Massiliague de Marseille/p1/ch10

Éditions Jules Tallandier (p. 204-228).


X

LE LAC NOIR


À peu près à mi-chemin entre les Lagunas Salinas et la rivière Canadienne, s’étale la nappe stagnante d’Agua Negra, le Lac Noir.

Enfermé dans une enceinte de falaises basaltiques, on croirait, à le voir, que des géants ont creusé, taillant en plein plateau rocheux la dépression au fond de laquelle est la masse liquide.

Tout est morne, sombre, désolé, aux environs. Involontairement, en présence de ce coin ténébreux avec ses rocs noirs, son lac à la teinte d’encre, l’esprit rêve de drames lugubres, d’infernales légendes.

C’est là qu’après cinq journées de marche, la petite troupe de Dolorès Pacheco a établi son camp.

Pour cela, on a choisi une éminence qui domine d’une trentaine de mètres la falaise ouest.

À pic du côté du lac, où il est possible de puiser de l’eau à l’aide de récipients fixés à l’extrémité de cordes, le monticule, entassement de rocs, n’est abordable dans la direction du plateau que par une sente. Les chevaux, les mules, ont eu peine à gravir ce chemin escarpé.

En vain, la Mestiza, le Puma ont déclaré la précaution inutile, aucun indice de danger n’apparaissait à l’horizon. Francis Gairon a insisté et il a obtenu gain de cause.

Ah ! le chasseur a fait des calculs que l’événement va démontrer justes.

— Les Comanches que nous avons attaqués, Pierre et moi, s’est-il dit, ont indubitablement suivi notre piste. Au nombre de dix-huit, en défalquant leurs morts, ils n’ont pas osé attaquer le campement contenant dix-sept personnes : onze Mayos, les señores Rosales et Cigale, Coëllo, la Mestiza, deux chasseurs. Ils se sont éloignés pour revenir en force.

Et prudent dans sa téméraire entreprise, soucieux de défendre Dolorès après avoir appelé le péril sur elle, Francis a pressé les voyageurs. Il connaît bien le Lac Noir ; dès longtemps, dans ses courses vagabondes, il a remarqué la disposition des lieux. Il a incrusté dans sa mémoire la topographie du pays. On ne sait jamais… on peut, à tout instant, avoir maille à partir avec les Peaux-Rouges ; il est donc bon d’avoir songé à leur résister, d’avoir noté des points… stratégiques en quelque sorte, où deux hommes tiendraient en échec une armée.

Ces notations préventives lui servent aujourd’hui. Sur la hauteur, il respire. Les Comanches peuvent venir maintenant ; ils seront reçus de la belle façon. Oh ! ils feront le blocus du campement. Qu’importe ! On tiendrait des mois ici. De l’eau à discrétion, des vivres en quantité, car après les provisions dont sont chargées les mules, on mangera, si besoin est, les mules elles-mêmes, puis les chevaux.

La seule inquiétude du Canadien est que les Indiens soient en retard au rendez-vous qu’il leur a tacitement fixé.

Il ne faut pas que la caravane quitte le lieu de refuge, où il a réussi à la conduire. Une fois hors de ce poste inexpugnable, une fois engagée dans les plaines qui s’étendent jusqu’à la rivière Canadienne, elle deviendrait une proie facile pour les guerriers de la Prairie.

Gairon écoute, avec un serrement de cœur, les conversations de ses compagnons qui, à l’abri de leurs tentes, échangent quelques paroles avant de goûter le repos de la sieste journalière.

— À quatre heures, tout le monde en selle. Dans six journées, huit au plus, nous arriverons en territoire séminole.

Lui, frissonne à ces mots. Il attend que le sommeil ait ramené le silence dans le camp. Deux heures… c’est son tour de garde, il va prendre place au bord du plateau supérieur.

Vingt minutes, il reste immobile, ainsi qu’une statue, semblant observer la plaine, puis il promène un regard curieux sur le camp.

Les tentes coniques ont des blancheurs de neige sous le soleil, pas un souffle dans l’air lourd qu’on dirait vomi par la gueule d’un four.

Blancs, créoles ou Mayos, vaincus par cette température étouffante, dorment profondément.

Alors, le Canadien se rapproche des chevaux, des mules, parqués à une extrémité de l’étroit plateau que domine le camp. Il procède par mouvements insensibles ; si quelqu’un le surveillait, il ne s’apercevrait pas de son déplacement, tant sa progression est lente, tant il met de prudence dans ses déplacements successifs.

Le voici près des bêtes.

Elles sont couchées, écrasées elles aussi par la chaleur. Tantôt l’une, tantôt l’autre, se dresse avec effort et va boire dans un creux de rocher, que les Mayos ont rempli d’eau.

C’est ce rocher qui parait être le but du chasseur.

Il y arrive.

Ses mains s’enfoncent dans ses poches, s’étendent au-dessus de la surface liquide.

Une poussière blanche s’en échappe, grésille légèrement en touchant l’eau, qui reprend aussitôt sa transparence.

Gairon exhale un soupir satisfait :

— La moelle séchée de la liane minura empêchera le départ de la caravane. Un jour de gagné. Si besoin en est, nous recommencerons demain.

Et avec les mêmes précautions, il regagne son poste.

À présent, ses yeux ne quittent plus les quadrupèdes. La plus forte chaleur est passée, le soleil descendant vers l’horizon darde ses rayons, à chaque instant plus Obliques.

Les animaux semblent se ranimer. Plusieurs vont boire.

Francis les compte avec une satisfaction croissante :

— Trois, sept, huit, dix…, quatorze…, tout va bien… Nous passerons la nuit ici. Pourvu que les Comanches surviennent. Que font donc ces vermines ? D’ordinaire, elles sont plus rapides.

Il a un regard anxieux sur la prairie. Jamais fiancé ne fut aussi impatient de voir apparaître sa future que le Canadien d’apercevoir ses ennemis rouges.

Mais les tentes s’agitent, les toiles tendues frissonnent. Un murmure confus de voix indique que la caravane s’éveille.

— Puma, appelle la voix de Dolorès.

Le Mayo accourt. Devant l’entrée de la tente de la Mestiza, il attend ses ordres.

— Chef, reprend la jeune fille, faites harnacher les mules.

— Le désir de la Doña va être exaucé.

D’un geste large, il montre le parc dès animaux à ses guerriers. Ceux-ci ont compris. Ils se précipitent ; mais soudain ils s’arrêtent.

En dépit du flegme indien, que les Peaux-Rouges considèrent comme la première vertu de l’homme, ils ne peuvent cacher leur surprise. L’un d’eux revient vers son chef :

— Les guerriers du Puma ne peuvent exécuter ses ordres.

— Pourquoi cela ?

— Les Ichamoïs (mauvais esprit) sont dans la peau des chevaux, des mules.

— Les Ichamoïs ? Que signifie cela ?

— Que les yeux du chef regardent.

Dolorès a entendu. Plus vite que le Puma, elle parvient auprès des animaux. Elle aussi fait halte, interdite.

Une partie des quadrupèdes est étendue sur le sol. Mules ou chevaux halètent, leurs flancs se soulèvent précipitamment ; de leurs naseaux s’échappe une respiration rauque, sifflante. Leur poil est couvert de sueur.

— Mais ces pauvres bêtes sont malades, s’écrie la jeune fille.

Le Puma ne répond pas. Les sourcils froncés, il cherche à deviner la cause de l’incident, mais il ne trouve rien.

Les Mayos ne sont pas une race de cavaliers comme les Indiens du Texas. Leurs tribus, fixées sur les rives du golfe de Californie, sont sédentaires. Piétons d’habitude, ils ignorent les procédés usités dans le llano pour abattre les forces d’un coursier ou pour les doubler.

— Oui, malades, fait-il enfin. Pourquoi ? Le Puma, l’ignore. Mais on ne saurait se mettre en route. Nous devons passer la nuit sur ce plateau.

Dolorès a une petite moue :

— Un jour perdu, murmure-t-elle.

Puis la pitié reprenant le dessus :

— Soit ! Après tout, un repos prolongé ne sera nuisible à personne.

À ces mots, le visage de Francis s’était éclairé. Sa ruse avait réussi. Vingt-quatre heures allaient s’écouler, pendant lesquelles les Indiens, attendus par lui se présenteraient peut-être.

Mais une main se posa sur son bras. Il se retourna vivement et se trouva en face de Rosales et de Cigale.

— Monsieur Francis, commença ce dernier, une idée m’est venue, dont je faisais part au señor Fabian. Nous désirerions savoir ce que vous en pensez.

— Oh ! un chasseur est un piètre juge d’idées.

— Il vous plaît à dire. Nous estimons au contraire que, dans l’espèce, vous serez de bon conseil.

— Alors, je n’ai plus qu’à vous écouter.

Le Parisien sourit et avec sa belle humeur que rien n’était susceptible d’affecter :

— À la bonne heure donc. Eh bien ! la maladie de nos montures ne nous parait pas naturelle.

Un tressaillement imperceptible contracta les traits du Canadien.

— Pas naturelle ? répéta-t-il inquiet.

— Ma foi non. Qu’un cheval ait la fièvre, passe ; mais que la presque totalité d’une manada soit frappée à la même heure d’une épidémie incompréhensible, cela a tout l’air d’un accident voulu, préparé…

— Voulu par qui ? Préparé par qui ? La voix du chasseur tremblait légèrement, en prononçant ces interrogations. Cigale ne s’en aperçut point.

— Si je le savais, cher monsieur, je tiendrais le fil de l’intrigue ; mais je l’ignore, je voulais seulement apprendre de vous si ma supposition était vraisemblable.

Gairon était au supplice. La question du Parisien voulait une réplique nette. Tendant sa volonté, il parvint à dire :

— Si nous n’étions entourés d’amis, de serviteurs dévoués, je croirais peut-être comme vous ; seulement étant donnée la composition de l’escorte…

Cigale se frotta les mains.

— Parfait ! Alors je n’étais pas si bête… Votre confiance en nos hommes vous empêche seule d’adopter mon explication.

— C’est cela même.

— Eh bien ! moi, qui n’ai pas une confiance aussi robuste, cela n’est pas dans ma nature, j’estime qu’il y a parmi nous un traître…

— Un traître ! murmura Francis en pâlissant.

— Oui. Un personnage qui a voulu nous immobiliser ici.

— Nous immobiliser… Dans quel but ?

— Voilà ce qui m’échappe. En tout cas, je mettrais ma main à couper que ce n’est pas pour nous faire plaisir.

Et baissant la voix, le jeune homme ajouta :

— Le señor Rosales et moi, nous allons ouvrir l’œil. Faites de même de votre côté. Est-ce entendu ?

— Vous n’en avez pas douté, j’espère, s’exclama le Canadien débarrassé d’inquiétude en comprenant qu’il n’était pas soupçonné.

Cigale lui tendit la main.

— Veuillez prévenir votre compatriote, M. Pierre. Ce sera bien le diable si, avec huit yeux comme les nôtres, nous ne découvrons pas le mauvais enchanteur.

Heureusement pour Francis, dont le caractère loyal répugnait au mensonge, Coëllo, le pseudo-serviteur du Parisien, s’approcha en cet instant :

Padrone, dit-il, vais-je préparer le repas du soir ?

— Coëllo est jeune, répondit doucement, l’interpellé. Les fatigues ont altéré ses traits. Que Coëllo se repose aujourd’hui. C’est le padrone qui fera la cuisine et portera sa ration à son dévoué domestique.

La gentille Vera, travestie en serviteur mâle, profita aussitôt de la permission et disparut sous la tente qui lui était affectée.

Quant à Rosales, il pressa silencieusement la main du Parisien. Il le remerciait ainsi de sa sollicitude pour la jeune fille, que lui-même s’était interdit de reconnaître sous son déguisement.

Quelques minutes plus tard, tout le monde vaquait aux soins du repas. Pour la première fois depuis longtemps, la caravane ne marcherait pas de nuit. On allait faire provision de sommeil en vue de l’avenir.

Pourtant les visages demeuraient pensifs. Une sourde inquiétude, motivée par l’inexplicable malaise dont la manada avait été atteinte, pesait sur tous les voyageurs.

Assis sur des pierres à distance de leurs compagnons, les chasseurs causaient à voix basse.

— Ainsi, ils ont mis le doigt sur la vérité, plaisantait Pierre.

— Ne ris pas. J’ai passé un mauvais moment. La sueur me coulait dans le dos.

— La même maladie que les mules alors ?

— Demain… que ferons-nous si les Comanches n’ont pas paru ?

— On lèvera le camp, chef.

— Et dans la plaine nous serons rejoints, écrasés par les peaux-Rouges.

— À la grâce de la Providence… on ne meurt qu’une fois !

Les mains de Gairon s’appliquèrent sur les épaules de son engagé qu’elles emprisonnèrent comme dans un étau.

— Mais je ne veux pas qu’elle meure, gronda-t-il avec un accent déchirant.

Pierre courba la tête. Qu’eût-il pu répondre, sinon ceci :

— Il ne fallait pas appeler le danger sur sa tête.

Sans doute Francis comprit ce qui se passait en l’esprit de son compagnon, car son étreinte se desserra peu à peu.

— Enfin, fit-il plus doucement, le sort en est jeté !… À tout prix, nous devons accepter la lutte autour du Lac Noir. Pour cela, il est indispensable que les Comanches…

L’engagé interrompit la phrase :

— Ce n’est que cela qui vous chagrine, alors, chef, vous serez satisfait avant peu.

— Comment cela ?

— Si la tendresse n’obscurcissait pas vos regards, vous ne m’adresseriez point pareille question.

— Soit ! Je suis aveugle… parle.

— Eh bien ! chef, considérez les chevaux, lis sont inquiets. S’ils mangent, ils s’arrêtent tout à coup, lèvent la tête, tendent le cou vers la plaine… Vous savez bien que ces signes annoncent toujours l’approche des Indiens… les animaux les sentent de loin, comme les fauves.

— Cela est vrai.

— Depuis une heure, j’observe cela. Que maintenant les pauvres bêtes se mettent à frissonner, à pousser des hennissements plaintifs, et nous pourrons dire, sans crainte de nous tromper : La plaine n’est plus déserte. Les Peaux-rouges nous guettent.

Il achevait à peine qu’un cheval hennit douloureusement.

Les Canadiens sursautèrent :

— Tu as entendu ? murmura Gairon.

— Oui, chef. Sans surprise d’ailleurs, je m’y attendais.

Un second hennissement passa dans l’air, plaintif, exprimant l’épouvante.

Aussitôt un remue-ménage se produisit dans le camp.

Fabian Rosales, accoutumé, comme tous les hacendados de la frontière, aux soudaines attaques des Indiens pillards, s’était élancé au milieu des Mayos.

— Entravez les chevaux. Leur terreur indique le voisinage de bravos (Indios bravos — non civilisés).

Ces paroles avaient retenti comme un coup de foudre. En un instant, les guerriers du Puma, le chef lui-même, avaient bondi vers le parc dès bêtes de somme et de selle. Ils mettaient les animaux dans l’impossibilité de s’enfuir.

Souvent, en effet, les montures d’une caravane, prises en pareil cas de terreur panique, s’élancent en un galop furieux, piétinent leurs maîtres, s’échappent et disparaissent, privant ainsi les voyageurs de leurs services, au moment où ils en ont le plus grand besoin.

À l’appel de l’hacendado, Dolorès, Cigale, les Canadiens, Coëllo avaient couru vers lui. Ils l’entouraient.

Les interrogations se croisaient.

— Des Peaux-rouges ?

— Des bravos, avez-vous dit ?

— Où sont-ils ?

— Qu’est-ce qui vous fait penser cela.

Ce fut Gairon qui répondit :

— Le señor Rosales est un cavalier de la frontière. Il connaît l’effet produit sur les animaux domestiques par l’approche des tribus de la prairie.

— Et vous avez la même crainte que moi, n’est-ce pas ? continua Fabian.

— Oui, señor. Depuis un instant, nous observions les chevaux, Pierre et moi, et nous nous disions : Ils ont l’air de sentir les scalps !

Un morne silence accueillit l’affirmation du Canadien. Pour lui, il reprit :

— Les hennissements des bêtes affolées ont trahi notre présence. Nous allons certainement être attaqués.

— Vous le croyez ? balbutia Vera Coëllo d’une voix tremblante.

— Dites que j’en suis convaincu, petit Coëllo. Par bonheur, notre position est admirable. Je me réjouis de vous l’avoir fait adopter. Au désert, voyez-vous, on ne regrette jamais d’avoir pris une précaution.

Puis s’adressant au Puma :

— Le Puma est un chef renommé parmi les siens. J’ai vu les yeux de ses guerriers ouverts sur ses gestes, leurs oreilles attentives à sa voix. Qu’il dise si je me trompe.

Sobre de paroles, le Mayo se contenta de secouer la tête.

— Mettons-nous donc en état de défense. Le camp n’est accessible que par l’ouest. Roulons des blocs de pierre afin de former au sommet de la sente un rempart infranchissable. Après, il nous suffira d’attendre. Peut-être qu’en reconnaissant l’impossibilité de nous surprendre, les ennemis invisibles que nous ont signalés nos montures renonceront à nous assaillir. Le Peau-Rouge est brave, mais prudent, il ne s’obstine pas dans une entreprise hasardeuse.

Déjà les Mayos exécutaient la manœuvre prescrite par le chasseur. Poussant devant eux des blocs de basalte épars sur le plateau, ils les amoncelaient à l’endroit où débouchait le sentier.

Cigale profita de ce moment pour se glisser auprès du Canadien :

— Je suis sûr maintenant qu’il y a un traître parmi nous.

— Sûr ? redit Francis à qui la perspicacité du Parisien infligeait décidément les émotions les plus désagréables.

— Totalement, cher monsieur.

— D’où vous vient cette assurance ?

— De ceci : Je me demandais tantôt dans quel but cet inconnu avait retardé notre départ.

— En effet.

— Eh bien ! je le connais son but : donner aux Indiens le temps d’arriver.

Le malaise de Gairon allait croissant. Par une fatalité étrange, Cigale, cet enfant de Paris, ignorant des ruses de la prairie, devinait toute l’intrigue ourdie.

Le chasseur avait l’impression cuisante que son interlocuteur lisait dans son esprit, bien qu’il n’en fût rien en réalité. Aussi essaya-t-il de l’égarer :

— Votre raisonnement pêche par un point, fit-il après un silence.

— Vraiment. Je serais curieux d’apprendre…

— Votre curiosité sera satisfaite. Si quelqu’un avait provoqué le mal dont nos animaux ont été atteints, afin de permettre aux bravos de nous joindre, ce quelqu’un nous aurait rendu un service signalé.

— Signalé… Comment cela, je vous prie ?

— Vous allez être de mon avis. Nos chevaux en bon état, nous descendions dans la plaine où nous serions pour nous défendre, en beaucoup moins bonne posture qu’actuellement.

L’argument frappa le Parisien.

— C’est vrai, fit-il d’un ton pensif… — Mais revenant obstinément à son idée : — Alors, pourquoi a-t-on si mal accommodé nos coursiers :

Enchanté de ce premier succès, Gairon s’écria :

— Nous avons accepté légèrement un soupçon, monsieur, voilà tout. Les bêtes vont mieux à présent. Seulement un certain nombre d’entre elles, au lieu de se coucher à l’ombre des rochers, étaient restées au soleil… C’est là, je pense, ce qui les avait incommodées… Avec la fraîcheur du soir, leur mal disparaît.

— Possible, consentit Cigale, encore que son visage n’exprimât pas une conviction bien caractérisée, possible. Toutefois, comme vous le disiez si justement : Au désert, on ne regrette jamais une précaution… Je continuerai à veiller aussi sérieusement que si tous nos compagnons n’étaient pas des gens dévoués.

Sur ce, le jeune homme s’éloigna, suivi par le regard anxieux du chasseur. Gairon se sentait mal à l’aise. Dans les paroles du Parisien, il avait démêlé un soupçon vague, imprécis endors, mais qui d’un instant à l’autre pouvait devenir un danger.

Et quel danger !

Que les assiégés eussent la certitude que leur situation avait été voulue par Gairon, et certes ils n’hésiteraient pas à punir ce qu’ils croiraient une trahison de sa part.

Punition facile, du reste, car le pauvre garçon était bien résolu à ne point opposer de résistance. Il mourrait, victime des deux sentiments contradictoires dont son âme était remplie : son respect pour son engagement vis-à-vis de Sullivan ; sa tendresse insensée pour Dolorès Pacheco.

Mais il entrevoyait une conséquence de la découverte de Cigale, mille fois plus pénible que le trépas.

La Mestiza ne verrait en lui qu’un traître et, lui mort, elle n’accorderait à sa mémoire que du mépris.

Il lui était défendu d’expliquer son but. S’expliquer était trahir le secret de Joë, son « patron », pour quelques mois encore. Il lui faudrait donc se taire, subir la honte imméritée, ressembler à un fourbe pour rester loyal.

Auprès de lui se dressaient deux ombres : celle de l’homme auquel il s’était loué, celle de la jeune fille à qui il s’était donné.

Chacun avait un doigt sur les lèvres pour lui recommander le silence.

Cette lancinante hallucination travailla l’esprit du chasseur jusqu’à la nuit venue.

La lune, par bonheur, était pleine. Elle inondait la terre de sa clarté blanche. Aucune surprise n’était à craindre.

Autour du plateau, les sentinelles, appuyées sur leurs armes, se profilaient dans la lumière argentée comme de noires statues. Les voyageurs que la garde du camp laissaient libres, s’étaient retirés sous leurs tentes.

Un grand silence couvrait, la nature, troublé parfois par le cri d’un oiseau de proie en chasse, par le clapotis du Lac Noir qui, à cent mètres au-dessous du bivouac, étalait sa surface liquide.

Du côté de la plaine, aucun bruit ne décelait la présence des Indiens. Évidemment les guerriers du désert, aussi prudents que braves, avaient reconnu la force de la position occupée par l’ennemi, et ils ne songeaient pas à tenter un assaut par cette nuit claire, si peu propice à leurs desseins.

Pourtant ils veillaient.

De temps à autre, s’élevait de la plaine le chant lugubre de l’ououave (chouette des prairies). L’imitation était parfaite, mais l’oreille du chasseur ne s’y laissait pas tromper. À des modulations imperceptibles, il reconnaissait que le son était produit par un gosier humain.

Soudain Francis se leva. Il alla secouer Pierre qui, allongé tout simplement sur le roc, dormait avec cette insouciance du confortable, caractéristique chez l’homme accoutumé à vivre en plein air.

Le réveil rapide est aussi une habitude chez les coureurs de prairie. L’engagé se dressa, et les yeux ouverts aussitôt :

— C’est vous, chef ?

— Oui, écoute. Les « vermines rouges », contrairement à leurs habitudes, ne se dissimulent pas.

— Je l’ai remarqué, chef.

— Et tu conclus ?

— Que les coquins sont assez nombreux pour être assurés de la victoire. Ils ont reconnu notre position. Elle est forte, c’est évident ; mais c’est une souricière, une fois bloqués ici, impossible d’en sortir ! Derrière nous, la falaise à pic ; devant, la plaine occupée par les diables rouges.

— Ce qui n’empêche pas que, si je voulais, nous leur glisserions entre les doigts. Les lassos de la troupe, attachés bout à bout, nous permettraient de descendre au bord du Lac Noir…

— Les hommes, oui… pas les chevaux.

— Qu’importe. J’ai toujours eu plus de confiance dans mes jambes que dans celles du meilleur coursier.

— Moi aussi, chef. Seulement, les autres ne fourniraient pas une marche de douze ou quinze lieues. Au jour, les Indiens s’apercevraient de notre fuite et nous rejoindraient bientôt.

Francis eut un triste sourire :

— Je ne prétends pas employer ce moyen. Tu le sais, mon brave camarade… je désire un long blocus… pour gagner du temps. Seulement je songeais qu’elle… Elle, tu comprends ce que je veux dire, — elle ne doit pas mourir… C’est par la falaise, que, le moment arrivé, j’irai chercher du secours.

— Du secours ?

— Auprès des ennemis nés des Apaches et des Comanches.

— Les Séminoles ?

— Dont les villages occupent les rives de la rivière Canadienne.

Puis après un silence :

— J’ai tenu à te confier cela. Si je meurs, c’est toi qui iras vers les Séminoles.

— Bon, alors je ne partirai pas de longtemps.

Gairon secoua pensivement la tête :

— L’avenir est voilé aux yeux des hommes ; tel qui semble plein de force a déjà un pied dans la tombe. Promets-moi de faire ce que je t’ai indiqué ; au cas où une balle me retrancherait du nombre des vivants.

L’engagé étendit gravement la main :

— Je vous le jure, chef.

— C’est bien. Merci. À présent je suis plus tranquille.

Francis achevait à peine que le hululement de la chouette retentit au fond du gouffre.

— Écoutez, chef, murmura l’engagé.

— J’ai entendu.

— Ces damnés Apaches ont eu la même pensée que vous : une bande des leurs s’est glissée dans le Val Noir. Ils nous avertissent que, de ce côté également, la retraite est coupée.

Et avec un geste violent :

— Ah ! chiens immondes, ils se moquent de nous. J’ai envie de répondre par un coup de carabine…

— Garde-t’en bien, se récria Gairon. Leur présence ne nous empêchera pas de passer, toi ou moi, quand le moment sera venu.

Puis baissant la voix :

— En ce point, les eaux du lac baignent le pied de la falaise.

— Bon, avec les Peaux-Rouges qui gardent le rivage, c’est complet.

— Ne te prononce pas si vite. Au flanc des rochers, à mi-hauteur environ, est accrochée une étroite corniche, qui semble se perdre dans une accumulation d’énormes blocs de basalte.

— Ah ! ah ! 

— L’apparence est trompeuse. Le chemin continue et débouche au nord de la vallée par un défilé qui permet d’en sortir.

Maintenant Pierre souriait :

— Je comprends, chef, je comprends pourquoi vous teniez à parvenir jusqu’ici. Une position imprenable pour le camp, et une ligne de retraite assurée. Mais comment savez-vous ces choses ? Voilà dix années que je bats le désert avec vous, et jamais nous ne sommes venus en cet endroit.

Le visage de Francis se couvrit d’une teinte de mélancolie :

— J’y étais venu, moi, deux ans avant de te rencontrer.

— Votre première campagne sans doute ?

— Presque.

Un instant, Gairon sembla hésiter, puis haussant les épaules avec insouciance :

— Après tout, je n’ai rien fait de mal. Vois-tu, Pierre, j’avais dix-huit ans. J’étais l’engagé d’un vieux chasseur de loutres que les Apaches, qui le connaissaient bien, appelaient le Renard Sanglant. Nous avions poussé jusqu’en Sonora et nous revenions, ayant vendu nos fourrures un bon prix. Nous fûmes éventés par un parti de maraudeurs rouges, qui nous donnèrent une chasse ardente. Nous les aurions dépistés comme à l’ordinaire, car le Renard Sanglant était aussi fécond en ruses que valeureux au combat. Par malheur, en longeant une rivière, mon compagnon fut piqué au pied par un insecte venimeux. Il eut beau ouvrir la plaie avec son couteau, faire couler le sang, le poison pénétra dans ses veines. Une enflure violacée, douloureuse, alourdissait sa marche. Alors, il me conduisit sur ce plateau.

« — Regarde, dit-il, ici on est assuré de se bien venger avant de mourir. Dans un jour, deux au plus, le poison m’aura tué. Mais mes bras seront atteints les derniers. Jusqu’au moment suprême je pourrai fusiller les vermines rouges. Qu’est-ce qu’un chasseur qui a bien vécu peut désirer de mieux ?

« Son calme me faisait peur. Je n’étais point encore familiarisé avec les âpres émotions du désert… Et puis j’avais dix-huit ans. Il est dur de dire adieu à a vie, alors qu’elle commence à peine…

Gairon s’arrêta une seconde… Et avec une mélancolie poignante, il poursuivit :

— Je pleurai… je l’avoue à ma honte… Ah ! si j’avais pu deviner ce que je devais souffrir aujourd’hui, j’aurais appelé la mort comme une libératrice… Seulement nul ne connaît demain. Je pleurai donc. Mon compagnon m’aimait. Il eut pitié de moi.

« — Petit, murmura-t-il, tu as raison, un enfant ne saurait envisager le trépas comme un guerrier chargé d’années. Tu seras sauvé, toi.

Il m’indiqua alors le chemin dont je te parlais tout à l’heure.

« — Pars de suite. Je soutiendrai seul l’attaque des Indiens. Un homme ici vaut une tribu. Tu auras, avant que je succombe, une avance suffisante pour que les vermines ne te rejoignent plus.

« Je résistai d’abord, mais il fut persuasif :

« — Mes chasses sont terminées. Vois, déjà l’enflure a dépassé le cou-de-pied, elle gagne la jambe. Lentement, mais sûrement, elle continuera à monter, rien ne peut me sauver. Que ma fin au moins soit utile ! Et puis je fermerai les yeux avec plus de plaisir en songeant que je laisse après moi un vengeur, un ennemi irréconciliable des Apaches.

« Qu’ajouterai-je ? fit tristement le Canadien. Pour la forme, — car l’épouvante de la mort était en moi, — pour la forme, je lui représentai que lui, ayant rendu le dernier soupir, les Apaches prendraient sa chevelure et s’en pareraient comme un trophée de victoire.

« — Bon, grommela-t-il, mon scalp frétillera à la ceinture d’un de ces fils de chiens… Qu’importe, le guerrier qui s’en parera n’osera point se vanter de l’avoir conquis. Quand on lui demandera : Quelle est cette chevelure ? et qu’il répondra : celle du Renard Sanglant ; le questionneur saura conclure : Tu l’as donc volée au cadavre du chasseur ?

« Car, ne t’y trompe pas, petit, termina naïvement le vieillard, une bonne réputation vous suit au delà du tombeau, dans le désert. Aucun guerrier, aucune squaw, ne croira jamais que le Renard Sanglant a été vaincu par un pillard des prairies.

Et secouant la tête :

— Je cédai, acheva Gairon. J’abandonnai mon vieux compagnon, je sus plus tard qu’après avoir épuisé ses munitions, après avoir tué vingt-sept guerriers à l’ennemi, il s’était traîné jusqu’au bord de là falaise, avait attaché une pierre à son cou et s’était précipité dans le Lac Noir, privant ainsi les Apaches du plaisir de s’emparer de sa carabine et de son scalp.

Un silence suivit ces dernières paroles. Les Canadiens songeaient à la fin héroïque du trappeur inconnu, qui avait lutté sur le plateau qui les supportait tout deux.

Enfin Francis murmura d’une voix indistincte :

— Voilà comment j’ai appris l’existence de la corniche et la possibilité de s’éloigner du Val Noir.

Pierre ne répondit rien.

Bientôt, les deux chasseurs s’enroulèrent dans leurs manteaux et parurent s’endormir.

Aucune alerte ne troubla leur repos.

Le jour vint, et avec lui la certitude que les assiégeants étaient trop nombreux pour que la petite troupe pût espérer se frayer un passage de vive force.

Contrairement à leurs habitudes cauteleuses, les Indiens ne se cachaient point. On les voyait, par centaines, parcourir la plaine au galop de leurs chevaux, avec de grands cris.

De même, sur les rives du lac, des groupes nombreux avaient établi leur campement.

— Ceux-là sont à portée de carabine, s’exclama joyeusement Pierre en les apercevant, je vais les inviter poliment à déguerpir.

Il chargeait son arme, mais l’arrivée de la Mestiza interrompit ses préparatifs belliqueux.

— Amis, dit-elle aux chasseurs, attendez encore. Le sang n’a pas coulé. Peut-être ces Indiens ne seront-ils pas sourds à la voix du messager que je vais leur adresser.

Francis et son engagé échangèrent un regard.

Eux savaient bien que le sang avait coulé, que, volontairement, ils avaient attiré les Apaches sur les traces de leurs compagnons.

Ils ne confesseraient certes pas leur action ; mais l’envoyé qui se rencontrerait avec les Indiens ne rapporterait-il pas la preuve de la pseudo-trahison ?

— Eh bien ? reprit Dolorès étonnée du mutisme des Canadiens, n’approuvez-vous pas ce que je veux tenter ?

Avec effort, Francis bégaya.

— Je vous demande pardon, j’approuve ; mais je pense que les Peaux-Rouges sont les pires bandits qui soient au monde et que, peut-être, notre courrier ne reviendra jamais.

— Celui-là prétend n’avoir rien à craindre. La chevalerie indienne lui est connue ; il affirme qu’il reviendra sain et sauf.

— Quel est-il donc ?

— Le chef de mes fidèles Mayos.

— Le Puma ?

— Oui. Croyez-vous qu’il se trompe ?

Puis d’une voix assourdie :

— Même si son retour était douteux, je devrais accepter son sacrifice. Avant tout, il importe que ma marche ne soit pas retardée. Soixante millions d’hommes attendent l’indépendance de la réussite de mes projets.

Une teinte rose avait envahi les joues de la jeune fille, l’enthousiasme illuminait ses yeux noirs.

— Oh ! réussir, continua-t-elle, du ton de la prière, réussir. Assurer le triomphe de la liberté… et après, mourir, être la victime propitiatoire nécessaire à toute grande cause. Je ne veux rien de plus.

D’un geste brusque, Francis fit sauter une larme qui perlait au bord de sa paupière.

— Mais pourquoi le Puma ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Puisqu’il s’agit de risquer sa vie pour vous, doña, pourquoi ne m’avoir pas choisi ?

Il parlait avec un accent heurté, disant plus qu’il n’eût voulu exprimer sans doute.

Elle le considéra, un peu surprise :

— J’ai besoin de vous pour mener à bien la tâche entreprise.

— De moi ?

— Oui. Vous êtes le « Champion », depuis le jour où l’infortuné auquel avait été décerné ce titre a disparu. Le Champion doit m’accompagner à Mexico. Il faut qu’il soit le chef de la Confédération sudiste.

— Une seule a droit de commander, vous, l’inspiratrice de l’Union, vous, la sainte créature qui a convié les Américains du Sud à l’indépendance.

Elle secoua la tête :

— Dolorès Pacheco n’assistera pas au triomphe des Sudistes… elle a fait le serment sacré, et elle tiendra ce qu’elle a promis.

— Quel serment ? Quelle promesse ? interrogea le Chasseur troublé par l’accent dont elle avait parlé.

Elle refusa de répondre d’un geste doux et résigné.

— À quoi bon se dévouer ? fit-il rudement, blessé de ce mutisme. À quoi bon se dévouer, si la plus noble de toutes doit disparaître ?

Et comme elle gardait toujours le silence :

— Soit, vous êtes la pensée qui dirige après avoir conçu le rêve de liberté. Mais, au moins, permettez à vos serviteurs de risquer leurs jours pour vous, tandis que cela est encore possible. Envoyez-moi en parlementaire chez les Indiens.

Puis avec une sorte de fureur :

— Qu’est donc ce Champion qui ne peut courir aucun risque ?… Ce Champion auquel vous destinez les honneurs, les profits de l’expédition et qui, prince fainéant, est contraint de demeurer inactif alors que les autres agissent.

Une émotion généreuse palpitait dans la voix du Canadien.

À cette heure, il oubliait sa situation. Il ne se souvenait plus qu’il avait souhaité être désigné comme parlementaire, afin d’empêcher la divulgation de sa trahison apparente.

Une seule chose lui apparaissait : en se rendant au camp des Peaux-Rouges, il avait chance d’y trouver la mort… et cette mort, qui eût mis fin à ses irrésolutions, au duel intérieur que ses sentiments contradictoires se livraient en lui, cette mort, il l’appelait de tous ses vœux.

— Écoutez, reprit-il implorant, j’ai honte de demeurer inutile. Nous autres, coureurs de la prairie, n’estimons que l’action. En vous proposant d’être le Champion, j’avais compté amener à moi la plus grosse part des dangers de l’expédition. S’il en doit être autrement, je ne suis plus Champion de l’indépendance. C’est un simple soldat de la liberté qui est devant vous… celui-là, vous ne refuserez pas de l’envoyer comme émissaire aux diables rouges.

Incapable de soupçonner les idées de son interlocuteur, Dolorès fut touchée.

— Soit, vous irez… Puissiez-vous revenir, pour que je ne déplore pas ma faiblesse.

Il la remercia en joignant les mains.

— Allez donc, reprit-elle. Je vais annoncer au Puma cette nouvelle détermination.

Et légère, ses pieds effleurant à peine le sol rocheux, elle s’éloigna.

Dix minutes plus tard, le chasseur, ayant confié ses armes à son engagé, descendait la pente de l’éminence, chargé seulement d’une longue gaule, à l’extrémité de laquelle flottait un lambeau de toile blanche.

Bientôt il foula le sol calciné de la plaine.

Il avait été aperçu sans aucun doute, mais les Indiens n’en faisaient rien voir.

Ils continuaient à vaquer à leurs occupations comme si rien d’anormal ne se produisait.

— Les chiens, grommela Francis, ils vont obliger un honnête chasseur à leur adresser la parole de même qu’un solliciteur !

Il s’arrêta et avec un soupir :

— Un honnête chasseur, répétait-il… Suis-je honnête alors que je me débats dans les mailles d’un double engagement ? Je ne puis tenir l’un qu’en sacrifiant l’autre. Suis-je honnête ? Qui éclairera ma conscience ?

Cependant il allait toujours.

Maintenant il avait atteint la ligne occupée par les factionnaires de l’ennemi.

Peints en guerre, la mèche du scalp ornée des plumes distinctives des tribus, les Peaux-Rouges se laissèrent passer, demeurant debout, immobiles, le talon de leurs lances fiché en terre.

— Allons, murmura encore Gairon, les coquins savent bien n’avoir rien à craindre d’un chasseur privé de sa carabine.

À quelque distance, une tente rayée élevait son cône au-dessus de la surface de la prairie.

Le Canadien se dirigea de ce côté. L’entrée du léger monument d’étoffe était ouverte face au campement des assiégés.

En approchant, Francis se rendit compte que la tente était remplie de guerriers assis en cercle sur des pierres.

— L’assemblée des chefs, maugréa-t-il… Ces coyotes immondes m’attendent avec tout l’apparat dont ils sont capables.

Mais secouant les épaules, avec le mouvement maussade de l’homme qu’écrase un trop lourd fardeau :

— Allons. Gairon, il s’agit de leur parler.

Puis soudain, comme frappé :

— Il y aurait bien une solution… Si j’étais mort, je ne pourrais plus trahir la Mestiza au profit de Sullivan… et elle continuerait son voyage sans crainte.

Un brouillard humide obscurcit un instant ses yeux :

— Mort ! Je ne la reverrais pas, fit-il tout bas, comme si ses paroles lui faisaient peur.

De nouveau ses épaules eurent un mouvement volontaire et las :

— Son souvenir restera doux au pauvre chasseur mort pour elle. Oui… C’est cela… je veux décider ces loups des prairies à m’attacher au poteau de la torture… Ils accepteront, que diable, c’est tentant d’orner la tente du conseil de la chevelure d’un ennemi, qui a déjà envoyé dans le monde des esprits un certain nombre de leurs guerriers.

Ce monologue l’avait conduit jusqu’à l’entrée de la tente.

Là, il fit batte et considéra les chefs rassemblés à l’intérieur.

Ils étaient dix, mais à sa grande surprise, Gairon constata qu’ils représentaient diverses tribus du désert. Comanches, Apaches, Papagos, Utapis, assis côte à côte, semblaient avoir oublié leurs rivalités habituelles pour constituer une seule nation. Évidemment une confédération, au moins momentanée, s’était formée, englobant tous les représentants rouges de la prairie.

— Que le messager des visages pâles entre dans le wigwam du Vautour Rouge des Montagnes Rocheuses, prononça d’une voix caverneuse un guerrier aux cheveux gris, assis juste en face de l’entrée.

Francis obéit.

De la main, le Vautour Rouge lui indiqua une pierre demeurée inoccupée.

Le chasseur s’assit, et silencieusement promena son regard sur les assistants.

Il connaissait les habitudes indiennes. Il savait que le flegme est pour les tribus du désert la plus haute vertu. Un chef ne doit marquer ni curiosité, ni surprise, ni joie, ni crainte.

Le chef qui avait parlé venait de prendre à sa ceinture une pipe au fourneau de terre rouge, au tuyau long. Il la bourrait lentement de tabac puisé dans une pochette de peau.

Ceci fait, il se pencha vers un feu allumé, y prit un tison, enflamma le tabac, et après avoir aspiré deux ou trois bouffées de fumée, il passa l’instrument à son voisin.

Tous les chefs, l’un après l’autre, eurent la pipe en mains. Enfin elle arriva à Francis Gairon.

Celui-ci la porta à ses lèvres, puis la rendit au Vautour Roux.

Suivant l’usage de la prairie qui veut qu’avant tout conseil, toute entrevue, pareille cérémonie ait lieu, les ennemis en présence venaient de fumer le calumet de délibération.

— Mon frère blanc, reprit alors le Vautour Roux, mon frère blanc vient parmi nous en parlementaire ; il n’a donc rien à craindre et peut rapporter fidèlement les paroles qu’il est chargé de nous faire entendre.

Le Canadien s’inclina :

— La Main-Sûre n’a jamais connu la peur.

À l’audition de ce surnom que son adresse à la carabine lui avait fait décerner par les Indiens eux-mêmes, les guerriers saluèrent courtoisement.

— Il y a là-bas, poursuivit le chasseur, des voyageurs qui s’étonnent d’être attaqués par les braves de la prairie.

— Leur étonnement prouve que le Grand Esprit leur a ravi la mémoire, répondit l’organe guttural du chef rouge. Sans cela, ils se souviendraient que leurs balles ont renversé, ces jours derniers, deux guerriers qui ne sont pas encore vengés.

— Là, se confia Francis, nous y voilà.

Et à haute voix :

— Les voyageurs ignorent ce fait. Le coupable a négligé de se faire connaître. La Mestiza, la Vierge mexicaine, aime ses frères rouges, à l’égal des autres, et si elle savait le crime, elle-même remettrait aux mains des chefs le meurtrier des guerriers.

Un silence suivit.

Évidemment les Indiens se consultaient, et Gairon attendait avec anxiété le résultat de leurs réflexions. Enfin le Vautour Roux leva lentement la main.

— Quand la biche fuit devant le chasseur, suivie par ses petits, prononça le chef avec l’emphase indienne, elle se fie d’abord à la rapidité de sa course ; mais lorsqu’elle s’aperçoit qu’elle va être prise, elle tente de dépister le poursuivant en abandonnant l’un de ses faons. Les hommes rouges ne sont ni des femmes, babillardes, ni des enfants inexpérimentés. Ils ne se laissent pas tromper par un moyen aussi simple.

Gairon tressaillit. Vaguement il pressentit que l’attaque, dont il s’était rendu coupable, n’était aux yeux de ses interlocuteurs qu’un prétexte pour frapper Dolorès et ses compagnons. Cependant il tenta encore un effort :

— Le Vautour Rouge parle avec la sagesse d’un grand chef. Cela ne me surprend pas, car sa renommée était venue jusqu’à moi. Mais ses regards sont obscurcis par le sang de ses guerriers, il voit tous mes compagnons à travers un voile sanglant, et il ne distingue plus les innocents des coupables.

Puis adoucissant sa voix :

— La Mestiza cherche actuellement à affranchir les Sudistes. Créoles ou Peaux-Rouges, elle unit tous ceux du Sud dans une même tendresse. Elle n’est l’ennemie d’aucun.

Mais l’Indien l’interrompit violemment :

— Pourquoi mon frère souille-t-il ses lèvres d’un mensonge ?

— D’un mensonge ?

— Oui, celle que tu appelles la Mestiza sait bien qu’elle trompe les gens du Sud, que le Gorgerin d’Alliance n’existe pas… Que veut-elle donc ? Seulement nous détacher de notre Père de Washington (président des États-Unis) et nous mettre en guerre avec les guerriers vêtus de gris (soldats de l’union).

Soudain le Vautour Rouge s’apaisa :

— Nous n’écouterons pas sa voix mélodieuse ; les esprits du mal lui ont donné le charme, mais nous y resterons insensibles. Nous ne lui ferons aucun mal, si elle consent à venir s’asseoir à notre foyer. Elle sera remise au Père de Washington et vivra doucement dans une ville du Nord. Mais si elle nous contraint à brandir le tomahawk (hache) de guerre, elle mourra avec tous ceux qui l’accompagnent, et son scalp sera suspendu dans le wigwam d’un guerrier. J’ai dit.

Ces derniers mots indiquaient que le chef considérait la conférence comme terminée. Francis Gairon affecta de ne point le comprendre.

— Beaucoup des tiens succomberont dans la lutte. Ta tribu deviendra faible et sera réduite en esclavage par celles qui n’auront pas pris part à la lutte.

— Tous les Indiens du désert sont alliés, répliqua laconiquement le chef.

— Alliés à cette heure, le seront-ils encore dans quelques mois ? Et si tes guerriers ont jonché la plaine de leurs corps, pourras-tu défendre ton village ?

Le Vautour Rouge esquissa un sourire :

— Tu dis des choses inutiles. Un chasseur ne devrait pas perdre son temps en discours futiles. Laisse cela aux squaws (femmes). Retourne vers les tiens. Rapporte-leur ce que tu as entendu.

— Et que la Mestiza se livre à votre discrétion, s’exclama impétueusement le Canadien. Cela, elle ne le fera pas. Tous nous préférons mourir.

— Vous mourrez donc.

— Oui, mais après nous être vengés.

Le Peau-Rouge secoua négativement la tête.

— Un chef sait être ménager de la vie de ceux qui lui obéissent. Votre position est imprenable de vive force. Nous ne l’attaquerons pas.

— Vous ne l’attaquerez pas ?

— Non, mais nous la bloquerons étroitement.

Gairon fit entendre un éclat de rire strident :

— Vous comptez sur la faim pour nous réduire ?

— Oui.

— Alors, préparez-vous à une longue station ici. Nous avons des vivres, des bêtes de charge… ; des semaines, des mois s’écouleront…

— Le Grand Esprit a donné la patience à l’Indien. Qu’importe d’attendre la défaite d’un ennemi, si l’on est assuré que la faim le visitera, appauvrira son sang, le privera de sa vigueur et le mettra enfin dans l’impossibilité de se servir de ses armes, devenues trop faibles pour ses mains, débiles.

— Oh ! rugit le Canadien hors de lui… Avant cela, nous descendrons vers vous, et la plaine se désaltérera de votre sang…

Il se tut soudain. L’ironie qui brillait dans les yeux des assistants lui montrait combien vaine était sa bravade.

En effet, comment quinze combattants pourraient-ils engager en rase campagne la bataille contre les centaines d’adversaires qui grouillaient autour de l’éminence. Il courba le front, puis lentement :

— Chefs, dit-il, il y a parmi vous des vieillards. Ceux-là parleront aux autres du Renard Sanglant.

Un petit frémissement parcourut les auditeurs. Sans doute déjà, le souvenir du vieux chasseur, mort en ce lieu naguère, avait été rappelé ; dans la Prairie, on conserve la mémoire des vaillants.

— Je fus l’engagé du Renard, continua le Canadien. Sa mort vous coûta vingt-sept guerriers et son scalp vous échappa. Souvenez-vous, souvenez-vous.

Personne ne répondit, et Gairon, sentent que la résolution des Indiens ne pouvait être ébranlée, se leva, quitta lentement la tente, sans qu’aucun des assistants fît un mouvement pour le retenir.

Dehors, les Peaux-Rouges, campés aux environs, ne parurent pas même s’apercevoir de sa présence.

Sans qu’aucun obstacle se dressât sur sa route, il sortit du camp, dépassa la ligue des sentinelles et regagna le plateau fortifié.

Ses compagnons l’attendaient anxieux :

— Eh bien ? demanda Dolorès.

— Doña, fit-il d’une voix sourde, ce sont des Apaches, des Comanches, des Papagos, des Utapis.

— Tous les ennemis des Atzecs, murmura la jeune fille.

— Vous l’avez dit, Doña. Savez-vous ce qu’ils demandent ?

— Hélas ! je m’en doute.

— Ils veulent que vous soyez leur prisonnière, afin de vous livrer aux Américains du Nord.

Elle frissonna, mais relevant vers le ciel ses regards inspirés :

— C’est la guerre. Que la volonté de celui d’où vient toute indépendance soit bénie !

Ce fut tout.

Mais Pierre ayant entraîné Francis à l’écart, lui chuchota à l’oreille :

— Et nos coups de feu de l’autre jour, ?

— Pas plus d’importance que si nous avions tiré sur des troncs d’arbres.

— C’est bien uniquement à la Doña qu’ils en ont ?

— Oui. J’avais espéré qu’en leur livrant le coupable…

— Comment leur livrer ?…

— Moi, qui ai tiré ; moi, qui ai entraîné Dolorès dans cet effroyable danger ; moi, qui tremble à présent de la savoir en péril, qui ai honte de moi-même. Je leur offrirais ma vie pour qu’elle fût libre… Au poteau de supplice, j’aurais dit merci à mes bourreaux, car ils m’auraient délivré d’une existence insupportable…

— Ils n’ont pas accepté ?…

— Ils m’ont coupé la parole pour me déclarer leur volonté : capturer la doña et la remettre au Père de Washington.

Et le Canadien demeura muet, comme pétrifié, auprès du brave Pierre, tout aussi bouleversé que lui-même.