Mascarade des enfants gâtés

Mascarade des enfants gâtés
Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 38-42).

VII

Mascarade des enfants gâtés[1].


L’officier[2].

Une ambition déréglée
Dont mon âme s’est aveuglée,
Plus forte que mon intérêt,
Pour donner un arrêt en cornes[3],
A tellement passé les bornes 5
Qu’elle n’a point trouvé d’arrêt.

Ce vain honneur, et cette pompe
De qui le faux éclat nous trompe,
M’a fait engager tout mon bien ;
Et pour être monsieur et maître, 10
Je crains fort à la fin de n’être
Ni maître ni monsieur de rien.

Pressé de créanciers avides,
Mes coffres sont tellement vides
Qu’étant au bout de mon latin, 15
Ma robe a gagné la pelade[4],

Et ma bourse, encor plus malade,
Se voit bien proche de sa fin.

Ainsi mes affaires gâtées,
Voyant mes terres décrétées, 20
Gages, profits, droits arrêtés.
Et ma finance au bas réduite,
Je mène ici sous ma conduite
La troupe des Enfants gâtés.

Le gentilhomme.

Il faut qu’en dépit de mon sang 25
Je lui cède le premier rang.
En vain ma noblesse me flatte :
En ces lieux par où nous allons,
On respecte mal l’écarlate
Qui ne va point jusqu’aux talons[5] ; 30
Et celle qui souvent accompagne nos bottes,
Tombant dans le mépris,
Près de celle qu’on traîne aux crottes[6],
Perd son lustre et son prix.

Trop d’or sur mes habits en a vidé ma bourse ; 35
La meute de mes chiens
N’a chassé que mes biens,
Qui dessus mes chevaux se sauvoient à la course ;
Et mes oiseaux, au bout d’un an ou deux,
M’ont fait léger comme eux. 40
Voilà, sans rechercher tant de contes frivoles,
Tout ce qui m’a gâté déduit en trois paroles ;

Et pour un cavalier, c’est bien bourré[7] des vers
À tort et à travers.

Le plaideur.

Les procès m’ont gâté, Messieurs ; je m’en repens : 45
C’est, dans mon déplaisir, tout ce que j’en puis dire ;
Car je crains tellement de payer des dépens,
Que même au mardi gras je n’ose plus médire.

L’amoureux.

J’ai fait ce qu’il a fallu faire ;
Mais le bal, les collations, 50
Les présents, les discrétions[8]
N’ont point avancé mon affaire.
J’ai corrompu trente valets,
Afin de rendre mes poulets ;
J’ai donné mille sérénades : 55
On persiste à me dédaigner ;
Et deux misérables œillades,
C’est tout ce que j’ai pu gagner.

Quoi que m’ait promis l’espérance,
À la fin il ne m’est resté 60
Que l’incommode vanité
D’une sotte persévérance ;
Ma profusion sans effet
N’a servi qu’à gâter mon fait
Et dissiper mon héritage : 65
Quel malheur me va poursuivant !

Ô Dieux ! j’ai mangé mon partage
Sans avoir vécu que de vent[9] !

L’ivrogne.

N’est-ce pas une chose étrange
Que pour trotter dedans la fange, 70
Je fasse faux bond au clairet,
Et que cette troupe brouillonne
M’arrache de ce cabaret
Pour vous produire ma personne ?

Je violente mon humeur 75
D’abandonner ce lieu charmeur ;
Toutefois je n’ose me[10] plaindre,
Étant déjà si fort gâté
Que je m’achèverois de peindre
Pour peu que j’en aurois tâté ; 80

Outre que mes eaux sont si basses,
À force de vider les tasses,
Qu’il faut renoncer au métier,
Ne pouvant plus laisser en gage,
Au malheureux cabaretier, 85
Que les rubis de mon visage.

Mais encor suis-je plus heureux
Que tant de fous et d’amoureux
Qui se sont perdus par leurs grippes[11] ;
Car bien que je sois bas d’aloi, 90
Mon argent, serré dans mes tripes,
N’est point sorti hors de chez moi.

Le joueur.

Attaqué d’une forte et rude maladie,
Depuis le jour des Rois,
Les os, par sa chaleur à mon dam trop hardie, 95
M’en sont tombés des doigts.

Bien que du seul revers de ce mal si funeste
Je fusse assez gâté,
Pour avoir fait encore à prime[12] trop de reste[13]
Il ne m’est rien resté. 100

Dames, à cela près, faisons en assurance
La bête en quelque lieu,
Et je promets moi-même, à faute de finance,
De me mettre au milieu.


  1. Corneille joue sur le double sens du mot gâtés. Les enfants gâtés de la mascarade sont, comme on le verra, des gens ruinés.
  2. L’officier de justice. Il n’y avait pas jusqu’aux sergents et aux bedeaux auxquels on ne donnât ce titre : voyez le Dictionnaire de Furetière.
  3. En bonnet à cornes, comme en portaient les docteurs et les huissiers. Voyez encore le Dictionnaire de Furetière (1690), au mot Corne.
  4. Ma robe s’est pelée, s’est usée. Pelade signifie proprement une maladie qui fait tomber le poil.
  5. Comme les robes des cardinaux, des présidents, des conseillers.
  6. C’est-à-dire en comparaison de celles dont sont faites les robes dont il vient d’être parlé, qui traînent jusqu’à terre.
  7. Tel est le texte de l’édition originale. Granet a remplacé le participe par l’infinitif bourrer. — Bourrer des vers, c’est faire des vers avec de la bourre, du remplissage. Voyez le Lexique de Malherbe, au mot Bourre.
  8. « Au jeu on appelle discrétion ce qu’on laisse à la volonté du perdant. C’est un moyen de faire un présent déguisé à une femme de jouer contre elle une discrétion. » (Dictionnaire de Furetière.) Voyez le Lexique.
  9. Cette pièce se termine ici dans l’édition de Granet ; la fin, telle qu’on la lit dans l’édition de 1632, n’a été réunie aux Œuvres de Corneille qu’en 1817, dans l’édition d’Ant.-Aug. Renouard.
  10. Ce mot manque dans l’édition originale.
  11. Grippe, fantaisie, goût capricieux.
  12. Sorte de jeu de cartes alors fort à la mode. Voyez le Lexique. — Dans la strophe suivante, la bête est le nom d’un autre jeu de cartes.
  13. Les mots fait trop de reste rappellent les locutions bien connues : « jouer de son reste, coucher de son reste, » pour dire faire un dernier effort, un coup de désespoir.