Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 101-104).
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XXIII


Tous les jours, les grands exercices, les déploiements effrénés de vie musculaire, les longs cris chantants qui commandent la manœuvre, la musique aiguë des sifflets, le bruit des cordes qui courent, des poitrines qui halètent, des bras qui se contractent ou se tendent sous la toile des vareuses : tout le travail qu’il faut pour animer ces immenses choses éployées qui sont des voiles, et leur communiquer une vie puissante et légère comme à des ailes d’oiseaux…

Mais les soirs, par les beaux temps délicieux, revenaient les heures tranquilles, les veillées aux étoiles. Sur le pont, après les radieux couchers du soleil, on se réunissait pour flâner, causer ou dormir, au balancement très doux du roulis, dans l’air infiniment pur. Par petits groupes triés, on se contait des histoires, ou l’on se chantait des chansons, en attendant l’insouciant sommeil.

Pour Jean, c’étaient, au début, des heures assombries ; il avait beau s’étendre nonchalamment comme les autres, dans un égal bien-être physique, il se sentait moins simple qu’eux, irrémédiablement moins simple. — Et puis c’étaient les seuls moments où il songeait à l’avenir, aux difficultés accumulées devant sa route, à l’argent dont il aurait besoin pour suivre plus tard ces cours, à Brest, — au travail qu’il lui faudrait pour se faire recevoir capitaine…

Non, il ne se voyait pas bien, passant cet examen-là. Il sentait d’ailleurs que, sur cette « Résolue », la vie active des muscles en lui absorbait tout ; que son intelligence se fermait de jour en jour davantage aux abstractions mathématiques.

Ses pauvres cahiers de collège, dont il s’était fait suivre et auxquels il tenait comme à des reliques, s’usaient de plus en plus, aux angles, malgré ses soins, dans son sac de matelot ; ils étaient jaunis maintenant, l’encre pâlie. — Et l’entre-croisement des signes et des chiffres qu’ils contenaient lui devenait de moins en moins intelligible : grimoires fermés, traités de choses occultes. — Et il faudrait rapprendre tout cela, et l’astronomie en plus !… Vraiment, quand il avait le temps d’y réfléchir, dans ces calmes des soirs, il entrevoyait des impossibilités effrayantes ; il lui semblait qu’il ne comprendrait plus, qu’il ne pourrait plus…

Il se consolait ensuite en se disant qu’il avait des années devant lui ; que le moment n’était pas venu de se remettre à ce travail et de s’en tourmenter… Alors il écoutait les naïfs qui causaient alentour, s’amusait de leurs enfantillages, — et le sourire lui revenait, le sourire et l’oubli… Par degrés, sans bien s’en rendre compte, il s’enfonçait de plus en plus, d’une façon dangereuse et peut-être définitive, dans cette vie de matelot qu’il n’avait d’abord acceptée que comme un passage.

Les jours de repos, cependant, quand les autres se mettaient à leurs jeux d’enfants, ou allaient à la bibliothèque du bord chercher des ouvrages à leur portée, il arrivait bien à Jean de lire aussi des livres qu’un officier lui prêtait.

Mais son choix, pour un gabier, était étrange. Il avait retrouvé là Akédysséril, avec la phrase lapidaire qui, pendant des années, avait chanté dans sa tête. Il avait rencontré Hérodiade et Salammbô, qui jetaient des enchantements inconnus et des tristesses nouvelles dans la vague immensité de son rêve…