Marxisme contre dictature/Texte entier


ROSA LUXEMBOURG


MARXISME
contre
DICTATURE


CENTRALISME
ET DÉMOCRATIE
MASSE et CHEFS
Liberté de la critique
et de la SCIENCE



SPARTACUS
Cahiers mensuels
Directeur : René LEFEUVRE
15, Rue de la Huchette - PARIS-5e


MARXISME
contre
DICTATURE




La brochure de Rosa Luxembourg, que nous reproduisons ici, a été publiée aux éditions du Nouveau Prométhée en 1934 et son tirage rapidement épuisé. Il nous était impossible de retrouver les originaux allemands ou russes d’où étaient traduits les articles que nous publions, et nous tenons à remercier l’éditeur W. Epstein, qui a autorisé cette édition, et Lucien Laurat, qui nous permet la reproduction des textes qu’il réunit et préfaça. Nous déférons à son désir en publiant son avant-propos de 1934, qui garde toute sa valeur, et que nous augmentons d’une préface qui souligne l’évolution des hommes et des choses au cours des événements politiques et sociaux qui ont bouleversé le monde dans les dernières années. Sp.

Cette nouvelle édition, douze ans après la première, réclame une nouvelle préface. Les événements que nous avons vécus depuis 1934, date de la première édition, corroborent dans leur ensemble la thèse centrale exposée par Rosa Luxembourg et selon laquelle léninisme et réformisme[1], si opposés qu’ils paraissent l’un à l’autre, ont cette tendance commune à traiter les travailleurs comme de la pâte à pétrir. L’un et l’autre conduisent à la dictature d’un «  chef  » investi d’un pouvoir discrétionnaire et imposant à la masse sa volonté absolue, en un mot à ce qu’on appelle aujourd’hui le totalitarisme. Rosa Luxembourg en a discerné les germes voici plus de quarante ans, et c’est au nom du marxisme qu’elle dénonce ces aberrations si foncièrement contraires à l’esprit socialiste. Nous ne savons comment qualifier l’obstination que mettent certains auteurs, de M. François Mauriac à Georges Izard, à identifier le marxisme avec le totalitarisme. Ils semblent ignorer que tous les grands théoriciens marxistes de renom international : Kart Kautsky, Émile Vandervelde, Rodolphe Hilferding, Karl Renner, Georges Plekhanov — et nous en passons — dénonçaient tout autant que Rosa Luxembourg la doctrine totalitaire de Lénine comme absolument contraire aux principes du marxisme.

La publication de cette brochure s’imposait en 1934 pour fournir aux socialistes attachés à la démocratie des armes contre les deux courants totalitaires de notre époque : le révolutionnarisme verbeux imprégné d’esprit dictatorial et le révisionnisme sans principe ni retenue qui se traduisait à l’époque par la formule : « Ordre, autorité, nation ». Le porte-parole du premier courant, M. Jean Zyromski, a aujourd’hui rejoint le bercail du totalitarisme stalinien ; celui de l’autre tendance, M. Marcel Déat, a évolué vers le totalitarisme hitlérien. Rien n’illustre mieux la parenté de ces deux extrêmes que l’aventure de Jacques Doriot. Léniniste cent pour cent jusqu’à 1934 (qu’on se souvienne du 9 février !) et chef du parti communiste aux côtés de M. Maurice Thorez, il ne prévoyait assurément pas, en rompant avec le stalinisme et en se mettant au service de Hitler, qu’il se retrouverait un jour d’accord avec son ancien camarade et rival, l’un et l’autre travaillant, de 1939 à 1941, pour la défaite de la démocratie et de la France, puisque leurs patrons respectifs avaient conclu un pacte d’amitié.

Il y a une magnifique continuité de vues dans l’œuvre de Rosa Luxembourg. En insistant sur la nécessité absolue de l’activité propre des masses laborieuses dans leur lutte pour le socialisme et sur l’inversion des rapports entre les dirigeants et la masse à l’encontre de ce qui s’était passé dans la révolution bourgeoise, Rosa Luxembourg dénie aux chefs le droit d’imposer leurs vues à la masse par le mensonge, par la contrainte et par la terreur. À ceux qui voudraient insinuer qu’elle aurait changé d’avis à la fin de sa carrière de militante, nous rappellerons sa brochure de septembre 1918 sur la révolution russe, où elle critique âprement la suppression des libertés publiques par le bolchevisme, et le programme de Spartacus rédigé par elle quinze jours avant sa mort, où l’on trouve ce passage significatif :

« La révolution prolétarienne n’a pas besoin de terreur pour atteindre son but, elle a le meurtre en haine et en horreur. Elle n’a pas besoin de ces moyens de lutte parce qu’elle ne combat pas contre les individus, mais contre les institutions, parce qu’elle n’apporte pas dans l’arène de naïves illusions dont la perte doive être vengée dans le sang. »

Le bolchevisme a fait exactement le contraire. Depuis la première édition de cette brochure, la terreur n’a cessé de s’aggraver en Russie. Après avoir « liquidé » mencheviks et socialistes-révolutionnaires, la terreur stalinienne a exterminé toute la vieille garde léniniste. Les procès infâmes qui se déroulèrent à partir du mois d’août 1936, coûtèrent la vie à Zinoviev, Kaméniev, Tomsky (qui parvint à se suicider), Préobrajensky, Piatakov, Boukharine, Rykov, pour ne citer que les principaux. Et, en août 1940, Trotsky lui-même fut assassiné à Mexico. Il ne reste plus personne des compagnons d’armes de Lénine. Le totalitarisme triomphe dans toute sa hideur, la population de la Russie tout entière est réduite en esclavage.

Ne laissons pas déplacer les responsabilités : c’est le marxisme qui a dénoncé dès le début, dès 1904, les germes de cette évolution néfaste — l’étude ci-après de Rosa Luxembourg le prouve — et ce sont les plus grands marxistes du XXe siècle, ceux dont nous citions les noms tout à l’heure, qui estiment que le bolchevisme n’a rien à voir avec le marxisme. On nous permettra de juger qu’en cette matière la compétence des Kautsky, Vandervelde, Hilferding, etc., est supérieure à celle de M. François Mauriac et de Georges Izard.

Aux yeux de Rosa Luxembourg comme de tous les marxistes, c’est la masse organisée, éclairée et se disciplinant elle-même dans son organisation politique, qui est la force motrice de la lutte pour le socialisme. Rosa Luxembourg se méfie à juste titre des masses inorganisées, des suiveurs, de ceux qui se contentent de déposer tous les quatre ou cinq ans leur bulletin de vote dans l’urne et qui, dans l’intervalle, se désintéressent de la vie publique[2]. Aussi blâme-t-elle les députés réformistes[3] de vouloir « s’émanciper du contrôle et de l’influence des organisations du Parti » et d’« en appeler à la masse électorale amorphe et inorganisée ». Sur ce point encore, réformisme et bolchevisme sont frères jumeaux, l’un et l’autre préférant une masse de suiveurs à une masse consciente : tandis que les « révolutionnaires professionnels » du léninisme spéculent sur cette masse amorphe pour l’entraîner, souvent par des slogans mensongers, dans des actions violentes, les réformistes professionnels du bernsteinisme voient dans cette même masse la matière première rêvée pour leurs campagnes électorales, au cours desquelles ils n’énoncent pas précisément des vérités pures et profondes.

Les réactions aveugles de ces masses incultes, qu’elles se manifestent sur le plan insurrectionnel ou sur le plan électoral, peuvent mettre la démocratie en péril et préparer le lit du totalitarisme : on l’a vu dans l’Allemagne de 1932-1933, où l’assaut de ces masses frustes et désespérées, embrigadées par les nazis et par les communistes pour leur action à la fois parlementaire et extraparlementaire, finit par avoir raison de la République de Weimar.

Dans la France d’aujourd’hui, sur laquelle plane toujours la menace totalitaire, et dans d’autres pays européens encore, la question se pose sous un autre jour qu’à l’époque où Rosa Luxembourg écrivait les études qu’on va lire. Le fonctionnement de nos institutions depuis la libération, et notamment la loi électorale, soustraient les députés au contrôle des électeurs et font des partis des organismes plus ou moins affranchis de la volonté du corps électoral, auquel le système des listes rigides ne permet pas de désigner lui-même ses représentants. Il pourrait sembler à l’observateur superficiel que les critiques formulées aujourd’hui contre ce système traduisent des préoccupations semblables à celles des bernsteiniens allemands, des turatistes italiens et des jauressistes français, que Rosa Luxembourg combat dans cette brochure (p. 39.)

Mais en examinant cette question de plus près, on observe des différences sensibles entre la situation d’alors et celle d’aujourd’hui. Les partis que Rosa Luxembourg avait en vue étaient démocratiquement organisés, les tendances s’y affrontaient librement et leurs adhérents pouvaient se déterminer et décider de la politique à suivre en pleine liberté et en entière connaissance de cause. Ces conditions ne sont pas données dans certains partis ouvriers de la période 1944-1946. Ne pouvant manifester leur opposition au sein de leur parti en raison de sa structure totalitaire, beaucoup de militants organisés ne peuvent plus exprimer leur réprobation qu’en leur qualité d’électeurs — le referendum du 5 mai l’a démontré pour la France. La liberté de décision de la masse des électeurs apparaît ici comme correctif indispensable aux penchants et méthodes totalitaires des partis.

D’autre part, dans des périodes troubles, surtout après une guerre, l’afflux massif d’éléments novices dans les partis abaisse la maturité et le niveau intellectuel de ces derniers : on l’avait déjà vu lors de la scission de Tours (1920) et au lendemain de mai-juin 1936, et nous constatons aujourd’hui le même phénomène. Les adhérents de la dernière heure n’acquièrent pas la maturité nécessaire au moment où l’on colle les timbres sur leur carte toute neuve : même organisés, ils conservent pendant quelque temps les réactions aveugles et irréfléchies qui caractérisent la masse amorphe et inorganisée.

Rosa Luxembourg se méfiait à juste titre de la grande masse inorganisée des suiveurs, dont l’ignorance était la base, la contrepartie, voire la justification des conceptions totalitaires professées par les léninistes et par les réformistes quant aux rapports entre la masse et les chefs. Un troupeau aveugle et ignare a évidemment besoin d’un berger et d’un chien, que celui-ci s’appelle Guépéou ou Gestapo. Cette méfiance manifestée par Rosa Luxembourg à l’égard de la masse amorphe est toujours de mise. Mais il y a aujourd’hui un fait nouveau : une partie importante de cette masse amorphe de suiveurs a cessé d’être inorganisée, elle est embrigadée dans des partis totalitaires d’obédience fasciste ou bolcheviste. Encasernée et encellulée, elle y suit aveuglément les mots d’ordre les plus stupides et les plus contradictoires, se complaît dans l’adoration béate d’un « fils du peuple » ou d’un « père des peuples » et ne discute jamais les consignes données.

Ce fait nouveau que Rosa Luxembourg n’a pas pu connaître puisque les précurseurs des nazis l’assassinèrent en janvier 1919, devrait solliciter toute l’attention des militants de nos jours et les inciter à y réfléchir. Dans cette brève préface, nous nous bornons à le signaler purement et simplement, en indiquant toutefois que cette analyse devrait expliquer avant tout pourquoi une fraction si considérable des masses populaires de nos jours consent à se dépouiller de toute dignité humaine en se prosternant devant des « chefs ». À notre avis, l’explication de ce phénomène devra être recherchée dans les modifications qu’a subies la structure sociale du monde du travail au cours des dernières décades, notamment par suite de la guerre de 1914, de la crise de 1929 et de la dernière conflagration mondiale.

L’observation de la réalité nous oblige ainsi à constater que la dialectique de l’histoire a renversé, sur ce point, la position de Rosa Luxembourg quant aux rapports entre la masse organisée dans les partis et la masse inorganisée. Dans la mesure où les partis ont une structure totalitaire et où leurs adhérents acceptent cette structure et s’en accommodent, la masse organisée tombe au niveau de la masse amorphe qui reste en marge de l’organisation, et les organisés perdent le droit de prétendre à la prééminence sur les inorganisés.

La France et l’Europe ne sont pas encore à l’abri d’une nouvelle expérience totalitaire. Après la défaite du totalitarisme fasciste, un autre totalitarisme nous menace. Mais la démocratie et les partis qui s’en réclament réellement et sincèrement ne pourront résister avec succès à cet autre péril totalitaire que s’ils commencent par extirper les dernières traces du virus totalitaire en leur propre sein, et par s’interdire toute compromission avec les ennemis de la liberté. Et si l’on nous dit que le parti communiste est « quand même » un parti ouvrier, nous répondrons que le parti nazi lui aussi s’intitulait « parti ouvrier » et qu’il comptait même des millions d’ouvriers authentiques dans ses rangs, des ouvriers authentiques mais égarés, comme ceux du parti communiste. Et pourtant aucun parti se réclamant du socialisme n’aurait jamais songé à envisager l’unité avec les nazis. Par contre, le Parti communiste allemand a réalisé plus d’une fois le front unique avec les hitlériens… contre la social-démocratie au pouvoir. L’aurait-on oublié ?

Paris, juin 1946.



MARXISME
RÉFORMISME et LÉNINISME


PRÉFACE À LA PREMIÈRE ÉDITION


Il est des écrits dont l’actualité augmente à mesure qu’ils vieillissent. Les trois études de Rosa Luxembourg que nous avons rassemblées dans ce petit volume sont de ce nombre.

La première : Questions d’organisation de la social-démocratie russe, date de 1904 ; la deuxième : Espoirs déçus, fut publiée à la même époque, tandis que la troisième : Liberté de la critique et de la science, parut à la fin de 1899, voici trente-cinq ans.

Pourquoi avons-nous cru nécessaire de soumettre ces « vieilleries » au public socialiste de 1934 ?

Dans la société présente, bouleversée par les séismes des vingt dernières années, grandit une jeunesse ardente et inquiète, rongée par un « mal du siècle » qui rappelle sur bien des points celui dont Alfred de Musset dépeignit, il y a cent ans, l’évolution et les symptômes. Cette jeunesse ne se résigne pas à expier les fautes de ses pères. Ce n’est pas elle qui a rendu notre monde si inhabitable, ce n’est pas elle qui a construit cette société qui fait de son existence une chaîne ininterrompue de privations matérielles, de déceptions intellectuelles et de souffrances morales. Elle veut que « cela change » et s’apprête à monter à l’assaut de la forteresse sociale appelée capitalisme, déjà minée, mais encore redoutable.

La fraction la plus consciente de cette jeunesse se groupe déjà sous les bannières socialistes. Elle connaît le but qu’elle veut atteindre, et de nombreuses brochures lui permettent de se familiariser rapidement avec les idées essentielles du socialisme scientifique. La leçon de choses de la crise actuelle lui facilite la compréhension des objets socialistes. Elle sait donc bien ce qu’elle veut, mais elle sait beaucoup moins bien comment elle doit le vouloir. Cette tare, elle la partage d’ailleurs avec la plupart des militants adultes : les divergences sur les méthodes à employer sont loin d’être liquidées dans l’Internationale Ouvrière.

Les divergences sur les méthodes portent avant tout sur la conquête du pouvoir, la démocratie et la dictature, la légalité et la violence ; et ces discussions sont si passionnantes que bien des socialistes en oublient de réfléchir sur un problème apparemment secondaire, d’aspect plutôt sobre et partant rébarbatif : la question de la forme de l’organisation prolétarienne.

Beaucoup de socialistes, surtout les jeunes, tendent à croire qu’il n’y a aucun rapport entre la doctrine socialiste et l’organisation socialiste, que cette dernière ne dépend, sans aucune considération de doctrine, que des besoins tactiques et stratégiques du moment. L’on s’imagine qu’on peut resserrer l’organisation socialiste au point de la militariser sous l’égide d’un comité occulte et de transformer le Parti tout entier en une vaste caserne.

Les articles de Rosa Luxembourg recueillis dans ce volume détromperont ceux qui pensent ainsi.

À leur lecture, on se rendra compte que la question d’organisation, si éloignée qu’elle paraisse à première vue de toute considération de doctrine, se lie intimement à l’ensemble des idées du socialisme scientifique.

La fameuse phrase de Marx : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » n’est pas une simple formule destinée à l’agitation. Elle renferme la quintessence de ce qui distingue le socialisme scientifique du socialisme utopique : personne, nul philanthrope et nul dictateur — si excellentes que puissent être leurs intentions — ne peut offrir le socialisme aux travailleurs sur un plateau. Ils doivent le conquérir eux-mêmes, et pour le conquérir, le courage et la bravoure ne suffisent pas, ni la croyance aux promesses socialistes d’un programme démagogique (il y eut, parmi ceux qui portèrent Hitler au pouvoir, d’innombrables gens qui prenaient au sérieux le national-SOCIALISME !) ; au courage et à la bravoure doivent se joindre, non la croyance et la mystique, mais le savoir et l’éducation. Tant que la grande masse n’aura pas ce savoir et cette éducation, elle pourra faire autant de révolutions que l’on voudra, ces révolutions ne seront pas socialistes et n’aboutiront pas au socialisme, même si des socialistes les dirigent.

C’est en partant de ces considérations, qui sont l’A.B.C. du marxisme, que Rosa Luxembourg tire ses conclusions pour ce que doit être l’organisation socialiste. Cette organisation doit être susceptible de développer au maximum la conscience socialiste des travailleurs et leur permettre de s’instruire par l’expérience de leurs luttes. Cela implique au sein du Parti (tout cela vaut évidement aussi pour le mouvement syndical) un maximum de démocratie. Cependant, le mouvement socialiste a à combattre ; aussi faut-il que la démocratie coexiste avec une centralisation suffisante de l’action avec une discipline sans laquelle aucune action concertée n’est possible. Mais la centralisation et la discipline ne peuvent se concevoir que sur la base de la démocratie la plus large ; sans cette démocratie, le premier imbécile venu pourrait se sacrer lui-même « chef historique de la révolution mondiale », nommer et révoquer des « chefs » — tout aussi « historiques » — du prolétariat des différents pays, et ces chefs nationaux désigner à leur tour des sous-chefs régionaux et locaux sans se soucier le moins du monde de ce qu’en pensent les premiers intéressés : les travailleurs.

L’on voit que la démocratie prônée par Rosa Luxembourg repose sur un fondement bien plus solide que les fameuses « grues métaphysiques » dont se moquait Paul Lafargue. Elle est une condition sine que non de l’efficacité de la lutte de classe prolétarienne et de l’orientation socialiste de cette lutte. Puisque cette lutte ne peut devenir plus efficace et prendre une orientation socialiste de plus en plus consciente que proportionnellement au développement intellectuel des travailleurs, et que ce développement intellectuel a pour condition la liberté de critique et de discussion la plus large, la démocratie s’avère être la base indispensable de l’organisation socialiste.

Ces idées, Rosa Luxembourg les défend à la fois contre Lénine et contre l’aile réformiste de la social-démocratie. Si diamétralement opposées que paraissent les conceptions de Lénine et celles du réformisme, les unes et les autres sont encore imprégnées de cette idée du socialisme utopique de vouloir substituer à l’action propre des travailleurs la tout-puissance d’une élite façonnant et modelant à sa guise la masse des travailleurs comme de la « pâte à pétrir ». Et ceux qui liront attentivement la deuxième étude de cette brochure : Masse et Chefs, n’auront pas de peine à reconnaître, à la lumière de l’analyse de Rosa Luxembourg, que les conceptions léninienne et réformiste des rapports entre la masse et les chefs se rattachent étroitement à la conception bourgeoise.

Nous avons cru utile de joindre aux deux études citées un article où Rosa Luxembourg définit les limites de la liberté de la critique : démocratie n’est pas synonyme d’anarchie. Là encore, le lecteur trouvera des arguments puissants, aussi valables, aujourd’hui contre les « néos » qu’il y a trente-cinq ans contre les amis d’Edouard Bernstein.

Il ne suffit pas d’affirmer et de démontrer scientifiquement une thèse. Il faut la confronter avec la réalité. Depuis que Rosa Luxembourg a écrit ces articles, ses vues sur la question d’organisation ont subi l’épreuve du feu ; Lénine eut l’occasion d’appliquer ses principes pratiquement en Russie.

Après la conquête du pouvoir, en octobre 1917, par le bloc des bolcheviks et des socialistes-révolutionnaires de gauche, les principes d’organisation léniniens furent étendus du Parti aux syndicats, au mouvement coopératif, aux soviets, à l’appareil d’État tout entier. Moins d’un an après la Révolution d’Octobre, les socialistes-révolutionnaires de gauche, alliés de la veille, eurent à subir les mêmes persécutions que les autres partis. Certes, dans cette situation trouble, où le nouveau régime à peine installé avait à faire face aux menaces les plus redoutables, à l’invasion de l’impérialisme allemand et à l’assaut des classes privilégiées déchues, des mesures de rigueur étaient inévitables. Dans sa brochure sur la Révolution russe[4], écrite en septembre 1918, Rosa Luxembourg reconnaît la légitimité des mesures de défense que prit la Révolution encerclée par ses ennemis. Mais elle s’élève contre la suppression de la démocratie, elle stigmatise la confusion des idées et des actes. S’il est inévitable et nécessaire de châtier ceux qui, par leurs actes, mettent le régime en péril, il est inconcevable et pernicieux pour la cause socialiste de vouloir triompher des idées adverses en les étouffant et en jetant en prison ceux qui les expriment. Car le socialisme ne peut être l’œuvre que d’une classe de travailleurs lucides et éclairés et les travailleurs ne peuvent acquérir ces qualités que dans la liberté, qui est toujours « la liberté de celui qui pense autrement ». « Non pas par fanatisme pour la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela, et qu’elle perd son efficacité quand la « liberté » devient un privilège. »

Au cours des années, le « privilège » de la liberté n’était accordé qu’à un cercle de plus en plus restreint de personnes. La guerre civile était terminée, la menace étrangère écartée, les terribles secousses du communisme de guerre et de la famine de 1921 surmontées. Rien ne justifiait plus les mesures d’exception auxquelles Rosa Luxembourg avait accordé dans sa brochure de septembre 1918 la circonstance atténuante de la fatalité historique. Mais loin de s’alléger, la dictature s’appesantissait de plus en plus sur les classes laborieuses. En pleine guerre civile, les différentes tendances socialistes non bolcheviques avaient encore le droit, précaire mais effectif, de participer aux élections aux soviets ; Martov, leader des mencheviks, était membre du soviet de Pétrograd, et la revue L’Internationale communiste publia même, en 1920, un discours qu’il y prononça. Depuis 1927, même des communistes non conformistes se réclamant du « léninisme », mais l’interprétant autrement que Staline, en sont réduits à choisir entre l’exil, la prison, voire la mort, et la confession extorquée — et partant insincère — de leurs « erreurs et déviations », qui n’est prise en considération que si elle comporte une dose massive de génuflexions et de louanges à l’adresse de la personne du dictateur. Même le droit de se taire ne leur est pas accordé. Il faut qu’ils s’humilient, qu’ils se prosternent devant un homme, s’ils ne veulent s’exposer aux pires persécutions.

Personne ne s’étonnera désormais que, forte de ce qu’elle avait décelé dès 1904 dans les conceptions de Lénine, Rosa Luxembourg ait pu se livrer en 1918, à peine dix mois après la Révolution d’Octobre, à l’impitoyable critique dont nous parlions et dont les prévisions sont aujourd’hui confirmées point par point.

Depuis la mort de Lénine, les tendances corrosives de l’ultra-centralisme dictatorial, dont Rosa Luxembourg avait dénoncé les germes dans son article de 1904 et les pousses dans sa brochure de 1918, s’épanouirent pleinement. La guerre des diadoques se termina par la victoire complète d’un seul, qui réduit aujourd’hui tous les autres à sa merci. Les rapports entre la masse et les chefs — le chef ! puisqu’il n’y en a plus qu’un — sont ceux qui existent entre la « molle argile » et le « génial architecte social ». Les travailleurs n’ont plus aucun droit, et leurs innombrables devoirs se résument en celui de l’obéissance absolue. Le principe selon lequel on peut mentir à la masse, la traiter en enfant « auquel il est loisible de dissimuler la vérité » est aujourd’hui généralement appliqué en U.R.S.S comme dans l’Internationale communiste, sa dépendance.

Il serait évidemment faux de rejeter sur la personne de Lénine la responsabilité de cette néfaste évolution, qui se solde en Russie par une situation économique désastreuse, par l’anéantissement complet de toutes les libertés des travailleurs, et, sur le plan international, par la banqueroute de l’Internationale dite communiste. Ne pouvant détailler ici dans le détail les causes de cette dégénérescence, nous nous bornerons à remarquer que la conception léninienne de l’organisation n’est que l’expression de l’état arriéré économique, social et politique, de la Russie. Cette conception du centralisme dictatorial n’eût jamais pu trouver d’application pratique, et encore moins se matérialiser en une dictature aussi absolue, exclusive et personnelle que celle qui y sévit depuis 1928, si elle n’eût trouvé un sol extrêmement propice dans les circonstances sociales russes, notamment dans le manque de maturité de la grande masse des travailleurs.

Dans les vieux pays capitalistes, les principes d’organisation rigides de Lénine n’ont jamais pu conquérir la majorité des travailleurs organisés. C’est du moment où l’on voulut les imposer par la force aux partis communistes occidentaux (1924 : « bolchevisation ») que date le déclin irrémédiable de l’Internationale bolcheviste. La classe ouvrière organisée de ces pays tient trop à sa liberté et à son droit de disposer d’elle-même pour accepter la férule d’un dictateur, qu’il se proclame « chef de la révolution mondiale » ou « fürher d’une révolution nationale ». Les tendances à l’organisation dictatoriale ne s’y rencontrent que dans cette fraction des masses populaires qui n’est pas encore suffisamment pénétrée de conscience socialiste : chez les éléments fraîchement prolétarisés et déclassés, chez les « inorganisés » (si chers à la C.G.T.U.) et chez certains jeunes, dont le savoir et la conscience de leur dignité personnelle ne sont pas encore à la hauteur de leur ardeur révolutionnaire. Mais que vaut une ardeur révolutionnaire qui ne s’aperçoit pas que la liberté est impossible à conquérir par des gens acceptant aveuglément les ordres d’un « chef », se soumettant à sa volonté au lieu de le considérer comme l’organe exécutif de leurs propres aspirations ? Avec un tel état d’esprit, on ne peut faire que des révolutions conduisant à l’esclavage.

Dans l’étude : Masse et chefs, Rosa Luxembourg a soin de souligner que le renversement des rapports entre les chefs et la masse dans le mouvement socialiste, la formation d’une masse se dirigeant elle-même, est un processus dialectique, une tendance bien plus qu’une réalité. Encore aujourd’hui, trente ans après, il faut se garder de prêter à cette masse des qualités miraculeuses qu’elle n’a pas. C’est une masse d’humains qu’il n’y a nul motif de supposer exempte des tares dont est chargée toute l’humanité. Et si les chefs, les fürher et les duci sont loin d’être des surhommes, il serait irrationnel de croire que la masse n’est composée que de génies.

À l’heure actuelle, le gros de cette masse, une élite à part, n’est assurément pas capable de réaliser le socialisme intégral, et elle aura encore bien des expériences à traverser avant d’acquérir la maturité nécessaire pour diriger ou contrôler efficacement une économie mixte. Ce serait trahir les travailleurs et semer de périlleuses illusions que de le leur dissimuler. Il faut le leur dire pour qu’ils s’appliquent à remédier à cette faiblesse. Qu’ils s’en consolent pour l’instant à la pensée — la réalité de nos jours le montre bien — que la classe capitaliste s’avère encore moins capable qu’eux de diriger quoi que ce soit.

Ne perdons cependant pas de vue que la masse a fait d’immenses progrès intellectuels au cours d’un demi-siècle. Elle continuera à en faire et à produire une élite de plus en plus nombreuse, à la condition qu’elle trouve, grâce à son organisation démocratique, toutes les possibilités d’un développement fécond de son esprit critique et de sa capacité de jugement. Vouloir lui imposer une doctrine et une tactique déterminées sous prétexte qu’elle n’est pas encore majeure — comme cela se pratique chez les léninistes de toutes nuances — c’est freiner, voire arrêter le processus de sa maturation, la rejeter dans les ténèbres de la mystique et dans l’abjection du culte des personnes.

Ceux qui le font peuvent s’imaginer qu’ils édifient le socialisme « pour la masse ». Mais comme le socialisme est impossible à réaliser de cette manière, ils retardent, pour l’amour d’une stérile illusion, le développement réel qui seul peut rendre les travailleurs capables d’édifier le monde nouveau.

« Ni Dieu, ni César, ni Tribun » ne peuvent apporter, et n’ont apporté jusqu’ici le bonheur à l’humanité.

Lucien LAURAT.


CENTRALISME
et
DÉMOCRATIE
[5]




I


Une tâche originale et sans précédent dans l’histoire du socialisme est échue à la social-démocratie russe : la tâche de définir une tactique socialiste, c’est-à-dire conforme à la lutte de classe du prolétariat, dans un pays où domine encore la monarchie absolue. Toute comparaison entre la situation russe actuelle et l’Allemagne de 1878-1890, lorsque les lois de Bismarck contre les socialistes y étaient en vigueur, pèche par la base car elle a en vue le régime policier, et non pas le régime politique. Les obstacles que l’absence de libertés démocratiques crée au mouvement de masses n’ont qu’une importance relativement secondaire : même en Russie, le mouvement des masses a réussi à renverser les barrières de l’ordre absolutiste et à se donner sa « constitution », quoique précaire, des « désordres de rues ». Il saura bien persévérer dans cette voie jusqu’à la victoire complète sur l’absolutisme.

La difficulté principale que la lutte socialiste rencontre en Russie provient du fait que la domination de classe de la bourgeoisie y est obscurcie par la domination de la violence absolutiste ; ce qui donne inévitablement à la propagande socialiste de la lutte de classe un caractère abstrait, tandis que l’agitation politique immédiate revêt surtout un caractère révolutionnaire-démocratique. La loi contre les socialistes en Allemagne tendait à ne mettre hors la constitution que la classe ouvrière et cela dans une société bourgeoise hautement développée, où les antagonismes de classe s’étaient déjà pleinement épanouis dans les luttes parlementaires. C’est en quoi d’ailleurs résidaient l’absurdité et l’insanité de l’entreprise bismarckienne. En Russie, il s’agit, au contraire, de faire l’expérience inverse : de créer une social-démocratie avant que le gouvernement ne soit aux mains de la bourgeoisie.

Cette circonstance modifie d’une manière particulière non seulement la question de la transplantation de la doctrine socialiste sur le sol russe, non seulement le problème de l’agitation, mais encore celui de l’organisation.

Dans le mouvement social-démocrate, à la différence des anciennes expériences du socialisme utopique, l’organisation n’est pas le produit artificiel de la propagande, mais le produit de la lutte de classe, à laquelle la social-démocratie donne simplement de la conscience politique.

Dans les conditions normales, c’est-à-dire là où la domination politique, entièrement constituée, de la bourgeoisie, a précédé le mouvement socialiste, c’est la bourgeoisie même qui a créé dans une large mesure les rudiments d’une cohésion politique de la classe ouvrière. « Dans cette phase, dit le Manifeste communiste, l’unification des masses ouvrières n’est pas la conséquence de leur propre aspiration à l’unité, mais le contre-coup de l’unification de la bourgeoisie ». En Russie, la social-démocratie se voit obligée de suppléer par son intervention consciente à toute une période du processus historique et de conduire le prolétariat, en tant que classe consciente de ses buts et décidée à les enlever de haute lutte, de l’état « atomisé », qui est le fondement du régime absolutiste, vers la forme supérieure de l’organisation. Cela rend particulièrement difficile le problème de l’organisation, non pas autant du fait que la social-démocratie doit procéder à cette organisation sans pouvoir faire état des garanties formelles qu’offre la démocratie bourgeoise, que parce qu’il lui faut, à l’instar de Dieu le Père, faire sortir cette organisation « du néant », sans disposer de la matière première politique qu’ailleurs la société bourgeoise prépare elle-même.

La tâche sur laquelle la social-démocratie russe peine depuis plusieurs années consiste dans la transition du type d’organisation de la phase préparatoire où, la propagande étant la principale forme d’activité, les groupes locaux et de petits cénacles se maintenant sans liaison entre eux, à l’unité d’une organisation plus vaste, telle que l’exige une action politique concertée sur tout le territoire de l’État. Mais l’autonomie parfaite et l’isolement ayant été les traits les plus accusés de la forme d’organisation désormais surannée, il était naturel que le mot d’ordre de la tendance nouvelle prônant une vaste union fût le centralisme. L’idée du centralisme a été le motif dominant de la brillante campagne menée pendant trois ans par l’Iskra pour aboutir au congrès d’août 1903 qui, bien qu’il compte comme deuxième congrès du Parti social-démocrate, en a été effectivement l’assemblée constituante. La même idée s’était emparée de la jeune élite de la social-démocratie en Russie.

Mais bientôt, au congrès même et encore davantage après le congrès, on dut se persuader que la formule du centralisme était loin d’embrasser tout le contenu historique et l’originalité du type d’organisation dont la social-démocratie a besoin. Une fois de plus la preuve a été faite qu’aucune formule rigide ne peut suffire lorsqu’il s’agit d’interpréter du point de vue marxiste un problème du socialisme, ne fût-ce qu’un problème concernant l’organisation du parti.

Le livre du camarade Lénine, l’un des dirigeants et militants les plus en vue de l’Iskra : Un pas en avant, deux pas en arrière, est l’exposé systématique des vues de la tendance ultra-centraliste du Parti russe. Ce point de vue, qui y est exprimé avec une vigueur et un esprit de conséquence sans pareils, est celui d’un impitoyable centralisme posant comme principe : d’une part, la sélection et la constitution en corps séparé des révolutionnaires actifs et en vue, en face de la masse non organisée, quoique révolutionnaire, qui les entoure, et, d’autre part, une discipline sévère, au nom de laquelle les centres dirigeants du Parti interviennent directement et résolument dans toutes les affaires des organisations locales du Parti. Qu’il suffise d’indiquer que, selon la thèse de Lénine, le Comité central a par exemple le droit d’organiser tous les comités locaux du Parti, et, par conséquent, de nommer les membres effectifs de toutes les organisations locales, de Genève à Liège et de Tomsk à Irkoutsk, d’imposer à chacune d’elles des statuts tout faits, de décider sans appel de leur dissolution et de leur reconstitution, de sorte qu’en fin de compte, le Comité central pourrait déterminer à sa guise la composition de la suprême instance du Parti, et tous les autres groupements ne sont que ses organes exécutifs.

C’est précisément dans cette union de centralisme le plus rigoureux de l’organisation et du mouvement socialiste des masses que Lénine voit un principe spécifique du marxisme révolutionnaire, et il apporte une quantité d’arguments à l’appui de cette thèse. Mais essayons de la considérer de plus près.

On ne saurait mettre en doute qu’en général une forte tendance à la centralisation ne soit inhérente à la social-démocratie. Ayant grandi sur le terrain économique du capitalisme, qui est centralisateur de par son essence et ayant à lutter dans les cadres politiques de la grande ville bourgeoise, centralisée, la social-démocratie est foncièrement hostile à toute manifestation de particularisme ou de fédéralisme national. Sa mission étant de représenter, dans les frontières d’un État, les intérêts communs du prolétariat, en tant que classe, et d’opposer ces intérêts généraux à tous les intérêts particuliers ou de groupe, la social-démocratie a pour tendance naturelle de réunir en un parti unique tous les groupements d’ouvriers, quelles que soient les différences d’ordre national, religieux ou professionnel entre ces membres de la même classe. Elle ne déroge à ce principe et ne se résigne au fédéralisme qu’en présence de conditions exceptionnellement anormales, comme c’est, par exemple, le cas dans la monarchie austro-hongroise. À ce point de vue, il ne saurait y avoir aucun doute que la social-démocratie russe ne doit point constituer un conglomérat fédératif des innombrables nationalités et des particularismes locaux, mais un parti unique pour tout l’Empire. Mais c’est une autre question qui se pose, celle du degré de centralisation qui peut convenir, en tenant compte des conditions actuelles, à l’intérieur de la social-démocratie russe, unifiée et une.

Du point de vue des tâches formelles de la social-démocratie en tant que parti de lutte, le centralisme dans son organisation apparaît à première vue comme une condition de la réalisation de laquelle dépendent directement la capacité de lutte et l’énergie du Parti.

Cependant ces considérations de caractère formel et qui s’appliquent à n’importe quel parti d’action, sont beaucoup moins importantes que les conditions historiques de la lutte prolétarienne.

Le mouvement socialiste est, dans l’histoire des sociétés fondées sur l’antagonisme des classes, le premier qui compte, dans toutes ses phases et dans toute sa marche, sur l’organisation et sur l’action directe et autonome de la masse.

Sous ce rapport la démocratie socialiste crée un type d’organisation totalement différent de celui des mouvements socialistes antérieurs, par exemple, les mouvements du type jacobin-blanquiste.

Lénine paraît sous-évaluer ce fait lorsque, dans le livre cité (p. 140), il exprime l’opinion que le social-démocrate révolutionnaire ne serait pas autre chose qu’un jacobin indissolublement lié à l’organisation du prolétariat qui a pris conscience de ses intérêts de classe. Pour Lénine, la différence entre le socialisme démocratique et le blanquisme se réduit au fait qu’il y a un prolétariat organisé et pénétré d’une conscience de classe à la place d’une poignée de conjurés. Il oublie que cela implique une révision complète des idées sur l’organisation et par conséquent une conception tout à fait différente de l’idée du centralisme, ainsi que des rapports réciproques entre l’organisation et la lutte.

Le blanquisme n’avait point en vue l’action immédiate de la classe ouvrière et pouvait donc se passer de l’organisation des masses. Au contraire : comme les masses populaires ne devaient entrer en scène qu’au moment de la révolution, tandis que l’œuvre de préparation ne concernait que le petit groupe armé pour le coup de force, le succès même du complot exigeait que les initiés se tinssent à distance de la masse populaire. Mais cela était également possible et réalisable parce qu’aucun contact intime n’existait entre l’activité conspiratrice d’une organisation blanquiste et la vie quotidienne des masses populaires.

En même temps la tactique, aussi bien que les tâches concrètes de l’action, puisque librement improvisées par inspiration et sans contact avec le terrain de la lutte de classe élémentaire, pouvaient être fixées dans leurs détails les plus minutieux et prenaient la forme d’un plan déterminé à l’avance. Il s’ensuivait, naturellement, que les membres actifs de l’organisation se transformaient en simples organes exécutifs des ordres d’une volonté fixée à l’avance en dehors de leur propre champ d’activité, en instruments d’un Comité central. D’où cette seconde particularité du centralisme conspirateur : la soumission absolue et aveugle des sections du Parti à l’instance centrale et l’extension de l’autorité de cette dernière jusqu’à l’extrême périphérie de l’organisation.

Radicalement différentes sont les conditions de l’activité de la social-démocratie. Elle surgit historiquement de la lutte de classe élémentaire. Et elle se meut dans cette contradiction dialectique que ce n’est qu’au cours de la lutte que l’armée du prolétariat se recrute et qu’elle prend conscience des buts de cette lutte. L’organisation, les progrès de la conscience et le combat ne sont pas des phases particulières, séparées dans le temps et mécaniquement, comme dans le mouvement blanquiste, mais au contraire des aspects d’un seul et même processus. D’une part, en dehors des principes généraux de la lutte, il n’existe pas de tactique déjà élaborée dans tous ses détails et qu’un Comité central pourrait enseigner à ses troupes comme dans une caserne. D’autre part, les péripéties de la lutte, au cours de laquelle se crée l’organisation, déterminent des fluctuations incessantes dans la sphère d’influence du Parti socialiste.

Il en résulte déjà que le centralisme social-démocratique ne saurait se fonder ni sur l’obéissance aveugle, ni sur une subordination mécanique des militants vis-à-vis du centre du Parti. D’autre part, il ne peut y avoir de cloisons étanches entre le noyau prolétarien conscient, solidement encadré dans le Parti, et les couches ambiantes du prolétariat, déjà entraînées dans la lutte des classes et chez lesquelles la conscience de classe s’accroît chaque jour davantage. L’établissement du centralisme sur ces deux principes ; la subordination aveugle de toutes les organisations jusque dans le moindre détail, vis-à-vis du centre, qui seul pense, travaille et décide pour tous, et la séparation rigoureuse du noyau organisé par rapport à l’ambiance révolutionnaire — comme l’entend Lénine — nous paraît donc une transposition mécanique des principes d’organisation blanquistes de cercles de conjurés, dans le mouvement socialiste des masses ouvrières. Et il nous semble que Lénine définit son point de vue d’une manière plus frappante que n’aurait osé le faire aucun de ses adversaires, lorsqu’il définit son « social-démocrate-révolutionnaire » comme un « jacobin lié à l’organisation du prolétariat qui a pris conscience de ses intérêts de classe ». En vérité la social-démocratie n’est pas liée à l’organisation de la classe ouvrière, elle est le mouvement propre de la classe ouvrière. Il faut donc que le centralisme de la social-démocratie soit d’une nature essentiellement différente du centralisme blanquiste. Il ne saurait être autre chose que la concentration impérieuse de la volonté de l’avant-garde consciente et militante de la classe ouvrière vis-à-vis de ses groupes et individus. C’est, pour ainsi dire, un « auto-centralisme » de la couche dirigeante du prolétariat, c’est le règne de la majorité à l’intérieur de son propre Parti.

Cette analyse du contenu effectif du centralisme social-démocratique montre déjà que les conditions indispensables à sa réalisation n’existent pas pleinement dans la Russie actuelle : l’existence d’un contingent assez nombreux d’ouvriers déjà éduqués par la lutte politique, et la possibilité pour eux de développer leur action propre par l’influence directe sur la vie publique (dans la presse du Parti, dans les congrès publics, etc.).

Cette dernière condition ne pourra être évidemment réalisée que dans la liberté politique ; quant à la première — la formation d’une avant-garde prolétarienne consciente de ses intérêts de classe et capable de s’orienter dans la lutte politique — elle n’est qu’en voie d’éclosion et c’est à hâter cette dernière que doit tendre tout le travail d’agitation et d’organisation socialistes.

Il est d’autant plus frappant de voir Lénine professer l’opinion contraire : il est persuadé que toutes les conditions préalables pour la constitution d’un parti ouvrier puissant et fortement centralisé existent déjà en Russie. Et si, dans un élan d’optimisme, il proclame qu’à présent ce « n’est plus le prolétariat, mais certains intellectuels de notre Parti, qui manquent d’auto-éducation quant à l’esprit d’organisation et de discipline » (p. 145), et s’il glorifie l’action éducatrice de l’usine, qui habitue le prolétariat à « la discipline et à l’organisation » (p. 147) tout cela ne prouve qu’une fois de plus sa conception trop mécanique de l’organisation socialiste.

La discipline que Lénine a en vue est inculquée au prolétariat non seulement par l’usine, mais encore par la caserne et par le bureaucratisme actuel, bref par tout le mécanisme de l’État bourgeois centralisé.

C’est abuser des mots et s’abuser que de désigner par le même terme de « discipline » deux notions aussi différentes que, d’une part, l’absence de pensée et de volonté dans un corps aux mille mains et aux mille jambes, exécutant des mouvements automatiques, et, d’autre part, la coordination spontanée des actes conscients, politiques d’une collectivité. Que peut avoir de commun la docilité bien réglée d’une classe opprimée et le soulèvement organisé d’une classe luttant pour son émancipation intégrale ?

Ce n’est pas en partant de la discipline imposée par l’État capitaliste au prolétariat (après avoir simplement substitué à l’autorité de la bourgeoisie celle d’un Comité central socialiste), ce n’est qu’en extirpant jusqu’à la dernière racine ces habitudes d’obéissance et de servilité que la classe ouvrière pourra acquérir le sens d’une discipline nouvelle, de l’auto-discipline librement consentie de la social-démocratie.

Il en résulte en outre que le centralisme, au sens socialiste, ne saurait être une conception absolue, applicable à n’importe quelle phase du mouvement ouvrier ; il faut plutôt le considérer comme une tendance qui devient une réalité au fur et à mesure du développement et de l’éducation politique des masses ouvrières au cours de leur lutte.

Bien entendu, l’absence des conditions les plus nécessaires pour la réalisation complète du centralisme dans le mouvement russe peut représenter un très grand obstacle.

Il nous semble, cependant, que ce serait une grosse erreur que de penser qu’on pourrait « provisoirement » substituer le pouvoir absolu du Comité central agissant en quelque sorte par « délégation » tacite à la domination, encore irréalisable, de la majorité des ouvriers conscients dans le Parti, et remplacer le contrôle public exercé par les masses ouvrières sur les organes du Parti par le contrôle inversé du Comité central sur l’activité du prolétariat révolutionnaire.

L’histoire même du mouvement ouvrier en Russie nous offre maintes preuves de la valeur problématique d’un semblable centralisme. Un centre tout-puissant, investi d’un droit sans limite de contrôle et d’ingérence, selon l’idéal de Lénine, tomberait dans l’absurde si sa compétence était réduite aux fonctions exclusivement techniques telles que l’administration de la caisse, la répartition du travail entre les propagandistes et agitateurs, les transports clandestins des imprimés, la diffusion des périodiques, circulaires, affiches. On ne comprendrait le but politique d’une institution munie de tels pouvoirs, que si ses forces étaient consacrées à l’élaboration d’une tactique de combat uniforme et si elle assumait l’initiative d’une vaste action révolutionnaire. Mais que nous enseignent les vicissitudes par lesquelles est passé jusqu’à ce jour le mouvement socialiste en Russie ? Les revirements de tactique les plus importants et les plus féconds des dernières dix années n’ont pas été l’invention de quelques dirigeants et encore moins d’organes centraux, mais ils ont été à chaque fois le produit spontané du mouvement en effervescence.

Ainsi en fut-il de la première étape du mouvement vraiment prolétarien en Russie qu’on peut dater de la grève générale spontanée de Saint-Pétersbourg en 1896, et qui marque le début de toute une ère de luttes économiques menées par les masses ouvrières. Ainsi en fut-il encore pour la deuxième phase de la lutte : celles des démonstrations de rue, dont le signal fut donné par l’agitation spontanée des étudiants de Saint-Pétersbourg en mars 1901. Le grand tournant suivant de la tactique qui ouvrit des horizons nouveaux fut marqué — en 1903 — par la grève générale à Rostov-sur-le-Don : encore une explosion spontanée, car la grève se transforma « d’elle-même » en manifestations politiques avec l’agitation dans la rue, des grands meetings populaires en plein air et des discours publics, que le plus enthousiaste des révolutionnaires n’aurait osé rêver quelques années plus tôt.

Dans tous ces cas, notre cause a fait d’immenses progrès. L’initiative et la direction consciente des organisations social-démocratiques n’y ont cependant joué qu’un rôle insignifiant. Cela ne s’explique pas par le fait que ces organisations n’étaient pas spécialement préparées à de tels événements (bien que cette circonstance ait pu aussi compter pour quelque chose) ; et encore moins par l’absence d’un appareil central tout-puissant comme le préconise Lénine. Au contraire, il est fort probable que l’existence d’un semblable centre de direction n’aurait pu qu’augmenter le désarroi des comités locaux en accentuant le contraste entre l’assaut impétueux de la masse et la position prudente de la social-démocratie. On peut affirmer d’ailleurs que ce même phénomène — le rôle insignifiant de l’initiative consciente des organes centraux dans l’élaboration de la tactique — s’observe en Allemagne aussi bien que partout. Dans ses grandes lignes, la tactique de lutte de la social-démocratie n’est, en général, pas à « inventer » ; elle est le résultat d’une série ininterrompue de grands actes créateurs de la lutte de classe souvent spontanée, qui cherche son chemin.

L’inconscient précède le conscient et la logique du processus historique objectif précède la logique subjective de ses protagonistes. Le rôle des organes directeurs du Parti socialiste revêt dans une large mesure un caractère conservateur : comme le démontre l’expérience, chaque fois que le mouvement ouvrier conquiert un terrain nouveau, ces organes le labourent jusqu’à ses limites les plus extrêmes ; mais le transforment en même temps en un bastion contre des progrès ultérieurs de plus vaste envergure.

La tactique actuelle de la social-démocratie allemande est universellement estimée en raison de sa souplesse et, en même temps, de sa fermeté. Mais cette tactique dénote seulement une admirable adaptation du Parti, dans les moindres détails de l’action quotidienne, aux conditions du régime parlementaire : le Parti a méthodiquement étudié toutes les ressources de ce terrain et il sait en profiter, sans déroger à ses principes. Et cependant, la perfection même de cette adaptation ferme déjà des horizons plus vastes, on tend à considérer la tactique parlementaire comme immuable, comme la tactique spécifique de la lutte socialiste. On se refuse par exemple à examiner la question, posée par Parvus, des changements de tactique à envisager au cas de l’abrogation du suffrage universel en Allemagne ; et pourtant cette éventualité est considérée comme nullement improbable par les chefs de la social-démocratie. Cette inertie est, en grande partie, due au fait qu’il est très malaisé de définir, dans le vide de supputations abstraites, les contours et les formes concrètes de conjonctures politiques encore inexistantes, et, par conséquent, imaginaires. Ce qui importe toujours pour la social-démocratie, c’est évidemment non point la préparation d’une ordonnance toute prête pour la tactique future, ce qui importe, c’est de maintenir l’appréciation historique correcte des formes de lutte correspondant à chaque moment donné de la lutte et de l’inéluctabilité de l’aggravation des tensions révolutionnaires sous l’angle du but final de la lutte des classes.

Mais en accordant à l’organe directeur du Parti des pouvoirs si absolus d’un caractère négatif, comme le veut Lénine, on ne fait que renforcer jusqu’à un degré très dangereux le conservatisme naturellement inhérent à cet organe. Si la tactique du Parti est le fait non pas du Comité central, mais de l’ensemble du Parti ou — encore mieux — de l’ensemble du mouvement ouvrier, il est évident qu’il faut aux sections et aux fédérations cette liberté d’action qui seule permettra d’utiliser toutes les ressources d’une situation et de développer leur initiative révolutionnaire. L’ultra-centralisme défendu par Lénine nous apparaît comme imprégné, non point d’un esprit positif et créateur, mais de l’esprit stérile du veilleur de nuit. Tout son souci tend à contrôler l’activité du Parti, et non à la féconder ; à rétrécir le mouvement plutôt qu’à le développer ; à le juguler, non à l’unifier.

Une expérience semblable serait doublement hasardeuse pour la social-démocratie russe dans les circonstances actuelles. Elle est à la veille de batailles décisives que la révolution livrera au tsarisme ; elle va s’engager, ou plutôt : elle est déjà engagée dans une phase d’activité créatrice intensifiée sur le plan de la tactique et — ce qui va de soi dans une période révolutionnaire — dans une phase où sa sphère d’influence s’élargira et se déplacera spontanément et par bonds. Tenter en un tel moment d’enchaîner l’initiative du Parti et entourer celui-ci d’un réseau de fil de fer barbelé, c’est vouloir le rendre incapable d’accomplir les tâches formidables de l’heure.

Toutes les considérations générales que nous venons d’exposer au sujet de l’essence du centralisme socialiste ne suffisent pas pour tracer un projet de statut approprié à l’organisation du Parti russe. En dernière instance, un statut de ce genre ne peut être déterminé que par les conditions dans lesquelles s’effectue l’action du Parti dans une période donnée. Et, comme en Russie il s’agit d’une première tentative de mettre sur pied une grande organisation du prolétariat, il est douteux qu’un statut, quel qu’il soit, puisse prétendre d’avance à l’infaillibilité ; il faut qu’il subisse d’abord l’épreuve du feu.

Mais ce qu’on est en droit de déduire de l’idée générale que nous nous sommes faite de l’organisation de la social-démocratie, c’est que l’esprit de cette organisation comporte, notamment au début du mouvement de masse, la coordination, l’unification du mouvement, mais nullement sa soumission à un règlement rigide. Et, pourvu que le Parti soit pénétré de cet esprit de mobilité politique que doivent compléter une sévère fidélité aux principes et le souci de l’unité, on peut être sûr que l’expérience pratique corrigera les incongruités du statut, si malheureuse que puisse être sa rédaction. Car ce n’est pas la lettre, mais l’esprit vivant dont les militants actifs la pénètrent, qui décide de la valeur de telle ou telle forme d’organisation.


II


Jusqu’ici, nous avons examiné le problème du centralisme du point de vue des principes généraux de la social-démocratie et en partie sous l’aspect des conditions particulières à la Russie. Mais l’esprit de caserne de l’ultra-centralisme préconisé par Lénine et ses amis n’est pas le produit d’errements fortuits : il se rattache à la lutte contre l’opportunisme, poussée par Lénine jusque sur le terrain des plus minutieux détails de l’organisation.

Il s’agit, dit Lénine (p. 52) « de forger une arme plus ou moins tranchante contre l’opportunisme. Et l’arme doit être d’autant plus efficace que les racines de l’opportunisme sont plus profondes ».

De même, Lénine voit dans les pouvoirs absolus qu’il décerne au Comité central et dans le mur qu’il élève autour du Parti, une digue contre l’opportunisme dont les manifestations spécifiques proviennent, à son avis, du penchant inné de l’intellectuel vers l’autonomisme et la désorganisation, de son aversion à l’égard de la stricte discipline et de tout « bureaucratisme » pourtant nécessaire dans la vie du Parti.

D’après Lénine, ce n’est pas chez l’intellectuel, demeuré individualiste et enclin à l’anarchie, même quand il a adhéré au socialisme, qu’on rencontre cette répugnance à subir l’autorité absolue d’un Comité central, tandis que le prolétaire authentique puise dans son instinct de classe une espèce de volupté avec laquelle il s’abandonne à la poigne d’une direction ferme et à toutes les rigueurs d’une discipline impitoyable. « Le bureaucratisme opposé au démocratisme, dit Lénine, cela ne signifie pas autre chose que le principe d’organisation de la social-démocratie révolutionnaire opposé aux méthodes d’organisation opportunistes » (p. 151). Il insiste sur le fait que le même conflit entre tendances centralisatrices et tendances autonomistes se manifeste dans tous les pays où s’opposent socialisme révolutionnaire et réformisme. Il évoque en particulier les débats que suscita dans la social-démocratie d’Allemagne la question de l’autonomie à accorder aux collèges électoraux. Ceci nous incite à vérifier les parallèles qu’établit Lénine.

Commençons par observer que l’exaltation des facultés innées dont seraient pourvus les prolétaires en ce qui concerne l’organisation socialiste, et la méfiance à l’endroit des intellectuels ne sont pas en elles-mêmes l’expression d’une mentalité « marxiste révolutionnaire » ; au contraire, on pourrait démontrer facilement que ces arguments s’apparentent à l’opportunisme.

L’antagonisme entre les éléments purement prolétariens et les intellectuels non prolétariens, c’est l’enseigne idéologique sous laquelle se rallient : le semi-anarchisme des syndicalistes purs en France avec son vieux mot d’ordre : « Méfiez-vous des politiciens », le trade-unionisme anglais plein de méfiance à l’égard des « rêveurs socialistes », et enfin, si nos informations sont exactes, cet « économisme pur » que prêchait naguère dans les rangs de la social-démocratie russe, le groupe qui imprimait clandestinement à Saint-Pétersbourg la revue Pensée ouvrière.

Sans doute, on ne saurait nier que, dans la plupart des partis socialistes d’Europe occidentale, il existe un lien entre l’opportunisme et les intellectuels, ainsi qu’entre l’opportunisme et les tendances décentralisatrices.

Mais rien n’est plus contraire à l’esprit du marxisme, à sa méthode de pensée historico-dialectique, que de séparer les phénomènes du sol historique d’où ils surgissent et d’en faire des schémas abstraits d’une portée absolue et générale.

En raisonnant d’une façon abstraite, on peut reconnaître seulement que l’« intellectuel », étant un élément social issu de la bourgeoisie et étranger au prolétariat, peut adhérer au socialisme non pas en vertu, mais en dépit de son sentiment de classe. C’est pourquoi il est plus exposé aux oscillations opportunistes que le prolétaire qui trouve dans son instinct de classe un point d’appui révolutionnaire très sûr, pour peu qu’il conserve la liaison avec son milieu d’origine, la masse ouvrière. Cependant, la forme concrète qu’assume le penchant de l’intellectuel vers l’opportunisme, et surtout la manière dont ce penchant se manifeste dans les questions relatives à l’organisation, dépendent dans chaque cas du milieu social concret.

Les phénomènes observés dans la vie du socialisme allemand, français ou italien, auxquels se rapporte Lénine, sont issus d’une base sociale nettement déterminée, du parlementarisme bourgeois. Et comme ce parlementarisme est, en général, la pépinière spécifique de toutes les tendances opportunistes actuelles du socialisme de l’Europe occidentale, il engendre aussi en particulier les tendances désorganisatrices de l’opportunisme.

Le parlementarisme, ainsi que nous l’avons en France, en Italie et en Allemagne, n’entretient pas seulement les illusions bien connues de l’opportunisme actuel : la surévaluation de l’importance du travail réformateur, la collaboration des classes et des partis, le développement pacifique, etc. Mais encore en séparant, dans les rangs du Parti socialiste, les intellectuels des ouvriers et en les plaçant, comme parlementaires, dans une certaine mesure au-dessus des ouvriers, le parlementarisme crée un terrain propice au développement pratique de ces illusions. Enfin les progrès du mouvement ouvrier font du parlementarisme un tremplin pour le carriérisme politique, et c’est pourquoi on voit accourir sous les drapeaux du Parti socialiste maints ambitieux et maints ratés du monde bourgeois.

C’est à toutes ces circonstances qu’il convient d’attribuer le penchant connu de l’intellectuel opportuniste des partis socialistes d’Europe occidentale vers la désorganisation et l’indiscipline.

Une autre source, bien déterminée, de l’opportunisme contemporain est l’existence d’un mouvement socialiste fort développé et, par conséquent, d’une organisation disposant de moyens et d’influences considérables. Cette organisation constitue un rempart protégeant le mouvement de classe contre les déviations dans le sens du parlementarisme bourgeois, lesquelles, pour triompher, doivent tendre à détruire ce rempart et à noyer l’élite active et consciente du prolétariat dans la masse amorphe du « corps électoral ».

C’est ainsi que naissent les tendances « autonomistes » et décentralisatrices parfaitement adaptées à certains buts politiques ; il convient donc de les expliquer non pas, comme le fait Lénine, par le caractère désaxé de « l’intellectuel », mais par les besoins du politicien parlementaire bourgeois, non par la psychologie de « l’intellectuel », mais par la politique opportuniste.

La chose se présente tout autrement en Russie, sous le régime de la monarchie absolue, où l’opportunisme dans le mouvement ouvrier est, en général, le produit, non pas de la force de la social-démocratie ni de la désagrégation de la société bourgeoise, mais au contraire de l’état politique arriéré de cette société.

Le milieu où se recrutent en Russie les intellectuels socialistes est beaucoup moins bourgeois et bien davantage déclassé, dans le sens précis de ce terme, qu’en Europe occidentale. Cette circonstance — jointe à l’immaturité du mouvement prolétarien en Russie — offre, il est vrai, un champ beaucoup plus vaste aux errements théoriques et aux oscillations opportunistes qui vont, d’une part, jusqu’à la négation complète de l’aspect politique des luttes ouvrières, et, d’autre part, jusqu’à la foi absolue en l’efficacité des attentats isolés, ou encore jusqu’au quiétisme politique, aux marais du libéralisme et de l’idéalisme kantien.

Cependant il nous semble que l’intellectuel russe, membre du Parti social-démocrate, peut difficilement se sentir attiré par l’œuvre de désorganisation, puisqu’un tel penchant n’est favorisé ni par l’existence d’un Parlement bourgeois, ni par l’état d’âme du milieu social. L’intellectuel occidental que nous voyons aujourd’hui professer le « culte du moi » et teinter de morale aristocratique jusqu’à ses velléités socialistes, est le type, non pas de « l’intellectualité bourgeoise » en général, mais seulement d’une phase déterminée de son développement : le produit de la décadence bourgeoise. Au contraire, les rêveries utopiques ou opportunistes des intellectuels russes, gagnés à la cause socialiste, tendent à s’étoffer de formules théoriques où le moi n’est pas exalté, mais humilié, et la morale du renoncement, de l’expiation est le principe dominant. De même que les narodniki (ou « populistes ») de 1875 prêchaient l’absorption des intellectuels par la masse paysanne, et que les adeptes de Tolstoï pratiquent l’évasion des civilisés vers la vie des « gens simples », les partisans de « l’économisme pur » dans les rangs de la social-démocratie voulaient qu’on s’inclinât devant la « main calleuse » du travailleur.

On obtient un résultat tout différent lorsque, au lieu d’appliquer mécaniquement à la Russie les schémas élaborés en Europe occidentale, on s’efforce d’étudier le problème de l’organisation en rapport avec les conditions spécifiques de l’état social russe.

En tout cas, c’est ignorer la nature intime de l’opportunisme que de lui attribuer, comme le fait Lénine, une préférence invariable pour une forme déterminée de l’organisation et notamment pour la décentralisation.

Qu’il s’agisse d’organisation ou d’autre chose, l’opportunisme ne connaît qu’un seul principe : l’absence de tout principe. Il choisit ses moyens d’action au gré des circonstances, pourvu que ces moyens semblent pouvoir le conduire aux buts qu’il poursuit.

Si, avec Lénine, nous définissons l’opportunisme comme la tendance à paralyser le mouvement révolutionnaire autonome de la classe ouvrière et à le transformer en instrument des ambitions des intellectuels bourgeois, nous devrons reconnaître que, dans les phases initiales du mouvement ouvrier, cette fin peut être atteinte plus aisément non par la décentralisation, mais par une centralisation rigoureuse, qui livrerait ce mouvement de prolétaires encore incultes aux chefs intellectuels du Comité central. À l’aube du mouvement social-démocrate en Allemagne, alors que n’existait encore ni un solide noyau de prolétaires conscients, ni une tactique fondée sur l’expérience, on a vu aussi s’affronter les partisans des deux types opposés d’organisation : le centralisme à outrance s’affirmant dans « l’Union générale des ouvriers allemands » fondée par Lassalle, et l’autonomisme dans le parti constitué au congrès d’Eisenach avec la participation de W. Liebknecht et d’A. Bebel. Bien que la tactique des « eisenachois » fût bien confuse, du point de vue des principes — elle contribua, infiniment mieux que l’action des lassaliens, à susciter dans les masses ouvrières l’éveil d’une conscience nouvelle. Et les prolétaires jouèrent bientôt un rôle prépondérant dans ce parti (comme on peut le voir par la multiplication rapide des périodiques ouvriers publiés en province), le mouvement progressa rapidement en étendue, tandis que les lassalliens, malgré toutes leurs expériences avec des « dictateurs », conduisaient leurs fidèles d’une mésaventure à l’autre.

En général on peut facilement démontrer que, lorsque la cohésion est encore faible entre les éléments révolutionnaires de la classe ouvrière et que le mouvement même procède encore à tâtons, c’est-à-dire lorsqu’on est en présence de conditions comme celles où se trouve maintenant (1904) la Russie, c’est précisément le centralisme rigoureux, despotique, qui caractérise les intellectuels opportunistes. Tandis que, dans une phase ultérieure — sous le régime parlementaire et par rapport à un parti ouvrier fortement constitué — les tendances de l’opportunisme des intellectuels s’expriment par un penchant de « décentralisation ».

Si, nous plaçant au point de vue de Lénine, nous redoutions par-dessus tout l’influence des intellectuels dans le mouvement prolétarien, nous ne saurions concevoir de plus grand danger pour le Parti socialiste russe que les plans d’organisation proposés par Lénine. Rien ne pourrait plus sûrement asservir un mouvement ouvrier, encore si jeune, à une élite intellectuelle, assoiffée de pouvoir, que cette cuirasse bureaucratique où on l’immobilise pour en faire l’automate manœuvré par un « comité ».

Et, au contraire, il n’y a pas de garantie plus efficace contre les menées opportunistes et les ambitions personnelles, que l’activité révolutionnaire autonome du prolétariat, grâce à laquelle il acquiert le sens des responsabilités politiques.

En effet, ce qui aujourd’hui n’est qu’un fantôme, hantant l’imagination de Lénine, pourrait demain devenir une réalité.

N’oublions pas que la révolution, dont nous sommes sûrs qu’elle ne peut tarder à éclater en Russie, n’est pas une révolution prolétarienne, mais une révolution bourgeoise, qui modifie radicalement toutes les conditions de la lutte socialiste. Alors les intellectuels russes, eux aussi, s’imprégneront rapidement de l’idéologie bourgeoise. Si, à présent, la social-démocratie est le seul guide des masses ouvrières, au lendemain de la révolution on verra, naturellement la bourgeoisie et, en premier lieu, les intellectuels bourgeois, chercher à faire de la masse le piédestal de leur domination parlementaire.

Le jeu des démagogues bourgeois sera d’autant plus facile que, dans la phase actuelle de la lutte, l’action spontanée, l’initiative, le sens politique de l’avant-garde ouvrière auront été moins développés et plus restreints par la tutelle d’un Comité central autoritaire.

Et avant tout, l’idée qui est à la base du centralisme à outrance : le désir de barrer le chemin à l’opportunisme par les articles d’un statut, est radicalement fausse.

Sous l’impression des événements récents dans les partis socialistes de France, d’Italie, d’Allemagne, les social-démocrates russes tendent à considérer l’opportunisme en général comme un ingrédient étranger, apporté dans le mouvement ouvrier par des représentants du démocratisme bourgeois. Même s’il en était ainsi, les sanctions d’un statut seraient impuissantes contre cette intrusion d’éléments opportunistes. Puisque l’afflux de recrues non-prolétariennes dans le parti ouvrier est l’effet de causes sociales profondes, telles que la déchéance économique de la petite bourgeoisie, la faillite du libéralisme bourgeois, le dépérissement de la démocratie bourgeoise, ce serait une illusion naïve que de vouloir arrêter ce flot tumultueux par la digue d’une formule inscrite dans le statut.

Les articles d’un règlement peuvent maîtriser la vie de petites sectes et de cénacles privés, mais un courant historique passe à travers les mailles des paragraphes les plus subtils. C’est d’ailleurs une très grande erreur que de croire défendre les intérêts de la classe ouvrière en repoussant les éléments que la désagrégation des classes bourgeoises pousse en masse vers le socialisme. La social-démocratie a toujours affirmé qu’elle représente, en même temps que les intérêts de classe du prolétariat, la totalité des aspirations progressives de la société contemporaine et les intérêts de tous ceux qu’opprime la domination bourgeoise. Cela ne doit pas s’entendre dans ce sens seulement que cet ensemble d’intérêts est idéalement englobé dans le programme socialiste. Le même postulat se traduit dans la réalité par l’évolution historique, qui fait de la social-démocratie, en tant que parti politique, le havre naturel de tous les éléments mécontents, et ainsi le parti du peuple tout entier contre l’infime minorité bourgeoise qui détient le pouvoir.

Seulement, il est nécessaire que les socialistes sachent toujours subordonner aux fins suprêmes de la classe ouvrière toutes les détresses, les rancunes, les espoirs de la foule bigarrée qui accourt à eux. La social-démocratie doit enserrer le tumulte de l’opposition non-prolétaire dans les cadres de l’action révolutionnaire du prolétariat et, en un mot, assimiler les éléments qui viennent à elle.

Cela n’est possible que si la social-démocratie constitue déjà un noyau prolétarien fort et politiquement éduqué, assez conscient pour être capable, comme jusqu’ici en Allemagne, d’entraîner à sa remorque les contingents de déclassés et de petits-bourgeois rejoignant le Parti. Dans ce cas, une plus grande rigueur dans l’application du principe centralisateur et une discipline plus sévère, explicitement formulée dans les articles du statut peuvent être une sauvegarde efficace contre les écarts opportunistes. Alors on a toutes raisons de considérer la forme d’organisation prévue par le statut comme un système défensif dirigé contre l’assaut opportuniste ; c’est ainsi que le socialisme révolutionnaire français s’est défendu contre la confusion jauressiste ; et une modification dans le même sens du statut de la social-démocratie allemande serait une mesure très opportune. Mais, même dans ce cas, on ne doit pas considérer le statut comme une arme qui, en quelque sorte, se suffirait à elle-même : ce n’est qu’un suprême moyen de coercition pour rendre exécutoire la volonté de la majorité prolétarienne qui prédomine effectivement dans le Parti. Si cette majorité faisait défaut, les plus terribles sanctions formulées sur le papier seraient inopérantes.

Cependant cette affluence d’éléments bourgeois est loin d’être l’unique cause des courants opportunistes qui se manifestent au sein de la social-démocratie. Une autre source se révèle dans l’essence même de la lutte socialiste et dans les contradictions qui lui sont inhérentes. Le mouvement universel du prolétariat vers son émancipation intégrale est un processus dont la particularité réside en ce que, pour la première fois depuis que la société civilisée existe, les masses du peuple font valoir leur volonté consciemment et à l’encontre de toutes les classes gouvernantes, tandis que la réalisation de cette volonté n’est possible que par delà les limites du système social en vigueur. Or les masses ne peuvent acquérir et fortifier en elles cette volonté que dans la lutte quotidienne avec l’ordre constitué, c’est-à-dire dans les limites de cet ordre. D’une part les masses du peuple, d’autre part un but placé au delà de l’ordre social existant ; d’une part la lutte quotidienne, et, de l’autre, la révolution, tels sont les termes de la contradiction dialectique où se meut le mouvement socialiste. Il en résulte qu’il doit procéder en louvoyant sans cesse entre deux écueils : l’un est la perte de son caractère de masse, l’autre le renoncement au but final ; la rechute à l’état d’une secte et la transformation en un mouvement de réformes bourgeoises.

Voilà pourquoi c’est une illusion contraire aux enseignements de l’histoire que de vouloir fixer, une fois pour toutes, la direction révolutionnaire de la lutte socialiste et de garantir à jamais le mouvement ouvrier de toute déviation opportuniste. Sans doute, la doctrine de Marx nous fournit des moyens infaillibles pour dénoncer et combattre les manifestations typiques de l’opportunisme. Mais le mouvement socialiste étant un mouvement de masse et les écueils qui le guettent étant les produits, non pas d’artifices insidieux, mais de conditions sociales inéluctables, il est impossible de se prémunir à l’avance contre la possibilité d’oscillations opportunistes. Ce n’est que par le mouvement même qu’on peut les surmonter en s’aidant, sans doute, des ressources qu’offre la doctrine marxiste, et seulement après que les écarts en question ont pris une forme tangible dans l’action pratique.

Considéré de ce point de vue, l’opportunisme apparaît comme un produit du mouvement ouvrier et comme une phase inévitable de son développement historique. En Russie notamment, où la social-démocratie est née d’hier et où les conditions politiques dans lesquelles se forme le mouvement ouvrier sont extrêmement anormales, l’opportunisme est, dans une large mesure, l’émanation des tâtonnements inévitables et des expériences tentées, au milieu desquels l’action socialiste se fraie son chemin sur un terrain qui ne ressemble à aucun autre.

S’il en est ainsi, nous ne pouvons que trouver encore plus surprenante la prétention d’écarter la possibilité même de toute ébauche d’opportunisme en inscrivant certains mots plutôt que d’autres, dans le statut du Parti. Pareille tentative d’exorciser l’opportunisme par un chiffon de papier peut être préjudiciable au plus haut point, non pas à l’opportunisme, mais au mouvement socialiste en tant que tel. En arrêtant les pulsations d’une saine vie organique, on débilite le corps et on diminue sa résistance aussi bien que son esprit combatif, non seulement contre l’opportunisme, mais encore — ce qui devrait avoir aussi une certaine importance — contre l’ordre social existant. Le moyen proposé se tourne contre le but.

Dans ce désir craintif d’établir la tutelle d’un Comité central omniscient et omnipotent, pour préserver un mouvement ouvrier, si promettant et si plein de sève, de quelques faux-pas, nous croyons discerner les symptômes de ce même subjectivisme qui a déjà joué plus d’un tour à la pensée socialiste en Russie[6]. Il est vraiment amusant de voir les étranges pirouettes que l’histoire fait exécuter au respectable « sujet » humain dans sa propre activité historique. Aplati et presque réduit en poussière par l’absolutisme russe, le moi prend sa revanche en ce que, dans sa pensée révolutionnaire, il s’assied lui-même sur le trône et se proclame tout-puissant — sous forme d’un comité de conjurés, au nom d’une inexistante « Volonté du Peuple »[7]. Mais l’« objet » s’avère être le plus fort et le knout ne tarde pas à triompher parce que c’est lui qui représente l’expression « légitime » de cette phase du processus historique.

Enfin, on voit apparaître sur la scène un enfant encore plus légitime du processus historique : le mouvement ouvrier russe ; pour la première fois, dans l’histoire russe, il jette avec succès les bases de la formation d’une véritable volonté populaire. Mais voici que le moi du révolutionnaire russe se hâte de pirouetter sur sa tête et, une fois de plus, se proclame dirigeant tout-puissant de l’histoire, cette fois-ci en la personne de son altesse le Comité central du mouvement ouvrier social-démocrate. L’habile acrobate ne s’aperçoit même pas que le seul « sujet » auquel incombe aujourd’hui le rôle du dirigeant, est le « moi » collectif de la classe ouvrière, qui réclame résolument le droit de faire elle-même des fautes et d’apprendre elle-même la dialectique de l’histoire. Et enfin, disons-le sans détours : les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur « Comité central ».
ROSA LUXEMBOURG Dessin de FALCK
ROSA LUXEMBOURG
Dessin de FALCK


MASSE ET CHEFS[8]


Une fois de plus, l’attitude de la presse bourgeoise tout entière à l’égard de ce qui se passe dans notre Parti nous démontre avec quelle infaillibilité l’instinct de classe triomphe de toutes les divergences de surface des partis bourgeois. Une fois de plus, les voilà d’accord les nationaux libéraux et le centre catholique, Mgr Oertel qui glorifie le knout dans sa Deutsche Tageszeitung, et la Gazette de Voss ; tous épanchent leur larmoyante exultation à propos des malheurs de la social-démocratie. Les uns se réjouissent de voir les socialistes « s’entre-déchirer » ; n’avait-on pas toujours prédit que la social-démocratie, contre laquelle tous les remèdes de la pharmacie bourgeoise s’étaient avérés impuissants, finirait par se « dévorer elle-même » ? Les autres se montrent satisfaits des mésaventures qu’ont encourues quelques « universitaires », membres du Parti socialiste ; preuve définitive (selon eux) de l’abîme qui sépare « l’homme cultivé » de la « masse aveugle » et de l’impossibilité de franchir ce gouffre sans « se rompre le cou ». D’autres encore ne se tiennent pas de joie, parce qu’enfin les socialistes ne pourront plus regarder avec superbe le monde bourgeois puisque la corruption s’est installée chez eux « tout comme chez nous ». Et d’une seule voix, on reprend le refrain : c’en est fini de l’auréole, du rayonnement fascinateur qui entourait le Parti socialiste ! Fini pour toujours.

La comédie de cette jubilation est bien jouée. À tel point qu’un journal du Parti s’y est laissé prendre et, avec un grand soupir pathétique, s’est mis à adjurer le Parti de se ressaisir, ne fût-ce que pour ne plus offrir à l’adversaire de tels sujets de satisfaction.

Et pourtant il suffit de n’être pas tout à fait sourd pour distinguer dans ce concert strident et ostensiblement joyeux les notes d’une déception cuisante, d’une rage contenue. Précisément la sympathie que la presse bourgeoise ne cesse de prodiguer aux deux ou trois « hommes cultivés » maltraités par une horde barbare, et ses invectives outrées contre la « masse aveugle » qui a osé «  s’insurger contre les universitaires », nous montrent clairement ce qu’est la plaie que le Parti n’a pas eu peur de débrider.

Sans doute les milieux bourgeois d’aujourd’hui peuvent-ils considérer comme une exagération ridicule et barbare le grand bruit soulevé parmi les socialistes au sujet de « bagatelles » que dans tout parti bourgeois on aurait liquidées avec un haussement d’épaules et une œillade d’augure. Pour ces milieux, il est sans doute grotesque de voir un parti composé de trois millions d’hommes adultes s’agiter à propos de quelques « insincérités », dont le total ne représente, par rapport à la somme de mensonges qu’un conservateur débite en un seul de ses discours électoraux, à peu près ce que représente la lumière d’un rat de cave comparée au soleil de midi.

Le conflit avec le revisionnisme a abouti à présent à des questions de personnes, à d’humiliantes questions de personnes ! Nous ne pouvons le nier, nous sommes forcés de l’admettre avec une contrition profonde. C’est que voilà : nous ne sommes pas dans la même situation commode que les nationaux-libéraux ou le centre, les hobereaux prussiens ou les démocrates, pour lesquels la corruption politique et l’art de tromper les masses sont les fondements mêmes de leur existence politique, grâce à quoi les petites infamies individuelles disparaissent dans l’action d’ensemble comme une goutte d’eau dans l’Océan.

D’ailleurs, un instinct de classe très sûr se révèle dans la grande colère de la bourgeoisie. Ce soulèvement de la masse prolétarienne contre des cas isolés de corruption parmi « les universitaires » irrite extrêmement les bourgeois parce qu’ils y perçoivent l’aspect le plus pernicieux — pour eux — du mouvement ouvrier moderne, à savoir le changement radical que la social-démocratie a apporté depuis un demi-siècle dans les rapports entre la « masse » et les « chefs ».

Le mot de Goethe sur « l’odieuse majorité » qui serait composée de quelques entraînants vigoureux, d’un bon nombre de coquins qui s’adaptent, de faibles qui se laissent assimiler et de la « masse » qui « trotte en queue sans savoir le moins du monde ce qu’elle veut », ce mot par lequel les plumitifs bourgeois voudraient caractériser la masse socialiste, n’est que le schéma classique des « majorités » dans les partis bourgeois. Dans toutes les luttes de classe passées, qui furent menées dans l’intérêt de minorités, et où, pour parler avec Marx, « tout le développement s’est effectué en opposition à la grande masse du peuple », une des conditions essentielles de l’action était l’inconscience de la masse quant aux buts véritables, au contenu matériel et aux limites de ce mouvement. Cette discordance était d’ailleurs la base historique spécifique du « rôle dirigeant » de la bourgeoisie « instruite » auquel correspondait le « suivisme » de la masse.

Mais, ainsi que Marx l’écrivait déjà en 1845, « avec la profondeur de l’action historique croîtra le volume de la masse engagée dans cette action ». La lutte de classe du prolétariat est la plus « profonde » de toutes les actions historiques qui se sont déroulées jusqu’à présent, elle embrasse la totalité des couches inférieures du peuple et, depuis qu’existe une société divisée en classes, c’est la première action qui corresponde à l’intérêt propre de la masse.

C’est pourquoi l’intelligence propre de la masse quant à ses tâches et moyens est pour l’action socialiste une condition historique indispensable tout comme l’inconscience de la masse fut autrefois la condition des actions des classes dominantes.

Par là, l’opposition entre les « chefs » et la majorité qui « trotte à leur suite », se trouve abolie, le rapport entre la masse et les chefs est renversé. L’unique rôle des prétendus « dirigeants » de la social-démocratie consiste à éclairer la masse sur sa mission historique. L’autorité et l’influence des « chefs » dans la démocratie socialiste ne s’accroissent que proportionnellement au travail d’éducation qu’ils accomplissent en ce sens. Autrement dit, leur prestige et leur influence n’augmentent que dans la mesure où les chefs détruisent ce qui fut jusqu’ici la base de toute fonction de dirigeants : la cécité de la masse, dans la mesure où ils se dépouillent eux-mêmes de leur qualité de chefs, dans la mesure où ils font de la masse la dirigeante, et d’eux-mêmes les organes exécutifs, de l’action consciente de la masse. La « dictature » d’un Bebel, c’est-à-dire son immense prestige et son influence, repose uniquement sur l’immense effort qu’il a accompli pour rendre la masse politiquement majeure. Et Bebel recueille les fruits de ce long effort aujourd’hui que la masse le suit avec enthousiasme, dans la mesure où il exprime, comme aujourd’hui, la volonté et la pensée de cette masse. Sans doute, la transformation de la masse en « dirigeante » sûre, consciente, lucide, la fusion rêvée par Lassalle de la science avec la classe ouvrière, n’est-elle et ne peut-elle être qu’un processus dialectique, puisque le mouvement ouvrier absorbe d’une façon ininterrompue des éléments prolétariens nouveaux ainsi que des transfuges d’autres couches sociales. Toutefois, telle est et telle demeurera la tendance dominante du mouvement socialiste : l’abolition des « dirigeants » et de la masse « dirigée » au sens bourgeois, l’abolition de ce fondement historique de toute domination de classe.

Ce serait cependant faire injure aux mânes des anciens champions bourgeois de la liberté que de vouloir les assimiler aux « chefs » des partis bourgeois aujourd’hui.

Le développement de la social-démocratie a eu des répercussions profondes sur les rapports entre masses et chefs aussi en dehors de la lutte de classe prolétarienne, dans les milieux bourgeois eux-mêmes. Le mouvement de classe de la bourgeoisie ascendante était fondé non seulement sur l’inconscience des masses populaires quant aux buts véritables de l’action engagée, mais encore, dans une large mesure, sur la confusion des chefs mêmes. Maintenant que les véritables intérêts de la masse populaire ont été mis à nu, la bourgeoisie ne peut conserver les suffrages du peuple qu’en voilant délibérément ses propres aspirations de classe ainsi que les intérêts du peuple qui s’y opposent. Les tribuns des révolutions bourgeoises de jadis furent des dirigeants du peuple en vertu d’une auto-illusion historique. Les Karl Bachem (« leader » des catholiques), les Ernst Bassermann (chef des nationaux-libéraux), les Eugène Richter (dirigeant des démocrates), dont les plumitifs stipendiés ne cessent de tonner contre la « dictature » de Bebel, sont des représentants du peuple en vertu d’une escroquerie politique.

Maintenant, si nous remarquons que, parmi tous ces partis fondés sur la mystification méthodique de la masse, les libéraux dépassent les autres par la véhémence de leurs diatribes sur la « masse aveugle » du parti socialiste et sur la rébellion de la « main calleuse » contre le « Saint-Esprit des hautes études », cela nous offre une preuve éclatante du changement qui s’est produit depuis un demi-siècle et dans le décor historique et dans l’état d’esprit de ces Messieurs.

Autrefois, le hégélien Bruno Bauer, ayant rompu avec le mouvement radical de 1840, soutenait contre les « porte-parole libéraux de la masse populaire » que le « véritable ennemi de l’esprit » résidait « dans la masse et non ailleurs ». Les « porte-parole du libéralisme » de cette époque voyaient « l’ennemi véritable de l’esprit », non pas dans la masse qui prenait au sérieux leur phraséologie libérale, mais « ailleurs » et précisément dans l’État prussien réactionnaire. Aujourd’hui, depuis longtemps alliés à la réaction prussienne contre la masse du peuple, les « porte-parole du libéralisme » voient dans cette masse le « véritable ennemi de l’esprit ». Oui, dans cette masse qui s’est détournée d’eux avec mépris et qui mène pour son propre compte la lutte et contre la réaction prussienne et contre le libéralisme bourgeois.

Ils sont trop verts, les raisins ! Depuis que la bourgeoisie se voit lâchée par ses électeurs des classes populaires, qui passaient, chaque jour en plus grand nombre, sous les drapeaux du socialisme, elle ne nourrit plus que ce seul espoir de pousser la classe ouvrière socialiste, par l’entremise du révisionnisme, dans les ornières de la politique bourgeoise, de briser l’épine dorsale de la lutte de classe et de prendre ainsi par un détour une faible revanche pour les défaites subies sur le théâtre de l’histoire.

Tant que cet espoir durait, la masse socialiste apparaissait à la bourgeoisie susceptible d’acquérir de la « culture » et de « l’instruction » et de se transformer peu à peu en une force « civilisée ». Et voici que cette masse s’est révélée sauvage et brutale au point de faire une omelette de tous les œufs pondus avec tant de précautions par le coucou bourgeois dans le nid socialiste. Pas de doute ! Ce malheureux « troupeau aveugle » s’est laissé entraîner par ses chefs et dictateurs à commettre cette action indigne d’êtres civilisés.

Une pointe de comique ne manque pas d’égayer ce tableau, mais nous admettons volontiers que la douleur éprouvée par les pipeurs pipés a, cette fois-ci, des raisons particulièrement sérieuses. Si les congrès précédents n’ont condamné que quelques manifestations isolées du révisionnisme pratique et théorique, à Dresde et après Dresde, le Parti a non seulement répété et renforcé les condamnations précédentes, mais il a mis sur la sellette un autre aspect du révisionnisme — il a examiné sa morale politique et les liaisons personnelles avec certains milieux bourgeois qui découlaient de cette morale.

Il se peut que l’article sur « la morale de parti » (publié par Georg Bernhard dans la Zukunft de M. Harden) soit le fruit de circonstances fortuites et ne caractérise nullement la conduite effective de tous les camarades révisionnistes. Mais quiconque a réfléchi sur les événements de ces derniers jours, ne pourra s’empêcher de trouver dans cet article l’expression adéquate de la morale du révisionnisme, telle qu’elle correspond à ses idées avec une irrésistible logique. On y considère la masse comme un enfant à éduquer auquel il n’est pas loisible de tout dire, auquel, dans son propre intérêt, on a même le droit de dissimuler la vérité, tandis que les « chefs », hommes d’État consommés, pétrissent cette molle argile pour ériger le temple de l’avenir selon leurs propres grands projets. Tout cela constitue l’éthique des partis bourgeois aussi bien que du socialisme réformiste, si différentes que puissent être les intentions des uns et de l’autre.

L’application pratique de cette manière d’envisager les rapports entre la masse et ses « chefs » nous est fournie par le jauressisme en France et par les velléités de la faction de Turati en Italie. Les « fédérations » autonomes et hétérogènes du parti jauressiste, la motion de Turati au congrès d’Imola, proposant de supprimer le Comité central du Parti, — tout cela ne signifie pas autre chose que la dissolution de la masse fortement organisée du Parti, afin que, de directrice autonome, cette masse se transforme en instrument docile des parlementaires et se dégrade jusqu’à l’état de cette « masse aveugle » qui « trotte derrière le chef », « sans savoir le moins du monde ce qu’elle veut », ou qui, si elle le sait, comme au congrès de Bordeaux, n’a pas la force de faire triompher sa volonté. Les députés jauressistes tendent même à s’émanciper du contrôle et de l’influence des organisations du Parti, auxquelles ils sont redevables de leurs sièges au Parlement et à en appeler à la masse électorale amorphe et inorganisée. Voilà les conditions d’organisation des rapports entre la masse et les chefs telles que l’article de la Zukunft les préconise, comme nécessité psychologique et comme norme de tout mouvement populaire.

À l’effacement de toute ligne de démarcation à la base, entre l’élite de prolétaires conscients du but, et la masse populaire inorganisée, correspond, au sommet, la suppression des cloisons entre les « dirigeants » du Parti et le milieu bourgeois — le rapprochement entre parlementaires socialistes et gens de lettres bourgeois sur le terrain des « humanités ».

Sous les auspices de ce qu’on nomme « culture » ou « humanités », ces députés social-démocrates se réunissaient par de belles soirées d’hiver avec des journalistes bourgeois pour se distraire un peu des « ennuis professionnels » et de la « vulgarité du jeu politique ». De même qu’autour de Périclès se réunissait tout ce qu’Athènes comptait d’éminent dans la politique, les arts, la philosophie et les lettres, pour s’élever, dans une parfaite liberté d’esprit, jusqu’aux cimes suprêmes de la pensée et du sentiment raffinés, on a vu, dans une brasserie de Berlin, les hommes d’État de la social-démocratie se mêler à des femmes élégantes et à des nouvellistes spirituels pour faire cercle autour du Périclès moderne qu’est Maximilien Harden : pendant quelques heures exquises on oubliait la mêlée barbare de la lutte des classes et l’odeur forte de la plèbe, en échangeant des propos subtils sur les faits du jour et les œuvres d’art. Les têtes n’étaient pas ceintes de couronnes de roses, et les crus de Samos et de Mytilène étaient remplacés par la vulgaire bière de Munich, mais le véritable esprit de l’amitié antique et de la culture la plus raffinée n’en flottait pas moins comme un halo léger autour de ce cénacle choisi. Et c’est avec une tolérance, comme seuls les esprits supérieurs la savent goûter et pratiquer, qu’on se confiait des opinions fort indépendantes et parfois aussi des « renseignements de détectives » sur des camarades importuns. « Tout se passait comme c’est l’usage entre gens cultivés », a déclaré le camarade Heine[9].

Et voici qu’intervient le poing grossier du prolétaire, qui manque totalement de compréhension pour la culture raffinée et l’ère péricléienne, pour briser brutalement tous ces « tendres liens d’une sublime humanité ». Douloureusement froissées et horrifiées les antennules que la société bourgeoise avait avancées jusqu’au cœur même de notre Parti sont obligées de se retirer en toute hâte. M. Jastrow, l’éminent économiste, en fait une maladie, la Gazette de Voss piaille, les libéraux au service de Rudolf Mosse déversent des flots d’injures ; autant de manières d’avouer la perte de chères espérances. Le brouillard révisionniste s’est dissipé, et devant les yeux de la bourgeoisie, remplis de dépit et de haine, s’élève, aussi inexpugnable et aussi solide que jadis, le rocher abrupt des bastions prolétariens. Le gouffre béant s’est rouvert entre eux et le monde bourgeois, et au lieu de la pénétration pacifique qu’escomptaient les routiers d’une politique perfide, c’est à un assaut bien aléatoire et dangereux qu’il faut songer.

Maintenant la connexion est claire entre les « événements moraux » de ces jours derniers et les méthodes du réformisme. Le joyeux va-et-vient par-dessus le fossé qui sépare le camp du prolétariat de celui de ses ennemis, l’aimable commerce établi par la « libre critique », les « libres épanchements » et la « libre collaboration » des révisionnistes à la presse bourgeoise ont préparé le terrain, d’où nous avons vu surgir, entre autres efflorescences curieuses, le complot contre Mehring[10]. Une endosmose intellectuelle s’était établie entre la social-démocratie et le monde bourgeois, et les sucs vénéneux de la décomposition bourgeoise pouvaient pénétrer librement dans la circulation du corps du Parti prolétarien.

Hinc illæ lacrimæ. Voilà d’où viennent les contorsions de la presse bourgeoise, qui nous prédit que désormais la social-démocratie verra tarir l’affluence « d’universitaires » et de sympathies « éclairées ». Un journal libéral espère que le camarade Göhre (ci-devant pasteur protestant) comprendra maintenant qu’on le force à se démettre de son mandat de député, « la faute qu’il a commise » en adhérant à la social-démocratie[11].

La généreuse mentalité des libéraux conçoit évidemment qu’on peut « se tromper » en adhérant au socialisme, comme on se trompe à la Bourse en spéculant sur les cafés au lieu de spéculer sur le coton. Ces gens ne se doutent même pas que par ce jugement d’expert, ils avouent leur habitude à eux de mettre la politique à peu près au même niveau que la prostitution.

Or, si des universitaires qui seraient venus à nous avec cette mentalité se décidaient maintenant à quitter nos rangs, nous pourrions en toute sérénité les voir rejoindre les sirènes libérales. Que ceux qui se ressemblent s’assemblent. Nous craindrions seulement qu’en voulant profiter ainsi des soldes de la « maison concurrente » le pauvre parti littéral ne réussisse pas à faire des affaires brillantes, il serait étonnant que les « universitaire » doués de l’esprit pratique que notre libéral leur suppose, aillent se mettre aux gages d’un parti en pleine faillite.

Quant à notre mission intellectuelle, que les junkers tremblent de nous voir dans l’impossibilité de remplir après que la « main calleuse » s’est « insurgée contre les universitaires », nous pouvons rassurer ces hobereaux épris de culture : bientôt, et sans qu’ils y trouvent aucun plaisir, l’action du socialisme pour sauver la civilisation des griffes féodales prussiennes, se déploiera avec une vigueur renforcée justement grâce à la liquidation du révisionnisme. Car la connexion intime du mouvement socialiste avec l’essor intellectuel se réalise non pas grâce aux transfuges qui nous viennent de la bourgeoisie mais grâce à l’élévation de la masse prolétarienne. Cette connexion se fonde non sur une affinité quelconque de notre mouvement avec la société bourgeoise, mais sur son opposition à cette société. Sa raison d’être est le but final du socialisme, la restitution de toutes les valeurs de civilisation à la totalité du genre humain. Et plus le caractère prolétarien de la social-démocratie s’accentuera, plus il y aura de chances que la civilisation allemande soit sauvée de l’étreinte de ses zélateurs féodaux et que l’Allemagne même échappe à l’ankylose de type chinois où voudraient la maintenir les conservateurs.

D’autant plus urgente est l’épuration du Parti : il faut supprimer les phénomènes de décomposition qui s’y sont manifestés pendant le dernier lustre. Car « avec la profondeur » de cette « action historique » — et dans un certain sens, il s’agit bien ici d’une action historique — nous verrons croître le « volume de la masse » qui nous suivra en toute confiance parce que notre camp est le seul où l’on combat pour les véritables intérêts de la classe ouvrière sous une enseigne sans tache.


LIBERTÉ DE LA CRITIQUE
ET DE LA SCIENCE
[12]



Dans le conflit avec l’opportunisme, il y va de l’existence même de la social-démocratie. « Une telle tactique (celle de l’opportunisme), disait Bebel à Erfurt, signifierait pour notre Parti exactement la même chose que si l’on brisait l’épine dorsale à un organisme vivant tout en lui demandant d’accomplir le même effort qu’auparavant. Je ne tolérerai pas qu’on brise la colonne vertébrale de la social-démocratie, qu’on remplace son principe : la lutte de classe contre les classes possédantes et contre le pouvoir d’État, par une tactique boiteuse et par la poursuite exclusive de buts soi-disant pratiques.»

Rien ne devrait sembler plus justifié que cette résistance et cette contre-attaque en réponse aux prétentions de l’opportunisme. Cependant, ces derniers temps, on a tenté de différentes manières de contester au Parti le droit de recourir à cette légitime défense et l’on voudrait même présenter comme une inconvenance tout règlement de comptes avec l’opportunisme. Et cela avant tout au nom de la liberté de la critique. On voudrait nous persuader qu’il faut accorder à chacun la liberté de critiquer le programme et la tactique de notre parti ; même nous devrions être reconnaissants à ceux qui, par leur critique, apportent un souffle de renouveau dans la vie du Parti.

Cette antienne, par laquelle on s’efforce maintenant de défendre Bernstein, nous l’avons déjà entendue il y a neuf ans.

« Où est donc la liberté d’opinion dont vous aimez tant parler ? », s’écriait Georges Vollmar au congrès d’Erfurt, en se voyant combattu par Bebel — L’indépendance de la pensée est pour nous de la plus haute importance. Or, elle ne sera possible que si, abstraction faite de toute calomnie, de tout mensonge, de toute injure, nous accueillons avec gratitude et sans distinction de tendance, les opinions exprimées par des gens qui peuvent se tromper, mais qui n’ont en vue que le salut de notre Parti. Je ne parle pas pour moi, mais d’une façon générale : c’est avec joie qu’on devrait accueillir des idées nouvelles puisqu’elles rafraichissent un peu le répertoire suranné, routinier de notre propagande. »

Il n’existe sans doute pas d’autre parti pour lequel la critique libre et inlassable de ses propres défauts soit, autant que pour la social-démocratie, une condition d’existence. Comme nous devons progresser au fur et à mesure de l’évolution sociale, la modification continuelle de nos méthodes de lutte et, par conséquent, la critique incessante de notre patrimoine théorique, sont les conditions de notre croissance. Il va cependant de soi que l’auto-critique dans notre Parti n’atteint son but de servir le progrès et nous ne saurions trop nous en féliciter, que si elle se meut dans la direction de notre lutte. Toute critique contribuant à rendre plus vigoureuse et consciente notre lutte de classe pour la réalisation de notre but final mérite notre gratitude. Mais une critique tendant à faire rétrograder notre mouvement, à lui faire abandonner la lutte de classe et le but final, une telle critique, loin d’être un facteur de progrès, ne serait qu’un ferment de décomposition.

Que dirions-nous si on nous proposait de « rafraîchir notre répertoire vieilli » par un brin d’agitation antisémite ? Ce n’est pas par des expressions de reconnaissance, mais par des « hola ! » indignés que nos camarades accueilleraient semblable « variation ». Mais le militarisme que prône Schippel[13] est-il en contradiction moins flagrante avec notre programme que l’antisémitisme ?

Si nous accueillons avec une égale bienveillance toute « critique », aussi bien celle qui nous fait avancer vers notre but que celle qui nous en éloigne, nous ne serions pas un parti de combat, mais une association de bavards, qui, après s’être embarqués avec beaucoup de fracas pour une randonnée grandiose, découvrirait qu’elle n’a pas d’itinéraire précis et qu’au fond elle pourrait aborder n’importe où, et même céder au sage « conseil » de renoncer à l’aventure.

Voici de quoi il s’agit. Si grand que soit notre besoin d’auto-critique et si larges que soient les limites que nous lui traçons, il doit cependant exister un minimum de principes constituant notre essence et notre existence même, le fondement de notre coopération en tant que membres d’un parti. Dans nos propres rangs, la « liberté de critique » ne peut pas s’appliquer à ces principes, peu nombreux et très généraux, justement parce qu’ils sont la condition préalable de toute activité dans le Parti, et par conséquent aussi de toute critique exercée à l’endroit de cette activité. Nous n’avons pas à nous boucher les oreilles lorsque ces principes mêmes sont critiqués par quelqu’un qui se trouve en dehors de notre Parti. Mais aussi longtemps que nous les considérons comme le fondement de notre existence en tant que parti, nous devons y demeurer attachés et ne pas les laisser ébranler par nos membres. À ce sujet, nous ne pouvons accorder qu’une liberté : celle d’appartenir ou de ne pas appartenir à notre Parti.

Nous ne contraignons personne à marcher dans nos rangs, mais si quelqu’un le fait volontairement, force nous est de supposer qu’il a accepté nos principes.

Autrement, si nous remettions chaque jour en question les fondements de notre programme et de notre tactique, on ne verrait pas pourquoi les anarchistes, les « nationaux-sociaux » (du pasteur Naumann), les partisans de la « réforme morale » ne seraient pas admis dans le Parti au nom de la « libre critique », puisqu’il n’y aurait alors plus rien de solide, d’intangible, de délimité dans notre constitution. Il est vrai que nous cesserions alors d’être un parti politique distinct des autres partis par des principes déterminés.

Ainsi la liberté de la critique trouve ses limites pratiques dans notre essence même en tant que parti politique. Ce qui constitue le plus propre de nous-mêmes : la lutte de classe, ne saurait être l’objet d’une « libre critique » dans le Parti. Nous ne pouvons nous suicider au nom de la « liberté de la critique ». Mais l’opportunisme, comme a dit justement Bebel, tend à briser notre épine dorsale ; donc à nous détruire en tant que parti de la lutte de classe.

Enfin, la suprême manœuvre des partisans de Bernstein consiste à présenter les problèmes soumis à la discussion comme si « scientifiques », compliqués et difficiles, que si le commun des camarades s’avisait de les juger, voire de les trancher, il ferait preuve d’une présomption inouïe. Mais les desseins qui se cachent sous cette spécieuse évocation de la « pauvreté d’esprit » sont tellement transparents qu’il n’est pas nécessaire d’être « savant » pour en découvrir la trame.

Un congrès socialiste n’a pas à délibérer sur des problèmes de science et de théorie pures, mais sur une série de questions purement pratiques concernant les principes et la tactique du Parti.

Le congrès à venir devra aborder la question du militarisme et de la milice[14]. Il faudrait vraiment une forte dose d’impudence



  1. À l’heure actuelle, le terme de « réformisme » prête tellement à confusion que nous croyons utile de le définir. Le socialisme scientifique désigne par réformisme le système d’idées défendu à la fin du siècle par le social-démocrate Édouard Bernstein et selon lequel le capitalisme se transformera automatiquement en un régime social et économique nouveau grâce à l’accumulation graduelle et insensible de réformes à la petite semaine. Cette idée implique l’abandon du but socialiste et de ce que nous appelons aujourd’hui « réformes de structure ». Si le mouvement socialiste adoptait les idées de Bernstein, il devrait se borner à amender et à replâtrer l’ordre existant au lieu d’en changer les fondements et de le dépasser.

    Tout en condamnant le réformisme tel que nous venons de le définir, le socialisme scientifique ne condamne évidemment point la lutte pour des réformes, si minimes soient-elles, tant que les circonstances ne permettent pas de promouvoir des réformes de plus grande envergure transgressant le cadre capitaliste. Soulignons enfin qu’aucun théoricien socialiste digne de ce nom n’a jamais qualifié de « réformiste » l’idée que cette transformation sociale ne pourra s’effectuer du jour au lendemain et qu’elle s’étendra sur une période assez longue.

  2. Sur ce point, Rosa Luxembourg fut moins conséquente avec elle-même : à certains moments (cf. sa brochure sur la grève en masse, qui date de 1907, et son discours sur le programme de Spartacus — 1er janvier 1919), elle exalte le rôle des inorganisés et des organisés de fraîche date, qui constituent la fraction la moins éclairée de la masse prolétarienne.
  3. Nous avons expliqué dans une note précédente ce qu’il faut entendre par réformiste.
  4. Traduite par Bracke et dont les cahiers de Spartacus ont donné la première version française complète.
  5. Article paru en 1904 dans l’Iskra, organe de la social-démocratie russe, et dans la Neue Zeit, revue théorique de la social-démocratie allemande sous le titre : « Questions d’organisation de la social-démocratie russe ».
  6. La « méthode subjective » est à la base des doctrines socialistes que développèrent Pierre Lavrov et Nicolas Mikhaïlovsky, maîtres fort écoutés du parti socialiste-révolutionnaire.
  7. On sait que le petit groupe de conjurés qui, de 1879 à 1883, combattit le tsarisme par une suite d’attentats et réussit à tuer Alexandre II (en mars 1881) s’appelait : le « parti de la Volonté du peuple »
  8. Extrait des Œuvres complètes de Rosa Luxembourg, vol. III, pp. 199-206. Cet article avait paru dans la Neue Zeit, année XII (1903-1904), no 2, sous le titre : « Espoirs déçus ».
  9. Wolfgang Heine, qui devint ministre de la Justice en 1919.
  10. Franz Mehring (1846-1919), le brillant et fougueux co-directeur de la Neue Zeit, révolutionnaire intransigeant (et, pendant la guerre, spartakiste) n’avait adhéré au socialisme qu’après une longue carrière de journaliste dans les rangs du nationalisme. En cueillant des citations dans ses écrits anciens et en les assaisonnant de racontars scandaleux, les revisionnistes tentèrent de représenter la meilleure plume du socialisme allemand comme un aventurier véreux.
  11. Paul Göhre est devenu ministre des cultes en Prusse, en 1919.
  12. Extrait du vol. III des Œuvres complètes de Rosa Luxembourg (éditées par les soins de Clara Zetkin et de Adolf Warski), pp. 173-177. L’article fait partie d’une série publiée dans le journal Leipziger Volkszeitung, en septembre 1899.
  13. Max Schippel (né en 1853), un des théoriciens du « revisionnisme » dans les Sozialistische Monatshefte, soutint au congrès de Hambourg (1897) la thèse que le système militaire prussien était préférable à celui de la « milice » inscrite dans le programme du Parti.
  14. Il s’agissait du congrès annuel du Parti social-démocrate allemand qui allait se tenir à Hanovre, en octobre 1899, et à l’ordre du jour duquel figurait (point 6) la question du militaire et de la substitution d’une milice populaire à l’armée permanente.