Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 221-229).
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XLIX


Mais un soir, une immense nuée obscure surgit à l’horizon du sud, envahissante, formant tout de suite voûte de ténèbres. Et le bon vent tomba, et, dans l’air subitement refroidi, deux grands albatros, les premiers, apparurent, — bêtes de l’Austral sombre. Dans la lumière diminuée, dans l’humidité pénétrante qu’on sentait descendre comme un manteau glacé sur les épaules, c’était sinistre, de s’enfoncer, à une tombée de nuit, dans ces régions incertaines que recouvrait ce voile de nuages et où les pires surprises du temps étaient à redouter.

Le lendemain, tout avait changé d’aspect à bord de la Saône que le soleil n’éclairait plus. Au lieu des chapeaux de paille, au lieu des gais costumes en toile propre et blanche, on voyait reparaître les laines bleues, râpées, fanées, trouées de mites et de cancrelas, et les vieux bonnets de fatigue enfoncés plus bas que les oreilles. Et, sur le pont, c’était une agitation extraordinaire parmi les manœuvriers. De solides voiles toutes neuves arrivaient d’en bas, apportées à l’épaule par des rangées d’hommes, en longs cortèges oscillants. Des filins de couleur blonde, neufs aussi et sentant le goudron, sortaient des cales ; les matelots s’attelaient dessus, puis prenaient leur course et les tiraient, vite, vite, comme des serpents sans fin.

Tout cela se faisait en musique et, dans l’air devenu âpre, salubre aux poitrines vigoureuses mais mortel aux affaiblis, les sifflets d’argent constamment roulaient leurs trilles suraigus. — On se préparait à la lutte prochaine contre le vent et contre la mer des zones mauvaises.

Ils tournoyaient, les albatros, très rapprochés, — les mêmes qu’hier, acharnés peut-être pour des semaines à suivre le sillage du navire, — et ils criaient sans trêve de leur vilaine voix gémissante, qui semble le grincement d’une girouette ou d’une poulie rouillée. Et le quartier-maître de l’arrière, outré de toujours les entendre, leur disait, son sifflet serré entre les dents et leur montrant le poing :

— « Tu ferais pas mal de graisser un peu ta poulie, toi, les deux grands sales moineaux, là-bas ! »

Le fait est qu’ils avaient l’air de chanter à la mort, ces deux albatros.

L’agression du vent fut prompte, commencée tout de suite, avant la fin des préparatifs de défense. Dès le second soir, la voix toute-puissante, le « houhou » formidable des mauvais jours emplissait l’air, et on était assourdi de bruit. Et les lames enflaient des dos énormes, se rangeaient en longues files de bataille. Et les matelots étaient dans la mâture, au dangereux ouvrage ; les pauvres grosses mains rudes, les ongles durcis et courts, peinaient, en crissant, sur la toile mouillée des huniers qu’on mettait au bas ris. Et tous les visages se hâlaient, saisis et brûlés par le premier froid.

Dans le « mouroir » fermé, qui dansait lourdement avec des sauts et des retombées horribles, les deux qui étaient si malades agonisèrent la nuit suivante.

Lui, Jean, fut pris du tremblement de la grande fièvre ; mais il continua de vivre, avec des alternatives de chaud délire et d’accablement extrême — où son souffle à peine perceptible et les battements ralentis de son cœur simulaient la mort…

Oh ! la lettre, la lettre pour sa mère, qui n’était pas écrite !… Cela devint sa préoccupation, à peine définie parfois, mais constante, même dans son sommeil — et si désolée !… En demi-rêve, toujours il s’imaginait lui écrire, croyait voir une feuille de papier sur son lit, une plume entre ses doigts, et des caractères qui se traçaient, lui disant sa détresse et son adieu. Et puis, tout à coup réveillé, il s’apercevait que non, que sa main était restée lourde et immobile, pendante hors de son drap, et qu’aucune feuille commencée n’était là sur sa couverture. Alors il s’agitait désespérément, demandait par grâce de quoi écrire.

Comme aux petits, on lui répondait : — « Tout à l’heure, oui, dans un moment, quand la fièvre sera un peu tombée, on va vous donner votre encrier et votre « boîte ».

Et les infirmiers échangeaient un bon regard ; ce qu’ils ne lui disaient pas, c’est que cette boîte, dans un plus violent coup de tangage, avait roulé à terre, ouverte, brisée, en même temps qu’une lame s’engouffrait à bord, inondant tout ; — et que les chères petites choses, trempées d’eau salée et de boue fétide, n’étaient plus à présent qu’un amas lamentable : lettres, portraits, — ou pauvres cahiers de collège entre les pages desquels gisaient, ensevelis à jamais, ses espoirs d’admission au Borda.

Pauvre enfant, fait pour la vie insouciante et jeune, pour l’amour et le rêve, pour la santé et pour le sourire, il gardait jusqu’à la fin son enfantillage, qui avait été son charme — et son malheur aussi. Il était pourtant, à certaines heures, un de ces voyants d’abîme auxquels le néant découvre des aspects plus effroyables… Mais c’est en enfant, avec des étonnements, des incrédulités, des révoltes, qu’il allait recevoir la grande Mort, souhaitant surtout d’être bercé par sa mère. Il avait d’ineffables élans vers elle, et de si tendres et bons remords, pour l’avoir un peu oubliée, pour l’avoir un peu fait souffrir, aux heures exubérantes de sa vie… Oh ! les douces lettres de larmes qu’il s’imaginait lui écrire… L’après, l’au-delà, il n’y croyait guère, devenu matelot sous ce rapport comme sous tant d’autres : ils sont rarement des athées, les matelots ; ils prient, ils font des vœux à la Vierge et aux Saintes, mais, par une puérile inconséquence, ils ne croient presque jamais à la persistance de leur âme propre. — Et lui aussi priait, confusément, et ses prières, informulées mais ardentes, demandaient seulement de n’être pas abandonné dans les grandes eaux, de durer encore un peu, de ne mourir que dans certaine pauvre chambre, bien propre et rangée, dans certain petit lit recouvert d’une broderie au crochet, auprès duquel se tiendrait une figure incomparablement douce, encadrée de bandeaux gris… Oh ! mon Dieu, avoir au moins, dans le cimetière de ce Brest où on arriverait bientôt, une tombe sur laquelle sa mère viendrait s’agenouiller. — Et peut-être même qu’on aurait pu, avec l’argent de ses économies de campagne, le faire transporter là-bas, en Provence, dans un cimetière de son pays !… Mais non, la vie s’échappait trop vite, il le sentait bien, et on allait le jeter à la mer, — et ses yeux s’ouvraient, larges et fixes, dans l’horrible effroi de bientôt descendre, enveloppé d’une gaine de toile, descendre, descendre, à travers la grande obscurité d’en dessous…

Enfin l’agonie commença, longue, atroce, mais presque sans pensées, toute matérielle. Et, le quatrième jour du coup de vent, dans le paroxysme des fureurs déchaînées, dans la grande clameur et dans le grand chavirement de tout, sa mort survint, presque inaperçue des matelots, ses frères, qui, en ces excès de fatigue et de danger, en étaient momentanément tombés à une sorte d’animalité farouche.