Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VIII/17

XVII


CHAPITRE XVII.


suite de l’épilogue.


Claude, visiblement touché de l’admiration que témoignaient Just et Régina à la vue de Bruyère, leur dit :

— Cette dame pâle, à la figure noble et douce, est la femme de celui qui a fait tout le bien que vous admirez…

— Sa femme, — dit Régina avec émotion, — elle doit être bien fière… bien heureuse… de lui appartenir !

— Oui… elle en est heureuse… et fière… — répondit Claude.

— Et cette charmante personne, — dit Just, — c’est leur fille ?

— C’est la fille… de cette dame pâle… — répondit Claude, — et la fille adoptive de celui dont nous parlons… mais il l’aime… aussi tendrement… que si elle lui appartenait par les liens du sang.

— Et a-t-il un fils ? — demanda Just.

— Oui… Monsieur… — répondit Claude.

— Et un fils… digne de lui, sans doute ? — demanda Régina.

— Oui, Madame, — reprit Claude avec une émotion profonde, — un… digne fils… un vaillant fils.

À ce moment, dame Perrine, ou plutôt Mme Duriveau, après avoir donné quelques conseils à plusieurs jeunes filles qui travaillaient aux métiers à dentelle, se dirigea vers Claude, toujours précédée de Bruyère, sur l’épaule de laquelle elle s’appuyait ; puis s’apercevant alors que des étrangers accompagnaient l’instituteur, elle rougit légèrement, tandis que Bruyère levait sur eux ses grands yeux timides et étonnés.

— Madame, — dit Régina d’une voix émue en s’avançant vers la mère de Martin avec un air de déférence et de respect, — permettez à deux étrangers de vous exprimer leur profonde admiration pour l’homme généreux qui a changé ce pays, jadis si misérable, nous a-t-on dit… en une véritable terre promise… que son nom que l’on ne nous a pas prononcé jusqu’ici… sans doute pour satisfaire à la modestie de son caractère, soit à jamais béni…

— Du moins, il nous est doux, Madame, — ajouta Just, — de pouvoir vous dire à vous, la digne compagne de ce grand homme de bien, à quel point nous sommes touchés de tout ce que nous venons de voir… et combien nous vous en sommes reconnaissants au nom de l’humanité tout entière.

À ces mots, la légère rougeur qui, depuis un instant, colorait le pâle visage de Mme Perrine, augmenta encore ; une expression de mélancolique fierté brilla dans ses grands yeux noirs, qui devinrent humides ; puis, toujours digue dans sa simplicité, elle répondit à Just et à Régina :

— Je vous remercie pour mon mari des éloges que vous voulez bien lui accorder, Madame… Croyez-moi… il les mérite… car, s’il a un regret… c’est de n’avoir pas fait encore… tout le bien… qu’il désirerait faire…

Puis s’inclinant légèrement, Mme Duriveau, après avoir échangé avec Claude Gérard un sourire de douce satisfaction, s’éloigna lentement avec Bruyère.

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Une heure après environ, Just et Régina, ayant achevé, sous la conduite de Claude, la visite de l’Association, étaient revenus attendre leur voiture sous la galerie de briques qui régnait à l’intérieur du parallélogramme. Regina tenait à la main un beau bouquet de fleurs d’automne cueillies dans les parterres et que Claude lui avait offertes.

— Telle est, Madame, — lui disait l’instituteur, — la toute-puissante fécondité de ce grand principe : la fraternité humaine, que cette association qui, grâce à l’excellente organisation du travail de tous[1], donne à tous un minimum, c’est-à-dire le nécessaire, qui en un mot leur assure la satisfaction légitime de tous les besoins de l’âme et du corps, et qui plus tard donnera même le superflu à ceux qui voudront l’acheter par un surcroît de labeur, cette association, dis-je, est non seulement une admirable institution au point de vue moral, mais elle serait encore, au point de vue de l’intérêt, une excellente affaire pour le fondateur, s’il n’avait, par un noble désintéressement, renoncé à tous les bénéfices qu’il aurait pu loyalement réclamer pour l’apport de sa part dans l’association… Cela est si vrai, que déjà deux propriétaires voisin, émerveillés des résultats que nous avons obtenus, ont conclu avec leurs métayers et leurs journaliers, une association pour une exploitation à la fois agricole et manufacturière… dont ils font, eux, riches propriétaires, les premiers frais d’établissement ; ainsi, non seulement ils pratiqueront le bien sur une immense échelle… mais encore ils augmenteront leur fortune.

— Et cela ne m’étonne pas, Monsieur, — reprit Just, — mon père avait une maxime qui, dans cette circonstance encore, trouve son application : Fais ce que dois… le bien adviendra. Autant l’égoïsme est stérile,… autant la fraternité est féconde… et…

Just fut interrompu par un cri d’effroi de Régina ; il retourna vivement la tête vers elle ;… il la vit pâle… indignée, frémissante…

— C’est lui !… — s’écria-t-elle en se rapprochant vivement de Just comme pour se mettre sous sa protection,… et, dans ce brusque mouvement d’épouvante, la jeune femme laissa tomber le bouquet qu’elle tenait à la main.

Just, suivant la direction du regard effrayé de sa femme, vit à dix pas de lui, se détachant sur l’ombre projetée par un des arceaux de la galerie… M. Duriveau, immobile… les traits bouleversés par la stupeur que lui causait cette apparition inattendue… terrible… car elle lui rappelait et son infâme tentative sur Régina et le meurtre de Scipion, qu’il avait frappé, alors que ce malheureux enfant allait se rendre coupable du même crime sur Mme Wilson.

Ignorant la présence de Just et de Régina, le comte revenait à l’instant de visiter des travaux au-dehors ; sa figure était presque méconnaissable ; ses cheveux tout blancs encadraient son visage creusé par la douleur, par les remords… Sa taille, naguère encore droite et svelte, s’était voûtée ;… enfin la physionomie navrée, l’attitude brisée de ce malheureux, trahissaient son incurable désespoir.

— Ah !… venez… Régina… venez… — s’écria Just avec aversion à l’aspect du comte ; puis saisissant vivement le bras de sa jeune femme, il fit un pas pour sortir avec elle, en disant : — La présence de cet homme… dans cette noble maison… c’est presque un sacrilège !!

Claude Gérard, arrêtant Just au moment où il allait s’éloigner, lui dit d’une voix grave et pénétrée :

— C’est M. Duriveau… qui a fait tout le bien… que vous venez d’admirer… Monsieur.

— Lui !… — s’écria Just, à son tour immobile de surprise.

— Lui… — répéta Claude ; — il a été bien coupable… mais il a beaucoup expié…

— Le comte Duriveau !… — répéta Just comme s’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait, tandis que le père de Martin, anéanti, atterré, le front baissé, n’osait… ne pouvait faire un pas.

— Oui, — reprit Claude Gérard, en continuant de s’adresser à Just et à Régina, — après la mort de son fils qu’il a perdu… par un événement affreux… ce malheureux père… rougissant d’ailleurs de sa vie passée, a tenté de distraire une douleur… pourtant incurable… vous le voyez… en changeant… comme vous l’avez dit, ce misérable pays… en une véritable terre promise… Encore une fois, Monsieur Just… — ajouta Claude d’une voix profondément émue, — au nom de son repentir… au nom de sa douleur… au nom du bien qu’il a fait et de celui qu’il fera encore, qu’il lui soit pardonné…

Just et Régina se regardèrent… sans dire une parole, ces deux vaillants cœurs se comprirent.

Émus… graves… presque solennels, les deux époux s’approchèrent de M. Duriveau qui, la tête inclinée sur sa poitrine, semblait cloué à sa place… écrasé de honte et de repentir.

— Monsieur, — dit Just d’une voix pénétrée, en tendant sa main au comte, — permettez-moi… de vous serrer la main…

M. Duriveau tressaillit, releva vivement la tête… ses yeux, éteints, rougis par les larmes, brillèrent d’une joie inaccoutumée, il regardait Just avec une sorte d’angoisse craintive, osant à peine répondre à cette avance.

— Monsieur… — ajouta Régina d’une voix altérée, en présentant à son tour au comte sa main tremblante, — nous savons tout ce que vous avez fait de généreux… de grand… que le passé soit oublié…

Lorsque M. Duriveau sentit ses deux mains presque affectueusement pressées par Just et par Régina, ses larmes coulèrent malgré lui, il ne put que dire d’une voix étouffée :

— Merci ! oh ! mon Dieu ! merci…

— Adieu, Monsieur… — reprit Just, — comptez sur deux amis… de plus… qui maintenant ne prononceront votre nom… qu’avec le respect qu’il mérite.

Les chevaux des deux voyageurs arrivèrent.

Après un dernier et triste regard adressé au comte, Just aida Régina à monter dans la voiture, qui s’éloigna bientôt… laissant M. Duriveau immobile à sa place.

Cette scène touchante avait eu un témoin caché…

C’était Martin…

Il n’avait osé reparaître devant Régina ; abrité derrière le pilier d’une des arcades, il avait tout vu… tout entendu…

Claude Gérard, essuyant ses yeux du revers de sa main, ramassa le bouquet que Régina avait laissé tomber.

Dès que la voiture fut éloignée, Martin courut à son père, et, se jetant dans ses bras, lui dit :

— Courage… mon père, courage… vous les avez entendus, ce sont deux amis de plus… Ah !… croyez-moi, avoir conquis de telles amitiés, c’est une noble et généreuse consolation !!…

— Oh ! oui… — reprit le comte en embrassant son fils avec effusion, — cela m’a fait du bien de m’entendre dire cela… devant toi… — Puis baissant la tête avec un nouvel et morne accablement, M. Duriveau murmura à voix basse :

— Hélas !…ils ne savent pas… que j’ai tué mon fils…

— Claude Gérard le sait… — dit Martin, — c’est un grand cœur aussi… et il vous aime… mon père… il vous respecte…

Le comte tendit la main à Claude, et après la lui avoir affectueusement serrée, il s’assit sur le mur d’appui de la galerie comme s’il eût senti ses forces faiblir après une si vive émotion ; puis il parut absorbé dans ses pensées.

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Claude Gérard, se rapprochant alors de Martin, lui dit à demi-voix :

— Tu étais là… toi… dont Régina a toujours ignoré le dévoûment sublime ! Du moins… je lui ai rappelé ton nom.

— Comment ? — dit Martin avec émotion.

— Et Martin… Monsieur Just ?… ai-je dit au mari de Régina ; ce fidèle serviteur que votre digne père avait placé auprès de Madame ? Qu’est-il devenu ?

— Il nous a quittés dans un voyage que nous avons fait dans le Nord, — a répondu Régina.

— Oui… je vous l’ai dit, Claude… — reprit Martin, — mes forces étaient à bout… Cette malheureuse passion ne s’était pas assoupie… et la vue du bonheur enivrant de Régina… avait, je l’avoue à ma honte, épuisé mon courage… J’ai préféré redevenir artisan… jusqu’au moment où j’aurais assez gagné pour revenir en France.

— J’ai regretté Martin, — m’a dit ensuite Régina, — c’était un serviteur probe et zélé…

— Un serviteur… probe… et zélé… — dit Martin avec une résignation mélancolique. — Voilà le seul souvenir qu’elle conservera de moi !

Claude Gérard, attendri, contempla un instant Martin en silence ; puis lui donnant le bouquet que Régina avait laissé tomber, il ajouta :

— Tiens, mon pauvre enfant… prends ces fleurs ; elle les avait tout-à-l’heure à la main.

Martin saisit ardemment le bouquet, le porta à ses lèvres par un mouvement passionné, et ses larmes tombèrent sur les corolles parfumées.

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Le soir de ce jour, M. Duriveau, qui avait éprouvé une sorte de défaillance après sa rencontre si émouvante, si imprévue, avec Just et Régina, était retiré dans sa chambre modestement meublée, comme celle des autres membres de l’association.

Mme Perrine et Claude Gérard étaient assis aux côtés du comte, tandis que Martin, accoudé sur le dossier de son fauteuil, attachait ses regards affectueux sur son père, à qui Bruyère présentait un breuvage réconfortant avec une prévenance filiale.

Soudain la porte s’ouvrit, et l’on remit à Martin une large enveloppe qu’un courrier venait d’apporter à l’instant.

C’était une lettre du roi.

— Vous permettez, mon père ? — dit respectueusement Martin à M. Duriveau, qui répondit par un signe de tête rempli d’affection.

Martin lut cette lettre, qui se terminait ainsi :

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« Mes vœux suivront partout Mme Just Clément… car je n’oublierai jamais que sa mère a fait preuve du plus admirable dévoûment en sacrifiant sa réputation pour sauver la vie d’une femme que j’aimais passionnément, qu’elle chérissait comme une sœur… et qu’une indigne trahison avait mise en danger de mort, lorsque, prince royal, j’étais venu à Paris en 1814.

» Je n’ai pas besoin de vous répéter que j’ai gardé et que je garderai le plus religieux silence sur vos confidences…

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» Les projets dont je vous avais entretenus dans mon avant-dernière lettre, en vous renvoyant le manuscrit de vos Mémoires, sont, à cette heure, réalisés ; je suis heureux de vous en instruire, les bonnes et saines pensées qui m’ont amené à ces réformes, à ces résolutions, c’est à vous en partie que je les dois.

» Ainsi que je vous l’ai dit et que vous l’aviez pressenti, la lecture de vos Mémoires a été féconde pour moi… en attirant mon attention sur des faits et sur des misères que je ne soupçonnais pas…

» Voici sommairement les déterminations que j’ai prises, et qui ont été adoptées :

» Défense aux bateleurs, sous les peines les plus sévères, d’exploiter l’enfance dans leurs exercices.

» Avènement des instituteurs du peuple au rang de fonctionnaires publics de première classe, ayant le pas sur les autorités civiles, militaires et religieuses, car celui qui rend l’homme honnête, instruit et laborieux, celui qui, enfin, le crée moralement, doit marcher au premier rang.

» Fondation de crèches, salles d’asile, écoles industrielles et agricoles pour les adultes, ateliers publics où l’honnête homme momentanément sans travail, trouvera du pain et un abri ; maisons de retraite pour les invalides civils.

» Fermeture immédiate des cabarets qui sollicitent incessamment les plus mauvaises passions.

» Le père de famille n’osera pas s’enivrer chez lui, où il trouvera d’ailleurs mille empêchements à ce vice.

» Peines sévères contre l’ivresse.

» Ouverture de cirques nationaux subventionnés, dans lesquels, les jours de fêtes, la population trouvera, pour le quart de l’argent qu’elle dépensait à s’abrutir et à s’empoisonner au cabaret, des délassements et des spectacles généreux et virils.

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» Ce sont là de premières réformes : elles s’accompliront, je le crois, sans résistance, parce que j’ai pour moi le bon droit et que je m’appuie sur les déshérités contre les privilégiés.

» S’il le fallait… je conspirerais ouvertement contre l’aristocratie de naissance et de fortune… très-puissante ici, et, roi, je me mettrais à la tête de mon peuple…

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» Adieu, j’ai été heureux de vous écrire cette lettre ; elle vous prouvera du moins que je n’ai pas oublié la dette que j’ai contractée envers vous, car je m’efforce de m’acquitter selon le vœu de votre généreux cœur en tâchant que mon nom ne soit pas prononcé sans quelque reconnaissance par nos frères en humanité.

» Votre affectionné
» C. O. »

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Mme Perrine, lorsque Martin eut terminé la lecture de cette lettre, demanda à son fils, avec la naïveté de l’indiscrétion maternelle :

— De qui est cette lettre, mon enfant ?

— Du roi… ma bonne mère, — répondit simplement Martin.

— Du roi ? — dit Bruyère toute surprise.

Mme Duriveau et son mari se regardèrent avec une expression d’orgueil.

— Peux-tu me la lire… cette lettre ?… — dit à son fils M. Duriveau, presque timidement.

— Lui… non ; — dit en souriant Claude Gérard, — il n’oserait pas ;… mais moi… je m’en charge, si Martin y consent.

— Si mon père… si ma mère… le désirent, — répondit Martin.

— Si nous le désirons ?… — dit vivement M. Duriveau, en s’adressant à sa femme. Il nous le demande, Perrine.

Claude Gérard lut la lettre…

Lorsqu’il eut terminé cette lecture, M. Duriveau, les yeux baignés de douces larmes, s’écria d’une voix émue, en tendant ses bras à Martin :

— Mon fils, mon noble et digne fils, si long-temps méconnu… Ah ! ce n’est pas d’orgueil,… c’est de tendresse, que je pleure…

Puis, après avoir serré avec effusion Martin et Bruyère contre son cœur, M. Duriveau ajouta, en tendant la main à Perrine et à Claude Gérard :

— Ah ! vous avez raison ! avec une femme et un ami comme vous… des enfants comme Bruyère et Martin… l’expiation continuelle du mal par le bien,… il n’est pas permis de désespérer de l’avenir !


  1. Nous n’avons pu que donner une idée très-sommaire et très-imparfaite de ce que peut être une association à la fois agricole et industrielle, basée sur ces trois éléments : Le capital, le travail et l’intelligence. Nous renvoyons ceux de nos lecteurs qui seraient curieux d’en connaître l’organisation pratique à l’excellent petit livre de M. Mathieu Briancourt : Organisation et association du travail, à la librairie Sociétaire, 10, rue de Seine.