Marysienka et Jean Sobiesck d’après une publication récente

Marysienka et Jean Sobiesck d’après une publication récente
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 202-213).
MARYSIENKA ET JEAN SOBIESKI
D’APRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE

Qui était Marysienka ? Nul Polonais ne l’ignore, et peu de Français le savent. Lorsqu’en novembre 1645, Marie de Gonzague, duchesse de Nevers, princesse de Mantoue, mariée la veille au roi Ladislas IV de Pologne, se mit en route pour sa patrie d’adoption, elle emmenait avec elle une petite cour française, tout un essaim de jeunes femmes, dames d’atour, demoiselles d’honneur. Elle tenait de bonne source qu’elle avait intérêt à s’entourer de beaucoup de jolis museaux. « Il s’agissait de faire échec à la cabale autrichienne qui survivait à Varsovie et s’y appuyait principalement sur des influences féminines. Et les berlines remplies de jeunes chairs potelées, de frous-frous soyeux et de gais rires s’allongèrent sur le chemin de la lointaine capitale. La reine eut un peu l’air d’y conduire un pensionnat. »

Parmi ses pensionnaires figurait, à l’étonnement de tout le monde, une enfant de quatre ans à peine. C’était Marysienka, qui de son nom français s’appelait Marie de la Grange d’Arquien. Elle appartenait à une famille de hobereaux nivernais, issue de cet antique château des Bordes, dont l’abbé de Chaulieu dira : « On y mange quatre fois par jour, et il n’y a point de lit que le sommeil n’ait fait de ses propres mains. Que je vous ai souhaitée, madame, pour satisfaire votre rage de chaises percées ! Chaque chambre a la sienne, de velours avec des crépines, un bassin de porcelaine et un guéridon pour lire. Le marquis a fait apporter la sienne auprès de la mienne, et nous passons le jour en ce lieu de délices. » Les parens de Marysienka n’habitaient point ce paradis, que les partages avaient attribué à une branche éloignée de la famille : « Ils végétaient à Paris, fort embarrassés de leurs filles. Le couvent guettait l’aînée. En prenant avec elle la cadette, Marie de Gonzague ne fit sans doute qu’un acte de charité. Elle avait eu la mère pour gouvernante ; cette gamine promettait d’être très jolie ; on lui trouverait avec le temps quelque Sarmate. Elle passa dans le cortège en demi-place. » Cette gamine, dont une savante éducation fortifia les aptitudes naturelles, travailla elle-même activement à sa fortune ; le ciel l’aida, mais elle s’aida beaucoup. N’étant pas fille à se contenter du premier Sarmate venu, elle épousera l’un des plus grands et des plus riches seigneurs polonais, le prince Zamoyski, et après lui Jean Sobieski, lequel, depuis quelque temps déjà, était son patito. Elle lui avait dit : « Vivons contens dans la vertu. » Mais elle ne faisait pas toujours ce qu’elle disait et n’avait point attendu d’être veuve pour lui tout accorder. Grâce à lui, dix ans plus tard, elle sera reine de Pologne.

Marysienka eut toujours du bonheur ; elle en a encore après sa mort ; un grand homme lui donna un trône ; un spirituel et ingénieux historien l’a jugée assez intéressante pour écrire sa biographie complète et détaillée, fruit de longues et patientes recherches[1]. M. Waliszewski, qui est un maître en psychologie documentaire, a la religion du document, il n’en a pas la superstition. Les pédans lui reprocheront peut-être d’en user trop librement avec ceux qu’il a recueillis dans de poudreuses archives et dans les dossiers de Chantilly, « où il n’y a point de poussière ». Il nous en donne rarement le texte intégral, il le résume ; il casse l’os et en extrait la moelle. Il pose en principe que, comme la politique, comme la médecine, l’histoire est sans contredit une science, mais qu’elle est surtout un art, et cependant il nous inspire confiance, parce qu’il se défie beaucoup de lui-même et que, dans tous les cas douteux, il n’a garde de rien affirmer. « Envoyez dix porteurs de lunettes au Kamtchatka pour étudier une éclipse de soleil, ils vous reviendront avec dix observations identiques, à un quart de seconde et un dixième de millimètre près ; c’est avec cela qu’ils font de l’astronomie. Interrogez dix témoins d’un accident qui vient de mettre la rue en émoi : au troisième rapport, le cocher de fiacre qui a écrasé un piéton deviendra un vélocipédiste écrasé par un omnibus ; c’est avec cela que nous faisons de l’histoire. » M. Waliszewski en conclut que les témoignages les plus probans ne sont pas toujours des preuves, qu’en matière d’histoire, la certitude n’est le plus souvent qu’une extrême vraisemblance, une conjecture qui rend compte des faits.

Quelques peines qu’il ait prises pour se documenter, il n’est pas sûr d’avoir découvert le secret mobile de toutes les actions de Marysienka et le sens caché de toutes ses paroles, d’avoir toujours pénétré dans les derniers replis de cette âme tortueuse. Mais ce qu’il nous apprend de certain sur elle nous suffit pour savoir exactement ce qu’elle était et ce qu’elle valait. Nous renvoyons à son livre, aussi instructif qu’attrayant, ceux qui désirent connaître le détail d’une vie très agitée, très riche en aventures, où les scènes vives, piquantes, un peu crues, ne manquent point ; il y a des récits qu’on gâte en les abrégeant. Au surplus, ce qui me paraît plus intéressant encore que tel épisode de la biographie de Marysienka, c’est une question qui a été posée et agitée à son sujet, et que M. Waliszewski nous met à même de résoudre.

Jean Sobieski fut un de ces hommes extraordinaires, à la fois compliqués et incomplets, que les Allemands qualifient de « natures problématiques ». Qu’il fût un héros, que dans ses heures d’inspiration il eût le génie de la guerre, personne n’en doute. Il se signala par des actions d’éclat, par d’étonnantes prouesses qui lui valurent l’admiration de toute l’Europe. On le vit, avec une armée de 40 000 hommes, tenir tête sur les rives du Dniester à des forces quatre fois supérieures : « Nous les prendrons ! Coupez-moi la tête si nous ne les prenons pas ! » Il tint parole, et dans la glorieuse journée de Chocim, le 10 novembre 1673, il remporta contre toute attente une victoire décisive sur les Ottomans ou Tatares qui se croyaient déjà les maîtres de la Pologne, et la Pologne respira.

Il se montra plus grand encore en 1683, lorsqu’il délivra Vienne assiégée par le Turc. L’empereur Léopold, Charles de Lorraine, les princes allemands le suppliaient de se hâter ; on le conjurait d’arriver seul, si ses soldats n’étaient pas prêts : sa présence vaudrait une armée. Des fusées de détresse, les appels désespérés du tocsin, les prières et les cris d’angoisse d’une population agenouillée devant les autels annonçaient que Vienne était réduite aux dernières extrémités. Tout à coup, au nord-est de la ville, sur les hauteurs du Kahlenberg, on vit se déployer un immense étendard rouge avec une croix blanche ; l’armée de secours arrivait, et bientôt les Turcs s’enfuirent, laissant dix mille cadavres sur le terrain. Vienne, l’Europe, la chrétienté, la civilisation étaient sauvées, et c’était vraiment Sobieski qui avait tout fait. Allemands et Polonais se pressaient autour de lui, ils léchaient l’écume qui couvrait son cheval ; on pleurait de joie, on criait : Notre roi ! le brave roi !

Comment est-il arrivé que ce héros, qui a fait de si grandes choses et rempli l’Europe de son nom, n’ait jamais su tirer parti de ses triomphans succès ? Une fatalité pesait sur lui : au lendemain de la victoire, il en compromettait les résultats par ses négligences, par ses fautes ; il semblait dire : Après tout, que m’importe ? On avait cru voir en lui l’homme providentiel, le chef envoyé de Dieu pour sauver la Pologne de ses ennemis et d’elle-même. Il l’a laissée telle qu’il l’avait trouvée le jour de son couronnement. Il n’a pas tenté de mettre à profit sa renommée et l’autorité que lui donnait son génie de soldat pour réformer les institutions de son pays, pour corriger les vices, les abus inhérens à la royauté élective, pour supprimer le liberum veto, les tripots politiques, les honteux marchandages, le scandale des diètes d’élection, qui, selon l’expression irrévérencieuse du biographe de Marysienka, n’étaient « qu’un grand Guignol ». — « Brillamment inauguré, le règne de Jean III n’a, ni au dehors ni au dedans, tenu ses promesses. Au dehors les frontières perdues n’ont pas été reconquises ; au dedans l’anarchie n’a pas été conjurée. » Jamais d’éclatans exploits ne furent moins fructueux, jamais la gloire ne fut plus stérile. Sobieski est un grand homme qui n’a pas rempli sa destinée.

A qui la faute ? Quel fut le grand coupable dans cette affaire ? A qui doit-on imputer l’avortement d’une grande espérance et la faillite de Sobieski ? Les Polonais s’en prennent à Marysienka ; ils la rendent responsable de tout ; elle fut la Dalila de ce Samson et n’eut pas besoin de lui couper les cheveux pour le priver de sa force. De savantes machinations, favorisées par d’heureux hasards, l’avaient tirée de son néant ; mais son âme ne grandit pas avec sa fortune et elle n’eut jamais les sentimens et les pensées d’une reine, elle ne fut jusqu’à la fin que Marysienka, fille d’un intrigant qui, devenu cardinal, gardera à l’âge de quatre-vingt-dix ans « ses maîtresses, ses dettes et ses procès ». Indigne d’être la femme d’un Sobieski et ne pouvant s’élever jusqu’à lui, elle l’obligera de descendre jusqu’à elle, de sacrifier les nobles ambitions et les généreuses entreprises aux sordides calculs d’une brouillonne, qu’on accusait d’être sans cesse occupée « à gripper quelque chose ».

Après la mort de Samson, Dalila a bu sa honte. Ses anciens sujets lui témoignaient leur mépris ; les enfans la montraient du doigt dans les rues de Varsovie, ils s’écriaient : « Voyez la vieille intrigante ! » Elle dut quitter la Pologne, la place n’était plus tenable ; elle se réfugia à Rome, puis à Blois, où elle passa ses dernières années « sans nul éclat, écrivait Saint-Simon, et avec toute l’inconsidération qu’elle méritait. » Elle prenait facilement son parti de la mésestime qu’on lui marquait. « La déconsidération, a dit un illustre médecin grec, n’a jamais incommodé les gens qui en vivent. » Le malheur est qu’elle avait compromis la gloire du héros qui avait la folie de l’aimer, et qui fut son prisonnier et son serf.

Non seulement elle s’était appliquée à le discréditer, elle ne lui a jamais donné que de funestes conseils. N’ayant pu obtenir du roi de France les faveurs qu’elle réclamait pour sa triste famille, elle devint l’ennemie acharnée de l’influence française et de la seule alliance qui pût sauver la Pologne. C’est elle qui jettera son mari dans les bras de l’Autriche ; c’est elle qui s’opposera plus tard à toute réconciliation sérieuse avec la cour de Versailles. On la détestait bien : la nouvelle s’étant répandue qu’un empoisonnement mettait sa vie en danger, Varsovie fut en joie, et on empêcha des missionnaires français, qu’elle patronnait, de dire des prières pour sa guérison. Elle était le mauvais génie de sa patrie d’adoption ; on tenait pour certain que Sobieski eût été un grand homme d’État s’il n’avait rencontré cette fatale aventurière, qui mit la royauté en quenouille : « — On en est encore en Pologne, dit M. Waliszewski, à pleurer et à maudire cette rencontre… L’universelle déception réclamait un bouc émissaire ; on prit cette biche. Et l’on ne savait pas encore les détails de l’étrange roman, qui avait mis Céladon sous le joug d’Astrée. Leur correspondance ne fut publiée, en partie et avec des omissions, qu’en 1859. À ce moment, la cause fut entendue : Marysienka passa pour un monstre, et son mari pour un exemple terrifiant des dons de Dieu compromis par les artifices du diable, je veux dire d’une diablesse. » Telle est la thèse des Polonais. Est-elle absolument vraie ? En bonne justice faut-il imputer à Marie de la Grange d’Arquien la faillite de Sobieski ?

Un point est hors de doute : elle a exercé sur lui une grande influence, un persistant et irrésistible empire. Son portrait en héliogravure nous l’apprend, elle était remarquablement jolie. Sa beauté était à la fois régulière et piquante ; elle avait le visage ovale, le nez légèrement aquilin, des yeux en amande, une petite bouche moqueuse qui, selon les cas, savait rire ou bouder, « une forêt de cheveux noirs et dans un corps un peu fluet, maigre à faire peur, disaient les envieuses, des trésors de grâce et de volupté, au dire du plus autorisé des témoins. » Dès le premier jour, elle l’avait pris, lui avait jeté un sort ; il tenta vainement de rompre le charme, il se révoltait, il s’insurgeait, leurs querelles étaient vives ; elle eut toujours le dernier mot, il désarmait, il se rendait.

Elle avait eu des amans, il eut des passades, mais il n’adora qu’une femme, et c’était elle ; une seule femme lui inspira des désirs toujours renaissans, et c’était elle ; il ne se lassait pas, il croyait la posséder pour la première fois. Comme le remarque M. Waliszewski, il eut pour elle la tendresse servile d’un dévot pour son idole, et cet homme de tempérament fougueux et d’humeur inconstante fut un mémorable exemple « de monolâtrie conjugale ». Les heures de séparation, écrivait-il dans les premières années de leur mariage, « lui plongeaient mille poignards dans le cœur, lui infligeaient mille millions de tourmens » ; l’image de l’absente « le brûlait et le convertissait en cendres ». Que ne pouvait-il « se convertir en puce, non pour incommoder certes un corps si joli et si délicat, mais pour séjourner, sous ce déguisement discret, dans son adorable intimité ! » Elle avait fait un voyage en France ; il lui reprochait de s’y éterniser : « Vivez donc là-bas, ô mon unique amour, vivez heureuse et joyeuse, puisque le destin voulait que le malheureux Sylvandre devînt importun à son Astrée, et qu’ayant souffert les plus cruels tourmens, il mourût avec cette gloire dans les temps futurs d’avoir été, de tous ceux qui furent et seront jamais, le plus passionné amant et le plus tendre époux. »

Les années s’écoulent, la jeunesse s’éteint, la forêt de cheveux noirs s’éclaircit, les grâces pâlissent ou se tournent en défauts, et Sobieski chante toujours la même chanson. « C’est maintenant l’automne », a-t-elle dit ; à quoi il répond : « L’automne chez vous vaut le printemps, mais vous n’en êtes pas là, je vois un été magnifique ou plutôt, en pensant à vous, je ne connais pas de saisons, je vous aime comme au premier jour. » En juin 1675, il est à Lemberg ; du haut d’une colline, ses yeux embrassent un vaste horizon et suivent au vol les nuages qui s’enfuient vers Jaroslaw où Marysienka est restée : « Comme je souhaiterais de pouvoir me convertir en une de ces gouttes de rosée, traverser l’espace avec elle et tomber sur vos pieds ! Vous aimez à sortir quand il pleut. » En 1683, il a cinquante-quatre ans et vingt années de mariage ; il s’est épaissi, il est envahi par l’embonpoint. Il va jouer son va-tout, il est sur la route « de Vienne assiégée et de l’immortalité ». Sa première lettre est pour mander à l’idole « qu’il a passé une mauvaise nuit comme toujours quand il lui arrive de dormir loin d’elle, et qu’il embrasse un million de fois toutes les beautés d’un petit corps adorable et adoré. »

Il est bon de remarquer qu’il était souvent loin d’elle, que son métier le condamnait à de fréquentes absences, qu’il courait les grands chemins, que durant de longs mois il était sevré des délices de la vie domestique et des fêtes qu’il préférait à toutes les autres. Mais il faut remarquer aussi que Marysienka était une grande coquette, au cœur sec, maîtresse de ses sens autant que de ses sentimens, et qu’elle connaissait tous les artifices auxquels recourent les idoles qui veulent être longtemps et fidèlement adorées.

Elle ne manquait pas de littérature ; elle avait lu l’Astrée, dévoré et médité le Grand Cyrus et Cléopâtre. Elle n’y cherchait pas, comme Mme de Sévigné, le récit d’héroïques aventures ; les sublimes folies et les épées miraculeuses la laissaient indifférente. Mais elle trouvait dans ses livres de chevet des théories qui lui plaisaient, ce code de l’amour chevaleresque, héritage des troubadours, qui divinise la femme et les sentimens qu’elle inspire. Elle mettait ce code en pratique ; romanesque à froid, la poésie n’était pour elle qu’un moyen, et, sans être dupe de la comédie qu’elle jouait, tout moyen lui était bon pour tenir à jamais sous le joug un héros qui par instans faisait mine de se redresser.

Ses maîtres lui avaient appris que l’amour qui divinise la femme est inconciliable avec les unions légitimes, que les maris ne sont pas longtemps des chevaliers servans ou de fidèles bergers, que, lorsqu’on veut être adorée, il ne faut pas épouser. Mais quoi ! si l’on n’épousait pas, on ne deviendrait pas reine. Elle fera le miracle de mêler à jamais le roman au mariage ; aussi méthodique que tracassière, elle appliquera au train ordinaire de la vie conjugale les procédés et les méthodes de l’amour libre. Elle a épousé Céladon, et elle ne lui reconnaît aucun droit ; les moindres faveurs qu’elle lui accorde sont des grâces imméritées, qu’il mendiera longtemps avant de les obtenir de sa hautaine indulgence. Il met le genou en terre, il supplie, elle dit non. « Vous êtes, s’écrie-t-il, la meilleure créature du monde quand vous voulez l’être ; mais il faut du beau temps pour vous comme pour le foin, et quand d’aventure nous ne voulons pas quelque chose, il n’y a plus moyen de nous faire bouger. »

Elle le consterne par ses froideurs, elle le désole par ses refus, elle l’épouvante par ses menaces. Elle a juré de faire tout au monde pour se guérir de l’amour qu’elle lui portait ; elle espère arriver bientôt à l’indifférence : libre à lui de chercher où il lui plaira les tendresses, les ardeurs, les plaisirs qu’il trouvait auprès d’elle ; qu’il en use à son aise, elle lui rend la liberté, elle lui donne carte blanche. — « Vous savez bien, réplique-t-il avec indignation, qu’une telle pensée me fait horreur. Si vous me chassez de votre lit, je suis un homme réduit au désespoir. » Il était alors à Zurawno, et il écrivait sa supplique amoureuse à la lueur des incendies que l’ennemi allumait autour de son camp. Ses soldats se battaient un contre dix ; il va monter à cheval pour refouler des bandes qui le serrent de trop près : « Au revoir ; les Tatares sont là, il faut aller les recevoir. » A peine est-il en selle, on lui apporte une lettre. Le cœur palpitant, la main tremblante d’émotion, il brise le cachet et lit : « C’est fini ! je suis arrivée où j’en voulais venir. Mon cœur est tout changé, et il n’y a plus de retour possible. Adieu peut-être pour toujours. » Il faillit en mourir, mais il n’en mourut pas ; il commençait à la connaître.

Quelques années plus tard, il fait campagne en Hongrie. Il passe ses nuits sans dormir et ses jours sans manger ; il se ronge de soucis, il travaille, il peine, il ruine sa santé ; il y va du salut de la Pologne. Quelle sera sa récompense ? Il se promet, il ose se flatter de revoir Astrée dans la saison « où les nuits sont les plus longues. » Espérance téméraire, vœu indiscret, qu’elle a mal accueilli. Il se résigne : « Je crois comprendre, d’après vos lettres, que c’est contre votre tempérament, et que vous devez vous faire violence à cet égard. J’aime mieux alors faire le sacrifice de mon grand plaisir, en vous épargnant la moindre peine. J’y renonce donc et m’en fais la promesse à moi-même. » Et il répète son antienne : « Je me contenterai de baiser en imagination, comme je fais maintenant, tous les charmes d’un corps adoré. » Après tout, ne le plaignons pas trop : il exagérait les cruautés d’Astrée, elle ne disait pas toujours non : elle lui a donné douze enfans.

Les Polonais ont raison d’affirmer qu’il fut sous le charme jusqu’à la fin. On avait dit de Marie de Gonzague qu’elle conduisait son roi « comme un petit Éthiopien son éléphant. » Marysienka mena toujours son lion en laisse ; il protestait, tirait sur la corde, il ne la rompit jamais. Il est également certain qu’elle possédait plus que toute autre femme le talent de diminuer, de rapetisser les hommes qui avaient l’imprudence de l’aimer. Incapable de tout mouvement généreux, la cupidité était sa passion dominante. Elle avait été élevée à bonne école. Marie, sa protectrice, qui l’avait débourrée et façonnée, était très âpre au gain et, en prenant possession de son royaume, n’avait songé tout d’abord qu’à se garnir les mains. Mais Marie était une Gonzague ; elle avait une de ces âmes fortes et étoffées, qu’ennoblissent les grandes situations et les grandes adversités. A l’heure des épreuves suprêmes, quand la Pologne, envahie de toutes parts, « nageait dans le sang et qu’on ne tombait que sur des corps morts », sa reine lui donna l’exemple des résistances désespérées, qui préparent les revanches. Marysienka n’avait aucune vocation pour le métier d’héroïne ; elle n’aima jamais que Marysienka, elle l’aima tendrement, et passa sa vie à se faire du bien.

Avant d’être reine, son rêve était de s’enrichir en un tour de main, de rendre à Louis XIV des services assez sérieux pour qu’il les payât d’un tabouret, et de retourner bien vite en France après avoir repris le marquisat d’Époisses aux mains rapaces du grand Condé. Louis XIV l’avait jugée : « Je vous avoue, écrivait-il le 17 juillet 1669, que la manière d’agir de la grande maréchale, qui est née ma sujette, et qui m’a très fort tenu le pied sur la gorge dans l’absolu besoin qu’elle voyait ou croyait que j’avais de son mari, et toutes ses indiscrètes, imprudentes et audacieuses expressions me sont demeurées dans l’esprit et dans le cœur… Je ne puis ôter de ma mémoire les belles paroles que cette femme disait à M. l’abbé Courtois : Point d’abbaye, point de quartier ! Point d’Époisses, point de quartier ! point de telle autre chose, point de quartier ! » Devenue reine, elle n’aura que de médiocres ambitions, et les misères passeront toujours avant le reste. Lorsqu’on traite avec l’ambassadeur de France, Sobieski expose ses besoins et ses désirs : il demande qu’on lui fournisse des subsides pour en finir avec le Turc, qu’on lui assure l’alliance de la Suède contre le Brandebourg, qu’on l’aide à recouvrer les provinces perdues. Que demande Marysienka ? Elle exige qu’on fasse son père duc et pair, qu’on donne un régiment à son second frère, le comte de Maligny, qu’on chasse de la maison du marquis d’Arquien un domestique allemand qui le vole. Voilà sa politique étrangère. En ce qui concerne l’intérieur, elle ne s’occupe que « des revenans bons, des parties casuelles » sur lesquelles peuvent compter les reines de Pologne ; elle achète, elle revend, elle marchande, elle trafique, et ses grandeurs ne lui servent qu’à faire prospérer ses négoces et ses usures.

Petit cœur, petit esprit, cerveau de petit volume, elle a le culte de son moi, et son moi est fort petit. Il ne lui est jamais venu à l’idée qu’elle avait épousé un grand homme et que les grands hommes sont nés pour donner au monde de grands spectacles. Elle attendit que Sobieski fût roi pour se douter qu’il était quelqu’un et se décider à le prendre au sérieux ; encore n’y paraissait-il guère. Aussi vaniteuse que cupide, elle avait la prétention de tout savoir ; peu s’en fallait qu’elle ne donnât au vainqueur de Chocim des leçons de stratégie. Il a délivré Vienne et son nom est dans toutes les bouches ; elle le traite de haut en bas, épilogue sa conduite, le gronde, le chicane : « Je suis malcontente de vous ». Il a la candeur de se justifier : « Je me tue, pauvre malheureux, à déchiffrer moi-même vos lettres, pensant y trouver quelque chose d’aimable, d’agréable, de consolant ; rien ! Tout ce que je fais est mal ; tout ce que je ferais serait mal toujours. » Et il s’obstine à l’aimer, et il se console en pensant qu’il la reverra dans la saison où les nuits sont les plus longues.

Tout cela est certain, avéré, et pourtant, le livre de M. Waliszewski en fait foi, il n’est pas vrai de dire qu’une fatale rencontre a décidé de la destinée du grand Sobieski, qu’une femme perverse et médiocre l’a perdu ; il s’est perdu lui-même, son malheur était en lui. Si Marie de Gonzague n’avait pas eu la fâcheuse idée d’emmener en Pologne, dans ses bagages, une petite fille de quatre ans, selon toute apparence, la destinée de Jean III n’eût pas été sensiblement différente, et rien ne prouve que son règne eût fait époque dans l’histoire de son pays. Marysienka ne l’a point corrompu ; il y avait de la pourriture dans ce fruit, ce n’est pas elle qui l’y a mise : « Ils étaient faits l’un pour l’autre, dit M. Waliszewski. Ils se complétaient, avec des qualités et des défauts inégaux, dissemblables, mais concordans, des affinités morales évidentes. » Ils ont passé leur vie à se quereller, un instinct secret les rapprochait. Peut-être l’eût-il moins aimée s’il n’avait retrouvé en elle ses infirmités et ses misères.

Il ne la connaissait pas encore lorsque, adolescent, il désespérait sa mère par ses folies. Homme fait, il aura de brusques élans et de brusques défaillances, de sublimes départs et de déplorables retours. D’un jour à l’autre on ne le reconnaît plus. Nature molle, esprit flottant, ce qui lui manqua toujours ce fut la tenue, la consistance du caractère, la volonté. Après avoir passé trois mois dans les camps, il annonce à Astrée qu’il entend se reposer et s’amuser un peu, que, quittant ses soldats, qu’on laissait sans solde et sans pain, bravant les intempéries de la saison et l’insécurité des routes, il traversera toute la Pologne pour la revoir, et il lui donne rendez-vous à Bromberg : « Si je suis encore digne de vos caresses, c’est le moment de me le montrer ; car, si je devais éprouver encore une déception, elle serait la dernière. Je rendrais alors à une autre que vous toutes mes pensées, tout mon amour et ce qui me reste d’une santé déjà ébranlée, — non à une créature, certes, je n’en trouverais pas d’aussi désirable, mais à une maîtresse qui, elle du moins, a récompensé jusqu’à présent les efforts que j’ai faits pour la conquérir. Elle s’appelle : la gloire. Choisissez, madame, et voyez s’il vous plaît de conserver votre Céladon. » Elle ne craignait pas que la gloire le lui prit, elle était sûre qu’il lui reviendrait, qu’il avait à de certains jours l’imagination épique, que cela ne tirait pas à conséquence, qu’il ne songeait le lendemain qu’à jouir de la vie, que cet oiseau de vol haut, mais inégal, après avoir pointé vers le ciel, redescendait bien vite dans les régions basses, où il respirait à l’aise. Elle ne les quittait pas, elle savait qu’il viendrait l’y rejoindre, qu’elle et lui étaient gens de revue.

Héros doublé d’un sybarite et tour à tour le plus entreprenant, le plus actif ou le plus indolent des hommes, il eut de grandes inspirations, il n’eut jamais l’esprit de devoir, et il sacrifia souvent les intérêts de l’État à son repos et à ses plaisirs. En 1682, le vice-chancelier de Lithuanie l’ayant dérangé dans une partie de chasse pour débattre avec lui des affaires pressantes, il s’échappe, il s’enfuit, se cache derrière des buissons et finit par éconduire le trouble-fête en lui criant : « Aujourd’hui je ne donne audience qu’à mes chiens. » Il avait de gros goûts. Il a dit un jour : « Rien n’est vraiment nôtre en ce bas monde que ce que nous mangeons. » Astrée lui écrivait : « Vous êtes malade parce que vous buvez trop ; je n’ai que trop bon souvenir de vos hoquets d’ivresse. » Comme elle, il aimait beaucoup l’argent et les trafics lucratifs ; comme elle, il ne méprisait point les petits gains, et il n’avait aucune répugnance pour les marchandages et pour les manœuvres louches. Quand il se retira dans la maison de campagne de Willanow, où il termina ses jours, il eut pour commensaux ordinaires un jésuite, qui couchait au pied de son Ut, et un spéculateur en biens domaniaux, qui ne quittait pas son antichambre. Marysienka n’avait pas épousé un idéaliste ; ce mari et cette femme avaient beaucoup d’idées communes, et, dans l’habitude de la vie, ils s’entendaient facilement, ils parlaient la même langue.

Non, ce n’est pas une femme qui a perdu Sobieski. S’il a manqué sa vie, il faut s’en prendre à ses penchans naturels, aux fatalités de son caractère et plus encore aux mœurs politiques de son temps, à la société où il a vécu et qui lit son éducation. « L’homme, comme son entourage, dit M. Waliszewski, tenait du gouvernement de son pays, de l’air qu’on y respirait, atmosphère de licence, saturée de parfums troublans et mortels, poisons que l’on boirait jusqu’à la mort. Ils étaient trop beaux, trop heureux, ces szlachcice polonais en leur insouciante indépendance, en leur fière royauté de citoyens dominant une ombre de pouvoir souverain et un néant d’âmes esclaves, bétail de corvée ! Ils étaient trop heureux pour vivre. » Ne relevant que de leur épée, ces mortels privilégiés n’avaient d’autre règle de conduite que leurs intérêts, leurs fantaisies et le dérèglement de leurs passions. Ils auraient cru déroger s’ils avaient sacrifié à qui que ce fût la moindre parcelle de leur liberté. Grâce au liberum veto, le plus petit d’entre eux tenait dans sa main les destinées de son pays, et leur unique souci était la crainte que le souverain qu’ils avaient élu ne devînt assez puissant pour les incommoder et les gêner. Ils étaient « des anarchistes d’en haut » ; on les appelait aussi « les fous de Dieu, qui prenait soin de les conserver ».

Sobieski avait sucé cette folie avec le lait. On lui avait enseigné qu’un noble polonais n’a la fierté sauve que lorsqu’on n’attente pas k son indiscipline et que son roi n’est qu’une ombre, et quand les fous lui offrirent une couronne, il leur témoigna sa reconnaissance en leur promettant qu’il ne serait qu’une ombre de roi. Il aurait voulu pourtant faire de grandes choses, reprendre Kamieniec au Turc, Kœnigsberg au Prussien ; mais il avait une mauvaise armée, et son armée était mauvaise parce qu’il répugnait aux Polonais d’en avoir une meilleure et que les diètes refusaient les fonds ; étaient-elles disposées à en donner, on trouvait des expédiens pour les dissoudre. Il aurait dû changer les institutions, réformer le gouvernement. Il y pensa, mais il avait savouré dès son jeune âge les délicieux plaisirs de l’anarchie, la joie qu’éprouve un Polonais à n’être pas gouverné, et peut-on réformer des abus qui ont fait les délices de votre jeunesse ? Cet anarchiste couronné se résigna bientôt à ne rien changer ; il laissa Kamieniec au Turc, Kœnigsberg au Prussien ; il découvrit qu’il était né indolent, et que si le premier degré du bonheur est de faire de grandes choses, le second est l’indifférence. Dans ses derniers jours, comme on l’engageait à écrire son testament, il répondit : « A quoi bon ? Que le feu dévore la terre après ma mort ou que le bœuf en mange l’herbe, que m’importe ? » Il devait finir ainsi, et Marysienka n’y fut pour rien. Et cependant, tout compté, tout rabattu, si Marysienka avait eu un grand cœur et un grand esprit, si la conscience du grand Sobieski lui était apparue sous les traits de la femme qu’il aimait, si une voix dont la musique l’ensorcelait lui avait prêché la repentance, les vertus austères et les nobles ambitions, que sait-on ? cet incurable eût peut-être guéri. Il y a des exemples de guérisons miraculeuses. Un médecin me disait : « Je ne condamne personne depuis qu’un malade que je tenais pour mort m’a fait la surprise et l’injure d’en appeler. »

Elle est curieuse, elle est triste, cette histoire qu’a si bien contée M. Waliszewski, et comme tous les contes où les vraisemblances sont observées, elle a sa moralité. Elle nous apprend que les maladies qui tuent les peuples ne sont pas celles dont ils se plaignent, mais celles qu’ils aiment jusqu’à refuser d’en guérir.


G. VALBERT.

  1. Marysienka, Marie de la Grange d’Arquien, reine de Pologne, femme de Sobieski, 1641-1716, par M. Waliszewski, 1898 ; librairie Plon.