Hetzel (tome 2p. 249-273).


VI

AUX ENVIRONS DE CATANE.


Si l’homme eût été chargé de fabriquer le globe terrestre, il l’aurait sans doute monté sur un tour, il l’aurait fait mécaniquement, comme une bille de billard, sans lui laisser ni une aspérité ni une ride. Mais l’œuvre a été celle du Créateur. Aussi, sur la côte de Sicile, entre Aci-Reale et Catane, les caps, les récifs, les grottes, les roches, les montagnes ne manquent-ils pas à cet incomparable littoral.

C’est en cette partie de la mer Tyrrhénienne que commence le détroit de Messine, dont la rive opposée est encadrée par les chaînes de la Calabre. Tels ce détroit, cette côte, ces monts que domine l’Etna, étaient au temps d’Homère, tels ils sont encore aujourd’hui, — superbes ! Si la forêt dans laquelle Énée recueillit Achéménide a disparu, la grotte de Galathée, la grotte de Polyphème, les îlots des Cyclopes, et un peu plus au nord, les rochers de Charybde et de Scylla, sont toujours à leur place historique, et l’on peut mettre le pied à l’endroit même où débarqua le héros troyen, lorsqu’il vint fonder son nouveau royaume.

Que le géant Polyphème ait à son actif des prouesses que l’Hercule Cap Matifou ne peut avoir au sien, il y a lieu de le reconnaître. Mais Cap Matifou a l’avantage d’être vivant, tandis que Polyphème est mort depuis trois mille ans, — si même il a jamais existé, quoiqu’en ait dit Ulysse. Élisée Reclus fait remarquer, en effet, que, très probablement, ce cyclope célèbre fut tout simplement l’Etna, « dont le cratère brille pendant les éruptions comme un œil immense ouvert au sommet de la montagne et qui fait tomber du haut de la falaise des pans de roches qui deviennent des îlots et des écueils comme les Faraglioni. »

Ces Faraglioni, situés à quelques centaines de mètres du rivage et de la route de Catane, maintenant doublée du chemin de fer de Syracuse à Messine, ce sont les anciens îlots des Cyclopes. La grotte de Polyphème n’est pas loin, et le long de toute cette côte se propage l’assourdissant vacarme que produit la mer sous ces antres basaltiques.

Précisément au milieu de ces roches, dans la soirée du 29 août, deux hommes, peu sensibles au charme des souvenirs historiques, causaient de certaines choses que les gendarmes siciliens n’eussent pas été fâchés d’entendre.

L’un de ces hommes, qui guettait l’arrivée de l’autre depuis quelques instants, c’était Zirone. L’autre, qui venait d’apparaître sur la route de Catane, c’était Carpena.

« Enfin, te voilà ! s’écria Zirone. Tu as bien tardé ! J’ai cru vraiment que Malte avait disparu comme l’île Julia, son ancienne voisine, et que tu étais allé servir de pâture aux thonines et aux bonicous des fins fonds de la Méditerranée ! »

On le voit, si quinze ans avaient passé sur la tête du compagnon de Sarcany, sa loquacité s’était maintenue, en dépit des années, aussi bien que son effronterie naturelle. Avec un chapeau sur l’oreille, une cape brunâtre sur les épaules, des jambières lacées jusqu’au genou, il avait bien l’air de ce qu’il était, de ce qu’il n’avait cessé d’être, — un bandit.

« Je n’ai pu revenir plus tôt, répondit Carpena, et c’est ce matin même que le paquebot m’a débarqué à Catane.

— Toi et tes hommes ?

— Oui.

— Combien en as-tu ?

— Une douzaine.

— Seulement ?…

— Oui, mais des bons !

— Des gens du Manderaggio ?

— Un peu de tout, et principalement des Maltais.

— Bonnes recrues, peut-être insuffisantes, répondit Zirone, car, depuis quelques mois, la besogne devient dure et coûteuse ! C’est à croire que les gendarmes pullulent maintenant en Sicile, et l’on en trouvera bientôt autant que de semelles du Pape dans les halliers ! Enfin, si ta marchandise est de bonne qualité…

— Je le crois, Zirone, répondit Carpena, et tu en jugeras à l’essai. En outre, j’amène avec moi un joli garçon, un ancien acrobate de foires, agile et futé, dont on pourrait faire une fille, au besoin, et qui, je pense, nous rendra de grands services.

— Que faisait-il à Malte ?

— Des montres, quand l’occasion s’en présentait, des mouchoirs, quand il ne pouvait attraper des montres !

— Et il se nomme ?…

— Pescador.

— Bien ! répondit Zirone. On verra à utiliser ses talents et son intelligence. Où as-tu fourré tout ce monde-là ?

— À l’auberge de Santa Grotta, au-dessus de Nicolosi.

— Et tu vas y reprendre tes fonctions d’aubergiste ?

— Dès demain…

— Non, dès ce soir, répondit Zirone, lorsque j’aurai reçu de nouvelles instructions. J’attends, ici, au passage du train de Messine, un mot qui doit m’être jeté par la portière du wagon de queue.

— Un mot de… lui ?

— Oui… de lui !… Avec son mariage qui rate toujours, répondit Zirone en riant, il m’oblige à travailler pour vivre ! Bah ! que ne ferait-on pas pour un si brave compagnon ? »

En ce moment, un roulement lointain, mais qu’on ne pouvait confondre avec le murmure du ressac, se fit entendre du côté de Catane. C’était le train que Zirone attendait. Carpena et lui remontèrent alors les roches ; puis, en quelques instants, ils furent debout le long de la voie, dont aucune palissade ne défendait les abords.

Deux coups de sifflet, lancés à l’entrée d’un petit tunnel, annoncèrent l’approche du train, qui ne marchait qu’à une vitesse très modérée ; bientôt, les hennissements de la locomotive s’accentuèrent, les fanaux troublèrent l’ombre de leurs deux éclats blancs, et les rails s’éclairèrent en avant d’une longue projection de lumière.

Zirone, très attentif, suivait du regard le train qui se déroulait à trois pas de lui.

Un peu avant que la dernière voiture fût à sa hauteur, la vitre s’abaissa, une femme passa la tête à travers la portière. Dès qu’elle eut aperçu le Sicilien à son poste, elle lança prestement une orange, qui roula sur la voie à une dizaine de pas de Zirone.

Cette femme, c’était Namir, l’espionne de Sarcany. Quelques secondes après, elle avait disparu avec le train dans la direction d’Aci-Reale.

Zirone alla ramasser l’orange, ou plutôt les deux moitiés d’une écorce d’orange que reliait une ficelle. L’Espagnol et lui revinrent alors s’abriter derrière une haute roche. Là, Zirone alluma une petite lanterne, fendit l’écorce de l’orange et en tira un billet où se trouvait cet avis :

« Il espère vous rejoindre à Nicolosi dans cinq ou six jours. Surtout, défiez-vous d’un certain docteur Antékirtt ! »

Évidemment, Sarcany avait appris à Raguse que ce mystérieux personnage, dont s’était tant préoccupée la curiosité publique, avait été reçu deux fois dans la maison de Mme  Bathory. De là, une certaine inquiétude chez cet homme, habitué à se défier de tous et de tout. De là, aussi, cet avis qu’il faisait passer, sans même employer la poste et par l’entremise de Namir, à son compagnon Zirone.

Celui-ci remit le billet dans sa poche, éteignit sa lanterne ; puis, s’adressant à Carpena :

« Est-ce que tu as jamais entendu parler d’un docteur Antékirtt ? lui demanda-t-il.

— Non, répondit l’Espagnol, mais peut-être le petit Pescador le connaît-il, lui ! Il sait tout, ce gentil garçon !

— Nous verrons cela, reprit Zirone. — Dis donc, Carpena, nous n’avons pas peur de voyager la nuit, n’est-ce pas ?

— Moins peur que de voyager le jour, Zirone !

— Oui… le jour il y a des gendarmes qui sont trop indiscrets ! Alors, en route ! Avant trois heures, il faut que nous soyons à l’auberge de Santa-Grotta ! »

Et tous deux, après avoir traversé la voie ferrée, se jetèrent dans les sentiers, bien connus de Zirone, qui allaient se perdre, à travers les contreforts de l’Etna, sur ces terrains de formation secondaire.

Il y a quelque dix-huit ans, il existait en Sicile, principalement à Palerme, sa capitale, une redoutable association de malfaiteurs. Liés entre eux par une sorte de rite franc-maçonnique, ils comptaient plusieurs milliers d’adhérents. Le vol et la fraude, par tous les moyens possibles, tel était l’objectif de cette Société de la Maffia, à laquelle nombre de commerçants et d’industriels payaient une sorte de dîme annuelle pour qu’il leur fût permis d’exercer, sans trop d’ennuis, leur industrie ou leur commerce.

À cette époque, Sarcany et Zirone, — c’était avant l’affaire de la conspiration de Trieste, — figuraient parmi les principaux affiliés de la Maffia, et non des moins zélés.

Cependant, avec le progrès de toutes choses, avec une meilleure administration des villes, sinon des campagnes, cette association commença à être gênée dans ses affaires. Les dîmes et redevances s’amoindrirent. Aussi la plupart des associés se séparèrent et allèrent demander au brigandage un plus lucratif moyen d’existence.

À cette époque, le régime politique de l’Italie venait de changer par suite de son unification. La Sicile, comme les autres provinces, dut subir le sort commun, se soumettre aux lois nouvelles, et, tout spécialement, au joug de la conscription. De là, des rebelles, qui ne voulurent point se conformer aux lois, et des réfractaires, qui refusèrent de servir, — autant de gens sans scrupules, « maffiosi » ou autres, dont les bandes commencèrent à exploiter les campagnes.

Zirone était précisément à la tête d’une de ces bandes, et, lorsque la partie des biens du comte Mathias Sandorf, échue à Sarcany pour prix de sa délation, eut été dévorée, tous deux vinrent reprendre leur ancienne existence, en attendant qu’une plus sérieuse occasion de refaire fortune leur fût offerte.

Cette occasion s’était présentée : le mariage de Sarcany avec la fille de Silas Toronthal. On sait comment il avait échoué jusqu’alors, et dans quelles circonstances.

Un pays singulièrement favorable aux exploits du brigandage, même à l’époque actuelle, que cette Sicile ! L’antique Trinacria, dans sa périphérie de sept cent vingt kilomètres, entre les pointes de ce triangle qui projette, au nord-est, le cap Faro, à l’ouest le cap de Marsala, au sud-est le cap Pessaro, renferme des chaînes de montagnes, les Pélores et les Nébrodes, un groupe volcanique indépendant, l’Etna, des cours d’eau, Giarella, Cantara, Platani, des torrents, des vallées, des plaines, des villes qui communiquent difficilement entre elles, des bourgs dont les abords sont peu aisés, des villages perdus sur des rocs presque inaccessibles, des couvents isolés dans les gorges ou sur les contreforts, enfin une quantité de refuges, dans lesquels la retraite est possible, et une infinité de criques où la mer offre mille occasions de fuir. C’est, en petit, le résumé du globe, ce morceau de terre sicilienne où se rencontre tout ce qui constitue le domaine terrestre, monts, volcans, vallées, prairies, fleuves, rivières, lacs, torrents, villes, villages, hameaux, ports, criques, promontoires, caps, écueils, brisants, — le tout à la disposition d’une population de près de deux millions d’habitants, répartie sur une surface de vingt-six mille kilomètres carrés.

Quel théâtre pourrait être mieux disposé pour les opérations du banditisme ? Aussi, bien qu’il tende à diminuer, bien que le brigand sicilien comme le brigand calabrais semblent avoir fait leur temps, qu’ils soient proscrits, — au moins de la littérature moderne, — enfin, bien que l’on commence à trouver le travail plus rémunérateur que le vol, il est bon que les voyageurs ne s’aventurent pas sans précautions dans ce pays, cher à Cacus et béni de Mercure.

Cependant, en ces dernières années, la gendarmerie sicilienne, toujours en éveil, toujours sur pied, avait fait quelques expéditions très heureuses à travers les provinces de l’est. Plusieurs bandes, tombées dans des embuscades, avaient été en partie détruites. Entre autres, celle de Zirone qui ne comptait plus qu’une trentaine d’hommes. De là cette résolution d’infuser un peu de sang étranger à sa troupe, et plus particulièrement du sang maltais. Il savait que dans les taudis du Manderaggio qu’il avait fréquentés autrefois, les bandits inoccupés se trouvaient par centaines. Voilà pourquoi Carpena était allé à La Vallette, et s’il n’y avait recruté qu’une douzaine d’hommes, du moins, étaient-ce des hommes de choix.

Qu’on ne s’étonne pas de voir l’Espagnol se montrer si dévoué à Zirone ! Le métier lui convenait ; mais, comme il était lâche par nature, il ne se mettait que le moins possible en avant dans les expéditions où les coups de fusil sont à craindre. Aussi se contentait-il de préparer les affaires, de combiner les plans, et d’exercer les fonctions de cabaretier dans cette locande de Santa Grotta, affreux coupe-gorge, perdu sur les premières rampes du volcan.

Il va sans dire que si Sarcany et Zirone connaissaient de la vie de Carpena tout ce qui se rapportait à l’affaire d’Andréa Ferrato, Carpena ne savait rien de l’affaire de Trieste. Il croyait tout simplement être entré en relations avec d’honnêtes brigands, exerçant depuis bien des années « leur commerce » dans les montagnes de la Sicile.

Zirone et Carpena, pendant ce trajet de huit milles italiens, depuis les roches de Polyphème jusqu’à Nicolosi, ne firent aucune mauvaise rencontre, en ce sens que pas un seul gendarme ne se montra sur leur route. Ils suivaient des sentiers assez ardus, entre des champs de vignes, d’oliviers, d’orangers, de cédratiers, au milieu des bouquets de frênes, de chênes-liège et de figuiers d’Inde. Parfois, ils remontaient quelques-uns de ces lits de torrents desséchés, qui, vus du large, semblent des chemins macadamisés, dont le rouleau compresseur n’aurait pas encore écrasé les cailloux. Le Sicilien et l’Espagnol passèrent par les villages de San Giovanni et de Tramestiéri, à une altitude déjà grande au-dessus du niveau méditerranéen. Vers dix heures et demie, ils eurent atteint Nicolosi. C’est un bourg situé dans la partie centrale d’un assez vaste cirque, que flanquent au nord et à l’ouest les cônes éruptifs de Monpilieri, des Monte-Rossi et de la Serra Pizzuta.

Ce bourg possède six églises, un couvent sous l’invocation de San Nicolo d’Arena, et deux auberges, — ce qui indique surtout son importance. Mais, de ces deux auberges, Zirone et Carpena n’avaient que faire. La locande de Santa Grotta les attendait à une heure de là, dans une des gorges les plus sombres du massif etnéen. Ils y arrivèrent avant que minuit eût sonné aux clochers de Nicolosi.

On ne dormait point à Santa Grotta. On soupait avec accompagnement de cris et blasphèmes. Là étaient réunis les nouveaux engagés de Carpena, auxquels un vieux de la bande, nommé Benito, — par antinomie, sans doute, — faisait les honneurs de l’endroit. Quant au reste de la bande, une quarantaine de montagnards et de réfractaires, ils étaient alors à quelque vingt milles dans l’ouest, exploitant le revers opposé de l’Etna, et devaient bientôt les rejoindre. Il n’y avait donc à Santa Grotta que la douzaine de Maltais, recrutés par l’Espagnol. Entre tous, Pescador, — autrement dit Pointe Pescade — faisait bravement sa partie dans ce concert d’imprécations et de vantardises. Mais il écoutait, il observait, il notait, de manière à ne rien oublier de tout ce qui pouvait lui être utile. Et c’est même ainsi qu’il retint un propos que Benito lança à ses hôtes pour modérer leur tapage, un peu avant l’arrivée de Carpena et de Zirone.

« Taisez-vous donc, Maltais du diable, taisez-vous donc ! on vous entendrait de Cassone, où le commissaire central, l’aimable questeur de la province, a envoyé un détachement de carabiniers ! »

Menace plaisante, Cassone étant assez éloignée de Santa-Grotta. Mais les nouveaux supposèrent que leurs vociférations pouvaient arriver à l’oreille des carabiniers, qui sont les gendarmes du pays. Ils modifièrent donc leurs vociférations, tout en buvant davantage de larges flasques de ce petit vin de l’Etna que Benito versait lui-même pour leur souhaiter la bienvenue. En somme, ils étaient tous plus ou moins ivres, lorsque s’ouvrit la porte de la locande.

« Les jolis garçons ! s’écria Zirone en entrant, Carpena a eu la main heureuse, et je vois que Benito a bien fait les choses !

— Ces braves gens mouraient de soif ! répondit Benito.

— Et comme c’est la plus vilaine des morts, reprit Zirone en riant, tu as voulu la leur épargner ! Bien ! Qu’ils dorment maintenant ! Demain, nous ferons connaissance !

— Pourquoi attendre à demain ? dit une des nouvelles recrues.

— Parce que vous êtes trop ivres pour comprendre et obéir ! répondit Zirone.

— Ivres !… Ivres !… Pour avoir vidé quelques bouteilles de votre petit vin du crû, quand on est habitué au gin et au whisky des cabarets du Manderaggio !

— Eh ! quel est celui-là ? demanda Zirone.

— C’est le petit Pescador ! répondit Carpena.

— Eh ! quel est celui-là ? demanda Pescador à son tour, en montrant le Sicilien.

— C’est Zirone ! » répondit l’Espagnol.

Zirone regarda avec attention le jeune bandit, dont Carpena lui avait fait l’éloge, et qui se présentait avec une telle désinvolture. Sans doute, il lui trouva la figure intelligente et hardie, car il fit un signe approbatif. Puis, s’adressant à Pescador :

« Alors tu as bu comme les autres ?

— Plus que les autres !

— Et tu as conservé ta raison ?

— Bah ! elle ne se noie pas pour si peu !

— Dis donc, petit, reprit Zirone, Carpena m’a dit que tu pourrais peut-être me donner un renseignement dont j’ai besoin !

— Gratis ?…

— Attrape ! »

Et Zirone lança une demi-piastre, que Pescador fit instantanément disparaître dans la poche de sa veste, comme un jongleur de profession eût fait d’une muscade.

« Il est gentil ! dit Zirone.

— Très gentil ! répondit Pescador. — Et de quoi s’agit-il ?

— Tu connais bien Malte ?

— Malte, et l’Italie, et l’Istrie, et la Dalmatie, et l’Adriatique ! répondit Pescador.

— Tu as voyagé ?…

— Beaucoup, mais toujours à mes frais !

— Je t’engage à ne jamais voyager autrement, parce que, quand c’est le gouvernement qui paye…

— C’est trop cher ! répondit Pescador.

— Comme tu dis ! répliqua Zirone, enchanté de ce nouveau compagnon, avec lequel on pouvait au moins causer.

— Et puis ?… reprit l’intelligent garçon.

— Et puis, voilà ! Pescador, dans tes nombreux voyages, aurais-tu quelquefois entendu parler d’un certain docteur Antékirtt ? »

Malgré toute sa finesse, Pointe Pescade ne pouvait s’attendre « à celle-là ! ». Toutefois, il fut assez maître de lui pour ne rien laisser voir de sa surprise.

Comment Zirone, qui n’était point à Raguse pendant la relâche de la Savarèna, et pas davantage à Malte pendant la relâche du Ferrato, avait-il pu entendre parler du docteur et connaissait-il même son nom ?

Mais, avec son esprit décisif, il comprit immédiatement que sa réponse pourrait le servir et il n’hésita pas.

« Le docteur Antékirtt ? répliqua-t-il. Eh ! parfaitement !… Il n’est question que de lui dans toute la Méditerranée !

— L’as-tu vu ?

— Jamais.

— Mais sais-tu ce qu’il est, ce docteur ?

— Un pauvre diable, cent fois millionnaire, dit-on, qui ne se promène jamais sans un million dans chaque poche de son veston de voyage, et il en a au moins six ! Un malheureux, qui en est réduit à faire de la médecine en amateur, tantôt sur sa goélette, tantôt sur son steam-yacht, et qui vous a des spécifiques pour les vingt-deux mille maladies dont la nature a gratifié l’espèce humaine ! »

Le saltimbanque d’autrefois venait de reparaître à propos dans Pointe Pescade, et son boniment émerveillait Zirone non moins que Carpena, lequel semblait dire :

« Hein ! quelle recrue ! »

Pescador s’était tu, après avoir allumé une cigarette, dont la capricieuse fumée semblait lui sortir à la fois par le nez, par les yeux, même par les oreilles.

« Tu dis donc que ce docteur est riche ? demanda Zirone.

— Riche à pouvoir acheter la Sicile pour s’en faire un jardin anglais ! » répondit Pescador.

Puis, pensant que le moment était venu d’inspirer à Zirone l’idée de ce projet, dont il poursuivait l’exécution :

« Et tenez, dit-il, capitaine Zirone, si je n’ai pas vu ce docteur Antékirtt, j’ai du moins vu un de ses yachts, car on raconte qu’il a toute une flottille pour ses promenades en mer !

— Un de ses yachts ?

— Oui, son Ferrato ! Un bâtiment superbe, qui ferait joliment mon affaire pour faire des excursions dans la baie de Naples avec une ou deux princesses de choix !

— Où as-tu vu ce yacht ?

— À Malte, répondit Pescador.

— Et quand cela ?

— Avant-hier, à La Vallette ! Au moment où nous embarquions avec notre sergent Carpena, il était encore mouillé dans le port militaire ! Mais on disait qu’il allait partir vingt-quatre heures après nous ! »

— Pour ?…

— Eh ! précisément pour la Sicile, à destination de Catane !

— De Catane ? » répondit Zirone.

Cette coïncidence entre le départ du docteur Antékirtt et l’avis qu’il avait reçu de se défier de lui, ne pouvait qu’éveiller les soupçons du compagnon de Sarcany. Pointe Pescade comprit que certaine secrète pensée s’agitait dans le cerveau de Zirone, mais laquelle ? Ne pouvant le deviner, il résolut de le pousser plus directement.

Aussi, lorsque Zirone eut dit :

« Que peut-il bien venir faire en Sicile, ce docteur du diable, et précisément à Catane ?

— Eh ! par sainte Agathe, il vient visiter la ville ! Il vient faire l’ascension de l’Etna ! Il vient voyager en riche voyageur qu’il est !

— Pescador, dit Zirone, qu’une certaine méfiance reprenait de temps à autre, tu as l’air d’en savoir long sur le compte de ce personnage !

— Pas plus long que je n’en ferais, si l’occasion s’en présente ! répondit Pointe Pescade.

— Que veux-tu dire ?

— Que si le docteur Antékirtt, comme cela est supposable, vient se promener sur nos terres, eh bien, il faudra que son Excellence nous paye un joli droit de passage !

— Vraiment ? répondit Zirone.

— Et si cela ne lui coûte qu’un million ou deux, c’est qu’il s’en sera tiré à bon marché ?

— Tu trouves !

— Et dans ce cas Zirone et ses amis n’auront été que de parfaits imbéciles !

— Bien ! dit Zirone en riant. Sur ce compliment à notre adresse, tu peux aller dormir !

— Ça me va, capitaine, répondit Pescador, mais je sais bien de quoi je vais rêver !

— Et de quoi ?

— Des millions du docteur Antékirtt… des rêves d’or, quoi ! »

Là-dessus, Pescador, après avoir lancé la dernière bouffée de sa cigarette, alla rejoindre ses compagnons dans la grange de l’auberge, tandis que Carpena regagnait sa chambre.

Et alors, le brave garçon, au lieu de dormir, se mit à classer dans son esprit tout ce qu’il venait de faire et de dire.

Du moment que Zirone lui avait parlé, à son grand étonnement, du docteur Antékirtt, avait-il agi au mieux des intérêts qui lui étaient confiés ? Qu’on en juge.

En venant en Sicile, le docteur espérait y rejoindre Sarcany, et, au cas où ils y seraient ensemble, Silas Toronthal, — ce qui était possible, puisque tous deux avaient quitté Raguse. À défaut de Sarcany, il comptait se rabattre sur son compagnon, s’emparer de Zirone, puis, par récompense ou menace, l’amener à dire où se trouvaient Sarcany et Silas Toronthal. Tel était son plan : voici comment il comptait l’exécuter.

Pendant sa jeunesse, le docteur avait plusieurs fois visité la Sicile et plus particulièrement la province de l’Etna. Il connaissait les diverses routes que prennent les ascensionnistes, dont la plus suivie vient passer au pied d’une maison, bâtie à la naissance du cône central, et que l’on appelle la case des Anglais, « Casa Inglese[1] ».

Or, en ce moment, la bande de Zirone, pour laquelle Carpena venait de chercher du renfort à Malte, battait la campagne sur les pentes de l’Etna. Il était donc certain que l’arrivée d’un personnage aussi fameux que le docteur Antékirtt produirait à Catane son effet habituel. Or, comme le docteur laisserait annoncer ostensiblement son intention de faire l’ascension de l’Etna, il était non moins certain que Zirone l’apprendrait, — surtout avec le concours de Pointe Pescade. On a vu que l’entrée en matière avait même été très facile, puisque c’était Zirone qui avait interrogé Pescador sur le compte dudit docteur.

Maintenant, voici le piège qui allait être tendu à Zirone, et dans lequel il y avait bien des chances que celui-ci fût pris.

La veille du jour où le docteur devrait faire l’ascension du volcan, douze hommes du Ferrato, bien armés, se rendraient secrètement à la Casa Inglese. Le lendemain, accompagné de Luigi, de Pierre et d’un guide, le docteur quitterait Catane et suivrait la route habituelle, de manière à pouvoir atteindre la Casa Inglese vers huit heures du soir, afin d’y passer la nuit. C’est ce que font les touristes qui veulent voir se lever le soleil du haut de l’Etna sur les montagnes de la Calabre.

Nul doute que Zirone, poussé par Pointe Pescade, ne cherchât à s’emparer du docteur Antékirtt, croyant n’avoir affaire qu’à lui et à ses deux compagnons. Or, lorsqu’il arriverait à la Casa Inglese, il serait reçu par les marins du Ferrato, et aucune résistance ne serait possible.

Pointe Pescade, connaissant ce plan, avait donc heureusement profité des circonstances pour jeter dans l’esprit de Zirone cette idée de s’emparer du docteur Antékirtt, riche proie qu’il pourrait rançonner sans scrupule, et tout en tenant compte de l’avis qu’il avait reçu. D’ailleurs, puisqu’il devait se défier de ce personnage, le mieux n’était-il pas de s’assurer de lui, dût-il même perdre le prix de sa rançon ? C’est à quoi Zirone se décida, en attendant de nouvelles instructions de Sarcany. Mais, pour être plus certain de réussir, à défaut de sa bande qu’il n’avait pas tout entière sous la main, il comptait bien faire cette expédition avec les Maltais de Carpena, — ce qui, en somme, ne pouvait inquiéter Pointe Pescade, puisque cette douzaine de malfaiteurs n’aurait pas beau jeu contre les hommes du Ferrato.

Mais Zirone ne donnait jamais rien au hasard. Puisque, d’après le dire de Pescador, le steam-yacht devait arriver le lendemain, il quitta de grand matin la locande de Santa Grotta et descendit à Catane. N’étant pas connu, il pouvait y venir sans danger.

Il y avait déjà quelques heures que le steam-yacht était arrivé au mouillage. Il avait pris place, — non près des quais, toujours encombrés de navires, mais au fond d’une sorte d’avant-port, entre la jetée du nord et un énorme massif de laves noirâtres, que l’éruption de 1669 a poussé jusqu’à la mer.

Déjà, au lever du jour, Cap Matifou et onze hommes de l’équipage, sous le commandement de Luigi, avaient été débarqués à Catane : puis, séparément, ils s’étaient mis en route pour la Casa Inglese.

Zirone ne sut donc rien de ce débarquement, et, comme le Ferrato était mouillé à une encablure de terre, il ne put même pas observer ce qui se passait à bord.

Vers six heures du soir, une baleinière vint déposer sur le quai deux passagers du steam-yacht. C’étaient le docteur et Pierre Bathory. Ils se dirigèrent, par la Via Stesicoro et la Strada Etnea, vers la villa Bellini, admirable jardin public, l’un des plus beaux de l’Europe peut-être, avec ses massifs de fleurs, ses rampes capricieuses, ses terrasses ombragées de grands arbres, ses eaux courantes, et ce superbe volcan, empanaché de vapeurs, qui se dresse à son horizon.

Zirone avait suivi les deux passagers, ne doutant pas que l’un d’eux ne fût précisément le docteur Antékirtt. Il manœuvra même de manière à les approcher d’assez près, au milieu de cette foule que la musique avait attirée à la villa Bellini. Mais il ne put le faire, sans que le docteur et Pierre ne s’aperçussent des manœuvres de ce drôle à figure suspecte. Si c’était le Zirone en question, l’occasion était belle pour l’engager plus avant dans le piège où l’on voulait l’attirer.

Aussi, vers onze heures du soir, au moment où tous deux allaient quitter le jardin pour retourner à bord, le docteur, répondant à Pierre à voix haute :

« Oui, c’est entendu ! Nous partirons demain et nous irons coucher à la Casa Inglese. »

Sans doute, l’espion savait ce qu’il voulait savoir, car, un instant après, il avait disparu.




  1. C’est à quelques gentlemen, amis du confort, que l’on doit ce lieu de halte, qui est situé à trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer.