Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 252-266).
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LIII


Elle était chez elle, ramenée ou rapportée, mise sur son lit sans savoir par qui, étendue là depuis un nombre d’heures quelconque ; toujours habillée dans sa belle robe, qui était perdue de taches de vase, et encore chaussée de ses souliers, qui avaient maculé de boue la courtepointe blanche. À sa main blessée, était une sorte de pansement, que quelqu’un lui avait fait, mais qu’elle avait à moitié arraché en se tordant les bras et qui laissait suinter des gouttes rouges.

Pendant la nuit, elle avait eu des assoupissements lourds, traversés, éclairés en dedans par de sinistres incohérences cérébrales, où repassaient toujours des images de son fils mort ; — et ses réveils devenaient chaque fois d’une clairvoyance plus déchirante, dès que s’était évanoui en quelques secondes le court espoir d’avoir seulement rêvé. La grande chose affreuse, au contraire, s’affirmait de plus en plus ; dans sa pauvre tête, qui secouait peu à peu le premier engourdissement du coup de massue, cette chose s’établissait, toujours plus réelle, et plus froidement, plus irrévocablement définitive…

… Cette fois, à ce réveil-là, il faisait jour quand elle ouvrit les yeux, après un assoupissement plus long. Une clarté neuve et fraîche entrait, impassible comme si de rien n’était. Ce devait être le matin, le début d’un jour fugitif quelconque, jour d’un printemps pareil à tous les autres. Elle s’éveillait avec une insouciance de morte, pour l’heure, pour le temps et la durée, — comme du reste pour tout. Sous l’impression d’un écrasement effroyable, mais qui ne se définissait pas bien tout de suite, dans le retour progressif, lent et fatigué de la conscience, elle regardait les choses ambiantes et les voyait comme du fond d’un abîme, comme si elle eût été couchée déjà dans son cercueil. Elle n’espérait plus être le jouet d’un rêve sombre qui passerait ; non, la notion de la réalité d’un malheur infini était maintenant imprimée dans son cerveau. Avant de se mieux souvenir, elle percevait de ses yeux ternes, avec un détachement absolu, le désarroi de quelques pauvres objets, jusqu’ici tant soignés : son lit, couvert de la boue de ses souliers ; jeté sur une chaise là-bas, le chapeau à la plume grise, qui semblait avoir traîné au ruisseau, et sur sa cheminée, son vase le plus précieux, rapporté de la maison de Provence, renversé et brisé, les fleurs par terre. Puis son regard tomba sur deux femmes, assises à son chevet, — deux femmes du voisinage qui s’étaient relayées pendant la nuit pour la veiller et la maintenir, — et enfin tout à coup l’éclaircie atroce se fit dans sa mémoire, avec une netteté plus implacable : ah ! son fils !… ah ! son Jean !… Soulevée alors en sursaut, comme par quelque ressort intérieur qui, en se détendant, lui aurait lacéré les entrailles, elle cria longuement, assise sur ce lit, se labourant le front avec ce qui lui restait d’ongles, se serrant la tête à deux mains, comme pour écraser le mal affreux qui était dedans. Et, pendant son long cri profond, déchirant à entendre, les deux femmes du peuple qui la veillaient, — qui étaient des mères, elles aussi, et qu’une exquise délicatesse innée maintenait immobiles et sans banales paroles, — s’entre-regardèrent seulement, avec des yeux troublés de larmes…

Mais ensuite, prise par une de ces rages de mouvement, comme il en vient aux suppliciés, rage de fuir, de se jeter quelque part, de se frapper la tête contre des murs, elle descendit de son lit très vite, s’accrochant, à mains tremblantes, aux rideaux blancs ; — alors, les deux femmes se levèrent aussi, inquiètes de ce qu’elle allait faire. Sa figure, réapparue au grand jour, avait changé et vieilli de dix années, creusée en une seule nuit par toute la fatigue de son humble vie de travail perdu, de lutte inutile, d’attente vaine ; ses yeux reflétaient même quelque chose de mauvais et de haineux, qui était nouveau, que l’angoisse sans doute avait fait surgir des tréfonds ignorés de son âme, — et, de plus, avec sa robe traînée, ses cheveux défaits, et je ne sais quel affaissement un peu bestial survenu dans sa lèvre, elle avait pris un air peuple, elle aussi, un air de pauvresse vaincue, un air qui aurait fait mal à son Jean, plus que tout, s’il avait pu voir…

En finir, elle-même, c’était tout ce qui lui apparaissait de possible !… Ouvrir une fenêtre, se jeter par là, et aller finir, en bas, sur le granit des pavés ! Mais la mort même ne la contentait pas encore, ne lui suffisait pas, n’arrangeait rien à son gré, dans sa tête en détresse. D’abord son désespoir, révolté contre le Dieu aveugle qui avait fait cela, révolté contre les hommes aussi et contre tout, avait besoin de durer un peu, de se donner le temps de protester et de maudire. Et puis, s’en aller comme cela, en pauvre vieille femme suicidée, qu’on ramasserait tout à l’heure avec dégoût, c’était presque amoindrir ce fils, manquer au culte de sa mémoire… D’ailleurs, après, elle morte, personne sur terre ne se souviendrait de lui ; cela éteindrait l’image adorée qu’elle en gardait en elle-même, la seule image de lui qui restât ; il serait plus vite plongé tout au fond de la grande Ténèbre, — et quelque chose de cette impression-là, à peine définie, confusément la retenait aussi… Pourtant, quoi ? Que faire ?… Où trouver le courage de cette affreuse vie continuée sans lui dans un lent et effroyable avenir ?…

Elle se traînait de côté et d’autre, dans cette chambre, allant se jeter dans des coins où sa tête heurtait le mur.

En passant, elle avait, par mégarde, renversé d’une table des objets qui s’étaient brisés et, comme une des femmes, restée de veille, s’interposait en essayant de la « raisonner », elle revint, d’un geste navrant, en briser d’autres — de ceux auxquels elle tenait le plus et qu’elle avait religieusement soignés pendant des années. Elle s’était senti une irritation d’insensée contre cette indifférente, qui voulait lui faire prendre garde à de si petites choses en un tel moment, et elle avait éprouvé ce besoin de lui bien donner à entendre qu’elle ne faisait de cas ni d’elle, ni de son raisonnement, ni de quoi que ce fût au monde, que rien ne comptait plus, que rien n’existait plus, — à présent que son Jean était mort…

Elle ne pleurait pas ; il y avait tantôt vingt-quatre heures que l’horrible petit morceau de papier blanc avait été remis dans sa main par ce matelot de la Saône, et elle n’avait pas pleuré. Son expression gardait je ne sais quoi de fermé et de fixe ; son nez s’était pincé et un pli vertical, accentué au milieu de son front, descendait entre ses yeux. Ses lèvres et son palais s’étaient desséchés ; elle avait la sensation d’une lourde masse de fer, logée à l’intérieur de sa tête, et d’un cerclage, aussi de fer, trop serré autour de ses tempes.

Elle passait par des instants d’inconscience et d’hébétement, semblables un peu à ses sommeils de l’affreuse précédente nuit ; puis revenaient les rappels déchirants, les besoins de se frapper la tête et de crier d’angoisse, d’exhaler un de ces longs gémissements rauques, qui soulagent un peu tant qu’ils durent…

Ainsi s’était écoulé tout le matin et presque tout le jour. Elle retardait de mourir, surtout parce qu’on la veillait, et elle se sentait excédée de la présence de ces femmes, qui s’obstinaient à rester là. Dans ses moments bien lucides, son désespoir de plus en plus gagnait en profondeur, l’imprégnait plus mortellement jusqu’aux moelles ; à chaque ressouvenir de son Jean qu’elle évoquait, à chaque projet brisé à jamais qui lui traversait l’esprit, elle sentait l’étreinte de la griffe inexorable toujours plus serrée et plus pénétrante…

Qu’est-ce donc qu’il avait fait à Dieu, son fils, son Jean, son beau Jean, son bien-aimé et son unique !… Jamais de bonheur pour lui !… Pourquoi son enfance et sa jeunesse si rudes et si abandonnées !… Presque renié par sa famille de là-bas parce qu’ils étaient pauvres, — puis délaissé, oublié, par cette Madeleine, par tous !… Et, pour finir, cette mort misérable, loin de sa mère, — et on le lui avait jeté à l’eau comme chose perdue !…

Elle repensait sans cesse à cette fenêtre à ouvrir et à ces pavés qui recevraient sa tête. Mais, chaque fois, la même pudeur la retenait de faire cela, — et aussi un autre sentiment plus puéril qui venait de surgir : elle se rappelait l’attachement de son Jean pour certains petits objets à lui, rapportés de Provence, qu’il lui avait confiés, et pour des objets à eux deux, de leur modeste ménage de mère et de fils… Elle regrettait ceux qu’elle avait brisés tout à l’heure. Les autres, entre quelles mains tomberaient-ils quand elle n’y serait plus, quelles profanations les attendaient ? Il fallait aviser, songer à cela, attendre à demain pour avoir des idées là-dessus… Et, en y pensant, à ces pauvres petites choses, il lui sembla un moment que cette masse de fer, dans sa tête, s’amollissait, comme pour fondre, qu’une espèce de détente allait survenir mais non, ses yeux restèrent desséchés et sa poitrine immobile ; sa douleur n’était pas encore mûre pour les larmes…

Une envie la prit tout à coup de revoir les portraits de son fils, tous ses portraits de différents âges qu’elle conservait ensemble. Depuis deux mois, elle avait presque cessé de les regarder, étant toute à la pensée de l’attendre, — d’attendre un Jean qui sans doute ressemblerait à peine à celui d’autrefois, un Jean de vingt-quatre ans, tout à fait homme et tout à fait beau. Pour les chercher, elle courut à son armoire, y dérangea plusieurs objets très vite, avec égarement. De ces chers portraits, il y en avait un surtout qu’elle aimait, un qui le représentait en matelot, souriant de son joli sourire d’enfant ; dans cette photographie-là, s’était fixé pour un temps ce quelque chose de visible, mais de mystérieusement inexplicable, qui vient de l’âme et qui est l’expression ; un dernier reflet de son âme à lui, disparue dans la grande Ténèbre, persistait en cette très petite image — que la mère maintenant regardait. Et en la regardant, avec une sorte d’avidité de souffrir, en la regardant de bien près, elle s’aperçut que le papier, déjà jauni, s’était piqué de points blancs, à l’humidité de Brest : alors, ça aussi, c’était impossible à retenir ; ça aussi, ça s’en allait… comme tout !…

… Oh ! et le « petit chapeau » !… Une folie lui vint, de le revoir tout de suite et de le toucher. S’approchant de la clarté de la fenêtre, elle ouvrit fiévreusement le vieux carton vert, déplia la gaze qui enveloppait la relique enfantine, — et, tout fané, il reparut au pâle soleil printanier du nord, le « petit chapeau », qui avait été étrenné, là-bas dans la chaude Provence, pour une si lumineuse fête de Pâques, enfouie à présent derrière un rapide entassement d’années mortes… Il symbolisait pour Jean toute la période heureuse, choyée et ensoleillée de sa vie ; il lui représentait ses belles toilettes des dimanches, au temps passé, tout son luxe d’autrefois dans sa famille provençale, — luxe très modeste, à dire vrai, mais que le pauvre enfant, devenu matelot, s’exagérait volontiers en souvenir… Et la jolie tête aux boucles brunes, qui s’était coiffée jadis de ce petit feutre à ruban de velours, après être devenue très rapidement une tête virile, avait eu juste le temps d’entrevoir le puissant rêve des procréations, le délicieux trouble d’amour, et maintenant, roulée au fond inconnu des eaux éternellement obscures, elle n’était déjà qu’un rien sans nom, plus négligeable et plus perdu dans l’infini que le moindre galet des plages…

La mère, dans ses mains agitées et tremblantes, le retournait, le « petit chapeau » ; jamais elle ne lui avait trouvé autant qu’aujourd’hui cet air démodé et lamentable, cet air de relique d’enfant mort. Elle vit même qu’une mite avait fait un trou dans le velours et que, çà et là, des moisissures blanches apparaissaient : le commencement du travail des infiniment petits, qui seront les grands triomphateurs de tout, et qui d’abord détruisent les pauvres objets auxquels nous avons l’enfantillage de tenir…

Qu’en faire, à présent, du « petit chapeau » que son Jean lui avait tant recommandé de soigner ? Dire qu’après elle personne ne resterait, personne au monde ayant un peu aimé son fils, personne à qui pourrait être laissée cette relique de lui. Alors quoi ? l’anéantir tout de suite de ses propres mains, la brûler ? Elle ne s’en trouvait pas le courage. Oh ! qu’en faire, mon Dieu ?… Voici que, dans sa tête en déroute, la présence du petit feutre à ruban de velours apportait une complication plus affreuse. Cela créait une entrave à mourir — et pourtant, quand elle se condamnerait à traîner longuement la vie, en vieille femme solitaire et pauvre, pour défendre contre le temps, avec une obstination puérile, ces riens qui venaient de lui, — et après ? il faudrait bien toujours en finir, et tout s’en irait plus pitoyablement, profané par des mains quelconques, les vêtements bien-aimés, revendus à la friperie et au chiffon…

Oh ! le « petit chapeau », le cher petit chapeau de Pâques, s’en allant à la guenille, dans quelque hotte de chiffonnier !… À cette image entrevue, il lui sembla que tout s’effondrait en elle-même ; cette fois, l’oppressante masse de fer se dissolvait, fondait décidément, dans sa tête, dans son cœur, partout. Son dos, secoué d’abord par des spasmes irréguliers, prit un mouvement de soufflet haletant, plus saccadé que la respiration ordinaire, — et enfin elle s’affaissa dans une chaise, la tête tombée en avant sur une table, pour pleurer à grands sanglots ses premières larmes de mère sans enfant…

Mais ce n’était qu’une crise physique, une reprise de l’équilibre de vie, une de ces réactions appelées « attendrissement », que provoquent en général les très petites choses, les détails, les riens, et qui soulagent un peu, passagèrement, les désespérés, en changeant leur mal.

D’apaisement d’âme, il semblait qu’elle n’en eût plus à attendre, jamais. En fait d’âme, elle était comme ces suppliciés qui doivent demeurer cloués à quelque barre ou à quelque croix pour attendre la mort, et qui ne peuvent même pas avoir d’accalmies de souffrance, avant l’heure de se débattre dans la crise finale d’agonie. La vie venait de se fermer devant elle d’épaisses portes de plomb, aussi sourdes et immuables que celles qui gardent l’enfer. Seule, seule au monde, vieille femme sans fils, sans espoir et sans prière, qu’on ramasserait bientôt, noyée, à la plage, ou sanglante, sur les pavés de la rue…