme endormi et n’a pas conscience de ses actes !

— Bien ! répondit le docteur. J’ai voulu que Carpena tombât du haut de ces roches, et il est tombé !… J’ai voulu qu’il dormît, et il dort !… Quand je voudrai qu’il se réveille, il se réveillera !… Maintenant, Luigi, fais lever l’ancre, et en route ! »

La chaudière était en pression, l’appareillage se fit rapidement, et quelques minutes après, le Ferrato, après avoir gagné la pleine mer, mettait le cap sur Antékirtta.