Librairie Hachette (p. 1-9).
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MARYLKA


I



L e soleil monte, monte dans la grande plaine podolienne, et boit une à une les gouttes de rosée qui perlent aux brins d’herbe du chemin. Il est très joli ce chemin tout étoilé de fleurettes printanières ; un gai ruisseau le côtoie qui va, chantant et sautillant, déverser ses eaux limpides dans un affluent du Dniester, et apporter ainsi son obole à la mer Noire.

Sur la lisière du bois où des lis immaculés se balancent parmi les eaux vertes en chuchotant mystérieusement, une jeune fille de quinze à seize ans s’est hissée entre les branches tordues d’un vieux pommier.

Tout en lisant, elle imprime à l’arbre un mouvement de bascule, en sorte que les taches rondes de soleil vont et viennent sur son visage en se jouant, et éclairent tantôt ses jolis sourcils arqués, tantôt les coins de sa bouche mignonne qu’effleure un inconscient sourire. Le calme est si profond qu’on distingue chaque petit cri d’oiseau, chaque léger battement d’ailes, et jusqu’à la chute des brindilles le long des écorces.

Tout à coup une clameur s’élève au fond de la forêt, mêlée de cris, d’aboiements furieux, qui approchent, grandissent,… puis… un brusque froissement parmi les feuilles sèches,… une trouée dans le buisson… et on voit apparaître une femme hagarde, misérable, la face maculée, les paupières sanglantes. Durant l’espace d’une seconde elle s’arrête, pareille à une bête traquée, et semble écouter, mais vite elle reprend sa course affolée. Bientôt après, quatre ou cinq rudes gaillards armés de pieux, accompagnés de leurs chiens, débouchent également du fourré, s’arrêtent, s’orientent, puis s’engouffrent à leur tour dans le fouillis de verdure.

Tapie dans sa retraite, la jeune fille n’a pas poussé un cri. Lentement les fougères se redressent une à une, mais on entend à présent des cris de triomphe. Ce sont les traqueurs sans doute qui ont atteint leur proie. Le cœur de la jeune fille se serre, tous ses instincts généreux se révoltent devant la brutalité de cette chasse à l’homme faite là, sous ses yeux, sur ses terres, en plein pays civilisé. Et, comme elle s’élance pour aller au secours de la malheureuse, un petit pâtre vêtu de chanvre surgit soudain :

« On l’a attrapée ! crie-t-il rayonnant.

— Mon Dieu ! qu’avait-elle fait ?

— Volé, tiens !

— Elle était pauvre ?

— Pour sûr ! elle n’a rien.

— Et que va-t-on faire ?

— La battre, té ! quarante, cinquante coups ! devant l’église… Ce sera fameux ! Oh ! j’irai voir, j’irai voir, bien sûr », et il s’éloigne en ricanant.

Tremblante d’indignation, Marylka s’était élancée dans la direction des cris.

À sa vue, la femme, qui se débattait, se mit à pousser des hurlements de joie. Mais au moment où la jeune fille, au risque de se faire écharper, s’était jetée avec intrépidité dans la bagarre, elle sentit une main lui saisir le poignet.

« Monsieur Voytek ! » cria-t-elle en fronçant légèrement le sourcil et cherchant, elle aussi, à se dégager.

Le nouveau venu était un grand jeune homme brun, à la figure ouverte, avec une teinte de mélancolie dans ses yeux très doux. Depuis quelques mois il était fixé dans le domaine afin d’y apprendre la pratique de l’agronomie. Sans doute il revenait d’une longue tournée à travers champs, car ses hautes bottes étaient couvertes de poussière. D’une voix brève il secoua les paysans, qui s’esquivèrent tout penauds, et commanda à la paysanne d’aller l’attendre plus loin. Se tournant ensuite vers la jeune fille :

« Quelle imprudente vous êtes, mademoiselle Marie ! Savez-vous que ces hommes étaient ivres ? ils auraient pu vous blesser. »

Elle lui jeta un regard farouche.

« Eh bien !… Qu’importe ? dit-elle.

— Mais vous ne songez pas au chagrin que cela aurait fait à votre père, à votre mère…

— Mes parents !… » et elle éclata d’un mauvais rire… « Si vous saviez comme ils s’inquiètent peu de moi !… Pourquoi, du reste, chercherais-je tant à plaire aux autres, quand tout le monde se met toujours contre moi !

— Je crois, fit-il doucement, que vous vous exagérez les choses,… et puis, pour se faire aimer, il faut commencer par aimer beaucoup soi-même,… l’amour attire l’amour, il soulèverait des montagnes !

— Bah ! Vous croyez ? Mais d’abord… mes parents s’entendent à peine entre eux !… comment voulez-vous qu’ils s’entendent avec moi !… Mon père est toujours malade, préoccupé de ses affaires, et, quant à ma mère, elle aime exclusivement ma petite sœur ; je ne compte donc pas pour eux, ni pour personne d’ailleurs. Aussi je fais ce qu’il me plaît sans m’inquiéter jamais des autres. »

Une expression presque dure avait assombri son joli visage.

« On vous a sans doute beaucoup choyé dans votre enfance, vous ?… Mais tout le monde n’a pas ce bonheur ! »

À son tour le front du jeune homme s’était assombri.

« J’ai perdu mes parents tout jeune, dit-il, et c’est chez un oncle que j’ai été élevé. »

Elle rougit très fort. Comment avait-elle pu oublier les bruits qui avaient couru lors de l’arrivée de Voytek dans le domaine ? n’avait-on pas raconté que sa mère l’avait abandonné tout petit pour fuir à l’étranger et que son père en était mort de chagrin ?

Pour cacher son trouble, elle courut après sa jument qui broutait des pousses de noisetier et sauta légèrement sur son dos.

« Comment ! s’écria-t-il étonné, vous montez sans selle ?

— Oh ! moi, je monte de toutes les manières, dit-elle malicieusement, même à califourchon, ne vous en déplaise ; mais, rassurez-vous, quand je suis en vue du domaine, je reprends tout de suite ma tenue correcte, absolument comme les femmes du pays de ma nourrice qui, n’étant vêtues que d’une chemise et d’un tablier de laine rouge, quand elles vont au château mettent le tablier devant elles, et quand elles s’en retournent le placent en arrière ; de cette façon elles ne choquent l’œil de personne. »

Elle riait en racontant cette malice, et son visage avait repris une enfantine sérénité.

Égayé par sa bonne humeur, Voytek s’était mis à rire également. Combien il la préférait ainsi !… mais, pour la plupart du temps, c’est sombre et révoltée qu’il la voyait.

« Savez-vous, lui dit-il, que souvent, en vous regardant, un vers de Slowacki me revient à la pensée ? »

Elle se pencha intéressée.

 « Oh flot !… flot infidèle, et pourtant si fidèle ! »

« Oui, dit-elle mélancoliquement, vous avez raison ! Je suis à la fois changeante et immuable ! Je me sens à certains jours des besoins d’indépendance, de liberté ; je voudrais avoir des ailes pour m’enfuir au bout du monde, tout voir, tout connaître, et cependant, ajouta-t-elle un peu pensive… s’il s’agissait seulement de quitter notre chère maison, je crois qu’il faudrait m’en arracher de force !… Pourquoi suis-je comme cela, dites ? »

Et elle l’interrogeait de ses jolis yeux, d’un bleu changeant, eux aussi, comme les reflets de l’eau, et tour à tour tristes à mourir ou pétillants de malice.

Mais, brusquement, elle avait donné un léger coup de gaule à sa jument ; l’animal se cabra, et elle s’élança à travers la forêt.