Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 52-54).
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XI


Elle venait maintenant chaque soir, à l’heure du beau crépuscule d’or, et tout le jour Jean ne pensait guère qu’à sa venue. Le travail fini, vite, à grande eau fraîche il faisait sa toilette, arrangeait avec coquetterie son béret de laine sur ses cheveux courts et puis, très leste, sautait sur les pierres du quai pour l’attendre, en fumant sa cigarette turque. Et tout à coup, elle apparaissait là-haut, au bout d’un sentier raide, à un tournant des murailles désolées. Elle arrivait, descendant des quartiers vieux, regardant derrière elle comme par inquiétude d’être suivie ; à pas lents, elle s’approchait, à la fois candide et hardie, inconsciente du mal qu’il peut y avoir à aimer.

Jean ne bougeait pas, mais attendait qu’elle passât. Avec un sourire, elle s’arrêtait, lui donnait quelque fleur, un brin d’oranger, ou la rose commune d’Orient, si odorante ; parfois lui disait deux ou trois mots, dans un demi-français sabir : combien de temps resterait-il à Khandjiotos ? où irait-il après ?… Et puis, comme un peu moqueuse, elle continuait sa route, faisant de grands signes de refus, d’indignation ou de prière, quand il voulait la suivre.

Lui, n’était jamais libre que le soir, et, naturellement, sitôt la nuit tombée, la ville, étant turque, devenait noire et impénétrable. Alors, comment faire ?

Non seulement elle incarnait pour lui le charme et le trouble délicieux de ce pays ; mais il semblait même que ses fuyantes apparitions, ses courts sourires, fussent symboles de tout l’irréalisé et de tout l’éphémère dont la vie de Jean devait être composée.