Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 230-239).
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LI


Presque aussitôt, le temps se calma. La grande fureur aveugle allait finir, sans raison comme elle avait commencé ; les lames, avec des airs de fatigue, retombaient les unes sur les autres, s’affaissaient en désordre, démontées par une houle plus ancienne qui arrivait d’ailleurs.

Les deux grands albatros, qu’on avait cessé de voir pendant le coup de vent, étaient revenus, accompagnés de toute une suite tournoyante de pétrels gris et de malamoks noirs, qui criaient, avec des sons de vieille ferrure, leur faim insatiable.

Et le vent se taisait ; on commençait à s’entendre parler comme à l’ordinaire ; dans une paix relative, les choses à bord reprenaient leur cours, les panneaux fermés se rouvraient.

Après-midi, le vent tombant toujours, l’ordre se trouvait à peu près rétabli partout. La Saône tendait de nouveau ses ailes blanches, qu’elle avait si péniblement repliées, — et les matelots retrouvaient le temps de penser à celui qui s’en était allé pendant la grande tourmente, les amis de Jean commençaient à se souvenir tristement de lui.

Et enfin, arriva l’heure recueillie du soir, l’heure du branle-bas et de la prière.

Au commandement coutumier, jeté par l’officier de quart d’une voix brève et distraite, le clairon sonna. Alors ils vinrent s’aligner, deux cents matelots, sortant des flancs du navire par les panneaux étroits, comme un flot qui monte. Cent d’un bord, cent de l’autre, formant deux masses humaines qui avaient des ondulations de troupeau ; on les vit se ranger machinalement, le long de ces frêles murailles basses qui les séparaient de tout le remuement de la mer. Ils étaient tassés, les épaules s’emboîtant les unes les autres ; tassés, tassés sur ce petit refuge de planches qui s’appelait la Saône, — et leur tassement avait je ne sais quoi de pitoyable qui sentait la détresse, au milieu de ce déploiement infini des eaux et de l’air, au milieu de cette débauche d’espace qui était alentour et où, dans les bruissements de lames, dans les cris d’oiseaux, dans tout, chantait la grande Mort…

Sur le pont, était monté aussi le prêtre, dans sa robe noire que secouait le vent. Et celui qui commandait, du même ton bref qu’il avait pris pour dire : « Branle-bas ! » et pour faire aligner l’équipage, commanda : « La prière ! » avec quelque chose de plus grave pourtant dans la voix, parce que peut-être, à ce moment, il pensait aux pauvres disparus, et à celui qu’on avait jeté ce matin même dans les effroyables profondeurs fuyantes du dehors.

« La prière ! » Le matelot-clairon, gonflant une fois de plus ses joues et les veines de son cou, lança vers le vide extérieur cette courte sonnerie saccadée qui annonce chaque soir le Pater et l’Ave Maria des marins. Hautes et claires, les notes de cuivre vibraient cette fois plus étranges, dans la rumeur sourdement puissante des eaux. Et cette sonnerie semblait comme un appel, à je ne sais qui de très lointain ou d’inexistant, qu’on allait implorer pour la forme, sans espoir.

« La prière ! » Alors, un silence et une immobilité soudaine se firent chez les hommes, après que les rudes mains eurent touché rapidement les bonnets, qui, tous ensemble, tombèrent. Et les deux cents jeunes têtes apparurent, découvertes maintenant, presque toutes blondes, tondues ras, semblables à des velours ayant, dans la pénombre, des reflets clairs ; les épaules musculeuses, dessinées sous la toile usée des costumes, se pressaient en une seule masse et subissaient, au roulis, un même balancement monotone.

« Notre Père, qui êtes aux Cieux… » commença le prêtre, de sa voix qui tremblait un peu, qui n’avait pas, ce soir, son impassibilité d’habitude.

Alors, deux ou trois regards très enfantins se levèrent avec confiance vers le ciel, dont le prêtre parlait : il s’emplissait d’ombre, ce ciel, et, tandis que se continuait le Pater, autour d’eux tous, les pétrels et les albatros, mangeurs de débris, attardés dans le crépuscule, tournoyaient, tournoyaient avec les mêmes cris, chantant toujours, comme le vent et la mer, la chanson de la grande Transformeuse d’êtres, la chanson de la grande Mort.

La plupart des matelots avaient tourné machinalement la tête vers l’homme en robe noire qui priait, et, à cet instant où l’insouciant rire ne les égayait plus, on lisait sur ces visages jeunes de longues hérédités de lutte et de misère ; tous ces traits si vigoureux, accentués là par la fatigue du soir, semblaient durs et matériels, avec je ne sais quoi d’humblement résigné et de passif ; chez les Bretons, qui dominaient, reparaissait la rudesse primitive. Dans les yeux seulement, dans ces yeux restés très candides qui regardaient le prêtre, s’indiquaient çà et là des envolées d’âme vers quelque leurre de ciel, vers quelque paradis de légende, quelque imprécise éternité ; mais d’autres se révélaient presque sans pensée, semblaient refléter seulement l’infini des eaux, et s’arrêter à des conceptions rudimentaires, voisines du rêve confus des bêtes.

« Je vous salue, Marie pleine de grâce, vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus le fruit de vos entrailles est béni… » Il prononçait cette fois l’éternelle redite des soirs d’une voix de plus en plus lente, avec quelque chose d’entrecoupé ; en même temps, chez ces grands enfants qui écoutaient, commençait à venir un peu de furtif chagrin, au ressouvenir de Jean ; un vrai serrement de cœur même, chez ceux qui l’avaient aimé ; dans le petit groupe des Joal et des Marec, qui l’avaient enseveli, les yeux devenaient troubles comme sous un voile et, à la gorge, quelque chose s’étranglait. Sur toutes ces têtes alignées, flottait, pour la dernière fois, l’ombre de celui qu’on avait jeté ce matin au grand abîme vert…

« Sainte-Marie, mère de Dieu, priez pour nous… » Les plus distraits suivaient maintenant ces paroles, cent fois entendues, qui avaient pris comme un sens nouveau.

Et quand le prêtre, après un arrêt, et la voix plus grave encore, prononça ces derniers mots d’une simplicité sublime : «… pour nous, pauvres pécheurs,… maintenant… et à l’heure de notre mort, » tout à coup, sur les joues de deux ou trois de ces hommes qui l’entendaient, de brusques larmes coulèrent, qui jaillissaient rapides et pressées comme une pluie…

… La plupart des matelots avaient tourné machinalement
la tête vers l’homme en robe noire…

— « Ainsi soit-il ! » Toutes les têtes de velours blond s’étant inclinées comme sous un même souffle, quelques mains remuèrent, touchant très vite les fronts et les poitrines, pour ce geste mystique qui est le signe de la croix, — et puis ce fut fini : dans le bruit du vent qui fraîchissait avec la nuit, dans le brouhaha des hamacs qui se jetaient et se rattrapaient, la gaieté était revenue avec l’inconscience. Il semblait que la prière et les courtes pensées de mort fussent restées en arrière, dans l’immense espace changeant qui fuyait toujours… Sur ce bateau où on l’avait vu mourir, Jean ne laissait déjà plus qu’une image pâlie, subitement lointaine au fond des mémoires. Tous ces êtres jeunes, dans l’excès de la vie physique, oubliaient vite…

On ne chanta pas, ce soir-là, à cause de lui ; mais, dès le lendemain, la chanson du « Vieux Neptune », entonnée d’abord par quelques voix, fut bientôt reprise en chœur. Et, comme si de rien n’était, la Saône continua sa route monotone vers la France…