Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 10-15).
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III


Un soir accablant et splendide de fin juin, dans une salle d’étude où entrait à flots le soleil doré de six heures, un grand garçon charmant, à tournure d’homme, serré dans sa tunique trop petite de collégien, songeait, tout seul, les yeux en plein rêve.

Les classes venaient de finir ; les externes étaient sortis, les autres s’amusaient dans une cour éloignée. Lui, Jean, qui faisait partie du tout petit nombre des pensionnaires, dans ce collège provençal de Maristes, jouissait ce soir d’une liberté de faveur, parce que, le jour même, son nom avait paru à l’Officiel : Jean Berny, admissible à l’école navale !… Et il s’était isolé dans cette salle d’étude, pour réfléchir à la grande nouvelle qui ouvrait devant lui l’aventureux avenir…

Elle avait fait l’abandon de tous ses chers projets, sa mère, cela va sans dire ; elle avait consenti, puisqu’il le voulait, à le laisser entrer dans cette marine si redoutée, et, la chose une fois admise, elle s’était imposé, pour qu’au moins il réussit, des privations constantes et extrêmes.

Admissible au Borda ! Il avait pourtant bien flâné, bien perdu son temps en enfantillages de toutes sortes, d’un bout à l’autre de ses années de collège, — pendant que la maman et le grand-père là-bas, et aussi l’humble Miette, économisaient sur toutes choses pour payer sa pension et ses répétiteurs.

Par exemple, à présent qu’il était admissible, il s’était dit qu’il allait employer tout à fait bien les deux mois de grâce qui lui restaient avant le décisif et terrible examen oral ; — mais il se donnait vacances ce soir et encore demain, rien que pour rêver un peu.

D’abord, il s’était amusé à écrire, en tête de tous ses cahiers de mathématiques, en regard de son nom, la date joyeuse et troublante de ce jour. Et maintenant, il pensait aux pays lointains, que baignent des mers étranges…

Autour de lui, le vieux collège mariste entrait dans le calme des journées finissantes ; les salles vides, les couloirs déserts s’emplissaient du silence sonore des soirs d’été ; par les fenêtres grandes ouvertes, l’or de ce soleil au déclin se diffusait partout, jetant sur la nudité des murs, badigeonnés d’ocre jaune, une chaude splendeur, et, dans le ciel, passaient et repassaient les tourbillons d’hirondelles noires, ivres de mouvement et de lumière,

… À ce dîner de Pâques, elle s’attristait de lui voir la tête
sans cesse tournée…
qui, de minute en minute, à chaque tour de leur vol, lançaient dans le collège silencieux leur cri comme une fusée.

Et, dans la mémoire de Jean, toute cette soirée et toutes ces choses se gravaient, au lieu profond, allaient devenir — comme jadis le dîner de Pâques — souvenir capital et point de repère, mais avec encore plus d’éléments étrangers et mystérieux cette fois, avec plus de mélancolie inexpliquée…

Jusqu’à l’heure où les premières chauves-souris s’échappèrent discrètement de dessous la vieille toiture chaude, il resta là tranquille et seul, songeant à cette marine qui tout à coup venait de se rapprocher, presque à portée de sa main. Et la splendeur de l’air lui parlait de contrées mornes et lumineuses, de villes orientales, de plages inconnues, et, vaguement, d’amour.