Librairie Hachette (p. 39-50).
◄  III
V  ►


iv



L e verger était calme à cette heure. Dans une traînée de soleil, des myriades de mouches à miel dansaient en bourdonnant, et des souffles de printemps apportaient, des grands peupliers blancs, une neige légère de duvets argentés, sortes de baisers aériens que s’envoient mystérieusement les arbres à travers l’espace et qui les fécondent.

Marylka, qui avait en vain essayé de pénétrer chez son père, venait d’atteindre le bouquet touffu de jeunes cerisiers chargés de fruits verts, à peine démaillotés de leurs langes, et, s’appuyant à leurs branches ténues, elle les serrait convulsivement avec des sanglots. Non, personne au monde ne l’aimait ; ses seuls amis, c’étaient les arbres, les plantes,… les bêtes… À quoi bon essayer de s’amender, de conquérir l’affection, quand partout elle se heurtait à l’indifférence ou au mauvais vouloir ? Oh ! l’âpre jalousie qui la mordait souvent à la vue de Madia, sa petite sœur, si jolie, si mignonne, blottie tout contre sa mère, la main dans sa main, la joue contre sa joue ; et, quand elle aussi cherchait à s’approcher pour mendier une caresse, on la renvoyait d’une voix indifférente : « Que tu es donc brusque !… tu me marches sur le pied, est-elle sauvage ! On la croirait élevée au fond d’un bois ! » Elle s’en allait alors, les joues empourprées, serrant les poings, méditant des vengeances. Pourquoi était-on si dur,… si indifférent ?… Ne savait-on pas que son âme, à la fois fougueuse et tendre, s’amollissait bien vite à la moindre marque de tendresse !

« Oh !… je suis malheureuse, balbutiait-elle… Mais un jour je m’échapperai, oui !… oui !… et ils verront bien ! »

Tout à coup une ombre glissa sur le gazon, et la silhouette d’un homme de haute taille surgit entre les tilleuls. Effarée, elle se rejeta en arrière en même temps qu’une flamme jaillissait de ses yeux et que la colère faisait trembler ses lèvres, car elle avait reconnu l’intendant.

Il s’approcha d’un air patelin.

« Pourquoi reculez-vous toujours quand vous me voyez, mademoiselle Marie ? et pourtant… c’est votre meilleur ami que vous repoussez… »

Les larmes de la jeune fille s’étaient brusquement séchées.

« Je vous défends d’avancer », dit-elle.

Mais il ne l’écoutait pas.

« Comme vous êtes injuste pour moi ! continua-t-il, et cependant je n’ai d’autre souci que vos intérêts. Mais vous ne voulez pas vous en apercevoir !… Croyez-vous donc que je ne devine pas vos souffrances… et que je ne voie pas, surtout, l’injustice avec laquelle vous traitent votre père, votre mère ? »

D’un geste elle l’avait interrompu.

« Je vous défends de juger mes parents, je vous défends de vous occuper de moi, il n’y a rien de commun entre nous, entendez-vous !… »

La colère mettait une teinte plus sombre dans ses yeux bleus, colorait de rose ses joues si pâles d’ordinaire. Elle semblait grandie, ce n’était plus l’enfant boudeuse ou révoltée de tout à l’heure, mais une femme, avec des gestes fiers de grande dame outragée.

Souvent déjà l’Arménien l’avait poursuivie de ses obséquieuses attentions, mais jamais elles ne lui avaient été plus odieuses qu’en ce jour. Que pouvait-il lui vouloir ? Et le sentiment de sa détresse se faisait bien plus sentir encore. Oh ! n’avoir personne au monde à qui se confier !…

L’intendant, lui aussi, avait blêmi, flagellé par ses paroles méprisantes. Elle n’était pas aussi facile à conquérir qu’il se l’était imaginé d’abord, cette petite fille abandonnée !… À ce moment une troupe d’ouvriers, accompagnée de Voytek, vint à passer. Aussitôt, reprenant son sang-froid et l’expression composée de son visage, il salua respectueusement :

« Vous vous repentirez peut-être un jour d’avoir repoussé mon amitié », dit-il en s’éloignant, tandis que Marylka toute bouleversée s’enfonçait plus avant encore dans le fourré. Ce soir-là, et la journée qui suivit, elle fut introuvable. On sut par Stefanek, toujours fureteur et bavard, qu’elle avait soupé chez un paysan, d’une écuelle de lait et d’une tranche de pain bis. Le reste du temps elle avait sans doute erré dans la campagne pour ne regagner sa chambre qu’à la nuit noire.

Nul, à la maison, sauf peut-être Voytek, ne paraissait se préoccuper de cette boutade. Quant à M. Ladislas, il restait plus que jamais confiné chez lui.

Ces courses vagabondes calmaient le cerveau excité de Marylka, mais, à peine dans son lit, l’agitation reprenait le dessus ; des rêves pénibles troublaient son sommeil : tantôt elle luttait contre les obsessions de l’Arménien ; tantôt, abandonnée de toute sa famille, elle fuyait sur une route longue, dont les pierres aiguës déchiraient ses pieds délicats, tandis que, sur le seuil, son père, le dos courbé, détournait d’elle ses regards. Alors, elle se réveillait avec un sursaut, le front moite, la bouche enfiévrée.

Une nuit qu’elle ouvrait brusquement les yeux, elle vit sa chambre tout inondée de clarté. S’étant vêtue à la hâte, elle courut à la croisée. Le parc entier, baigné par les rayons phosphorescents de la lune, éclatait triomphant. Çà et là, de mystérieuses filtrées faisaient dans la masse sombre des taillis des trouées lumineuses. Le ciel fourmillait d’étoiles, et de lointaines modulations venant de la forêt rompaient seules ce silence enchanté.

Ayant enjambé l’appui bas de la fenêtre, Marylka marcha droit devant elle.

Partout, dans la campagne, les feux étaient éteints. Au clocher de la petite église grecque le timbre sonna douze coups. Jamais Marylka n’avait été seule à cette heure. Une émotion attendrie la pénétra, en même temps que dans son âme impressionnable et mobile une souveraine pitié lui venait pour ces inconscients, ces endormis qui se dérobaient volontairement à un spectacle pareil, en sorte qu’elle éprouvait tout à la fois le désir de crier sa peine, et l’envie de murmurer un hymne d’adoration !…

Une lueur venant de la chambre de son père la frappa.

Il était là, ce père inexorable, à quelques pas d’elle. De quel élan à ce moment toute son âme volait vers lui !… Pourquoi ne dormait-il pas encore ? Souffrait-il, lui aussi ?… Et elle se sentait inquiète, avec un besoin infini de tendresse,… de protection.

Il était là… à quelques pas d’elle… derrière ce rideau de gaze flottante. Elle n’avait qu’à pousser cette porte, il serait bien obligé de la recevoir ! Oh ! comme ses artères battaient ! Par la vitre éclairée on distinguait très bien ce qui se passait à l’intérieur de la chambre.

Dans le fauteuil tourné vers le dehors, M. Ladislas, le front appuyé dans une de ses mains, était assoupi. La flamme vacillante d’une bougie l’éclairait en plein visage… Sur ses traits fatigués, une expression douloureuse planait comme si, durant le repos, toute l’amertume inconsciente de son âme remontait à la surface.

Cette douleur muette bouleversa Marylka et ses yeux se gonflèrent de larmes ; elle fit un mouvement.

M. Ladislas se redressa. Elle vit l’éclair farouche de ses yeux, et une voix qu’elle reconnut pour celle des mauvais jours cria :

« Qui va là ?… Tonnerre !… »

Se faisant toute petite alors, elle murmura :

« C’est moi, père !… Moi, Marylka !… »

Une main nerveuse, d’une blancheur de cire, entrouvrit alors la porte, et la figure irritée de M. Ladislas se pencha vers l’embrasure.

« Pourquoi êtes-vous ici ?… Vous m’espionnez maintenant !… »

Elle se redressa toute pâle, exaspérée de cette ténacité à la mal juger.

« C’est la troisième fois que j’ai essayé de vous voir, mon père, dit-elle d’une voix sourde ; vous me repoussez toujours !… »

Il haussa les épaules, saisit le poignet délicat de l’enfant et l’attira avec violence.

« Est-ce que je ne sais pas que tous ici vous m’espionnez ?… que je vous gêne ?… que vous n’attendez que ma mort pour vivre à votre guise ?… Croyez-vous que je ne voie pas les regards de pitié des voisins, l’air protecteur de l’intendant, et la mine terrifiée de votre mère qui semble clairement dire que la protection de son mari ne lui suffit plus ? »

Un accès de toux le suffoqua pendant quelques instants.

Révoltée tout d’abord par ces reproches, Marylka sentit toute sa colère tomber devant cette preuve de souffrance. Alors, avec impétuosité, elle se jeta à ses genoux, s’empara de ses deux mains, et, les couvrant de baisers passionnés :

« Papa ! papa !… ne soyez pas malheureux !… ne dites pas que vous êtes espionné, abandonné,… qu’on désire votre mort !… Mon père chéri !… Je vous aime, moi, je vous aime de toutes mes forces !… Ne détournez pas la tête de votre petite Marylka. Oh ! je sais que je vous ai fait souffrir, que j’ai été mauvaise, méchante… souvent, mais je ne savais pas,… je ne comprenais pas… et puis j’étais orgueilleuse ; … à présent, je suis toute changée. Oh ! mon père chéri, pardonnez à votre petite Marie. L’autre jour, quand vous avez quitté la table, elle est allée frapper à votre porte… Mais vous ne lui avez pas ouvert !… et depuis elle n’a pas cessé de pleurer, de se désoler !… et elle aussi s’est sentie abandonnée,… désespérée… »

Les sanglots étouffaient maintenant Marylka, elle éclata.

Interdit par cette explosion de fougueuses paroles, M. Ladislas avait essayé d’abord de se raidir contre l’attendrissement, mais la tension avait été trop forte. Son cœur comprimé si longtemps s’amollissait à la fin ; il étendit les bras et étreignit sur sa poitrine ce petit visage ardent, tout sillonné de larmes, qui se blottissait contre lui avec une tendresse passionnée.

« C’est donc vrai que tu l’aimes, ton vieux père ?… » balbutia-t-il, la voix étranglée.

Elle lui jeta un regard exalté, et se coulant tendrement à ses pieds :

« Je serai votre petite fille à vous seul,… murmura-t-elle, vous serez mon père à moi !… nous nous aimerons bien !… »

Alors les yeux de l’ancien insurgé, de l’exilé, du Sibérien, ces yeux qui depuis si longtemps avaient gardé toutes leurs larmes, débordèrent sans contrainte, et longtemps le père et l’enfant mêlèrent leurs sanglots. — Ma fille !… Quelle intonation magique ce mot prenait désormais pour lui !… Et il admirait ce regard sérieux, cette bouche si fière et l’expression de tendresse qui éclairait toute cette franche physionomie. Où donc étaient l’orgueil indomptable, la sécheresse de cœur, et ces défauts sans nombre dont il l’avait accusée ? Une parole de tendresse avait dissipé tout cela !…

À la fin, elle s’essuya les yeux et, le regardant doucement, chuchota d’une voix câline :

« Vous m’avez pardonné ? »

Il la serra plus étroitement. Oh oui ! elle était pardonnée, la chère créature. Comme il s’en voulait donc pas l’avoir comprise plus tôt, attirée à lui, mais désormais elle était bien sienne, sa fille, son trésor que nul ne lui enlèverait jamais !