Massiliague de Marseille/p1/ch07

Éditions Jules Tallandier (p. 138-157).


VII

EN PULLMANN-CAR


L’American engineering Dictionary porte la mention suivante :

Pullmann. — Célèbre constructeur de wagons-lits et de wagons-restaurants auxquels il a donné son nom, et dont l’usage est indispensable aux États-Unis, à raison des longs parcours à effectuer : Pullmann débuta comme simple ouvrier. À sa mort, il laissait à sa veuve quatre cent cinquante millions. Une ville de 30.000 habitants, tous employés à ses usines, se nomme Pullmann-City.

Ce que le dictionnaire n’ajoute pas, c’est que cette ville fournit un exemple de ce que l’on appelle la liberté aux États-Unis, cette liberté que des phraseurs ignorants représentent sans cesse en France comme un idéal vers lequel on doit tendre.

La Compagnie de construction, fondée par Pullmann, a créé des magasins où les ouvriers sont tenus de s’approvisionner de tout ce dont ils ont besoin. Tenus est le mot, puisque l’on refuse de louer une boutique à tout négociant étranger. De cette façon, l’argent versé aux travailleurs rentre par voie détournée dans les caisses de la Compagnie, et le bénéfice prélevé par la Société de consommation vient en déduction des salaires afférents à la fabrication.

Ceci non pour attaquer une nation grande et forte, mais pour montrer qu’en dépit des rhéteurs, c’est la jeune Amérique qui devrait se modeler sur la vieille Gaule, où l’idée a fait plus de chemin, et non l’inverse.

Le car, dans lequel Massiliague et Marius avaient pris place, offrait l’apparence d’un hall rectangulaire. Au centre un couloir de passage était ménagé. De chaque côté des couchettes disposées dans le sens de la longueur s’alignaient. Autour de chacune, des rideaux épais permettaient aux voyageurs de s’enfermer, de se déshabiller, de se coucher, sans crainte des regards indiscrets.

Cette première nuit s’écoula sans encombre. Au matin, tandis que le train filait à travers la campagne, Scipion se débarbouilla devant un lavabo confortable. Il achevait à peine qu’un nègre — le service des Pullmann est fait par des gens de couleur — lui apportait ses chaussures cirées, ses vêtements brossés.

Marius, auquel le noir avait rendu les mêmes bons offices, maugréa bien un peu de se voir ainsi dépossédé de ses fonctions de valet de chambre ; mais il fut consolé par cette affirmation du Marseillais :

— Il n’y a plus de domestique, mon bon. Nous allons nous engager dans la Prairie, au milieu des peuplades indigènes. Nous sommes deux hommes menacés par les mêmes dangers, devant les supporter avec le même courage. Donc, tu deviens mon compagnon d’armes et n’es plus mon serviteur.

Le Texien avait répondu à cette affirmation par un grand salut, mais il n’en continua pas moins à parler à son « compagnon d’armes » à la troisième personne.

— Si j’osais donner un conseil à Monsieur, je lui ferais remarquer que l’heure du petit déjeuner a sonné.

— Déjeunons donc, mon bon.

Et tous deux gagnèrent le wagon-restaurant.

Du poisson fumé, des œufs sur le plat, quelques tasses de thé les mirent dans les plus heureuses dispositions.

Mais leur attention fut bientôt appelée par un mouvement qui se produisait de chaque côté de la voie. On traversait à ce moment un district minier, et partout des miliciens en armes bivouaquaient en plein champ.

— Que se passe-t-il donc ? demanda Scipion au steward qui le servait.

L’homme haussa les épaules avec philosophie. :

— Oh ! rien… une grève.

— Une grève ?

— Oui, les mineurs veulent une augmentation de salaire. C’est leur droit, n’est-ce pas. La Constitution reconnaît à tout citoyen le droit de proclamer la grève.

— Sans doute… mais tous ces soldats… ?

— C’est la réponse des patrons.

Ils ont pris à leur charge la solde des milices, et celles-ci bloquent la mine. De la sorte, les ouvriers n’ayant plus de communications avec l’extérieur seront pris par la famine et obligés de reprendre le travail pour ne pas mourir de faim.

Et le steward conclut avec une conviction profonde :

— Dans un pays libre, chacun a le droit d’employer les armes que lui assure sa situation.

— Doubiban, grommela Scipion, quand je pense qu’en France, les grévistes se plaignent de l’armée dont le rôle fraternel se borne à maintenir l’ordre. Qu’ils viennent donc voir comment les choses se traitent en Amérique, cela leur fera bénir leur sort.

Déjà grévistes et miliciens avaient disparu à l’horizon, et la locomotive, empanachée de fumée, emportait à sa suite la file sombre des wagons.

À présent tout le monde vaquait à ses affaires. Les lits repliés jusqu’au soir, les voyageurs se promenaient, jouaient, absolument comme si jamais ils n’avaient dû quitter la maison roulante qui les véhiculait.

Des industriels offraient des objets divers : coutelas, revolvers, cartouches, nécessaires, écritoires, papier à lettres, cartes postes, collections complètes, des vues principales des régions traversées par la voie, etc.

La journée s’écoula sans incident, puis la nuit vint et de nouveau le train roula dans les ténèbres avec ses passagers endormis.

À sept heures du matin, on atteignit Saltsprings, station thermale située à peu de distance de Kansas-City.

Là un événement bizarre se produisit.

La station était occupée par les forces de police. Le shérif (juge de paix et officier de police) se promenait sur le quai.

Au moment où le train stoppa, les agents se précipitèrent aux portières et interdirent aux voyageurs de descendre.

Un indescriptible tumulte suivit cette manifestation. Dix personnes à destination de Saltsprings protestaient, criaient, tempêtaient.

Mais le shérif se hissa majestueusement dans les Pullmann et réclama le silence :

— Gentlemen, ladies, children, dit-il d’une voix onctueuse, crier n’est pas raisonner. Vos clameurs sont d’autant plus déplacées que vous ignorez les causes de la mesure prise. Je suis ici pour vous les apprendre : veuillez donc faire silence.

Aussitôt tout s’apaisa.

— Gentlemen, ladies, children, poursuivit le fonctionnaire. Quelques milliardaires de la cinquième avenue[1] prennent actuellement les eaux à Saltsprings. C’est un grand honneur et un immense profit pour la localité. Celui qui paie a le droit de commander, n’est-ce pas ? Or, ces dignes baigneurs ont décidé qu’il ne serait pas conforme à leur dignité de se mêler à la foule des malades plus humbles, et ils ont demandé à l’établissement thermal de ne recevoir aucune autre personne. Requis à l’effet de faire respecter cet honorable et juste désir, j’ai pris aussitôt les dispositions nécessaires. Primo : ne sont admis à descendre à cette station que les habitants de la localité, lesquels sont libres de vaquer à leurs occupations, sous la condition qu’ils ne franchiront pas les limites de l’établissement et de ses dépendances. Secundo : les voyageurs qui n’appartiennent pas à cette catégorie doivent poursuivre leur route, les bains de Saltsprings étant interdits pendant deux semaines encore.

Massiliague, présent, écoutait cette étrange harangue avec stupéfaction. Il s’attendait à une explosion de récriminations.

Il se trompait. Trois personnes firent la preuve qu’elles résidaient dans la localité et reçurent licence de descendre. Les autres, des baigneurs que la Faculté envoyait aux sources pour des maladies diverses, se soumirent sans murmurer beaucoup.

Tel est le respect de l’argent en Amérique, qu’il semble sacrilège de lui résister.

— Bagasse, ne put s’empêcher de grommeler le Marseillais. Je me répète, mais aussi il y a de quoi. Les bonnes gens, qui, en France, nous parlent toujours de la liberté américaine, sont de simples galéjadeurs, pour ne pas dire pis.

Quant à Marius, en sa qualité de Texien, il avait conservé l’indépendance d’allure et de langage qui caractérise les fils du Mexique.

— Par la Madona, dit-il, si j’avais pris mon ticket pour cette cité, il n’y aurait ni shérif, ni constables pour m’empêcher de descendre. Avec une bonne navaja et un bras solide, on se fraie un chemin partout.

Et le train filant de nouveau à toute vapeur, Marius, pour apaiser sa mauvaise humeur, se mit à parcourir le convoi de tête en queue.

Parfois, il s’arrêtait sur les passerelles à balcon qui relient les voitures. L’air, rafraîchi par la marche rapide, lui fouettait le visage, l’amenant peu à peu à oublier le sujet de sa colère.

Scipion vint le rejoindre pendant une de ces stations.

— Marius, lui dit-il à brûle-pourpoint, n’as-tu remarqué dans le convoi aucune personne de connaissance ?

Le Texien ouvrit des yeux surpris :

— Non, monsieur.

— Oh !

Comme le Marseillais se taisait, son interlocuteur, reprit :

— Je ne me permets pas d’interroger Monsieur, mais Monsieur avait certainement une raison pour me poser la question de tout à l’heure.

— J’en avais même deux.

— Deux ?

— Oui. Il y a dans le train un homme qui m’évite.

— Diable ! diable !… Un policier peut-être, lancé à la poursuite de Monsieur.

Massiliague inclina la tête d’un air approbateur.

— C’est précisément ce que je crains. Ce matin, à Saltsprings, en suivant le sheriff, je me suis heurté contre un voyageur. Celui-ci a eu une exclamation irritée. J’ai cru qu’il allait se fâcher. Point, il m’a lancé un regard si rapide que je n’ai pu distinguer sa physionomie, puis s’est éloigné précipitamment. Cependant, j’ai eu l’impression d’avoir entendu cette voix, d’avoir rencontré ce regard.

— De plus en plus grave, murmura le Texien en se grattant la tête, un homme qui connaissait Monsieur, alors un homme pour qui le déguisement de Monsieur ne servirait à rien. Mais Monsieur est-il certain ?

— Certain… ? oui et non… L’incident m’était sorti de l’esprit quand, à l’instant, je traverse le car voisin. Deux hommes enfoncés dans leurs fauteuils lisaient. L’un tournait le dos au couloir central, il n’a pas bougé, l’autre a vivement enfoncé sur ses yeux sa casquette de voyage à oreillettes et a étendu son journal devant lui, de façon à dissimuler entièrement son visage… Au costume j’ai vu que c’était la même personnage que ce matin.

— Monsieur aurait pu lui parler.

— Pour l’obliger à répondre, c’est vrai. Seulement j’ai songé que si je me trouvais en présence d’un ennemi, té, rien ne lui était mieux aisé que de me mettre la main au collet, dans ce train qui nous conduit avec une vitesse diabolique.

— Monsieur a bien pensé.

— Tandis qu’en feignant de ne rien voir…

— Monsieur et son fidèle Marius pourront profiter du premier arrêt…

À ce moment, le nègre chargé du service du Pullmann-car choisi par les deux voyageurs vint à passer. Scipion l’arrêta :

Boy, il y a dix dollars à gagner.

Les lèvres épaisses du noir s’ouvrirent pour un large sourire :

— Gentleman, je suis prêt à gagner la somme.

— Bien, écoute donc, pitchoun, et que ta langue ne répète pas ce qu’entendront tes oreilles.

— Les langues noires sont bavardes comme les autres, sauf quand elles sont dorées.

— Tu es un drôle, pécaïre, mais tu me plais. Regarde bien ce wagon. Des voyageurs y reposent la nuit.

— Oui, gentleman.

— Or, je suis correspondant d’un journal, qui tient à être bien informé de tout.

— C’est un bon journal, gentleman.

— Il me faut les noms, les gares de destination des voyageurs de ce wagon.

— Les gares, facile ; les noms, c’est autre chose.

— Si tu réussis, je doublerai la prime.

Cette fois, le domestique nègre passa sa langue sur ses lèvres :

— Le gentleman dit donc vingt dollars.

— Je dis vingt dollars.

— Comptez sur moi.

Et le noir disparut, sa large face illuminée par l’espoir de toucher bientôt cette aubaine inespérée.

Ce fut seulement à l’heure du dîner qu’il remit à Scipion la liste des passagers du Pullmann désigné.

— J’ai eu du mal, gentleman. Sur les sept personnes qui occupent la voiture, cinq se déplacent constamment. Rien n’a été plus aisé que de relever les inscriptions de leurs valises… le chef de train m’a donné la teneur de leurs tickets ; voici ces renseignements. Mais les deux dernières ne bougent pas. Alors le tintement lointain des dollars m’a rendu malin. Je me suis dissimulé sans bruit derrière un fauteuil et j’ai écouté la conversation des gentlemen. Pas bavards, deux heures de faction. Seulement j’avais appris au restaurant que l’un, était le serviteur de l’autre, et qu’il venait chercher le repas de son maître, qui mange dans son wagon, à l’heure du dîner… Ils parleront, me disais-je.

— Et ils ont parlé ?

— Oui, gentleman. Le laquais s’appelle : Bell !

— Bell, s’écrièrent les auditeurs du noir en échangeant un regard significatif, Bell !

— Oui.

— Et l’autre, l’autre ?

— Pour celui-là, je n’ai pu réussir. Son domestique l’appelle seulement : Sir… Cette nuit peut-être serai-je plus heureux. Quant à la destination de ces voyageurs, c’est Oklahoma, en plein territoire indien.

De nouveau Massiliague et Marius s’entre-regardèrent. Le soupçon vague du Marseillais prenait corps. Bell était le nom du visiteur inconnu dont la visite avait décidé le « champion » à quitter le logis Coldjam. Et cet homme se rendait précisément dans la bourgade qui était le but du voyage de Scipion.

Ce dernier cependant maîtrisa son émotion et affectant un ton indifférent :

— Ne t’occupe plus de cela, pitchoun, voici tes vingt dollars. J’ai la liste complète des passagers sauf un, cela n’a aucune importance.

Le nègre empocha les pièces d’argent avec une évidente satisfaction et se retira.

— Que décide Monsieur ? demanda respectueusement Marius.

— Eh ! Dioubiban, je veux m’assurer de l’identité de ces deux hommes. Je sens redoubler mes inquiétudes, depuis que le moricaud, il nous a fourni ses renseignements.

— Oui, mais le moyen ?

Un instant, Massiliague parut réfléchir. Enfin il releva la tête :

— Cette nuit, tout le monde dormira.

— C’est à présumer.

— Eh bien, ma caille, moi je ne dormirai pas, et le diable sera bien contre moi, si je ne parviens pas à voir le faciès de ces mystérieux voyageurs.

Sa résolution prise, toute anxiété disparut du visage du Marseillais. Il dîna de bon appétit, s’enquit auprès du steward de l’heure approximative de l’arrivée à Oklahoma ?

— À quatre heures vingt du matin, répliqua l’employé.

— Il fera encore nuit ?

— Oui, gentleman, en ce moment le jour ne se fait qu’à cinq heures.

— Bien, merci.

Et, se tournant vers Marius, Scipion conclut en baissant la voix :

— Les ténèbres seront pour nous. Si ces inconnus nous poursuivent, nous aurons une chance de plus de leur glisser entre les doigts.

Mais le Texien secoua la tête :

— Je ne le pense pas, je demande pardon à Monsieur d’exprimer un avis opposé au sien : seulement tout à l’heure j’ai interrogé le chef du train.

— Interrogé ?

— Il m’a affirmé qu’il y avait seulement quatre tickets pour Oklahoma.

— Quatre ?

— Les nôtres et ceux des individus en question. Nous ne saurions donc compter sur la foule pour échapper…

La remarque était juste. Scipion le reconnut. La situation se compliquait étrangement. Des jurons montèrent à ses lèvres… des troun de l’air, des rascasses se succédèrent, puis le Marseillais s’apaisa soudain.

— Après tout, je les connaîtrai cette nuit, ces faquinasses et, s’ils m’en veulent, milledioux, ils ne sont que deusses contre un.

— Contre deux, rectifia vivement Marius. Je suis Monsieur partout, et si Monsieur se bat, je me bats aussi.

Pour toute réponse, Scipion serra la main du brave garçon, dévoué à Marseille par piété filiale, et tous deux, rapprochés par le sentiment du péril prochain, regagnèrent leur sleeping. Une heure plus tard, leurs rideaux tirés, le silence qui régnait dans les alcôves ainsi ménagées eussent fait supposer à un indifférent qu’ils dormaient profondément.

Les conversations continuaient cependant entre les autres voyageurs, diminuant d’intensité à chaque fraction d’heure.

Puis les derniers passagers, attardés dans le wagon-restaurant par la confection de boissons variées, regagnèrent à leur tour la place qu’ils avaient retenue pour la nuit, et le convoi roula pesamment dans la campagne obscurcie, semblant entraîner un équipage de morts.

Une heure du matin venait de sonner, quand les rideaux de Massiliague s’agitèrent légèrement. Presque aussitôt ceux de Marius s’entr’ouvrirent et les deux hommes se trouvèrent debout dans le couloir médian.

— Personne, ainsi que le constate Monsieur.

— Alors en route.

Les explorateurs d’une nouvelle espèce avaient retiré leurs brodequins. Leurs pieds, couverts seulement de chaussettes, se posaient sans bruit sur le sol.

Ils parvinrent ainsi à la porte s’ouvrant sur la communication avec le car voisin. À travers la vitre, ils s’assurèrent qu’aucun rêveur, — il s’en rencontre partout — n’avait profité de la nuit pour faire une station élégiaque sur la passerelle. Rassurés à cet égard, ils ouvrirent doucement.

Sur ses gonds, la porte tourna avec un léger grincement, mais le bourdonnement du train en marche rendait pareil bruit imperceptible pour les oreilles les plus exercées. Le battant retomba sur eux.

Maintenant ils étaient en plein air, les mains crispées sur la balustrade de fer courant d’une voiture à l’autre.

Au-dessus de leurs têtes les étoiles sans nombre scintillaient, et parmi les ténèbres qui recouvraient le sol, de temps à autre une lueur vive, lampe de travailleur encore en besogne, lanterne de veilleur en tournée, se montrait rapide, bientôt masquée par les arbres, les buissons que le convoi laissait en arrière.

— Té ! quel calme, soupira Scipion. Pourquoi l’homme est-il plus agité que la nature ?

Réflexion philosophique, à laquelle Marius répondit en appuyant la main sur la poignée de la porte du second Pullmann-car.

Un instant après, les deux hommes, retenant leur haleine, se trouvaient à l’intérieur de la voiture qui servait d’abri nocturne à ceux dont ils voulaient percer l’incognito.

Se mariant au bruit de ferraille, à la trépidation du train, des ronflements graves, aigus, modulés en phrases musicales, rythmés comme le va-et-vient d’un soufflet de forge, remplissaient l’air.

Les lampes électriques baissées « en veilleuses » permettaient aux explorateurs de se guider sans trop de peine. Et comme ils se préparaient à soulever les rideaux afin de dévisager les dormeurs, un chuchotement léger les cloua sur place.

Ce n’était plus là une manifestation du sommeil mais bien la voix assourdie d’hommes éveillés, échangeant les répliques d’une conversation.

Ce son venait de l’extrémité opposée du car.

Que se passa-t-il dans l’esprit du Marseillais et de son compagnon ?

Quel instinct secret les avertit que les causeurs étaient les inconnus qu’ils prétendaient démasquer ?

Mystère ! Mais sans s’être concertés, tous deux se dirigèrent vers l’endroit où la conversation mystérieuse continuait.

Courbés en deux, ils parvinrent auprès du rideau derrière lequel les voix se faisaient entendre.

— Mais, Bell, disait l’un, es-tu sûr de ce marchand de chevaux ?

Bell ! C’était bien cela. Scipion étreignit nerveusement la main de Marius.

— Sans doute, gentleman, sans doute, répondit l’organe de Bell. Mathewson est le premier maquignon d’Oklahoma. C’est lui qui fournit de montures tous ceux que leur mauvaise étoile condamne à s’aventurer dans les prairies du territoire indien. De la gare de Kansas-City, je lui ai télégraphié. À l’arrivée du train, un employé nous attendra avec les chevaux devant les bâtiments d’Oklahoma-station. Pour en prendre possession, il nous suffira de verser à leur conducteur deux cents dollars et de prononcer, le nom dont j’ai signé la dépêche.

— Bell.

— Que nenni, gentleman. Bell est inconnu, Bell n’offre point de surface. Nous voulions être certains d’avoir des chevaux à l’arrivée, afin que, le Massiliague se mît-il incontinent en route, nous fussions en mesure de le suivre, de ne pas le perdre de vue.

Le Marseillais échangea un coup d’œil avec Marius. Ce regard signifiait :

— Hein ? Nous ne nous trompions pas. C’est à nous que ces coquins ont affaire.

Mais l’interlocuteur de Bell reprit :

— Alors, ton télégramme…

— Signé de vos nom et titre, gentleman : Joë Sullivan, chef police-frontière, s’il vous plaît.

À l’audition de ces paroles, Scipion eut un brusque mouvement. Joë Sullivan, l’homme qui l’avait provoqué à Mexico, combattu à Aguascalientes, enlevé à San Vicente, interné au fort Davis !

Un moment, il eut le désir fou d’écarter le rideau qui le séparait de son ennemi, de bondir sur Joë, de l’étrangler. Mais Marius devina sa pensée. De la main droite, il pesa lourdement sur son épaule, tandis que l’index de la main gauche du brave serviteur s’appuyait à ses lèvres pour recommander le silence.

La voix inquiète de Sullivan demandait :

— Bell, n’as-tu rien entendu ?

— Rien, gentleman. Écoutez ces ronflements. Nos compagnons de voyage ne songent point à nous. Fussent-ils éveillés du reste, qu’avec le vacarme que produit le roulement du wagon, ils ne sauraient distinguer le sens de notre discours.

— C’est vrai… Je regrette seulement que le maquignon d’Oklahoma connaisse mon nom.

— Qui veut la fin veut les moyens, répliqua philosophiquement le domestique.

— Je ne le nie point.

— J’aurais pu déguiser votre personnalité, mais alors nous aurions risqué de n’avoir point de montures à notre arrivée, et si notre Massiliague prenait sans retard le chemin du désert, il nous échapperait, et ne nous guiderait pas, comme il va le faire, vers la cachette de la Mestiza Dolorès Pacheco.

— Que la foudre écrase ! gronda Joë avec l’accent de la haine. Tu as sagement agi, digne Bell. Ce qu’il faut, c’est que cette coquine, cette sang mêlé, disparaisse ainsi que les diables qui l’escortent.

— Nous y arriverons, gentleman.

Un silence suivit.

Pâles, la poitrine soulevée par leur respiration précipitée, Scipion et Marius demeuraient pétrifiés.

Le plan sanguinaire de Joë les avait abasourdis.

— C’est égal, reprit soudain ce dernier, si le ridicule Marseillais…

— Ridicule, grommela Massiliague en serrant les poings.

Marius le contint du geste. Sullivan poursuivait :

— Si le ridicule Marseillais ne nous avait pas sauvé la vie sur la colline de la Cigale ; si Francis Gairon et Pierre, mus par un stupide point d’honneur, n’avaient pas refusé ensuite d’attenter à ses jours… deux coups de fusils de ces fins tireurs eussent couché le champion et la Dolorès sur le sol. Nous ne serions pas obligés à une expédition hasardeuse.

Un frisson secoua le corps de Scipion.

Quoi, les Canadiens Francis et Pierre étaient à la solde de Joë ! Ces hommes dont il avait préservé l’existence menaçaient la sienne !

La sienne, bah ! le danger l’amusait ; mais ils menaçaient la Mestiza, la noble enfant qui, insoucieuse de sa beauté, des sourires, des joies de la jeunesse, s’était vouée à l’émancipation d’une race ! Ils étaient auprès d’elle lorsqu’elle s’était engagée dans le Llano Estacado.

Et lui, lui, un Marseillais… il s’était laissé trompé, pécaïre. Il avait cru à la loyauté des Canadiens. Pauvre de moi… ! Si l’on savait cela à la Joliette, comme les langues s’exerceraient sur le compte de Massiliague, le crédule. Avec cela, elles auraient raison les langues. Il fallait être bête comme une moule de Toulon ou une huître de la Madrague pour avaler pareille couleuvre… Scipion prononçait : serpent d’eau.

Ses réflexions furent interrompues par une phrase qui parvint jusqu’à lui :

— Où sont-ils, ces imbéciles de chasseurs ? disait Joë. Bien certainement, pour qu’ils n’aient point donné de leurs nouvelles, il faut que la Pacheco ait découvert leur double jeu…

— … et qu’ils soient morts, conclut Bell… C’est bien possible.

L’hypothèse soulagea Massiliague d’un poids énorme.

Parbleu oui ! les traîtres avaient été démasqués.

Sans cela, Sullivan, Forster, tous les ennemis de la cause sudiste, auraient suivi la trace de Dolorès.

Il appela Marius d’un signe, et tous deux, avec les mêmes précautions qu’à l’aller, reprirent le chemin de leur sleeping-car.

Sur la passerelle intermédiaire, Massiliague fit halte et se tournant vers Marius qui marchait derrière lui :

— Té, garçon, arrêtons-nous ici pour causer un tantinet.

— Comme il conviendra à Monsieur…

— Nous venons de constater, par expérience, qu’à l’intérieur des wagons une conversation peut être entendue.

Le Texien se prit à rire :

— Monsieur exprime la pensée de son fidèle domestique.

— En cet endroit, pareille chose n’est pas à craindre. Aussi, sans ambages superflus, je résume la situation. À Oklahoma, nos adversaires auront des chevaux et nous serons à pied.

Marius inclina la tête à plusieurs reprises :

— Si je comprends Monsieur, Monsieur veut exprimer qu’ils seront aptes à marcher plus vite que nous…

— Et que dès lors nous ne nous débarrasserons pas de leur incommode escorte, mon bon. Voilà Justement la question.

Puis avec un ton d’adorable tranquillité, Massiliague conclut :

— Si la situation était retournée, c’est-à-dire si nous étions montés et eux pas, ce serait beaucoup plus agréable pour nous.

La vérité de l’affirmation apparut clairement à Marius, mais il exprima par un geste mélancolique qu’il regrettait vivement l’état actuel des choses.

À sa grande surprise, le Marseillais reprit :

— Or, dans une lutte quelconque, le tout est de retourner la situation. Voyons donc ce qu’il convient de faire pour réaliser la volte-face désirée.

Et appuyant familièrement la main sur l’épaule du Texien :

— Écoute, pitchoun. Que tu penserais, si, à l’arrivée, nous nous rendions auprès de l’homme qui garde les montures. Il ne connaît pas l’auteur de la dépêche expédiée de Kansas-City. Donc rien de plus facile. Lui verser deux cents dollars… je les ai… et lui couler dans le tuyau de l’entendement : Joë Sullivan, chef police frontière. Bagasse, cela remettrait tout en place à notre satisfaction. Nous aurions les bucéphales et nos Yankees deviendraient fantassins.

Du coup, Marius se gratta la tête, ce qui, chez lui, était l’indice d’une profonde réflexion.

— Monsieur parle comme le journal lui-même ; seulement si Monsieur m’autorise à énoncer une objection…

— Énonce, mon petit ami, énonce.

— Ceux que Monsieur songe si malicieusement à déposséder ne consentiront pas à se laisser faire.

Le brave garçon croyait sans doute l’argument sans réplique, car son visage exprima l’ahurissement le plus complet, lorsque, Scipion, lui secouant les mains avec énergie, lui lança ces paroles :

— Té, mon petit, tu raisonnes comme deux journaux, toi. Le nœud du problème est là. Il faut mettre le Sullivan hors d’état de s’opposer à la substitution de cavaliers.

— Monsieur voudrait-il le provoquer en duel ?

— Eh non, mon follet, eh non. Les agents du train auraient la tique à l’oreille. En sa qualité de policier frontière, Joë serait certain de leur appui.

— En ce cas, Monsieur me pardonne, mais je ne vois pas…

Atann un peu (attends un peu), tu es impatient comme un moco ; on dirait qué lou soleil, il a fait rire ton cervelet. Si Sullivan descend à Oklahoma, nous l’aurons sur les bras, ce requin d’eau douce, ce crocodile, et il nous disputera nos chevaux.

Marius ne put retenir un sourire en constatant que son maître, emporté par son improvisation, considérait déjà les coursiers comme lui appartenant.

— Monsieur indique où le bât me blesse.

— Et tu ne vois pas la solution, espiègle ?

— Je l’avoue.

Scipion eut un haussement d’épaules pitoyable :

— Ton père était pourtant de Marseille, fiston. Comme on baisse quand on vit loin des Bouches-du-Rhône. Enfin, tu te formeras, j’espère. Je reprends. Que Sullivan ne quitte pas le train à Oklahoma, et il ne sera pas sur la place de la gare pour nous gêner.

— Évidemment, mais… ?

Un estant (un instant), tarasquette, un estant. Il est donc indispensable qu’il ne descende pas.

— Oui.

— La prudence m’interdit de le blesser.

— Monsieur me l’a fait comprendre à l’instant.

— Eh bien… tu devines pas ?

Avec une réelle confusion, le Texien avoua du regard que le but où tendait son interlocuteur n’apparaissait en aucune façon à son intellect.

Mais Massiliague, que l’embarras de son domestique semblait amuser, ne jugea pas à propos de l’éclairer encore. Du ton dont on présente un rébus, il continua :

— Voyons, pitchoun, cherche avant de donner ta langue aux chiens. Qu’est-ce qui peut bien empêcher un homme en bonne santé de descendre à la gare pour laquelle il a pris un billet ?

Désespérément, Marius étendit les bras à droite et à gauche.

— Tu vois pas, té ?

— Je sollicite humblement le pardon de Monsieur.

— Je te l’accorde, mon fils, ainsi que ma bénédiction. Seulement tu es un sottinet. Sache donc qu’un voyageur bien portant ne descend pas à la station… si le train ne s’y arrête pas.

Cette fois, la bouche de Marius s’ouvrit en O majuscule, ses sourcils se recourbèrent en accents circonflexes, ses traits disaient si clairement que la proposition audacieuse du Marseillais dépassait les limites de sa compréhension, que Scipion s’esclaffa :

— Pauvre de toi… Ta tête, garçon, sonne le creux ainsi qu’un estagnon[2] fêlé. Le train s’arrête pas, te rends-tu compte que Sullivan ne descend pas ?

— Je me rends compte…

— Tu vas encore me sortir un : seulement…

— Monsieur lit dans ma pensée. Le convoi « brûlant sans arrêt » Oklahoma, je crois que Monsieur ne descendra pas non plus.

Scipion dédaigna de répondre. Ses lèvres s’avancèrent en une moue dédaigneuse et il écrasa son interlocuteur de ces deux mots :

— Peuh ! farceur !

Auxquels succéda un :

— Viens, tu verras, qui n’admettait pas de réplique.

La tête basse, tel un chien battu, Marius regagna, sur les talons du Marseillais, le sleeping qui contenait leurs couchettes.

Là, Massiliague lui montra sa montre :

— Deux heures et demie du matin, fit-il. À quatre heures et demie nous devons être à Oklahoma. Il nous reste deux fois soixante minutes. Équipons-nous.

Obéissant, le Texien se rehaussa, se chargea de ses armes, imitant de point en point son chef, tout en se demandant tout bas :

— Que va-t-il faire ?… Il n’a pas la prétention de sauter à bas d’un train filant à toute vapeur. Alors quoi ?

Quand il fut prêt, Scipion s’assit sur son lit et parut méditer.

— Son silence dura longtemps. De temps à autre il consultait sa montre. Enfin il se leva.

— Quatre heures, il est temps, viens, mon fils.

Toujours docile, Marius calqua ses mouvements sur ceux de son maître. L’un précédant l’autre, les deux personnages traversèrent le train dans toute sa longueur, et parvinrent à l’extrémité du car, en avant duquel étaient attelés les fourgons à bagages.

Très calme, Massiliague désigna du doigt le marchepied des fourgons et la main courante fixée à la paroi latérale :

— Voici notre chemin.

— Où. Monsieur désire-t-il aller par là ? questionne timidement Marius.

— Je veux atteindre la locomotive.

— Me sera-t-il permis de demander à Monsieur pourquoi ?

— Pour remplacer le mécanicien et le chauffeur, deux êtres inintelligents, qui croient de leur devoir de stopper à Oklahoma, alors que, pour nous, il est de toute évidence que cet arrêt serait préjudiciable à des intérêts supérieurs.

Et bon prince, développant enfin son plan, le Marseillais continua :

— Nous surprenons ces agents, nous les ligotons avec nos lassos, qu’en bon terrien, tu as joint à notre équipement. La station franchie, nous serrons les freins. Le convoi ralentit, ralentit. Lorsqu’il marchera à la vitesse d’un homme au pas, nous sautons à terre, après avoir desserré et rouvert la vapeur en grand. Avant que les conducteurs du train aient atteint la machine, provoqué l’arrêt et ramené le tout à Oklahoma, nous y serons parvenus, nous aurons enfourché les chevaux et serons hors d’atteinte dans la prairie.

En signe d’admiration, Marius leva les bras vers le ciel. Comme son père avait raison alors qu’il affirmait que rien n’est impossible aux citoyens de Marseille !

Mais Scipion coupa court à ce transport lyrique :

— Attention, le temps presse.

Ce disant, il enjambait la rampe de l’escalier de descente du Pullmann, et se penchant en avant, se cramponnait à la main courante du fourgon.

Un instant plus tard, il était debout sur le marchepied, où son compagnon le rejoignit aussitôt.

Alors dans la nuit, fouettés par le vent violent causé par le déplacement de la machine, ils s’avancèrent lentement, les doigts crispés sur la tige de fer qui, seule, les empêchait d’être précipités sur la voie.

Assourdis par le tintamarre des chaînes d’attelage, par le halètement de la machine, dont la fumée brûlante, rabattue par la rapidité de la course, les enveloppait parfois de ses tourbillons humides, ils longèrent les quatre fourgons de bagages, placés en tête du train.

Les voici maintenant auprès du tender. Plus de main courante. La trépidation de la marche les fait sauter sur place, rend leur déambulation dangereuse et difficile. À quatre mètres d’eux, la plaque du foyer est ouverte, et sur le rougeoiement des flammes ils distinguent les silhouettes des agents à qui est confiée la sécurité des voyageurs.

Le chauffeur enfourne du combustible dans le foyer. Le mécanicien debout, immobile, la main sur le frein, regarde au loin.

Ce qu’il cherche, Scipion le devine, ce sont les signaux d’approche de la gare d’Oklahoma, signaux à partir desquels il serrera progressivement, pour stopper enfin à la station.

Et à un mille en avant, des lumières se montrent. C’est la station, pas un instant à perdre.

— À toi, le chauffeur, rugit-il.

Lui-même bondit sur le mécanicien. Deux coups secs retentissent. Chacun des assaillants a étourdi d’un coup de crosse de revolver l’un des agents de la machine. Les malheureux, surpris, ont perdu connaissance avant d’avoir soupçonné l’attaque. Et tandis que Marius les garrotte soigneusement avec les lassos, Scipion debout, la main sur la roue du régulateur, accélère encore la vitesse du train.

Ce n’est plus un rapide, c’est un météore qui franchit dans l’espace d’un éclair la gare d’Oklahoma.

Des cris retentissent sur les quais mais déjà le train est loin, il s’est enfoncé dans l’obscurité.

— As-tu fini ? questionne le Marseillais.

Marius montre le mécanicien, le chauffeur ficelés ainsi que des saucissons.

— Monsieur peut voir.

— Bien. Alors, paré à descendre. Tu passeras le premier.

Le frein est serré, les sabots d’arrêt s’appliquent sur les roues avec des gémissements, des sifflements aigus.

La course folle du train se ralentit. Il semble qu’il va stopper.

— À terre, ordonna Scipion.

Le Texien saute. Massiliague desserre les freins, rouvre la vapeur en grand, et bondit auprès de son compagnon, tandis que le convoi, avec une vitesse uniformément accélérée, continue à filer dans les ténèbres.

— À Oklahoma, s’écrie encore le « champion de l’indépendance sudiste ».

Puis, suivi pas à pas par son domestique enthousiasmé, il s’élança au pas de course dans la direction d’Oklahoma-station que son équipée a mise en révolution.

Chefs, agents, facteurs, buralistes, tous se pressent affolés sur les quais, discutant, pérorant. Le train de quatre heures vingt est fou, c’est-à-dire qu’il semble abandonné à lui-même, puisqu’il n’observe plus les indications de l’horaire.

On télégraphie aux stations voisines.

Puis l’on donne carrière aux imaginations inquiètes.

Les agents de la machine sont-ils morts ?

Des Indiens nomades ont-ils attaqué le train ?

Interrogations aussi inutiles qu’anxieuses. Ceux qui seraient en mesure d’y répondre ne s’en soucient guère.

À travers champs, Massiliague et le Texien ont gagné la ville. Tout dort. L’émoi du personnel de la gare n’a point troublé le repos des habitants. Petite est la cité ; aussi les nocturnes promeneurs arrivent-ils sans peine sur la place de la Station.

À la première inspection, elle leur paraît déserte.

Le maquignon aurait-il manqué de parole à Sullivan ? Scipion frappe le sol d’un pied rageur. Quoi ? Il a confisqué un train, supprimé un arrêt, jeté la perturbation sur toute la ligne en pure perte.

Dans une heure peut-être le convoi maîtrisé rentrera en gare, et sa situation a lui, déjà si difficile, se compliquera d’une grave contravention à la police des railways.

Mais non… Des formes imprécises s’agitent dans un angle obscur de la place.

Vite Scipion se dirige de ce côté.

Victoire ! Un homme est là, qui tient en mains deux chevaux sellés. C’est l’employé du maquignon.

Scipion s’approche encore de l’individu :

— Joë Sullivan, lui dit-il, chef police-frontière.

Le palefrenier salue et riposte :

— Deux cents dollars.

— Les voici.

L’homme compte, puis glisse argent et banknotes dans sa poche.

— Ou faut-il conduire les chevaux ?

— Nous les conduirons nous-mêmes.

— À votre volonté, gentleman.

Et l’inconnu s’éloigne sans insister davantage. À peine a-t-il disparu que les voyageurs sautent en selle. Une courte rue en face d’eux, orientée de l’est à l’ouest. C’est dans cette direction qu’est la Mestiza qu’ils souhaitent retrouver. Ils partent au trot de ce côté.

Bientôt les dernières maisons du bourg restent en arrière. Une route continue la rue. Elle court entre quelques champs cultivés. Au bout de trois milles, elle finit brusquement, près d’un bouquet d’arbres où murmure une source. C’est en ce point que commence le désert indien.

Insoucieux comme toujours, le Marseillais lance un sonore :

— Au galop, pitchoun.

Les chevaux semblent comprendre et les deux cavaliers s’engagent à toute vitesse dans la prairie, tournant le dos aux régions civilisées.

  1. Les milliardaires habitent à New-York la cinquième avenue. Au nombre de quatre cents environ, ils constituent une ploutocratie, à laquelle tous les actes, tous les intérêts des États-Unis sont subordonnés.
  2. L’estagnon est un récipient de verre ou d’étain, usité dans le Midi pour enfermer l’huile d’olives ou l’essence.