Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VIII/5

V


CHAPITRE V.


journal de martin (Suite).


La lecture de la lettre du prince de Montbar m’a fait éprouver un sentiment de profonde commisération pour lui ; mais, en même temps, j’ai songé que sa détermination dans laquelle je devais l’encourager, sauvait peut-être la vie de Régina et assurait à jamais son bonheur et celui de Just.

Ce que le prince venait de me raconter de la touchante et courageuse résignation de Madame de Montbar, sa délicatesse poussée jusqu’à l’héroïsme, en cela que liée à son mari par la reconnaissance, elle n’osait ni réclamer cette liberté qu’il lui avait promise, s’il ne parvenait pas à se faire aimer comme par le passé,… ni lui dire, la pauvre femme, qu’elle aimait toujours Just Clément, qu’elle l’aimait peut-être plus que jamais, en raison même des tourments que lui causait cet amour ; tout cela… je l’avais pressenti, deviné ou vu.

J’avais rempli comme de coutume mon service auprès de ma maîtresse pendant ces quatre mois, et mon habitude d’observation, jointe à l’espèce de prescience que me donnait mon amour, m’avait initié à presque tous les secrets de ce malheureux cœur si cruellement éprouvé…

Je m’étais, d’ailleurs, résolu, dans le cas où cette situation se fût assez prolongée pour me donner des craintes sérieuses pour la vie de Mme de Montbar, je m’étais résolu d’écrire au prince, sous le nom de M. Pierre, que cette vaine épreuve avait assez duré ; si enfin M. de Montbar ne se fût pas rendu à ces conseils, je me serais décidé à lever les scrupules de Régina en la déliant de la reconnaissance qu’elle croyait devoir à son mari.

Dieu soit loué ! je n’ai pas eu besoin de recourir à ces pénibles extrémités. Régina, Just, M. de Montbar, se sont montrés dignes les uns des autres.

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Voici le billet que, ce matin, j’ai reçu du prince en réponse à ma lettre d’hier, dans laquelle je l’engageais à persister dans sa détermination.

« Je n’attendais que votre approbation pour partir, mon ami ; seulement, sans vous consulter, je me suis décidé à un aveu que vous auriez peut-être combattu.

» Je n’ai pas voulu, en m’éloignant, laisser le moindre regret à Mme de Montbar au sujet de la reconnaissance qu’elle a cru si long-temps me devoir.

» Dans ma lettre d’adieu, je lui dis que ce n’est pas à moi… mais à un ami inconnu, qu’elle doit la réhabilitation de la mémoire de sa mère, la dernière grâce qui me reste à implorer — lui ai-je écrit : — c’est de me pardonner d’avoir ainsi abusé d’un sentiment de gratitude auquel je n’avais aucun droit.

» Je n’ai pas en cela cru faillir à la promesse d’honneur que je vous ai faite, mon ami…

» Et d’ailleurs, si j’ai porté une légère atteinte à cette promesse, vous me serez indulgent ; je crois me montrer plus homme d’honneur en agissant ainsi, qu’en observant rigoureusement la lettre de mon engagement envers vous.

» Adieu !… et, malheureusement pour moi, à jamais !… adieu, mon ami, je ne sais quel avenir m’est réservé… j’ignore ce que je puis espérer du temps, ce morne consolateur… Mais à ce moment où je vous écris, je crois… je sens qu’il n’existe pas au monde un homme plus malheureux que moi….

» La seule pensée dont la douceur amère contraste avec le chaos de ressentiments sombres, déchirants, au milieu desquels je me débats, c’est que Régina a été admirablesublime jusqu’à la fin.

» Croyez-moi, mon ami, si je me sens impitoyable envers quelqu’un, ce n’est ni envers elle, ni envers Just, aussi digne, aussi généreux qu’elle… c’est envers moi, moi la seule cause de leurs tourments passés… de mes tourments à venir.

» Une dernière fois, adieu, et merci à vous… mon ami… Sans vos conseils, mon sort eût été mille fois plus misérable, car j’aurais haï, méprisé, poussé peut-être au désespoir deux personnes que j’estime, que j’honore, au contraire, au moment de m’éloigner d’elles, certain de les laisser heureuses et sans remords…

» Vous aviez raison… Il est une sorte de consolation dans un tel sentiment…

» Du courage… l’heure sonne… C’en est donc fait pour jamais… ô mes espérances !

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» Mon Dieu !… que je souffre !… pitié pour ma faiblesse… Adieu… Plaignez-moi… aimez-moi… Oh ! si dans ce moment terrible… vous vouliez venir à moi… partir avec moi… c’est à genoux… que je vous bénirais ! Votre amitié me serait d’un tel secours !!

» Mais non, c’est impossible, vous ne voudrez pas,… je suis fou… pardon de cette demande, n’avez-vous pas déjà trop fait pour moi !

» Adieu… pour la dernière fois, adieu…

» G. de M. »

3 juillet 18…

Tout est accompli.

Depuis le commencement de la semaine passée, M. de Montbar est parti.

Aujourd’hui, Just et Régina se sont revus pour la première fois.

Ma maîtresse était encore bien pâle, bien amaigrie… mais qu’elle était belle, mon Dieu ! qu’elle était belle de bonheur et d’amour !  !

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Ma tâche est finie… loyalement, courageusement finie, je peux le dire avec orgueil.

Maintenant, que ferai-je ?

Désormais, à quoi serai-je bon à la princesse ?

Mais moi ?… cette habitude d’intimité domestique… si douce, si chère à mon cœur, malgré les tourments dont elle est parfois traversée, pourrai-je la rompre ? vivre loin de Régina ?… ne plus la voir, presqu’à chaque instant du jour ?… m’éloigner… maintenant surtout que la voilà si heureuse ?…

Aurai-je ce courage ? résisterai-je à cette mélancolique satisfaction de me dire, en voyant le bonheur rayonner sur ses traits et sur ceux de Just :

« À cette félicité… j’ai contribué… Ces épreuves douloureuses mais nécessaires à la consécration de leur amour qu’elle devait rendre pur de tout remords, ces épreuves dont ils sont tous deux si glorieusement sortis, je les ai suggérées dans l’intérêt même de leur tendresse, de sa grandeur et de sa dignité. »

Et c’est à ce moment que je quitterais Régina, après avoir eu si long-temps sous les yeux le spectacle désolant de sa tristesse, de ses malheurs !

Non… non… s’il m’est dû quelque récompense… telle sera la mienne… la vue de cette félicité… à laquelle j’ai contribué de toutes les forces de mon dévoûment ignoré… et qui doit l’être toujours.

Non… d’ici à quelque temps… si elle y consent du moins, je ne quitterai pas Régina.

Et si plus tard… cette douce et dangereuse habitude de vivre près de Mme de Montbar s’est tellement incarnée en moi, que je ne puisse plus m’y soustraire ; si, s’accoutumant à me regarder comme un de ces bons et fidèles serviteurs, dont on ne se sépare plus… la princesse me dit quelque jour :

Martin… vous ne me quitterez jamais, n’est-ce pas ?

Comment la refuser ? Le vœu de mon cœur ne sera que trop d’accord avec sa demande…

Et alors ma vie se passera dans une domesticité stérile, égoïste, sans rien qui la relève… car du moins jusqu’ici cette domesticité m’a permis de rendre à Régina des services que je n’aurais pu lui rendre dans une autre condition sociale. Mais ma tâche est accomplie… Mis au-dessus du besoin par la générosité du docteur Clément, ma vie ne peut-elle… ne doit-elle pas avoir un but plus élevé, plus utile… plus profitable à mes frères en humanité, comme disait mon bienfaiteur ?

Pas de faiblesse, je consulterai Claude Gérard… Sa mâle et tendre parole me guidera encore une fois.

Qu’il soit béni du moins ; car c’est à lui que j’ai dû d’appliquer à mon humble condition cette maxime si souvent pratiquée et répétée par lui :

Il n’est pas de position, si infime qu’elle soit, où l’homme de cœur ne puisse faire acte de dignité

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