Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VIII/15

XV


ÉPILOGUE

CHAPITRE XV.


l’expiation.


Plus d’une année s’était écoulée depuis la mort de Basquine et de Bamboche.

Le mois d’octobre touchait à sa fin.

Un voyageur qui eût, environ quinze mois auparavant, parcouru cette partie de la Sologne où s’est passée l’exposition de ce récit, et qui, à l’époque où nous sommes arrivés, aurait traversé cette même contrée, se serait demandé par quel prodige il la voyait, pour ainsi dire, complètement métamorphosée.

En effet, en quinze mois au plus, ces cinq ou six lieues de territoire, qui appartenaient à M. Duriveau, ce pays jadis si misérable, si désert, si inculte, si fiévreux, et tellement envahi par les eaux stagnantes, que leurs exhalaisons étaient devenues presque mortelles pour les rares habitants des métairies, ce pays, disons-nous, avait absolument changé non seulement d’aspect, mais, si cela peut se dire, de nature…

Plus de ces brumes humides, pestilentielles, qui couvraient, dans une immense étendue, ces landes à demi submergées sous les eaux croupissantes, plus de sol noirâtre, spongieux, couvert çà et là de chétives bruyères, dans lequel bêtes et gens enfonçaient jusqu’aux genoux ; plus de ces plaines sans fin, nues, arides, désolées, à travers lesquelles erraient çà et là quelques maigres bestiaux cherchant une pâture insuffisante au milieu des genêts et des ajoncs, pendant que de pauvres petits bergers, en haillons et tremblant la fièvre, traînaient leurs pas languissants à la suite de leurs chétifs troupeaux ; plus de ces marais à l’onde épaisse, immobile et couleur de plomb, où se reflétaient parfois les murailles crevassées de quelque misérable métairie, bâtie de boue, et couverte d’une toiture de chaume à demi effondrée…

Tout enfin, dans ce pays, en peu de temps, avait changé, tout… jusqu’à l’air que l’on y respirait… air, alors aussi salubre, aussi pur, aussi léger qu’il était autrefois pesant et méphitique.

Bientôt le voyageur aurait eu le secret de cette incroyable métamorphose, en remarquant de larges canaux maçonnés en brique, coupés çà et là par des ponts à la fois élégants et solides, sous lesquels coulaient incessamment des eaux abondantes, alimentées par des conduits souterrains, dont la pente, habilement calculée, amenait constamment dans ces canaux, artères principales, les eaux stagnantes qui, faute d’écoulement, submergeant, détrempant, pourrissant le sol, depuis des siècles, le frappaient d’infection et de stérilité.

Enfui, ô prodige du travail et de l’intelligence de l’homme ! secondées par le capital, ces eaux, naguères le fléau de ce pays, comptaient alors parmi sa richesse… Sortant des canaux, elles affluaient dans d’immenses bassins naturels formés par plusieurs étangs, conservés en raison de l’élévation relative de leur niveau ; puis, de là, remontant dans de vastes réservoirs, à l’aide de moulins à vent d’un mécanisme aussi simple qu’ingénieux[1], elles pouvaient se distribuer selon les besoins de l’agriculture, par mille conduits d’irrigation.

Ainsi ces terrains immenses que nous avons vus, au commencement de ce récit, boueux, méphitiques, incultes, étaient déjà complètement assainis, défrichés, et, dans beaucoup d’endroits, façonnés pour les ensemencements d’automne…

Et non seulement sur ces cinq ou six lieues carrées de territoire que possédait M. Duriveau, le sol avait ainsi été métamorphosé, mais encore les habitations,… et, chose plus admirable encore,… les habitants,… jadis si hâves et si maladifs, étaient devenus florissants de santé.

Sur toute l’étendue des immenses propriétés du père de Martin, on ne voyait plus une seule de ces métairies… ou plutôt de ces tanières horribles où s’étiolait une race abâtardie par les fièvres et par les plus dures privations.

Le petit village du Tremblay lui-même, composé d’environ deux cents masures non moins délabrées que les métairies, avait aussi disparu et ne contrastait plus par sa misérable apparence avec le magnifique château du comte Duriveau.

Ce château lui-même avait subi une complète transformation.

Le corps de logis principal avec ses deux ailes en retour était resté debout, et l’on avait prolongé ces deux ailes de façon à composer un immense parallélogramme, en les réunissant par de nouveaux bâtiments qui, faisant face au principal corps de logis, reliaient ainsi ces deux ailes à leur extrémité.

Une large galerie de briques suivant intérieurement les lignes de ce parallélogramme, formait terrasse au premier étage, et, au rez-de-chaussée, un abri qui permettait de circuler autour de ces vastes constructions, sans craindre le soleil ou la pluie.

Tout le terrain, renfermé dans l’intérieur des bâtiments, était distribué en un jardin d’agrément ; ses massifs, ses quinconces, divisés par des allées, aboutissaient tous à un rond-point où s’élevait une fontaine jaillissante ; cette espèce de monument de pierre et de fonte d’un style simple et sévère, se terminait par un ornement sphéroïde sur lequel on lisait en grandes lettres cette inscription, maxime favorite du docteur Clément, citée dans les Mémoires de Martin :

nul n’a droit au superflu
tant que chacun n’a pas le nécessaire.

La nuit, ce jardin, ces arcades, ainsi que les bâtiments, étaient éclairés par le gaz, dont la vive lumière rayonnait aussi çà et là, dans une partie du parc planté d’une futaie séculaire que l’on avait conservée et qui s’étendait derrière le château.

Enfin, à droite de ce parallélogramme, parmi de nombreux bâtiments ajoutés extérieurement, se dressaient les immenses cheminées de plusieurs machines à vapeur, destinées soit à abréger ou faciliter certains travaux, soit à élever dans de vastes réservoirs les eaux qui circulaient dans toutes les parties de cet immense établissement.

Nous l’avons dit, le mois d’octobre touchait à sa fin. Il faisait une de ces tièdes et charmantes journées assez fréquentes en automne.

Une voiture légère, espèce de phaéton, attelée de deux chevaux de modeste apparence, mais agiles et vigoureux, s’arrêta sur le point culminant d’une route nouvellement ouverte et d’où l’on découvrait les constructions dont nous venons de parler.

Un homme et une femme, jeunes encore, étaient dans l’intérieur de la voiture dont l’homme conduisait lui-même l’attelage, tandis que, sur le siège de derrière, se tenaient assis un petit domestique d’une quinzaine d’années et une femme de chambre ; deux malles de cuir, placées sur la caisse de devant du phaéton, annonçaient que M. et Mme Just Clément (tel était le nom de ces personnages) voyageaient à petites journées.

— Mon ami, quelle peut donc être la destination de ces immenses bâtiments ? — demanda Régina à son mari. — Vois donc… c’est un coup d’œil magnifique.

— En effet, — répondit Just en paraissant partager la surprise et l’admiration de sa femme, — est-ce un château, est-ce une exploitation rurale, est-ce une manufacture ? je ne sais… Et puis, l’on dirait que tout le pays que nous parcourons, a subi depuis quelque temps une transformation complète… Ces canaux de construction récente… ces ponts nombreux, ces barrières fraîchement peintes, ces routes parfaitement établies, et dont plusieurs sont à peine terminées, ces chemins nouvellement plantés d’arbres, ces immenses défrichements, tout annonce une incroyable activité de travail.

— Et cependant, nous n’avons rencontré personne sur notre route… Cela est étrange… n’est-ce pas, Just ?

— C’est très-singulier, en effet, Régina… mais, si tu veux, nous allons suivre cette route qui paraît aboutir aux bâtiments de l’aile gauche, et là, en notre qualité de voyageurs touristes et curieux, nous demanderons et nous saurons, sans doute, la destination de ce magnifique établissement.

— Et, peut-être, — dit Régina, — nous permettra-t-on de le visiter.

— Je n’en doute pas, Madame, — répondit gaîment Just — si vous vous chargez de présenter cette requête.

— Allons, allons, Monsieur le flatteur, — répondit Régina non moins gaîment, — dirigez nos pauvres chevaux vers ce palais enchanté.

— J’obéis, — dit Just en regardant sa femme avec tendresse, — et maintenant c’est à toi, jolie fée Charme-des-Yeux, d’user de ta toute-puissance pour faire tomber les obstacles qui pourront s’opposer à notre curiosité.

— Malgré mon peu de foi dans mon rôle de fée, nous essaierons, Monsieur… — répondit Régina en souriant ; puis elle ajouta :

— Mais sérieusement, mon bien-aimé Just, avoue que rien n’est plus charmant que notre indépendante manière de voyager à travers ce pays solitaire. Si nous avions suivi la grande route, nous aurions perdu cette bonne aubaine pour notre curiosité.

Au bout de dix minutes environ, la voiture de Just et de Régina fit halte devant la porte d’une cour immense, clôturée de barrières peintes en vert, et qui longeait une des parties latérales du parallélogramme.

Just s’était arrêté à cet endroit au lieu de poursuivre son chemin jusqu’à l’entrée principale du palais, ainsi que disait Régina, parce qu’à la porte de la cour dont nous parlons, Just venait d’apercevoir une femme qu’il comptait interroger.

Cette femme, robuste et jeune encore, était simplement mais parfaitement vêtue d’une bonne robe de futaine de couleur foncée ; d’un bonnet blanc à la paysanne d’une blancheur éblouissante, chaussée de bons bas de laine et de souliers de cuir bien propres ; elle portait autour du cou et non sans une certaine fierté, par-dessus son fichu de cotonnade rouge, un cordonnet de soie bleue, à laquelle pendait une petite médaille d’argent.

Les traits rudes, hâlés de cette femme, étaient loin d’être beaux ; mais sa figure pleine, vermeille, annonçait la santé, la franchise et la bonne humeur.

Hâtons-nous de prévenir le lecteur que, dans cette virile créature, il retrouve une de ses anciennes connaissances : la brave Robin, qu’il a vue vêtue d’ignobles haillons, alors qu’elle était fille de vacherie chez le métayer maître Chervin, que le comte Duriveau avait si impitoyablement chassé de sa ferme.

À la vue de la voiture dont Just et Régina descendirent pendant que le petit domestique gardait les chevaux, la bonne Robin s’avança courtoisement et peut-être aussi un peu curieusement vers les visiteurs.

— Pourrions-nous savoir, Madame, — lui dit Just en la saluant avec une parfaite politesse, — à qui appartiennent ces magnifiques bâtiments ?

— À moi… Monsieur, — répondit naïvement la Robin en faisant sa plus belle révérence.

— Comment ! à vous ? — s’écria Just sans cacher sa surprise : — Ces magnifiques bâtiments sont à vous ?

— Oui, Monsieur, — reprit la Robin sans la moindre fierté, — c’est à moi… et c’est aussi… à Petit-Pierre que voilà.

Petit-Pierre était une autre de nos connaissances, c’est-à-dire le petit vacher que nous avons vu pâle, les yeux caves, éteints, les lèvres blanches, à peine vêtu, marchant pieds nus, épuisé par les fièvres qui le minaient depuis sa naissance ; mais au moment où nous le revoyons, le petit vacher est méconnaissable, il n’est plus pâle, le sulfate de quinine[2] habilement administré à plusieurs reprises, a depuis long-temps coupé les fièvres. Une nourriture saine, des vêtements chauds, de bonnes chaussures, une habitation salubre, et surtout le complet assainissement du pays, ont assuré la guérison de l’enfant ; et il eût été impossible de reconnaître le pauvre petit vacher de la métairie du Grand-Genevrier dans ce jeune garçon bien vêtu, à la joue rebondie, aux yeux pétillants, à la démarche vive et alerte.

Petit-Pierre traversait la cour au moment où, le désignant à Just et à Régina, la brave Robin le citait comme l’un de ses co-propriétaires. L’enfant, croyant que la Robin l’appelait, s’avança de quelque pas ; puis, soudain, il s’arrêta timidement à l’aspect des étrangers.

Just, de plus en plus étonné, dit à la Robin :

— Ainsi, ce jeune garçon est, ainsi que vous. Madame, propriétaire de cet établissement ?

— Oui, Monsieur, et aussi propriétaire de toutes les terres, de tous les bestiaux, de tous les chevaux, de toutes les volailles, de toutes les récoltes… enfin, il est propriétaire de tout, quoi… ni plus ni moins que moi… et que les autres !

— Ah !… vous et lui n’êtes pas les seuls maîtres de tous ces biens ? — demanda Régina, en échangeant avec Just un regard qui semblait dire : Cette pauvre créature n’est pas dans son bon sens. — Aussi reprit-elle :

— Il y a d’autres propriétaires encore ?…

— Je crois bien, Madame… nous sommes en tout sept cent soixante-trois associés-propriétaires.

— Sept cent soixante-trois propriétaires ? — dit Régina en souriant… — c’est beaucoup.

— Dam… Madame, plus on est, mieux ça vaut, car un chacun apporte ses bras au travail, — répondit la Robin, sans paraître peinée de ce grand nombre de co-partageants.

— Alors, — reprit Just, — faites-nous la grâce de nous dire si c’est à vous ou à quelque autre de vos associés que nous devons nous adresser pour visiter votre magnifique établissement, et savoir à quel usage il est destiné.

— Ça, Monsieur, c’est une autre affaire — reprit la Robin, — les visiteurs, quand il en vient, ça regarde maître Claude, et comme justement ce n’est pas l’heure de l’école, car l’heure du repas de midi va bientôt sonner pour tout le monde, qui est revenu des champs, maître Claude pourra vous conduire partout, — puis s’adressant au jeune vacher, la Robin ajouta : — Eh ! Petit-Pierre, va prévenir maître Claude qu’il y a là un monsieur et une dame qui demandent à voir l’Association.

Au moment où Petit-Pierre allait exécuter l’ordre de la Robin, Just le rappela, et tirant de sa poche une carte de visite sur laquelle étaient ces mots : — Monsieur et Madame Just Clément, il dit à Petit-Pierre :

— Mon ami, ayez la bonté de remettre cette carte à la personne que vous allez trouver, afin qu’elle sache du moins le nom des visiteurs qui désirent parcourir ces établissements.

Petit-Pierre prit la carte, et se dirigea en courant vers une des portes du bâtiment.

— Si Monsieur et Madame voulaient, en attendant maître Claude, jeter un coup-d’œil sur notre vacherie, dont je suis sous-directrice, — dit la Robin avec un certain orgueil en montrant du bout du doigt sa petite médaille d’argent, ça passerait le temps.

— Certainement et avec grand plaisir, — répondit Régina en prenant le bras de Just et suivant la Robin.

Celle-ci, traversant la cour, ouvrit une des portes d’une immense étable aux murailles bien crépies, blanchies à la chaux, aux râteliers et aux mangeoires de chêne, brillant de propreté, au carrelage de briques, traversée dans toute la longueur du bâtiment par un petit ruisseau d’eau limpide et courante.

Trois cents vaches admirablement soignées, au poil vif lustré, étaient symétriquement alignées dans cette vacherie bien aérée, bien éclairée par de nombreuses fenêtres ; autant d’enfants, dont la plus âgée n’avait pas douze ans, que de filles toutes vêtues comme la Robin, mais ne portant pas ainsi qu’elle de petite médaille d’argent, marque distinctive de ses fonctions, allaient et venaient dans l’étable, relevant la litière lorsqu’elle dépassait la natte de paille qui la bordait, visitant les mangeoires et les râteliers afin de s’assurer que la provende était consommée ; tandis que de temps à autre on entendait le tintement harmonique de plusieurs cloches de toniques différentes suspendues au cou des vaches conductrices de chaque division du troupeau.

Just et Régina restaient saisis d’étonnement à la vue de l’ordre, de la merveilleuse propreté qui régnaient dans cette immense vacherie.

— En vérité… — dit Just à la Robin, — je n’ai jamais rien vu de pareil… c’est admirablement tenu !

— N’est-ce pas, Monsieur ? — dit la bonne fille, — et si ça vous paraît comme ça, qu’est-ce donc que ça doit nous paraître à nous… qui, dans le temps, étions habitués à voir ces pauvres bêtes… dans des étables presque sans toit ni portes, où nous couchions pêle-mêle avec elles, et où il pleuvait presque autant que dehors, sans compter une boue !… et quelle boue !… pire que dans les marais… jamais de litière fraîche… et si mal nourries… les pauvres bêtes… pas mieux que nous, faut le dire… Aussi, comment prendre goût à soigner son bétail dans des étables sales à faire lever le cœur, au lieu qu’ici… vous voyez… c’est une vraie fête. Autrefois, chaque métayer, chaque paysan du pays avait son étable, son grenier, son four, son foyer… À cette heure, nous avons une étable pour tous, un grenier pour tous, un foyer pour tous ; ça coûte cent fois moins, et c’est cent fois mieux ; et puis, enfin, c’est à nous, ces bêtes… elles sont à moi comme à ces filles… comme à ces petites filles que vous voyez là… Alors dam… on s’y met à cœur joie… à l’ouvrage. Il y a plaisir et profit ! La maîtresse Chervin, directrice des vacheries, me commande… je commande à ces bonnes filles, qui ont pour apprenties ces petites-là… Personne ne se rebiffe, on obéit avec contentement, parce que tout appartient à un chacun, et que la besogne de chacun, petits ou grands, est profitable à tous…




  1. Nous saisissons avec empressement cette occasion de rendre publiquement hommage et justice à l’admirable invention de M. Durand qui, après des travaux et des combinaisons d’une difficulté extrême, est parvenu à établir des moulins à irrigations, qui, mus par la force du vent, s’orientent d’eux-mêmes et s’effacent d’eux-mêmes lors des bourrasques. Cette grande et utile invention que nous voyons fonctionner depuis bientôt deux ans, a déjà rendu et doit rendre les plus immenses services à l’agriculture, en donnant des moyens d’irrigation aussi faciles que peu coûteux.
  2. Disons en passant que ce médicament souverain pour la guérison des fièvres intermittentes qui déciment les populations de Sologne, est d’un prix tellement élevé, qu’il est matériellement impossible aux prolétaires des campagnes de s’en procurer, et de payer la visite du médecin qui en réglerait l’emploi ; le prix du médicament seul en quantité nécessaire pour guérir la fièvre, et en admettant qu’il n’y ait pas rechute (ce qui arrive infailliblement deux et trois fois avant la guérison complète), le prix du médicament, disons-nous, absorberait le pain de toute une famille pendant quatre ou cinq jours.