Hetzel (tome 1p. 99-126).


V

AVANT, PENDANT ET APRÈS LE JUGEMENT.


L’Istrie, que les traités de 1815 ont fait entrer dans le royaume austro-hongrois, est une presqu’île triangulaire, dont l’isthme forme la base sur la plus grande largeur du triangle. Cette péninsule s’étend depuis le golfe de Trieste jusqu’au golfe de Quarnero, le long desquels se creusent des ports assez nombreux. Entre autres, presque à sa pointe sud, s’ouvre celui de Pola, dont le gouvernement s’occupait alors de faire un arsenal maritime de premier ordre.

Cette province de l’Istrie, plus particulièrement sur ses rivages occidentaux, est encore restée bien italienne, bien vénitienne même, autant par ses usages que par sa langue. Que l’élément slave y lutte encore contre l’élément italien, soit ; mais, ce qui est certain, c’est que l’influence allemande a quelque peine à se maintenir entre les deux.

Plusieurs villes importantes du littoral ou de l’intérieur donnent la vie à cette contrée que baignent les eaux de l’Adriatique septentrionale. Telles sont Capo d’Istria et Pirano, dont la population saunière travaille presque exclusivement dans les grandes salines, à l’embouchure du Risano et de la Corna-Lunga ; Parenzo, chef-lieu de la diète de l’Istrie et résidence de l’évêque ; Rovigno, riche du produit de ses oliviers ; Pola, dont les touristes vont visiter les superbes monuments d’origine romaine, et qui est destinée à devenir le port de guerre le plus important de toute l’Adriatique.

Mais aucune de ces villes n’a le droit d’être appelée capitale de l’Istrie. C’est Pisino, située presque au centre du triangle, qui porte ce titre, et c’est là que, sans le savoir, allaient être conduits les prisonniers, après leur secrète arrestation.

À la porte de la maison de Ladislas Zathmar, attendait une chaise de poste. Tous quatre y montèrent aussitôt, et deux gendarmes autrichiens, — de ceux qui assurent très convenablement la sécurité des voyageurs à travers les campagnes de l’Istrie, — y prirent place auprès d’eux. Il leur serait donc interdit, pendant ce voyage, d’échanger la moindre parole qui eût pu les compromettre ou même leur faciliter une commune entente, avant leur comparution devant les juges.

Une escorte de douze gendarmes à cheval, commandée par un lieutenant, s’échelonna en avant, en arrière et aux portières de la chaise de poste qui, dix minutes après, avait quitté la ville. Quant à Borik, mené directement à la prison de Trieste, il avait été mis au secret.

Où dirigeait-on les prisonniers ? Dans quelle forteresse le gouvernement autrichien allait-il les enfermer, puisque le château de Trieste ne lui suffisait pas ? C’est ce que le comte Sandorf et ses amis auraient eu grand intérêt à savoir, mais ils s’y essayèrent en vain.

La nuit était sombre. À peine si les lanternes de la chaise de poste éclairaient la route jusqu’au premier rang des cavaliers de l’escorte. On marchait rapidement. Mathias Sandorf, Étienne Bathory, Ladislas Zathmar, se tenaient immobiles et muets dans leur coin. Sarcany ne cherchait même point à rompre le silence, ni pour protester contre son arrestation, ni pour demander pourquoi cette arrestation avait été faite.

Après être sortie de Trieste, la chaise de poste fit un crochet qui la ramena obliquement vers la côte. Le comte Sandorf, au milieu du bruit produit par le pas des chevaux et le cliquetis des sabres, put alors entendre le murmure lointain du ressac contre les roches du littoral. Pendant un instant, quelques lumières brillèrent dans la nuit et s’éteignirent presque aussitôt. C’était le petit bourg de Muggia, que la chaise de poste venait de dépasser, mais sans y faire halte. Puis, le comte Sandorf crut remarquer que la route les ramenait dans la campagne.

À onze heures du soir, la voiture s’arrêta pour relayer. Il n’y avait là qu’une ferme, où les chevaux attendaient, prêts à être attelés. Ce n’était point un relais de poste. On avait voulu éviter d’aller chercher celui de Capo d’Istria.

L’escorte se remit en route. La voiture suivait un chemin tracé entre des clos de vignes, dont les sarments s’entrelaçaient en festons aux branches des mûriers, et toujours en plaine, ce qui permettait de courir rapidement. L’obscurité était alors d’autant plus profonde, que de gros nuages, poussés par un assez violent sirocco du sud-est, emplissaient tout l’espace. Bien que les vitres des portières eussent été baissées, de temps en temps, pour donner un peu d’air à l’intérieur, — car les nuits de juin sont chaudes, en Istrie, — il était impossible de rien distinguer, même dans un très court rayon. Quelque attention que le comte Sandorf, Ladislas Zathmar et Étienne Bathory apportassent à noter les moindres incidents de la route, tels que l’orientation du vent, le temps écoulé depuis le départ, ils ne parvenaient pas à reconnaître dans quelle direction roulait la chaise de poste. On voulait, sans doute, que l’instruction de cette affaire se fît dans le plus grand secret et en un lieu qui resterait ignoré du public.

Vers deux heures du matin, on relaya une seconde fois. Ainsi qu’au premier relais, la halte ne dura pas plus de cinq minutes.

Le comte Sandorf crut apercevoir dans l’ombre quelques maisons, groupées à l’extrémité d’une route, et qui devaient former la limite d’un faubourg.

C’était Buje, chef-lieu d’un district, situé à une vingtaine de milles dans le sud de Muggia.

Dès que les chevaux eurent été attelés, le lieutenant de gendarmerie se contenta de dire quelques mots à voix basse au postillon, et la chaise de poste repartit au galop.

Vers trois heures et demie, le jour devait commencer à paraître. Une heure plus tard, les prisonniers, par la position du soleil levant, auraient pu se rendre compte de la direction suivie jusqu’alors, de manière à déterminer au moins si elle était nord ou sud. Mais, à ce moment, les gendarmes baissèrent les mantelets des portières, et l’intérieur de la voiture fut plongé dans la plus complète obscurité.

Ni le comte Sandorf, ni ses deux amis ne firent la plus petite observation. Il n’y eût pas été répondu, cela n’était que trop certain. Mieux valait se résigner et attendre.

Une heure ou deux heures après, — il eût été difficile d’estimer le temps écoulé, — la chaise de poste s’arrêta une dernière fois et relaya rapidement au bourg de Visinada.

À partir de ce moment, tout ce qui put être observé, ce fut que la route devenait très dure. Les cris du postillon, le claquement du fouet, ne cessaient de stimuler les chevaux, dont le fer frappait le sol rude et pierreux de cette région montagneuse. Quelques collines, sur lesquelles s’étageaient de petits bois grisâtres, avaient rétréci les bornes de l’horizon. Deux ou trois fois les prisonniers purent entendre les sons d’une flûte. C’étaient de jeunes pâtres, qui jouaient leurs airs bizarres en gardant des troupeaux de chèvres noires ; mais il n’y avait là qu’une indication trop insuffisante de la contrée parcourue, et il fallait se résoudre à n’en rien voir.

Il devait être neuf heures du matin, lorsque la chaise de poste reprit une allure toute différente. On ne pouvait s’y tromper, elle descendait alors rapidement, après avoir atteint le maximum d’altitude de la route. Sa vitesse était très grande, et, plusieurs fois, il fallut saboter les roues pour se maintenir, non sans danger.

En effet, après s’être élevée dans une région très accidentée, dominée par le mont Majeur, la route s’abaisse obliquement en se rapprochant de Pisino. Bien que cette ville soit encore à une cote très élevée au-dessus du niveau de la mer, elle semble enfouie au fond d’une vallée, si on s’en rapporte aux hauteurs environnantes. Bien avant de l’atteindre, on peut déjà apercevoir le campanile, qui surmonte le groupement de ses maisons, pittoresquement disposées en étages.

Pisino est le chef-lieu d’un district, comprenant vingt-cinq mille habitants environ. Située presque au centre de ce triangle péninsulaire, les Morlaques, les Slaves de tribus diverses, les Tsiganes mêmes, affluent dans cette ville, surtout à l’époque des foires, pendant lesquelles il se fait un commerce assez important.

Cité ancienne, la capitale de l’Istrie a conservé son caractère féodal. Cela apparaît surtout dans son château-fort, qui domine quelques établissements militaires plus modernes, où sont installés les services administratifs du gouvernement autrichien.

Ce fut dans la cour de ce château que la chaise de poste s’arrêta, le 9 juin, vers dix heures du matin, après un voyage de quinze heures. Le comte Sandorf, ses deux compagnons et Sarcany durent alors descendre de voiture. Quelques instants après, ils étaient incarcérés séparément dans des cellules voûtées, auxquelles ils n’arrivèrent qu’après avoir gravi une cinquantaine de marches.

C’était la mise au secret dans toute sa rigueur.

Bien qu’ils n’eussent entre eux aucune communication et ne pussent échanger leurs pensées, Mathias Sandorf, Ladislas Zathmar et Étienne Bathory n’avaient plus alors qu’une seule préoccupation. Comment le secret de la conspiration avait-il été découvert ? Était-ce le hasard qui avait mis la police sur la trace du complot ? Cependant, rien n’avait pu transpirer au dehors. Aucune correspondance ne s’échangeait plus entre Trieste et les principales villes de la Hongrie et de la Transylvanie. Était-ce donc une trahison ? Mais qui aurait été le traître ? Jamais une confidence n’avait été faite à personne. Jamais un papier n’avait pu tomber entre les mains d’un espion. Tous les documents étaient anéantis. On aurait fouillé jusque dans les coins les plus secrets la maison de l’Acquedotto, qu’on n’y eût pas trouvé une note suspecte ! Et c’était même ce qui était arrivé. Les agents de la police n’avaient rien découvert, — si ce n’est la grille, que le comte Zathmar n’avait pas détruite, car il était possible qu’il eût encore besoin de s’en servir. Et, par malheur, cette grille allait devenir une pièce à conviction, dont il serait impossible d’expliquer l’emploi, autrement que pour les besoins d’une correspondance chiffrée.

En somme, — ce que les prisonniers ignoraient encore, — tout reposait sur la copie de ce billet que Sarcany, de connivence avec Silas Toronthal, avait livrée au gouverneur de Trieste, après en avoir rétabli le sens en texte clair. Mais cela devait malheureusement suffire pour établir une accusation de complot contre la sûreté de l’État. Donc, il n’en fallait pas plus pour amener le comte Sandorf et ses amis devant une juridiction spéciale, un tribunal militaire, qui allait procéder militairement.

Il y avait eu un traître, cependant, et il n’était pas loin. En se laissant arrêter, sans mot dire, en se laissant juger, en se laissant condamner même quitte à être gracié plus tard, ce traître devrait écarter tous les soupçons. C’était là le jeu de Sarcany, et il devait le jouer avec l’aplomb qu’il apportait en toutes choses.

D’ailleurs, le comte Sandorf, trompé par ce fourbe, — et qui ne l’eût été, à sa place ? — était décidé à tout faire pour le mettre hors de cause. Il ne lui serait pas difficile, pensait-il, de démontrer que Sarcany n’avait jamais pris part au complot, qu’il n’était qu’un simple comptable, introduit récemment dans la maison de Ladislas Zathmar, et uniquement chargé des affaires personnelles du comte, qui ne se rattachaient aucunement à la conspiration. Au besoin, il invoquerait le témoignage du banquier Silas Toronthal pour innocenter son jeune commis. Il ne doutait donc pas que Sarcany ne fût absous, aussi bien sur le chef principal que sur le chef de complicité, au cas où l’on viendrait à bout d’établir une accusation, — ce qui ne lui paraissait pas encore démontré.

En somme, le Gouvernement autrichien ne devait rien savoir de la conspiration en dehors des conspirateurs de Trieste. Leurs partisans, en Hongrie et en Transylvanie, lui étaient absolument inconnus. Il n’existait aucune trace de leur complicité. Mathias Sandorf, Étienne Bathory, Ladislas Zathmar, ne pouvaient donc avoir aucune inquiétude à ce sujet. Quant à eux, ils étaient décidés à tout nier, à moins qu’une preuve matérielle du complot ne leur fût opposée. Dans ce cas, ils sauraient faire le sacrifice de leur vie. D’autres reprendraient un jour le mouvement avorté. La cause de l’indépendance retrouverait plus tard de nouveaux chefs. Eux, s’ils étaient convaincus, avoueraient quelles avaient été leurs espérances. Ils montreraient le but vers lequel ils marchaient, but qui serait atteint un jour ou l’autre. Ils ne prendraient même pas la peine de se défendre, et cette partie, perdue par eux, ils la payeraient noblement.

Ce n’était pas sans raison que le comte Sandorf et ses deux amis pensaient que l’action de la police avait été fort restreinte en cette affaire. À Bude, à Pesth, à Klausenbourg, dans toutes les villes où le mouvement devait se produire au signal venu de Trieste, les agents avaient cherché des traces du complot, vainement. Voilà pourquoi le gouvernement avait procédé avec tant de secret à l’arrestation des trois chefs de Trieste. S’il les avait emprisonnés dans la forteresse de Pisino, s’il voulait que rien ne s’ébruitât de cette affaire, avant qu’elle n’eût son dénouement, c’était avec l’espoir que quelque circonstance ferait connaître les auteurs du billet chiffré, adressé à la capitale de l’Istrie, mais venu on ne sait d’où.

Cette espérance fut trompée. Le signal attendu n’avait pas été donné, il ne devait pas l’être. Le mouvement était enrayé, momentanément du moins. Le gouvernement dut donc se borner à faire juger le comte Sandorf et ses complices sous la prévention de haute trahison envers l’État.

Cependant, ces investigations avaient demandé quelques jours. Aussi, ce fut vers le 20 juin seulement que l’affaire commença à s’instruire par l’interrogatoire des accusés. Ils ne furent même pas confrontés entre eux et ne devaient se revoir que devant leurs juges.

C’était à un conseil de guerre que le gouvernement avait dévolu le mandat de juger les chefs de la conspiration de Trieste. On sait combien est sommaire l’instruction des affaires qui sont soumises à cette juridiction exceptionnelle, combien sont rapides la conduite de ses débats et l’exécution de ses jugements.

C’est ce qui se produisit en cette circonstance.

Le 25 juin, le conseil de guerre s’assembla dans une des salles basses de la forteresse de Pisino, et, ce jour même, les accusés comparurent devant le tribunal militaire.

Les débats n’allaient être ni longs ni mouvementés, aucun incident ne devant se produire.

Le conseil de guerre entra en séance à neuf heures du matin. Le comte Sandorf, le comte Zathmar, le professeur Étienne Bathory, d’une part, et de l’autre, Sarcany, se revirent pour la première fois depuis leur incarcération. La poignée de main que Mathias Sandorf et ses deux amis se donnèrent sur le banc des accusés, ce fut comme un nouveau témoignage, un nouvel accord des sentiments qui les unissaient. Un geste de Ladislas Zathmar et d’Étienne Bathory fit comprendre au comte Sandorf que tous deux s’en remettaient à lui du soin de parler devant le conseil. Ni lui ni les autres n’avaient voulu accepter l’office d’un défenseur. Ce que le comte Sandorf avait fait jusqu’ici était bien fait. Ce qu’il lui conviendrait de dire à leurs juges serait bien dit.

L’audience était publique, en ce sens que les portes de la salle du conseil furent ouvertes. Cependant, peu de personnes y assistaient, car l’affaire n’avait point transpiré au dehors. Au plus, une vingtaine de spectateurs, appartenant au personnel du château.

L’identité des accusés fut d’abord constatée. Puis, aussitôt après, le comte Sandorf demanda au président du conseil en quel lieu ses compagnons et lui avaient été amenés pour y être jugés ; mais il ne fut point répondu à cette question.

L’identité de Sarcany ayant été également établie, il ne dit rien encore qui fût de nature à séparer sa cause de celle de ses compagnons.

Alors, le fac-simile du billet, livré traîtreusement à la police, fut communiqué aux accusés.

Lorsque le rapporteur leur fit demander s’ils reconnaissaient avoir reçu l’original du billet, dont copie leur était représentée, ils répondirent que c’était à l’accusation de faire la preuve à cet égard.

Sur cette réponse, on leur présenta la grille, qui avait été trouvée dans la chambre de Ladislas Zathmar.

Le comte Sandorf et ses deux compagnons ne purent nier que cette grille eût été en leur possession. Ils ne l’essayèrent même pas. En effet, devant cette preuve matérielle, il n’y avait rien à répondre. Puisque l’application de cette grille permettait de lire le billet cryptographié, c’est que ce billet avait été incontestablement reçu par les accusés.

Ceux-ci apprirent alors comment le secret de la conspiration avait été découvert, et sur quelle base reposait l’accusation.

À partir de ce moment, les demandes et les réponses furent très nettement faites de part et d’autre.

Le comte Sandorf ne pouvait plus nier. Il parla donc au nom de ses deux amis. Un mouvement, qui devait amener la séparation de la Hongrie et de l’Autriche, puis la reconstitution autonomique du royaume des anciens Magyars, avait été préparé par eux. Sans leur arrestation, il eût éclaté récemment, et la Hongrie aurait reconquis son indépendance. Mathias Sandorf, se donnant pour le chef de la conspiration, ne voulut laisser à ses coaccusés qu’un rôle secondaire. Mais ceux-ci protestèrent contre les paroles du comte, et revendiquèrent avec l’honneur d’avoir été ses complices l’honneur de partager son sort.

Le débat ne pouvait plus être long. D’ailleurs, lorsque le président du conseil interrogea les accusés sur leurs relations au dehors, ils refusèrent de répondre. Pas un nom ne fut prononcé, pas un ne devait l’être.

« Vous avez nos trois têtes, répondit simplement le comte Sandorf, et elles doivent vous suffire. »

Trois têtes seulement, car le comte Sandorf s’attacha alors à disculper Sarcany, un jeune comptable, employé dans la maison de Ladislas Zathmar, sur la recommandation du banquier Silas Toronthal.

Sarcany ne put que confirmer les dires du comte Sandorf. Il ne savait rien de la conspiration. Il avait été le premier surpris d’apprendre que dans cette paisible demeure de l’Acquedotto se tramait un complot contre la sûreté de l’État. S’il n’avait pas protesté au moment de son arrestation, c’est qu’il ne savait même pas de quoi il s’agissait.

Ni le comte Sandorf ni lui n’eurent de difficulté à établir cette situation, et il est probable que le Conseil de guerre avait son opinion faite à cet égard. Aussi, sur l’avis du rapporteur, l’accusation relevée contre Sarcany fut-elle presque aussitôt abandonnée.

Vers deux heures de l’après-midi, les débats de cette affaire étaient terminés, et, séance tenante, le jugement fut rendu.

Le comte Mathias Sandorf, le comte Ladislas Zathmar, le professeur Étienne Bathory, convaincus de haute trahison envers l’État, étaient condamnés à la peine de mort.

Les condamnés devaient être passés par les armes dans la cour même de la forteresse.

L’exécution se ferait dans les quarante-huit heures.

Sarcany était renvoyé des fins de l’accusation ; mais il devait être réintégré à la prison jusqu’à la levée de l’écrou, qui ne serait faite qu’après l’exécution du jugement.

Le même jugement prononçait aussi la confiscation des biens des trois condamnés.

Ordre fut donné de ramener en leur prison le comte Sandorf, Ladislas Zathmar et Étienne Bathory.

Sarcany fut reconduit dans la cellule qu’il occupait au fond d’un couloir elliptique du deuxième étage du donjon. Quant au comte Sandorf et à ses deux amis, pendant les dernières heures qui leur restaient à vivre, ils allaient être incarcérés dans une assez vaste cellule, située au même étage, précisément à l’extrémité du grand axe de cette ellipse que décrivait le couloir. Cette fois le secret était levé. Les condamnés seraient réunis jusqu’au moment de mourir.

Ce fut une consolation, ce fut même une joie pour eux, lorsqu’ils eurent été laissés seuls, lorsqu’il leur fut permis de s’abandonner à une émotion qu’ils pouvaient laisser enfin déborder. S’ils avaient su se contenir devant leurs juges, la réaction se fit alors, et là, sans témoins, ils s’ouvrirent leurs bras et s’y pressèrent.

« Mes amis, dit le comte Sandorf, c’est moi qui aurai causé votre mort ! Mais je n’ai point à vous en demander pardon ! Il s’agissait de l’indépendance de la Hongrie ! Notre cause était juste ! C’était un devoir de la défendre ! Ce sera un honneur de mourir pour elle !

— Mathias, répondit Étienne Bathory, nous te remercions, au contraire, de nous avoir associés à cette œuvre patriotique, qui aura été l’œuvre de toute ta vie…

— Comme nous serons associés dans la mort ! » ajouta froidement le comte Zathmar.

Puis, pendant un moment de silence, tous trois regardèrent cette sombre cellule, dans laquelle devaient se passer leurs dernières heures. Une étroite fenêtre, percée dans l’épaisse muraille du donjon, à quatre ou cinq pieds de hauteur, l’éclairait à peine. Elle était meublée de trois lits de fer, de quelques chaises, d’une table et de tablettes fixées aux parois, sur lesquelles se trouvaient divers ustensiles.

Pendant que Ladislas Zathmar et Étienne Bathory se laissaient absorber par leurs réflexions, le comte Sandorf allait et venait dans la cellule.

Ladislas Zathmar, seul au monde, sans aucun lien de famille, n’avait pas à regarder autour de lui. Il n’avait plus que son vieux serviteur Borik pour le pleurer.

Il n’en était pas ainsi d’Étienne Bathory. Sa mort ne frappait pas que lui seul. Il avait une femme et un fils que ce coup allait atteindre. Ces êtres si chers pouvaient en mourir ! Et, s’ils lui survivaient, quelle existence les attendait ! Quel avenir pour cette femme, sans fortune, avec un enfant à peine âgé de huit ans ! D’ailleurs, Étienne Bathory eût-il eu quelque bien, qu’en serait-il resté, après un jugement qui prononçait contre les condamnés la confiscation en même temps que la mort ?

Quant au comte Sandorf, c’était tout son passé qui lui revenait ! C’était sa femme, toujours présente en lui ! C’était sa petite fille, une enfant de deux ans, abandonnée aux soins de l’intendant qui aurait la charge de l’élever ! C’étaient ses amis qu’il avait entraînés à leur perte ! Il se demandait s’il avait bien agi, s’il n’avait pas été plus loin que ne commandait le devoir envers son pays, puisque le châtiment allait au-delà de lui-même, puisqu’il frappait des innocents !

« Non !… non !… je n’ai fait que mon devoir ! répétait-il. La patrie avant tout, au-dessus de tout ! »

Vers cinq heures du soir, un gardien entra dans la cellule, déposa sur la table le dîner des condamnés, puis sortit, sans avoir prononcé une seule parole. Mathias Sandorf, cependant, aurait voulu savoir en quel lieu il se trouvait, quelle était la forteresse où on l’avait renfermé. Mais, à cette question, le président du conseil de guerre n’avait pas cru devoir répondre, et, très certainement, le gardien, en vertu d’une consigne très sévère, n’y eût pas répondu davantage.

Les condamnés touchèrent à peine au dîner qui leur avait été servi. Ils passèrent le reste de la journée à causer de choses diverses, de l’espoir que le mouvement avorté serait repris un jour. Puis, à plusieurs reprises, ils revinrent sur les incidents de cette affaire.

« Nous savons, maintenant, dit Ladislas Zathmar, pourquoi nous avons été arrêtés et comment la police a tout appris par ce billet dont elle a eu connaissance…

— Oui, sans doute, Ladislas, répondit le comte Sandorf, mais ce billet, un des derniers que nous ayons reçus, en quelles mains est-il tombé d’abord, et par qui copie a-t-elle pu en être prise ?

— Et, étant prise, ajouta Étienne Bathory, comment, sans la grille, est-on parvenu à la déchiffrer ?

— Il faudrait donc que cette grille nous eût été volée, ne fut-ce qu’un instant… dit le comte Sandorf.

— Volée !… Et par qui ? répondit Ladislas Zathmar. Le jour de notre arrestation, elle était encore dans le tiroir du bureau de ma chambre, puisque c’est là que les agents l’ont saisie ! »

C’était, en effet, inexplicable. Que le billet eût été trouvé au cou du pigeon qui le portait, qu’il eût été copié avant d’être renvoyé à son destinataire, que la maison où demeurait ce destinataire eût été découverte, tout cela pouvait et devait s’admettre, en somme. Mais que la phrase cryptographiée eût été reconstruite sans l’instrument qui avait servi à la former, c’était incompréhensible.

« Et pourtant, reprit le comte Sandorf, ce billet a été lu, nous en avons la certitude, et il n’a pu l’être qu’au moyen de la grille ! C’est ce billet qui a mis la police sur les traces du complot, et c’est sur lui seul qu’a reposé toute l’accusation !

— Peu importe, après tout ! répondit Étienne Bathory.

— Il importe, au contraire, s’écria le comte Sandorf. Peut-être avons-nous été trahis ! Et s’il y a eu un traître… ne pas savoir… »

Le comte Sandorf s’arrêta. Le nom de Sarcany venait de s’offrir à son esprit ; mais il repoussa cette pensée, loin, bien loin, sans même vouloir la communiquer à ses compagnons.

Mathias Sandorf et ses deux amis continuèrent à parler ainsi de tout ce qu’il y avait d’inexplicable en cette affaire, et ils en causèrent jusque fort avant dans la nuit.

Le lendemain, ils furent réveillés d’un assez profond sommeil par l’arrivée du gardien. C’était le matin de leur avant-dernier jour. L’exécution était fixée à vingt-quatre heures de là.

Étienne Bathory demanda au gardien s’il lui serait permis de recevoir sa famille.

Le gardien répondit qu’il n’avait point d’ordre à ce sujet. Il n’était pas probable, d’ailleurs, que le gouvernement consentît à donner aux condamnés cette dernière consolation, puisqu’il avait conduit secrètement cette affaire jusqu’au jour du jugement, puisque le nom de la forteresse, qui servait de prison aux condamnés, n’avait pas même été prononcé.

« Pouvons-nous écrire, au moins, et nos lettres arriveront-elles à destination ? demanda le comte Sandorf.

— Je vais mettre du papier, des plumes et de l’encre à votre disposition, répondit le gardien, et je vous promets de déposer vos lettres entre les mains du gouverneur.

— Nous vous remercions, mon ami, répondit le comte Sandorf, puisque vous faites là tout ce que vous pouvez faire ! Quant à reconnaître vos bons soins…

— Vos remerciements me suffisent, messieurs », répondit le gardien, qui ne cachait point son émotion.

Ce brave homme ne tarda pas à apporter tout ce qu’il fallait pour écrire. Les condamnés passèrent une partie du jour à prendre leurs dernières dispositions. De la part du comte Sandorf, ce fut tout ce que le cœur d’un père pouvait donner de conseils pour cette petite fille qui allait rester orpheline ; de la part d’Étienne Bathory, tout ce qu’un époux et un père pouvait témoigner d’amour dans les adieux adressés à une femme et à un fils ; de la part de Ladislas Zathmar, tout ce qu’éprouvait un maître pour un vieux serviteur, son dernier ami.

Mais, pendant cette journée, si absorbés qu’ils fussent, que de fois les prisonniers prêtèrent l’oreille ! Que de fois, ils cherchèrent à entendre si quelque bruit lointain ne se glissait pas à travers les couloirs du donjon. Que de fois, il leur sembla que la porte de cette cellule allait s’ouvrir, qu’il leur serait permis d’étreindre dans un dernier embrassement une femme, un fils, une fille ! C’eût été une consolation. Mais, en vérité, peut-être valait-il mieux qu’une impitoyable consigne, en les privant de ce suprême adieu, leur épargnât cette scène déchirante !

La porte ne s’ouvrit pas. Sans doute, ni Mme  Bathory ni son fils, ni l’intendant Lendek, auquel était confiée la petite fille du comte Sandorf, ne savaient où les prisonniers avaient été conduits, après leur arrestation, non plus que Borik, toujours détenu à la prison de Trieste. Sans doute aussi, tous ignoraient encore quel jugement avait frappé les chefs de la conspiration ? Aussi, les condamnés ne devaient-ils pas les revoir avant l’exécution de la sentence.

Les premières heures de cette journée s’écoulèrent ainsi. Parfois Mathias Sandorf et ses deux amis causaient ensemble. Parfois, aussi, pendant un long silence, ils s’absorbaient en eux-mêmes. En ces moments-là, toute la vie repasse dans la mémoire avec une intensité d’impression surnaturelle. Ce n’est pas vers le passé que l’on remonte. Tout ce que le souvenir rappelle revêt la forme du présent. Est-ce donc comme une prescience de cette éternité qui va s’ouvrir, de cet incompréhensible et incommensurable état de choses qui s’appelle l’infini ?

Cependant, si Étienne Bathory, si Ladislas Zathmar s’abandonnaient sans réserve à leurs souvenirs, Mathias Sandorf était invinciblement dominé par une pensée qui s’obstinait en lui. Il ne doutait pas que dans cette mystérieuse affaire il n’y eût eu trahison. Or, pour un homme de son caractère, mourir sans avoir fait justice du traître, quel qu’il fût, sans même savoir qui l’avait trahi, c’était deux fois mourir. Ce billet auquel la police devait la découverte de la conspiration et l’arrestation des conspirateurs, qui l’avait surpris, qui s’était procuré les moyens de le lire, qui l’avait livré, vendu peut-être ?… En face de cet insoluble problème, le cerveau surexcité du comte Sandorf était en proie à une sorte de fièvre.

Aussi, tandis que ses amis écrivaient ou demeuraient muets et immobiles, marchait-il, inquiet, agité, longeant les murs de la cellule, comme un fauve enfermé dans sa cage.

Un phénomène singulier, mais parfaitement explicable par les seules lois de l’acoustique, allait lui livrer enfin le secret qu’il devait désespérer de jamais connaître.

Plusieurs fois, déjà, le comte Sandorf s’était arrêté, en passant près de l’angle que le mur de refend faisait avec le mur extérieur du couloir, sur lequel s’ouvraient les diverses cellules à cet étage du donjon. À cet angle, au joint de la porte, il avait cru entendre comme un murmure de voix éloignées, encore peu saisissable. Tout d’abord, il n’y donna pas attention ; mais, soudain, un nom qui fut prononcé — le sien — lui fit prêter plus soigneusement l’oreille.

Là se produisait évidemment un phénomène d’acoustique, semblable à ceux qu’on observe à l’intérieur des galeries de dômes ou sous les voûtes de forme ellipsoïdale. La voix, partant de l’un des côtés de l’ellipse, après avoir suivi le contour des murs, se fait entendre à l’autre foyer, sans avoir été perceptible en aucun point intermédiaire. Tel est ce phénomène, qui se produit dans les cryptes du Panthéon de Paris, à l’intérieur de la coupole de Saint-Pierre de Rome ; tel, dans la « whispering gallery », la galerie sonore de Saint-Paul de Londres. En ces conditions, le moindre mot, articulé même à voix basse, à l’un des foyers de ces courbes, est distinctement entendu au foyer opposé.

Il n’y avait donc pas à en douter, deux ou plusieurs personnes causaient, soit dans le couloir, soit dans une cellule située à l’extrémité de son diamètre, et le point focal se trouvait tout près de cette porte de la cellule occupée par Mathias Sandorf.

Un geste de celui-ci avait amené ses deux compagnons près de lui. Là, tous trois, l’oreille tendue, ils écoutèrent.

Des lambeaux de phrases arrivaient assez distinctement à leur oreille, phrases interrompues, dès que les causeurs s’éloignaient du foyer, si peu que ce fût, c’est-à-dire de ce point dont la situation déterminait la production du phénomène.

Et voici les mots qu’ils surprirent à divers intervalles :

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« Demain, après l’exécution, vous serez libre.

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— Et alors des biens du comte Sandorf, part à deux…

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— Sans moi, vous n’auriez peut-être pu déchiffrer ce billet…

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— Et sans moi, qui l’ai pris au cou du pigeon, vous ne l’auriez jamais eu entre les mains…

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— Enfin, personne ne pourra soupçonner que c’est à nous que la police doit de…

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— Et, quand même les condamnés auraient maintenant quelque soupçon…

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— Ni parents, ni amis, personne n’arrivera plus jusqu’à eux…

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— À demain, Sarcany…

— À demain, Silas Toronthal… »

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Puis les voix s’éteignirent, et le bruit d’une porte, qui se refermait, se fit entendre.

« Sarcany !… Silas Toronthal ! s’écria le comte Sandorf. Eux !… Ce sont eux ! »

Il regardait ses deux amis, tout pâle. Son cœur avait cessé un instant de battre sous l’étreinte d’un spasme. Ses pupilles effroyablement dilatées, son cou raide, sa tête comme retirée entre les épaules, tout indiquait en cette énergique nature une colère effroyable, poussée aux dernières limites.

« Eux !… les misérables !… eux ! » répétait-il avec une sorte de rugissement.

Enfin, il se redressa, il regarda autour de lui, il parcourut à grands pas la cellule.

« Fuir !… Fuir !… criait-il. Il faut fuir ! »

Et cet homme, qui allait marcher courageusement à la mort, quelques heures plus tard, cet homme, qui n’avait même pas songé à disputer sa vie, cet homme n’eut plus qu’une pensée maintenant : vivre, et vivre pour punir ces deux traîtres, Toronthal et Sarcany !

« Oui ! se venger ! s’écrièrent Étienne Bathory et Ladislas Zathmar.

— Se venger ? Non !… Faire justice ! »

Tout le comte Sandorf était dans ces mots.