Hetzel (tome 1p. 50-74).


III

LA MAISON TORONTHAL.


À Trieste, la « société » est presque nulle. Entre races différentes comme entre castes diverses, on se voit peu. Les fonctionnaires autrichiens ont la prétention d’occuper le premier rang, à quelque degré de la hiérarchie administrative qu’ils appartiennent. Ce sont, en général, des hommes distingués, instruits, bienveillants ; mais leur traitement est maigre, inférieur à leur situation, et ils ne peuvent lutter avec les négociants ou gens de finance. Ceux-ci, puisque les réceptions sont rares dans les familles riches, et que les réunions officielles font presque toujours défaut, sont donc obligés de se rejeter sur le luxe extérieur, — dans les rues de la ville, par la somptuosité de leurs équipages, — au théâtre, par l’opulence des toilettes et la profusion des diamants que leurs femmes exhibent dans les loges du Teatro Communale ou de l’Armonia.

Entre toutes ces opulentes familles, on citait à cette époque celle du banquier Silas Toronthal.

Le chef de cette maison, dont le crédit s’étendait bien au delà du royaume austro-hongrois, était alors âgé de trente-sept ans. Il occupait avec Mme  Toronthal, plus jeune que lui de quelques années, un hôtel de l’avenue d’Acquedotto.

Silas Toronthal passait pour être très riche, et il devait l’être. De hardies et heureuses spéculations de Bourse, un large courant d’affaires avec la Société du Lloyd autrichien et autres maisons considérables, d’importants emprunts dont l’émission lui avait été confiée, ne pouvaient avoir amené que beaucoup d’argent dans ses caisses. De là, un grand train de maison, qui le mettait très en évidence.

Cependant, ainsi que l’avait dit Sarcany à Zirone, il était possible que les affaires de Silas Toronthal fussent alors quelque peu embarrassées, — du moins momentanément. Qu’il eût reçu, sept ans avant, le contre-coup du trouble apporté dans la Banque et à la Bourse par la guerre franco-italienne, puis, plus récemment, par cette campagne que termina le désastre de Sadowa, que la baisse des fonds publics, à cette époque, sur les principales places de l’Europe et plus particulièrement celles du royaume austro-hongrois, Vienne, Pesth, Trieste, l’eussent sérieusement éprouvé, cela devait être. Alors, sans doute, l’obligation de rembourser les sommes, déposées chez lui en comptes courants, lui eût créé de graves embarras. Mais il s’était certainement relevé après cette crise, et, si ce qu’avait dit Sarcany était vrai, il fallait que de nouvelles spéculations trop hasardeuses eussent récemment compromis la solidité de sa maison.

Et, en effet, depuis quelques mois, Silas Toronthal, — moralement du moins, — avait beaucoup changé. Si maître qu’il fût de lui-même, sa physionomie s’était modifiée à son insu. Il n’était plus comme autrefois maître de lui. Des observateurs eussent remarqué qu’il n’osait regarder les gens en face, ainsi qu’il avait l’habitude de le faire, mais plutôt d’un œil oblique et à demi fermé. Ces symptômes n’avaient pu échapper même à Mme  Toronthal, femme maladive, sans grande énergie, absolument soumise, d’ailleurs, aux volontés de son mari, et qui ne connaissait que très superficiellement ses affaires.

Or, si quelque coup funeste menaçait sa maison de banque, il faut bien l’avouer, Silas Toronthal ne devait pas s’attendre à bénéficier de la sympathie publique. Qu’il eût de nombreux clients dans la ville, dans le pays, soit, mais, en réalité, il y comptait peu d’amis. Le haut sentiment qu’il avait de sa position, sa vanité native, l’air de supériorité qu’il prenait avec tous et affectait en toutes choses, cela n’était pas fait pour attirer à lui en dehors des relations d’affaires. D’ailleurs, les Triestains le tenaient pour un étranger, puisqu’il était originaire de Raguse, c’est-à-dire Dalmate de naissance. Aucuns liens de famille ne le rattachaient donc à cette ville, dans laquelle il était venu, il y a quelque quinze ans, jeter les fondements de sa fortune.

Telle était alors la situation de la maison Toronthal. Cependant, bien que Sarcany eût certains soupçons à cet égard, rien encore ne permettait de confirmer le bruit que les affaires du riche banquier fussent sérieusement embarrassées. Son crédit n’avait reçu aucune atteinte, ouvertement du moins. Aussi le comte Mathias Sandorf, après avoir réalisé ses fonds, n’avait-il pas hésité à lui confier une somme très considérable, — somme qui devait toujours être tenue à sa disposition, à la condition d’en donner avis vingt-quatre heures d’avance.

Peut-être s’étonnera-t-on que des rapports quelconques eussent pu s’établir entre cette maison de banque, notée parmi les plus honorables, et un personnage tel que Sarcany. Il en était ainsi, pourtant, et ces rapports remontaient à deux ou trois ans déjà.

À cette époque, Silas Toronthal avait eu à traiter des affaires assez importantes avec la régence de Tripoli. Sarcany, sorte de courtier à toutes mains, très entendu dans les questions de chiffres, parvint à s’entremettre dans ces opérations, lesquelles, il faut bien le dire, ne laissaient pas d’être d’une nature assez suspecte. Il y avait eu là des questions inavouables de pots de vin, de commissions douteuses, de prélèvements peu honnêtes, dans lesquelles le banquier de Trieste n’avait pas voulu paraître en personne. Ce fut en ces circonstances que Sarcany devint l’agent de ces combinaisons véreuses, et rendit encore quelques autres services de ce genre à Silas Toronthal. De là, une occasion toute naturelle de mettre un pied dans la maison de banque. C’est plutôt la main qu’il convient de dire. Et, en effet, Sarcany, après avoir quitté la Tripolitaine, ne cessa de pratiquer une sorte de chantage vis-à-vis du banquier de Trieste. Non pas que Silas Toronthal fût absolument à sa merci. De ces opérations compromettantes il n’y avait aucune preuve matérielle. Mais la situation d’un banquier est délicate. Rien qu’un mot peut lui faire bien du mal. Or, Sarcany en savait assez pour qu’il fallût compter avec lui.

Silas Toronthal compta donc. Il lui en coûta même des sommes assez importantes, qui furent lestement dissipées, plus particulièrement dans les tripots, avec ce sans-gêne d’un aventurier qui ne se préoccupe pas de l’avenir. Sarcany, après l’avoir relancé jusqu’à Trieste, ne tarda pas à devenir si importun, si exigeant, que le banquier finit par se lasser et lui ferma tout crédit. Sarcany menaça. Silas Toronthal tint bon. Et il eut raison en cela, puisque le « maître chanteur » dut enfin s’avouer que, faute de preuves directes, il était désarmé ou à peu près.

Voilà pourquoi, depuis quelque temps, Sarcany et son honnête compagnon Zirone se trouvaient à bout de ressources, n’ayant pas même de quoi quitter la ville pour aller chercher fortune ailleurs. Mais on sait aussi que, dans le but de s’en débarrasser définitivement, Silas Toronthal venait de leur faire parvenir un dernier secours. Cette somme devait leur permettre d’abandonner Trieste pour retourner en Sicile, où Zirone était affilié à une association redoutable, qui exploitait les provinces de l’est et du centre. Le banquier pouvait donc espérer qu’il ne reverrait jamais son courtier de la Tripolitaine, qu’il n’entendrait même plus parler de lui. En cela, il se trompait, comme en bien d’autres choses.

C’était dans la soirée du 18 mai que les deux cents florins, envoyés par Silas Toronthal avec le petit mot qui accompagnait cet argent, avaient été adressés à l’hôtel où demeuraient les deux aventuriers.

Six jours après, le 24 du même mois, Sarcany se présentait à la maison de banque, il demandait à parler à Silas Toronthal, et telle fut son insistance que celui-ci dut consentir à le recevoir.

Le banquier était dans son bureau, dont Sarcany referma soigneusement la porte, dès qu’il y eut été introduit.

« Vous encore ! s’écria tout d’abord Silas Toronthal. Que venez-vous faire ici ? Je vous ai envoyé, et pour la dernière fois, une somme qui doit vous suffire à quitter Trieste ! Vous n’aurez plus jamais rien de moi, quoi que vous puissiez dire, quoi que vous puissiez faire ! Pourquoi n’êtes-vous pas parti ? Je vous préviens que je prendrai des mesures pour empêcher vos obsessions à l’avenir ! — Que me voulez-vous ? »

Sarcany avait très froidement reçu cette bordée à laquelle il était préparé. Son attitude n’était même plus celle qu’il prenait d’ordinaire, insolente et provocante, pendant ses dernières visites à la maison du banquier.

Non seulement il était parfaitement maître de lui-même, mais aussi très sérieux. Il venait d’approcher une chaise, sans qu’il eût été invité à s’asseoir ; puis, il attendit que la mauvaise humeur du banquier se fût dépensée en bruyantes récriminations, pour lui répondre.

« Eh bien parlerez-vous ? » reprit Silas Toronthal, qui, après quelques allées et venues dans son cabinet, venait de s’asseoir à son tour, mais sans parvenir à se maîtriser.

— J’attends que vous soyez plus calme, répondit tranquillement Sarcany, et j’attendrai tout le temps qu’il faudra.

— Que je sois calme ou non, peu importe ! Pour la dernière fois, que me voulez-vous ?

— Silas Toronthal, répondit Sarcany, il s’agit d’une affaire que j’ai à vous proposer.

— Je ne veux pas parler d’affaires avec vous, ni ne veux en traiter aucune ! s’écria le banquier. Il n’y a plus rien de commun entre vous et moi, et j’entends que vous quittiez Trieste aujourd’hui même, à l’instant, pour n’y jamais revenir !

— Je compte quitter Trieste, répondit Sarcany, mais je ne veux pas partir, avant de m’être acquitté envers votre maison !

— Vous acquitter ?… Vous ?… En me remboursant ?

— En vous remboursant intérêt, capital, sans compter une part dans les bénéfices de… »

Silas Toronthal haussa les épaules à cette proposition si inattendue, venant de Sarcany.

« Les sommes que je vous ai avancées, reprit-il, sont passées par profits et pertes ! Je vous tiens quitte, je ne vous réclame rien et suis au-dessus de pareilles misères !

— Et s’il me plaît de ne pas rester votre débiteur !

— Et s’il me plaît de rester votre créancier ! »

Cela dit, Silas Toronthal et Sarcany se regardèrent en face. Puis, Sarcany, haussant les épaules à son tour :

« Des phrases, tout cela, rien que des phrases ! reprit-il. Je vous le répète, je viens vous proposer une très sérieuse affaire.

— Aussi véreuse que sérieuse, sans doute ?

— Eh ! ce ne serait pas la première fois que vous auriez eu recours à moi pour traiter…

— Des mots, tout cela, rien que des mots ! répondit le banquier, en envoyant une riposte à l’insolente observation de Sarcany.

— Écoutez-moi, dit Sarcany, je serai bref.

— Et vous ferez bien.

— Si ce que j’ai à vous proposer ne vous convient pas, nous n’en parlerons plus, et je m’en irai !

— D’ici ou de Trieste ?

— D’ici et de Trieste !

— Dès demain ?

— Dès ce soir !

— Parlez donc !

— Voici ce dont il s’agit, dit Sarcany. Mais, ajouta-t-il en se retournant, vous êtes sûr que personne ne peut nous entendre ?

— Vous tenez donc bien à ce que notre entretien soit secret ? répondit ironiquement le banquier.

— Oui, Silas Toronthal, car vous et moi nous allons tenir dans nos mains la vie de hauts personnages !

— Vous, peut-être ! Moi, non !

— Jugez-en ! Je suis sur la piste d’une conspiration. Quel est son but, je ne le sais encore. Mais, depuis la partie qui s’est jouée au milieu des plaines de la Lombardie, depuis l’affaire de Sadowa, tout ce qui n’est pas Autrichien peut avoir beau jeu contre l’Autriche. Or, j’ai quelque raison de penser qu’un mouvement se prépare, sans doute en faveur de la Hongrie, et dont nous pourrions profiter ! »

Silas Toronthal, pour toute réponse, se contenta de répondre d’un ton railleur :

« Je n’ai rien à tirer d’une conspiration…

— Si, peut-être !

— Et comment ?

— En la dénonçant !

— Voyons, expliquez-vous !

— Écoutez donc », reprit Sarcany.

Et il fit au banquier le récit de ce qui s’était passé au vieux cimetière de Trieste, comment il avait pu s’emparer d’un pigeon voyageur, la manière dont un billet chiffré — il en avait gardé le fac simile, — était tombé entre ses mains, de quelle façon il avait reconnu la maison du destinataire de ce billet. Il ajouta que depuis cinq jours, Zirone et lui s’étaient mis à épier tout ce qui se passait, sinon à l’intérieur, du moins à l’extérieur de cette maison. Quelques personnes s’y réunissaient le soir, toujours les mêmes, et n’y entraient pas sans grandes précautions. D’autres pigeons en étaient partis, d’autres y étaient arrivés, les uns allant vers le nord, les autres en venant. La porte de cette demeure était gardée par un vieux domestique, qui ne l’ouvrait pas volontiers et en surveillait soigneusement l’approche. Sarcany et son compagnon avaient même dû agir avec une certaine circonspection pour ne pas éveiller l’attention de cet homme. Et encore craignaient-ils d’avoir provoqué ses soupçons depuis quelques jours.

Silas Toronthal commençait à écouter plus attentivement le récit que lui faisait Sarcany. Il se demandait ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans tout cela, son ancien courtier étant sujet à caution, et, en fin de compte, de quelle façon celui-ci entendait qu’il pût s’intéresser à cette affaire pour en retirer un gain quelconque.

Lorsque le récit eut été achevé, lorsque Sarcany eut une dernière fois affirmé qu’il s’agissait là d’une conspiration contre l’État, dont il serait avantageux d’utiliser les secrets, le banquier se contenta de poser les questions suivantes :

« Où est cette maison ?

— Au numéro 89 de l’avenue d’Acquedotto.

— Et à qui appartient-elle ?

— À un seigneur hongrois.

— Comment se nomme ce seigneur ?

— Le comte Ladislas Zathmar.

— Et quelles sont les personnes qui le visitent ?

— Deux principalement, toutes deux d’origine hongroise.

— L’une est ?…

— Un professeur de cette ville, qui s’appelle Étienne Bathory.

— Et l’autre ?

— Le comte Mathias Sandorf ! »

À ce nom, Silas Toronthal fit un léger mouvement de surprise, qui n’échappa point à Sarcany. Quant à ces trois noms qu’il venait de prononcer, il lui avait été facile de les connaître, en suivant Étienne Bathory, lorsqu’il revenait à sa maison de la Corsia Stadion, et le comte Sandorf, lorsqu’il rentrait à l’hôtel Delorme.

« Vous le voyez, Silas Toronthal, reprit Sarcany, voilà des noms que je n’ai pas hésité à vous livrer. Vous reconnaîtrez donc que je ne cherche pas à jouer au plus fin avec vous !

— Tout cela est bien vague ! répondit le banquier, qui voulait évidemment en savoir davantage avant de s’engager.

— Vague ? dit Sarcany.

— Eh ! sans doute ! Vous n’avez pas même un commencement de preuve matérielle !

— Et ceci ? »

La copie du billet était alors entre les mains de Silas Toronthal. Le banquier l’examinait, non sans curiosité. Mais ces mots cryptographiés ne pouvaient lui présenter aucun sens, et rien ne prouvait qu’ils eussent cette importance que Sarcany prétendait leur attribuer. Si cette affaire était de nature à l’intéresser, cela tenait, surtout, à ce qu’elle se rapportait au comte Sandorf, son client, dont la situation vis-à-vis de lui ne laissait pas de l’inquiéter, au cas où il exigerait un remboursement immédiat des fonds déposés dans sa maison.

« Eh bien, dit-il enfin, mon opinion est que c’est toujours de plus en plus vague !

— Rien ne me paraît plus net, au contraire, répondit Sarcany, que l’attitude du banquier ne démontait nullement.

— Avez-vous pu déchiffrer ce billet ?

— Non, Silas Toronthal, mais je saurai le déchiffrer, quand le temps en sera venu !

— Et comment ?

— J’ai été mêlé déjà à des affaires de ce genre, comme à bien d’autres, répondit Sarcany, et je ne suis pas sans avoir eu entre les mains, bon nombre de dépêches chiffrées. Or, de l’examen approfondi de celle-ci, il résulte pour moi que sa clef ne repose ni sur un nombre, ni sur un alphabet conventionnel, qui attribuerait à chacune des lettres une autre signification que sa signification réelle. Oui ! dans ce billet un s est un s, un p est un p, mais ces lettres ont été disposées dans un ordre, qui ne peut être reconstitué qu’au moyen d’une grille ! »

On sait que Sarcany ne se trompait pas. C’était le système qui avait été employé pour cette correspondance. On sait aussi qu’elle n’en était que plus indéchiffrable.

« Soit, dit le banquier, je ne le nie pas, vous pouvez avoir raison ; mais, sans la grille, il est impossible de lire le billet.

— Évidemment.

— Et comment vous procurerez-vous cette grille ?

— Je ne le sais pas encore, répondit Sarcany, mais, soyez-en sûr, je me la procurerai !

— Vraiment ! Eh bien, à votre place, Sarcany, je ne me donnerais pas tant de peine !

— Je me donnerai la peine qu’il faudra.

— À quoi bon ? Je me contenterais d’aller dire à la police de Trieste ce que je soupçonne, en lui portant ce billet.

— Je le dirai, Silas Toronthal, mais non sur de simples présomptions, répondit froidement Sarcany. Ce que je veux, avant de parler, ce sont des preuves matérielles et, par conséquent, indiscutables ! J’entends devenir maître de cette conspiration, oui ! maître absolu, pour en tirer tous les avantages que je vous offre de partager ! Eh ! qui sait même, s’il ne sera pas plus profitable de se ranger du côté des conspirateurs, au lieu de prendre parti contre eux ! »

Un tel langage ne pouvait étonner Silas Toronthal. Il savait de quoi Sarcany, intelligent et pervers, était capable. Mais si cet homme n’hésitait pas à parler de la sorte devant le banquier de Trieste, c’est qu’il savait, à son tour, qu’on pouvait tout proposer à Silas Toronthal, dont l’élastique conscience s’accommodait de n’importe quelles affaires. D’ailleurs, on ne saurait trop le répéter, Sarcany le connaissait de longue date, et il avait, en outre, des raisons de croire que la situation de la maison de banque était embarrassée depuis quelque temps. Or, le secret de cette conspiration, surpris, livré, utilisé, ne pouvait-il lui permettre de relever ses affaires ? C’est là-dessus que tablait Sarcany.

De son côté, Silas Toronthal, en ce moment, cherchait à jouer serré avec son ancien courtier de la Tripolitaine. Qu’il y eût en germe quelque conspiration contre le gouvernement autrichien, dont Sarcany avait découvert les auteurs, il n’était pas éloigné de l’admettre. Cette maison de Ladislas Zathmar, dans laquelle se tenaient de secrets conciliabules, cette correspondance chiffrée, la somme énorme déposée chez lui par le comte Sandorf et qui devait toujours être tenue à sa disposition, tout cela commençait à lui paraître fort suspect. Très probablement, Sarcany avait vu juste en ces circonstances. Mais le banquier, désireux d’en apprendre davantage, de connaître le fond de son jeu, ne voulait pas encore se rendre. Aussi, se contenta-t-il de répondre d’un air indifférent :

« Et puis, lorsque vous serez parvenu à déchiffrer ce billet, — si vous y parvenez, — vous verrez qu’il ne s’agit que d’affaires purement privées, sans aucune importance, et, par conséquent, dont il n’y aura aucun profit à tirer pour vous… ni pour moi !

— Non ! s’écria Sarcany, avec l’accent de la plus profonde conviction, non ! Je suis sur les traces d’une conspiration des plus graves, conduite par des hommes de haut rang, et j’ajoute, Silas Toronthal, que vous n’en doutez pas plus que moi !

— Enfin, que me voulez-vous ? » demanda le banquier, cette fois, très nettement.

Sarcany se leva et répondit d’une voix un peu plus basse, mais en regardant le banquier dans les yeux :

« Ce que je veux, — et il insista sur ce mot, — le voici : je veux avoir accès le plus tôt possible dans la maison du comte Zathmar, sous un prétexte à trouver, puis gagner sa confiance. Une fois dans la place, où personne ne me connaît, je saurai bien m’emparer de la grille et déchiffrer cette dépêche, dont je ferai usage pour le mieux de nos intérêts !

— De nos intérêts ? répéta Silas Toronthal. Pourquoi tenez-vous à me mêler à cette affaire ?

— Parce qu’elle en vaut la peine, et que vous en retirerez un grand bénéfice !

— Eh ! que ne la faites-vous seul ?

— Non ! J’ai besoin de votre concours !

— Expliquez-vous donc enfin !

— Pour arriver à mon but, il me faut du temps, et pour attendre, il me faut de l’argent. Or, je n’en ai plus !

— Votre crédit chez moi est épuisé, vous le savez !

— Soit ! Vous m’en ouvrirez un autre !

— Et qu’y gagnerai-je ?

— Ceci : Des trois hommes que je vous ai nommés, deux sont sans fortune, le comte Zathmar et le professeur Bathory, mais le troisième est riche, extrêmement. Les biens qu’il possède en Transylvanie sont considérables. Or, vous n’ignorez pas que, s’il est arrêté comme conspirateur, et condamné, ses biens confisqués iront pour la plus grande part à ceux qui auront découvert et dénoncé la conspiration !… Vous et moi, Silas Toronthal, nous partagerons ! »

Sarcany se tut. Le banquier ne répondait pas. Il réfléchissait à ce qu’on lui demandait comme entrée de jeu. D’ailleurs, ce n’était point un homme à se compromettre personnellement dans une affaire de cette nature ; mais il sentait que son agent, lui, serait homme à le faire pour tous les deux. S’il se décidait à prendre sa part de cette machination, il saurait bien le lier par un traité qui le mettrait à sa merci, tout en lui permettant de rester dans l’ombre… Il hésita, pourtant. Bon ! à tout prendre, que risquait-il ? Il ne paraîtrait pas dans cette odieuse affaire, et il en recueillerait les bénéfices, — bénéfices énormes, qui pouvaient rétablir la situation de sa maison de banque…

« Eh bien ?… demanda Sarcany.

— Eh bien, non ! répondit Silas Toronthal, effrayé surtout d’avoir un tel associé, ou, car le mot est plus juste, un tel complice.

— Vous refusez ?

— Oui !… Je refuse !… Au surplus, je ne crois pas au succès de vos combinaisons !

— Prenez garde, Silas Toronthal, s’écria Sarcany d’un ton menaçant, sans se contraindre, cette fois.

— Prendre garde ! Et à quoi, s’il vous plaît ?

— À ce que je sais de certaines affaires…

— Sortez, Sarcany ! répondit Silas Toronthal.

— Je saurai bien vous forcer…

— Sortez ! »

En ce moment, un léger coup fut frappé à la porte du bureau. Pendant que Sarcany se rangeait vivement du côté de la fenêtre, la porte s’était ouverte, et un huissier disait à haute voix :

« Monsieur le comte Sandorf prie monsieur Toronthal de vouloir bien le recevoir. »

Puis il se retirait.

« Le comte Sandorf ? » s’écria Sarcany.

Le banquier, d’une part, ne put être que fort contrarié de voir Sarcany instruit de cette visite. De l’autre, il pressentit que de grands embarras allaient résulter pour lui de l’arrivée si inattendue du comte.

« Eh ! que vient faire ici le comte Sandorf ? demanda Sarcany d’un ton assez ironique. Vous avez donc des relations avec les conspirateurs de la maison Zathmar ? En vérité, je me suis peut-être adressé à un des leurs !

— Sortirez-vous, enfin ?

— Je ne sortirai pas, Silas Toronthal, et je saurai pourquoi le comte Sandorf se présente à votre maison de banque ! »

Ces mots prononcés, Sarcany se jeta dans un cabinet, attenant au bureau, dont la portière retomba après lui.

Silas Toronthal fut sur le point d’appeler, afin de le faire expulser, mais il se ravisa :

« Non, murmura-t-il, mieux vaut, après tout, que Sarcany entende ce qui va se dire ici ! »

Le banquier sonna l’huissier et donna l’ordre d’introduire immédiatement le comte Sandorf.

Mathias Sandorf entra dans le cabinet, répondit froidement, ainsi que cela était dans son caractère, aux empressements de Silas Toronthal. Puis, il s’assit dans un fauteuil que l’huissier venait de lui avancer.

« Monsieur le comte, dit le banquier, je ne m’attendais pas à votre visite, ne vous sachant pas à Trieste ; mais la maison Toronthal est toujours honorée de vous recevoir.

— Monsieur, répondit Mathias Sandorf, je ne suis que l’un de vos moindres clients, et je ne fais point d’affaires, vous le savez. Cependant, j’ai toujours à vous remercier d’avoir bien voulu prendre en dépôt les quelques fonds que j’avais de disponibles en ce moment.

— Monsieur le comte, reprit Silas Toronthal, je vous rappelle que ces fonds sont en compte courant chez moi, et je vous prie de ne point oublier qu’ils vous rapportent intérêt.

— Je le sais, monsieur… répondit le comte Sandorf ; mais, je vous le répète, ce n’est point un placement que j’ai voulu faire dans votre maison, ce n’est qu’un simple dépôt.

— Soit, monsieur le comte, répondit Silas Toronthal. Cependant, l’argent est cher, en ce moment, et il ne serait que juste que le vôtre ne restât pas improductif. Une crise financière menace de s’étendre sur le pays tout entier. La situation est très difficile à l’intérieur. Les affaires sont paralysées. Quelques faillites de maisons importantes ont ébranlé le crédit public, et d’autres sont encore à craindre…

— Mais votre maison est solide, monsieur, dit Mathias Sandorf, et je sais, de bonne source, qu’elle n’a été que très peu éprouvée par le contre-coup de ces faillites ?

— Oh ! très peu, répondit Silas Toronthal avec le plus grand calme. Le commerce de l’Adriatique nous assure, d’ailleurs, un courant d’affaires maritimes qui manque aux maisons de Pesth ou de Vienne, et nous n’avons été que très légèrement touchés par la crise. Nous ne sommes donc pas à plaindre, monsieur le comte, et nous ne nous plaignons pas.

— Je ne peux que vous en féliciter, monsieur, répondit Mathias Sandorf. Toutefois, je vous demanderai si, à propos de cette crise, on n’a pas parlé de quelques complications à l’intérieur ? »

Bien que le comte Sandorf eût fait cette question sans paraître y attacher la moindre importance, Silas Toronthal l’observa avec un peu plus d’attention. Cela pouvait, en effet, se rapporter à ce que venait de lui apprendre Sarcany.

« Je ne sais rien à cet égard, répondit le banquier, et je n’ai point entendu dire que le gouvernement autrichien eût quelque appréhension à ce sujet. Est-ce que vous, monsieur le comte, vous auriez raison de penser que quelque événement prochain…

— Aucunement, répondit Mathias Sandorf ; mais, dans la haute banque, on est quelquefois informé de choses que le public ne connaît que plus tard. Voilà pourquoi je vous avais posé cette question, tout en laissant à votre convenance d’y répondre ou non.

— Je n’ai rien entendu dire dans ce sens, répliqua Silas Toronthal, et, d’ailleurs, avec un client tel que vous, monsieur le comte, je ne me croirais pas le droit de me renfermer dans une discrétion, dont ses intérêts pourraient avoir à souffrir !

— Je vous en remercie, monsieur, répondit le comte Sandorf, et je pense, comme vous, qu’il n’y a rien à craindre à l’intérieur ni à l’extérieur. Aussi vais-je bientôt quitter Trieste pour retourner en Transylvanie, où m’appellent des affaires urgentes.

— Ah ! vous partez, monsieur le comte ? demanda vivement Silas Toronthal.

— Oui… dans une quinzaine de jours, au plus tard.

— Et vous reviendrez sans doute à Trieste ?

— Je ne le crois pas, monsieur, répondit le comte Sandorf. Mais, avant de partir, je voudrais mettre en règle toute la comptabilité du château d’Artenak, qui est en souffrance. J’ai reçu de mon intendant quantité de notes, fermages, revenus de forêts, que je n’ai guère le temps de vérifier. Ne connaîtriez-vous pas un comptable, ou ne pourriez-vous pas disposer d’un de vos employés, qui me rendrait ce service ?

— Rien ne sera plus facile, monsieur le comte.

— Je vous en serai fort obligé.

— Et quand auriez-vous besoin de ce comptable ?

— Le plus tôt possible.

— Où devrait-il se présenter ?

— Chez mon ami, le comte Zathmar, dont la maison est au numéro 89 de l’avenue de l’Acquedotto.

— C’est entendu.

— Ce travail, ce sera l’affaire d’une dizaine de jours, et, mes comptes une fois réglés, je partirai pour le château d’Artenak. Je vous prierai donc de tenir disponibles les fonds que j’ai chez vous. »

Silas Toronthal, à cette demande, ne put retenir un mouvement que ne vit point le comte Sandorf.

« À quelle date voulez-vous que ces fonds vous soient remis, monsieur le comte ? demanda-t-il.

— Le 8 du mois prochain.

— Ils seront à votre disposition. »

Cela dit, le comte Sandorf se leva, et le banquier le reconduisit jusqu’à la porte de l’antichambre.

Lorsque Silas Toronthal rentra dans le cabinet, il y trouva Sarcany, qui se borna à dire :

« Avant deux jours, il faut que je sois introduit dans la maison du comte Zathmar en qualité de comptable.

— Il le faut, en effet ! » répondit Silas Toronthal.