Mathématiques et mathématiciens/Chp 1 - Section : Probabilités

Librairie Nony & Cie (p. 90-100).


PROBABILITÉS



Il y a des jeux où dix personnes mettant chacune un écu, il n’y en a qu’une qui gagne le tout et toutes les autres perdent : ainsi chacun des joueurs n’est au hasard que de perdre un écu, et pour en gagner neuf. Si l’on ne considérait que la perte et le gain en soi, il semblerait que tous y ont de l’avantage ; mais il faut de plus considérer que si chacun peut gagner neuf écus. et n’est au hasard que d’en perdre un, il est aussi neuf fois plus probable, à l’égard de chacun, qu’il perdra son écu et ne gagnera pas les neuf. Ainsi, chacun a pour soi neuf écus à espérer, un écu à perdre, neuf degrés de probabilité de perdre un écu et un seul de gagner les neuf écus : ce qui met la chose dans une parfaite égalité.

Tous les jeux qui sont de cette sorte sont équitables, autant que les jeux peuvent l’être, et ceux qui sont hors de cette proportion sont manifestement injustes ; et c’est par là qu’on peut faire voir qu’il y a une injustice évidente dans ces espèces de jeux qu’on appelle loteries, parce que le maître de loterie prenant d’ordinaire sur le tout une dixième partie pour son préciput, tout le corps des joueurs est dupé de la même manière que si un homme jouait un jeu égal, c’est-à-dire où il y a autant d’apparence de gain que de perte, dix pistoles contre neuf. Or si cela est désavantageux à tout le corps, cela l’est aussi à chacun de ceux qui le composent, puisqu’il arrive de là que la probabilité de la perte surpasse plus la probabilité du gain que l’avantage qu’on espère ne surpasse le désavantage auquel on s’expose, qui est de perdre ce qu’on y met.

Logique de Port-Royal.

Pesons le gain et la perte, en prenant croix, que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter.

— Cela est admirable : oui, il faut gager ; mais je gage peut-être trop.

— Voyons. Puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n’aviez qu’à gagner deux vies pour une, vous pourriez encore gager. Mais s’il y en avait trois à gagner, il faudrait jouer (puisque vous êtes dans la nécessité de jouer) et vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé à jouer, de ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain.

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Mais il y a ici une infinité de vies infiniment heureuses à gagner, un hasard de gain contre un nombre fini de hasards de perte, et ce que vous jouez est fini. Cela est tout parti : partout où est l’infini et où il n’y a pas une infinité de hasards de perte contre celui de gain, il n’y a point à balancer, il faut tout donner ; et ainsi, quand on est forcé à jouer, il faut renoncer à la raison, pour garder la vie plutôt que de la hasarder pour le gain infini aussi prêt à arriver que la perte du néant.

Car il ne sert de rien de dire qu’il est incertain si l’on gagnera, et qu’il est certain qu’on hasarde, et que l’infinie distance qui est entre la certitude de ce qu’on s’expose et l’incertitude de ce qu’on gagnera égale le bien fini qu’on expose certainement à l’infini qui est incertain. Cela n’est pas ainsi : tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude ; et néanmoins il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher contre la raison. Il n’y a pas infinité de distance entre cette certitude de ce qu’on s’expose et l’incertitude du gain ; cela est faux. Il y a, à la vérité, infinité de distance entre la certitude de gagner et la certitude de perdre. Mais l’incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu’on hasarde, selon la proportion des hasards de gain et de perte ; et de là vient que s’il y a autant de hasard d’un côté que de l’autre, le parti est à jouer égal contre égal ; et alors la certitude de ce qu’on expose est égale à l’incertitude du gain ; tant s’en faut qu’elle soit infiniment distante. Et ainsi notre proposition est dans une force infinie, quand il y a le fini à hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l’infini à gagner. Cela est démonstratif ; si les hommes sont capables de quelques vérités, celle-là l’est.

Pascal.

Nous devions citer ce morceau célèbre, mais nous nous empressons d’y joindre le commentaire de M. J. Bertrand :

« On a cru, dans une page de Pascal, voir l’application du calcul des probabilités à la démonstration de l’existence de Dieu. C’est lui prêter injustement un ridicule. Pascal, acceptant, comme hypothèse, le doute sur l’existence de Dieu, doit, la logique l’exige, rencontrer le dilemme : Ou Dieu existe ou il n’existe pas. L’incrédule hésite ! Chaque opinion est donc pour lui plus ou moins probable ; Pascal ne tente nullement l’examen du problème pour le réduire en formule et en chiffres. Il n’associe au mot probabilité rien qui tienne à l’algèbre ; la mesure exacte ou approchée des chances reste en dehors de son argument. Puisque deux hypothèses sont possibles, on pourrait établir un pari. Il y a deux choses dans un pari : la chance de gagner et la somme hasardée. Pascal ne s’occupe que de l’enjeu. L’impie qui parie pour l’athéisme, sera damné s’il perd. Rien n’est trop cher, quelles que soient les chances, pour se soustraire à ce formidable risque. »

Ainsi des chances favorables et nombreuses étant constamment attachées à l’observation des principes éternels de raison, de justice et d’humanité, qui fondent et maintiennent les sociétés, il y a grand avantage à se conformer à ces principes, et de graves inconvénients à s’en écarter. Que l’on consulte les histoires et sa propre expérience, on y verra tous les faits venir à l’appui de ce résultat du calcul. Considérez les heureux effets des institutions fondées sur la raison et sur les droits naturels de l’homme, chez les peuples qui ont su les établir et les conserver. Considérez encore les avantages que la bonne foi a procurés aux gouvernements qui en ont fait la base de leur conduite, et comme ils ont été dédommagés des sacrifices qu’une scrupuleuse exactitude à tenir ses engagements leur a coûtés. Quel immense crédit au dedans ! Quelle prépondérance au dehors ! Voyez au contraire dans quel abîme de malheurs, les peuples ont été souvent précipités par l’ambition et par la perfidie de leurs chefs. Toutes les fois qu’une grande puissance enivrée de l’amour des conquêtes aspire à la domination universelle, le sentiment de l’indépendance produit, entre les nations menacées, une coalition dont elle devient presque toujours la victime.

Laplace.

L’extrême difficulté des problèmes relatifs au système du monde a forcé les géomètres à recourir à des approximations qui laissent toujours à craindre que les quantités négligées n’aient une influence sensible. Lorsqu’ils ont été avertis de cette influence, par les observations, ils sont revenus sur leur analyse ; en la rectifiant, ils ont toujours retrouvé la cause des anomalies observées ; ils en ont déterminé les lois, et souvent ils ont devancé l’observation, en découvrant des inégalités qu’elle n’avait pas encore indiquées. Ainsi l’on peut dire que la nature elle-même a concouru à la perfection analytique des théories fondées sur la pesanteur universelle ; et c’est, à mon sens, une des plus fortes preuves de la vérité de ce principe admirable.

Laplace.

Il est bien important de tenir compte, dans chaque branche de l’administration publique, un registre exact des effets qu’ont produits les divers moyens dont on a fait usage, et qui sont autant d’expériences faites en grand par les gouvernements. Appliquons aux sciences politiques et morales la méthode fondée sur l’observation et sur le calcul, méthode qui nous a si bien servi dans les sciences naturelles. N’opposons point une résistance inutile et souvent dangereuse aux effets inévitables du progrès des lumières ; mais ne changeons qu’avec une circonspection extrême nos institutions et les usages auxquels nous sommes depuis si longtemps pliés. Nous connaissons bien par l’expérience du passé les inconvénients qu’ils présentent ; mais nous ignorons quelle est l’étendue des maux que leur changement peut produire. Dans cette ignorance, la théorie des probabilités prescrit d’éviter tout changement : surtout il faut éviter tout changement brusque qui, dans l’ordre moral, comme dans l’ordre physique, ne s’opère jamais sans une grande perte de force vive.

Laplace.

La probabilité des décisions d’une assemblée dépend de la pluralité des voix, des lumières et de l’impartialité des membres qui la composent. Tant de passions et d’intérêts particuliers y mêlent si souvent leur influence, qu’il est impossible de soumettre au calcul cette probabilité. Il y a cependant quelques résultats généraux dictés par le simple bon sens, et que le calcul confirme. Si, par exemple, l’assemblée est très peu éclairée sur l’objet soumis à sa décision ; si cet objet exige des considérations délicates, ou si la vérité sur ce point est contraire à des préjugés reçus, en sorte qu’il y ait plus d’un à parier contre un que chaque votant s’en écartera ; alors la décision de la majorité sera probablement mauvaise, et la crainte à cet égard sera d’autant plus fondée, que l’assemblée sera plus nombreuse. Il importe donc à la chose publique, que les assemblées n’aient à se prononcer que sur des sujets à la portée du plus grand nombre : il lui importe que l’instruction soit généralement répandue, et que de bons ouvrages fondés sur la raison et sur l’expérience éclairent ceux qui sont appelés à décider du sort de leurs semblables ou à les gouverner, et les prémunissent d’avance contre les faux aperçus et les préventions de l’ignorance. Les savants ont de fréquentes occasions de remarquer que les premiers aperçus trompent souvent, et que le vrai n’est pas toujours vraisemblable.

Laplace.

Cependant l’induction, en faisant découvrir les principes généraux des sciences, ne suffit pas pour les établir en rigueur… Je citerai pour exemple un théorème de Fermat sur les nombres premiers. Ce grand géomètre, qui avait longuement médité sur leur théorie, cherchait une formule qui, ne renfermant que des nombres premiers, donnât directement un nombre premier plus grand qu’aucun nombre assignable. L’induction le conduisit à penser que deux, élevé à une puissance qui était elle-même une puissance de deux, formait avec l’unité un nombre premier.

Ainsi deux, élevé au carré, plus un, forme le nombre premier cinq ; deux, élevé à la seconde puissance de deux, ou seize, forme avec un le nombre premier dix-sept. Il trouva que cela était encore vrai pour la huitième et la seizième puissance de deux, augmentées de l’unité ; et cette induction, appuyée de plusieurs considérations arithmétiques, lui fit regarder ce résultat comme général. Cependant il avoua qu’il ne l’avait pas démontré. En effet, Euler a reconnu que cela cesse d’avoir lieu pour la trente-deuxième puissance de deux, qui, augmentée de l’unité, donne 4 294 967 297, nombre divisible par 641.

Laplace.

Le physicien Jacobi raconte que son frère, le grand mathématicien, croyant avoir découvert une loi générale des nombres, l’essaya sur un nombre pris au hasard. Ce nombre la mit en défaut, tandis que beaucoup d’autres nombres essayés à leur tour la vérifièrent. Plus tard, le grand Jacobi reconnut que le nombre pris d’abord appartenait à la seule catégorie de nombres formant exception à la loi considérée.

Un paradoxe singulier rend ce jeu, — le problème de Saint-Pétersbourg, c’est le nom qu’on lui donne, — mémorable et célèbre. Pierre joue avec Paul ; voici les conditions : Pierre jettera une pièce de monnaie autant de fois qu’il sera nécessaire pour qu’elle montre le côté face. Si cela arrive au premier coup, Paul lui donnera un écu ; si ce n’est qu’au second, deux écus ; s’il faut attendre au troisième coup, il en donnera quatre, huit au quatrième, toujours en doublant. Tels sont les engagements de Paul. Quels doivent être ceux de Pierre ? La science consultée par Daniel Bemoulli, donne pour réponse : une somme infinie. Le parti de Pierre, c’est le mot consacré, est au-dessus de toute mesure.

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… Il faut approuver absolument et simplement la réponse réputée absurde. Pierre possède, je suppose, un million d’écus et les donne à Paul en échange des promesses convenues. Il est fou ! dirait-on. Le placement est aventureux, mais excellent ; l’avantage infini est réalisable. Qu’il joue obstinément, il perdra une partie, mille, mille millions de milliards peut-être ; qu’il ne se rebute pas, qu’il recommence un nombre de fois que la plume s’userait à écrire, qu’il diffère surtout le règlement des comptes, la victoire pour lui est certaine, la ruine de Paul inévitable. Quel jour ? quel siècle ? On l’ignore ; avant la fin des temps certainement, le gain de Pierre sera colossal.

J. Bertrand.

L’application du calcul aux décisions judiciaires est, dit Stuart Mill, le scandale des mathématiques. L’accusation est injuste. On peut peser du cuivre et le donner pour de l’or, la balance reste sans reproche. Dans leurs travaux sur la théorie des jugements, Condorcet, Laplace et Poisson n’ont pesé que du cuivre.

La réunion, quelle qu’elle soit, qui peut juger bien ou mal, est remplacée dans leurs études par des urnes où l’on puise des boules blanches ou noires…

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…Mais une autre objection est sans réplique : l’indépendance des tirages est supposée ; les urnes, dans les calculs, échappent à toute influence commune. Les juges, au contraire, s’éclairent les uns les autres, les mêmes faits les instruisent, les mêmes sollicitations les tourmentent, la même éloquence les égare, c’est sur les mêmes considérants qu’ils font reposer la vérité ou l’erreur. L’assimilation est impossible.

J. Bertrand.

Le jeu ruine ceux qui s’y livrent. Il n’y a exception que pour les joueurs auxquels les conditions acceptées accordent un avantage.

Le fermier des jeux à Monte-Carlo peut accroître sans crainte le nombre des coups. La menace ne s’adresse qu’aux pontes.

Lorsque le jeu est équitable, la ruine tôt ou tard est certaine.

La proposition semble contradictoire. En ruinant l’un des joueurs, le jeu enrichit l’autre ; en s’exposant à perdre une fortune, on a l’espoir de la doubler.

Cela n’est pas douteux ; mais, quand la fortune est doublée, le théorème s’y applique avec la même certitude ; elle peut doubler encore, centupler peut-être, tout sera emporté à la fois par un caprice du hasard. En combien de temps ? Nul ne le sait ; la probabilité augmente avec le nombre des parties et converge vers la certitude.

J. Bertrand.

Les philosophes, qui veulent déterminer l’avenir indéfini de l’espèce humaine par la seule observation du passé, sont dans une grande erreur… Ils ne s’occupent du présent qu’après avoir découvert l’avenir. C’est comme si, pour connaître les affections de la courbe des observations, on se servait du prolongement conjectural de cette courbe, qui peut n’avoir rien de commun avec ce qui résulterait de la loi inconnue du phénomène…

Rien ne serait plus dangereux que de confier la direction de la société à des chefs qui se seraient fait un type bien arrêté de l’état définitif de la société et la pousseraient sans ménagement dans cette voie.

Duhamel.