Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 142-148).
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XXXI


Mais certain soir de dimanche, comme il rôdait sans but, toujours seul et avec son faux air grave, il entra dans la cour de la gare pour assister à une arrivée de train et s’amuser du défilé des figures — peut-être aussi, sans bien, s’en rendre compte, dans une confuse intention de chercher fortune, à ce crépuscule de mars qui s’allongeait très doux et déjà printanier.

Devant lui passèrent des gaietés de peuple et de dimanche, une cohue de bonnes gens qui revenaient de la campagne ; dans le nombre, des têtes drôlement coiffées le firent sourire.

— « Ton petit sac, Madeleine, tu ne l’as pas perdu ? » demanda, d’une voix comiquement inquiète, une bonne femme en mantelet à franges, une maman sans nul doute.

Il chercha des yeux la fille qu’on appelait Madeleine, amusé de connaître son petit nom avant de l’avoir vue… Déjà passée et s’éloignant d’un pas rapide, elle se retourna pour montrer qu’elle avait bien à la main ce sac de cuir, — et le peu que Jean put apercevoir, en une seconde, de son profil perdu, lui sembla exquis.

Alors, dans le flot des arrivants qui s’éparpillait sur l’avenue, il la suivit, l’enveloppant d’un regard tout de suite attentif : même vue ainsi, par derrière, elle restait charmante, la taille svelte et souple, la nuque très jolie, la mise gentille, simple et presque distinguée.

D’un coup d’œil, il inspectait aussi les parents : de tout petits bourgeois, ou au moins des artisans à leur aise, un milieu évidemment inaccessible pour lui, matelot de passage, n’épousant point.

Tout de même, il pressa le pas, pour les dépasser et revoir ce visage de jeune fille, souhaitant d’ailleurs et espérant beaucoup une déception, à l’examiner de plus près. Quand une figure, à peine entrevue sur notre chemin et impossible à posséder, nous a charmés un peu trop, c’est un soulagement si ensuite, en la regardant mieux, nous la trouvons plus ordinaire ; cela nous enlève le regret confus et profond de laisser, à jamais inéprouvé, le contact d’une forme rare de la beauté — souveraine de tout…

Il était maintenant très près de cette Madeleine, retardant le moment de passer devant elle, s’occupant à regarder son oreille, la racine de ses cheveux épais, tordus, serrés comme un écheveau. Puis, gagnant un pas de plus, il découvrit cette ligne ovale de la joue et du menton qui trompe rarement sur le reste du visage lorsqu’elle est, elle-même, régulière et charmante. Enfin, il se décida à passer, tête relevée, la regardant de haut en bas et croisant son regard à elle, qui s’abaissa, mais sans hâte.

Et il se sentit plus troublé, car, hélas, elle était délicieuse !… De grands yeux roux, très enfoncés, un peu sombres, qui fronçaient ; l’air d’avoir une volonté et une pensée. Le profil droit ; le menton un peu avancé, mais d’une irréprochable pureté de contour. Dans cette figure, ce qu’il y avait de rare et d’attirant tout de suite, c’était une simplicité absolue de lignes et de couleurs. Les traits semblaient avoir été moulés par une main sobre et sûre d’elle-même, désireuse d’indiquer une forme noble avec le moins de détails possible ; les courbes, à la fois inhésitantes et douces, des joues et du cou, paraissaient être venues d’un seul jet, sans qu’une retouche y eût été nécessaire. On avait ensuite laissé tout d’une uniforme pâleur rosée d’hortensia, qui devait être la nuance même de cette pâte transparente dans laquelle la tête avait été coulée. De plus, le blond des cheveux, atténué de cendre, complétait une harmonie de teintes discrètes, distinguées, comme lointaines. Et le calme presque irréel de l’ensemble faisait ressortir la vie de ces yeux roux, qui brillaient, tout jeunes et volontaires, dans leur retrait profond, sous le froncement des longs sourcils.

Il se mit à marcher plus doucement, pour se laisser dépasser à son tour et la revoir encore.

Les parents aussi, il les examina mieux cette fois : le père, la mère et probablement quelque vieille tante ; de bonnes figures saines, qui avaient pu être jolies dans leur temps. Et comme cela avait l’air honnête, tout ce monde !… Il eut une hésitation à poursuivre, — et un remords, comme si sa poursuite eût pu être pernicieuse pour elle…

Cependant il continua de les surveiller, mais avec discrétion, de très loin, à la nuit tombante, afin d’au moins savoir où ils demeuraient et de ne pas perdre à tout jamais la trace de cette Madeleine.

Quand il eut remarqué la modeste petite maison où ils étaient entrés, dans le haut de la ville, en face d’un jardin, il redescendit vers les quartiers du centre, puis vers ceux où les matelots s’amusent. Trop tard pour revenir à bord : l’arsenal était fermé. Alors, pour se changer le cours des idées, il entra dans un estaminet chercher facile conquête.

Mais le lendemain, il s’aperçut avec étonnement que quelque chose de lui-même s’était accroché à cette jolie figure incolore et à ces jeunes yeux roux. À cause d’elle, à peine entrevue, il ne sentait plus ni sa solitude dans le port, ni le calme oppressant de la petite ville, ni l’enserrement des vieux remparts. C’était déjà le délicieux mirage d’amour, qui transforme toutes les choses présentes et efface toutes les choses passées…

À la tombée de la nuit, dès qu’il fut libre, il retourna du côté de sa maison, pour essayer de la revoir.

Et précisément elle arrivait aussi, comme s’il l’eût appelée. Il trembla en la reconnaissant. Elle rentrait seule, un peu en hâte, tenant à la main ce même petit sac de cuir qui avait été cause de tout. Elle était gantée convenablement, et sa mise, encore plus simple que celle d’hier, conservait je ne sais quoi de très comme il faut et de très gentil.

Elle revenait de travailler, cela se voyait bien ; donc, elle n’était qu’une petite ouvrière, rentrant sans doute chaque soir à la même heure sans être accompagnée, ce qui facilitait tant les choses. — À son regard, qui se détourna trop vite, il comprit qu’elle l’avait remarqué la veille et qu’elle était gênée de le rencontrer encore sur son chemin.

Tous ses projets de rester à bord s’en étaient allés auvent. Le soir même, il loua en ville une petite chambre de matelot, au-dessus d’un café toujours désert, dans une rue plantée de tilleuls avoisinant l’arsenal. Pour calmer sa conscience, il se dit qu’il apporterait là ses cahiers de mathématiques et travaillerait chaque soir — plus facilement que sur ces vieux navires, où les fanaux grillés n’éclairaient pas.

Jamais encore il ne s’était trouvé ainsi, à terre, habitant seul dans une chambre, en grand jeune homme libre, et la nouveauté de cette installation subite tantôt lui causait une mélancolie, tantôt l’amusait comme un enfant.

Il repensait à elle, charmé de connaître son nom de Madeleine, — ce qui déjà la rapprochait un peu de lui.