Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 168-176).
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XXXVII


Le lendemain, à la Réserve, dans le bureau du Second, tous les quartiers-maîtres de manœuvre venaient d’être appelés et rassemblés par un sergent d’armes.

Ils avaient flairé de quoi il s’agissait : on demandait l’un d’eux pour aller de bonne volonté en Extrême-Orient et passer un ou deux ans là-bas, à bord d’une petite canonnière, appelée Gyptis, sur un de ces fleuves de l’intérieur qui se traînent chauds et lourds, au soleil mortel.

De suite, Jean sentit l’anxiété l’étreindre.

C’était ce qui servait le mieux ses projets, ce départ : finir là-bas son temps de service, en faisant les économies nécessaires pour passer ensuite une année à
Brest ; comme élève du cours d’hydrographie.

Son devoir était de partir…

Cependant, l’image de Madeleine s’étant présentée douloureusement à lui, il attendit, avec remords, il recula de faire la demande grave, espérant que quelque autre parlerait…

Personne. Silence intimidé où se mêlait un peu d’effroi. D’ailleurs les matelots, interrogés indirectement et en masse, ne répondent jamais :

— « Moi, capitaine, je partirai, — dit-il enfin, tout bas et en tremblant.

« — Vous, Berny, cela vous va ? — répondit le second. — Soit ! sauf décision contraire de l’Amiral, vous êtes désigné pour l’Extrême-Orient. »

Et il le rappela pour ajouter ceci, qui était plus terrible que tout : « En fait de permission, vous savez,… je crois bien que… » — Et le ton signifiait nettement : vous n’en aurez pas. — « On a demandé cette désignation par urgence et, si je ne me trompe, vous partirez avec le détachement de demain pour Toulon… »

Il sentit son cœur battre plus vite et le sang bourdonner à ses oreilles. Il fut sur le point de dire : « Oh ! non, alors, cherchez un autre, je retire ma parole… » Mais il n’osa pas. — D’abord, c’était tellement son devoir, de partir ! — Et puis, il avait dans l’âme son inconscient fatalisme, qui lui faisait tout de suite baisser la tête, au premier signe de la Destinée, — et enfin, très matelot en cela, il sentait toujours une sorte de mutisme spécial lui fermer les lèvres devant ses chefs, quand il ne les connaissait pas. Il fixa seulement sur l’officier ses yeux agrandis par une subite angoisse, répondit : « Bien, capitaine ! » et sortit, avec l’air d’un homme qui a reçu à la tête un coup de masse.

De permission, il n’en eut point, en effet. Aux marins qui vont partir on en donne presque toujours, de plus ou moins longues suivant les campagnes auxquelles ils sont destinés ; mais dans les cas d’urgence on les supprime.

Le soir même, envoyé à la caserne, son sac complété, sa comptabilité prête, il fut consigné là jusqu’au départ, avec les huit autres qui s’en allaient aussi. Au crépuscule, sous les arcades de la cour, ils s’appelaient, se réunissaient, se dévisageaient, ces hommes englobés dans le même coup de filet imprévu, qui devaient partager là-bas, si loin, le même exil et les mêmes fatigues. Pas de permissions, pas d’adieux aux parents — c’était la seule chose qui leur paraissait dure. Cependant, deux ou trois chantaient. Mais un autre, un tout jeune, pleurait.

Sa mère ! Jean pensait à elle avec un attendrissement profond ; son regret était lourd et oppressant, de ne l’avoir pas embrassée… Mais c’était pour elle qu’il partait, pour leur avenir à tous deux ; c’était un peu l’acte expiatoire de sa vie, cette campagne, qu’il avait demandé de faire. Alors, se sentant la conscience bien en repos à son sujet, il s’était presque apaisé le cœur par une bonne lettre qu’il venait de lui écrire.

Tandis que Madeleine ! Partir ainsi, dans l’impossibilité absolue de lui parler, de lui faire dire un mot par quelqu’un, de seulement l’apercevoir… Lui écrire ?… Mais lui écrire quoi ; lui demander de l’épouser ? Oh ! toute son âme l’y poussait, décidément, bien qu’elle fût une petite ouvrière pauvre… Mais ce serait presque se river pour la vie au grand col bleu des matelots, que faire un tel mariage ; surtout ce serait finir de briser les espoirs de cette mère, qui rêvait tant un relèvement de situation pour lui par la dot de quelque gentille jeune fille provençale, — plus tard, quand il serait capitaine. — Alors, que faire ? puisque tout le reste était défendu, puisque à présent il y avait son père à elle, entre eux deux, et toutes les conventions humaines — contre lesquelles il se révoltait pourtant ce soir, dans l’élan d’un envahissant amour…

Des lettres de simple adieu, bien douces, il en commença deux pour Madeleine, qui furent presque aussitôt déchirées. Par qui les lui faire parvenir d’ailleurs ; chez ses parents, pourrait-elle les recevoir ? Et se dire qu’elle était là, si près ; peut-être, à cette heure même, rentrant chez elle par les rues familières, angoissée, seule, cherchant des yeux celui qu’elle ne verrait jamais plus…

À la fin, le soir très tard, il pensa qu’il vaudrait mieux ne lui écrire que de Port-Saïd, ou d’une des premières rades étrangères, une bonne lettre dont son père lui-même ne se fâcherait pas ; les lettres timbrées de loin ont plus de chance d’être accueillies, parce que celui qui les a écrites est moins redoutable et peut si bien ne jamais reparaître…

Ne pas écrire, remettre à une époque plus lointaine, cela découlait, du reste, de cette inertie, de cette continuelle attente fataliste qui formaient un peu le fond de son caractère, — avec l’entêtement ensuite dans des décisions quelconques, une fois qu’elles étaient par hasard prises… Pourtant sa détresse, ses remords étaient grands ; — et aussi, son amour : il ne l’avait jamais senti pareil.

Le lendemain, il se retrouva dans cette gare où il avait vu Madeleine pour la première fois. Il prenait, avec ses nouveaux camarades, le train de Toulon, pour commencer un de ces incertains et dangereux voyages, dont la perspective rend un peu solennels à entendre les coups de sifflet du départ.

Et, au premier ébranlement des roues, il se pencha, avec une tristesse intime, vers la portière, pour regarder s’éloigner la petite ville murée où il était entré, quatre mois auparavant, avec tant d’indifférence.