Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 180-184).
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XXXIX


Là-bas, maintenant, tout à fait là-bas. Il était arrivé.

Il voyait devant lui, bien réelle, la petite canonnière qui l’avait par avance tant fait songer. Dans une atmosphère accablante où le moindre mouvement faisait perler la sueur au front, elle se tenait immobile sur un fleuve, amarrée près de la berge, parmi des roseaux… Gyptis ! il lisait, en lettres jaunes bien nettes sur son arrière noir, ce nom qui l’avait poursuivi tout le temps du voyage, un peu comme un nom fatal et de mauvaise magie.

C’était là son poste de mouillage et, par conséquent, ce petit recoin du monde allait être, pendant dix-huit mois, la résidence habituelle de Jean. On les avait amenés là le soir, les nouveaux marins de la Gyptis, à cet instant court et enchanteur qui suit l’accablement du jour et qui précède la nuit. Le long de ce fleuve, dont les eaux n’éveillaient même pas l’idée de fraîcheur, il y avait un village perdu, ou plutôt une route sous des arbres ; une route bordée de quelques petits portiques, qui menaient à des habitations enfouies dans des verdures. À un tournant proche, tout finissait dans l’ombre d’un bois inquiétant.

Pendant leur longue traversée, toujours sur les planches de leur navire, ils n’avaient rien pu voir qui les préparât aux violences d’un tel inconnu. Leurs sens en étaient impressionnés tous à la fois et Jean en oubliait de respirer. D’ailleurs les poitrines, d’elles-mêmes, soufflaient plus mollement, comme dans une étuve très chaude où les vapeurs seraient musquées. La terre était rouge, rouge comme la sanguine ardente, et les feuillages étalaient partout une telle exagération de vert, qu’on les eût dits enluminés de précieuses couleurs chinoises ; même dans le crépuscule envahissant, ces nuances éclataient ; ce vert des arbres et ce rouge du sol semblaient devoir persister, malgré la nuit, par leur excès même. Les petits portails, qui menaient aux maisonnettes enfouies, étaient tout cornus, affectaient de vagues contournements de bêtes ; ils avaient d’ailleurs des airs de se cacher, de se sentir mal à l’aise, sous cette verdure morne et éternelle, écrasante pour les hommes, victorieuse de tout. Des personnages, pour qui ce décor était naturel, passaient, vaquant à leurs étranges petites affaires ; ils avaient des yeux bridés dont les coins extrêmes se relevaient ; leur peau jaune empruntait à la terre un éclat rougeâtre ; ils marchaient, souples et sans bruit, les pieds nus ou chaussés de semelles en papier. Les animaux domestiques, qui paraissaient sur les portes, les oiseaux, qui se couchaient dans les branches, les moindres fleurs au bord du chemin, disaient aux nouveaux venus dans quel grand lointain hostile ils venaient de pénétrer.

Du reste ce petit monde, enfermé sous son suaire d’arbres et séparé de tout, ne s’étonnait pas d’être ainsi, mais plutôt de voir qu’il était possible d’être autrement. Les promeneurs teintés de safran, qui sentaient le musc et la sueur, adressaient aux matelots, en passant sans détourner la tête, de vagues sourires d’ironie, que ceux-ci leur rendaient ; ils se sentaient profondément inconnaissables les uns aux autres. Des filles seules, les matelots s’occupaient avec une demi-gravité, parce que, dans l’espèce humaine, les sens ne s’arrêtent pas aux barrières qui séparent les races.

En somme, quelque chose de moqueur, mais de sinistre surtout, était dans l’accueil de cette région de la terre, qui avait mis des siècles à modeler ses frêles habitants jaunes à sourires de chat, et qui se sentait capable de continuer à anéantir tant d’hommes blancs, sous ses miasmes et sa torpeur…