Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VIII/12

XII


CHAPITRE XII.


la vengeance.


Basquine poursuivit :

— Oui, je serai sans pitié, parce qu’au lieu de trouver en vous, comme je l’avais cru, cet amant que je rêvais depuis si long-temps, ce démon charmant, moqueur et hardi, avec qui je voulais rire, entre deux baisers, rire de tous ces niais qui, dupes de mon masque, me vénèrent, s’attellent à ma voiture ou se tuent pour moi, rire de ces pieuses grandes dames qui garantissent ma vertu… rire de tout… et de tous enfin… et c’est de vous maintenant, que je serais, pardieu ! tentée de rire, grâce au ridicule dont cet homme vous couvre !… Oui, je serai d’autant plus impitoyable, que j’ai davantage espéré… Il ne fallait pas me monter la tête… malgré moi, ou plutôt malgré vous, car, Dieu me damne ! je commence à croire, pauvre innocent, que vous ne l’avez pas fait exprès… il ne fallait pas me faire entrevoir la délicieuse et hautaine figure du pâle don Juan, de ce roué intrépide et charmant, pour laisser à sa place je ne sais quel petit jeune homme piteux, honteux, que M. son père vient relancer chez moi, en compagnie de gens de police…

— Que la foudre m’écrase si je ne suis pas résolu à tout pour me venger ! — s’écria Scipion dans une effrayante exaltation. — Mais, pour se battre, il faut une arme, et je n’en ai pas là sous la main.

Les yeux de Basquine semblèrent étinceler d’un feu souterrain ; elle reprit avec son ironie habituelle :

— Vous avez raison, on ne trouve pas tout de suite une vengeance… là, sous la main… Aussi, comme le temps presse… épousez Raphaële, vous serez un excellent mari… D’ailleurs, tenez, mon pauvre garçon, la résignation vous conviendra mieux… J’avais rêvé pour nous deux de si folles, de si étranges amours, que je ne sais pas où je vous aurais conduit… Séparons-nous… Vous êtes impuissant à venger nos communes injures, pardonnez-les… Cela est d’abord d’un meilleur cœur… puis plus facile… plus prudent, vrai, mon cher Scipion, — ajouta Basquine avec un accent de dédain compatissant qui exaspéra le vicomte cent fois plus encore que les excitations les plus violentes à sa haine contre M. Duriveau. — Vrai, je vous parle sérieusement, vous n’êtes pas de force à lutter contre votre père.

— Encore !

— Oui… je dois maintenant, en amie, vous éclairer sur des dangers auxquels, dans l’audacieux orgueil de mon amour, je vous aurais peut-être exposé, si vous aviez été mon amant…

— Que dites-vous ?

— Vous sentez bien que… — Puis, s’interrompant, Basquine reprit : — Tenez, mon pauvre garçon, pour vous donner une idée de ma fierté… stupide, monstrueuse, infernale… soit… je vous avoue que si j’avais un amant joueur, je le mépriserais… s’il perdait au jeu… Jugez-moi, d’après cela.

— Mais, enfin…

— Je vous répète que vous n’êtes pas de force à lutter contre votre père… Je veux vous citer un exemple entre mille… de son esprit diabolique et de son admirable audace…

— Vous le louez maintenant ? — dit Scipion avec un éclat de rire désespéré.

— J’admire l’énergie, l’esprit et l’audace, même dans un ennemi ; jugez combien je l’aurais idolâtré dans mon amant.

— Basquine, mon père a dit vrai, — dit Scipion d’une voix sourde, — vous me haïssez bien.

— Croyez cela, naïf garçon que vous êtes, et le triomphe de cet homme sera complet ; mais, à cette heure… haine, défiance ou amour de votre part, peu m’importe ; laissez-moi vous conter ce trait dont je vous parlais… Qui sait ? vous y trouverez… peut-être un enseignement utile… — dit Basquine en appuyant sur ces mots.

Puis elle reprit :

— Avez-vous entendu parler de la belle princesse de Montbar ?

— Oui, — reprit Scipion après avoir regardé Basquine avec surprise, — mon père voulait, je crois, l’épouser, mais quel rapport ?

— Votre père en était passionnément amoureux, — dit Basquine, sans répondre à la question du vicomte, — oui, passionnément amoureux, et, cet amour, la princesse l’avait accueilli avec le mépris le plus hautain, le plus outrageant ; votre père jura de s’en venger… or, le comte, mon pauvre Scipion, lorsqu’il s’agissait de vengeance… trouvait vite et bien…

— Courage… louez-le encore…

— Il le faut bien, car il n’y a pas un homme qui eût été, je crois, assez hardi pour faire ce qu’il a fait.

— Voyons — dit Scipion en se contenant à peine, — voyons ce trait inimitable !

— Pendant un an le comte joue le mort au sujet de la princesse qui se défiait de lui, — reprit Basquine ; puis il loue une maison déserte, y installe une fausse paralytique, dans un appartement misérable et isolé. La princesse était fort charitable… elle est adroitement attirée seule dans la maison sous prétexte d’une aumône à faire à la prétendue malade… et Mme de Montbar tombe ainsi au pouvoir de votre père, qui se venge d’elle, ma foi… comme on se venge d’une jolie femme qui vous a insolemment dédaigné. Tout ceci est demeuré secret… ainsi que cela devait arriver, chacun ayant le plus grand intérêt à cacher cette aventure… Qu’en dites-vous ?

Scipion parut réfléchir, et ne répondit pas.

Basquine continua :

— Voilà de quoi votre père est capable, et quand on déploie une telle vigueur, une telle opiniâtreté dans sa vengeance… vous sentez bien que l’on regarde à bon droit comme un jeu de réduire un écolier rétif, comme il dit.

— Oui, cela doit être arrivé ainsi, — s’écria Scipion en rassemblant ses souvenirs, — car c’est vers cette époque qu’il s’est battu en duel avec le capitaine Clément qui depuis a épousé la princesse… Le motif de ce duel avait toujours paru invraisemblable. Il doit se rattacher à cette aventure… et…

Soudain Basquine partit d’un éclat de rire railleur et s’écria :

— Ah ! pardieu… la bonne idée…

— Qu’avez-vous ? — dit Scipion.

— Ah ! mon pauvre garçon… j’ai plus d’invention que vous…

— Comment ?

— Vous cherchez une arme… une vengeance ?… j’en trouve une admirable… d’une rouerie diabolique.

— Que dites-vous ?

— Mais, bah ! vous n’oserez pas… Il faudrait que vous eussiez absolument, — et Basquine appuya sur ce mot — que vous eussiez absolument la même audace, la même énergie que votre père… et vous n’êtes pas de cette trempe de fer…

— Taisez-vous… — s’écria Scipion, effrayant de frayeur. — Je ne sais pas… à quelles horribles pensées… vous me pousseriez en me parlant ainsi…

— Pas d’enfantillage, Scipion… ou je garde mon idée pour moi… Mais, avant de vous la dire… je veux voir si elle est réellement praticable… pour cela, résumons en deux mots votre situation : Si vous refusez d’épouser Raphaële… c’est pour vous la prison.

— Et le désespoir pour mon père… car il n’épouse pas Mme Wilson, sa seule véritable passion… Eh bien ! je subirai l’atroce humiliation de la prison… mais je le frapperai au cœur, j’y comptais bien. Ce sera toujours cela… en attendant mieux, et ce mieux… par l’enfer… je le trouverai, que vous veniez ou non… à mon aide.

— Vous vous trompez complètement, mon pauvre Scipion, — dit Basquine en haussant les épaules ; vous subirez l’atroce honte de la prison ; votre père se moquera de vous et épousera délicieusement la jolie veuve.

— Vous êtes folle… ne sais-je pas bien qu’elle ne se mariera qu’à condition que je rende l’honneur à sa fille ?…

— Vous raisonnez comme un enfant : Mme Wilson, avant tout, idolâtre sa fille… et lorsque cette tendre mère verra que vous aimez mieux aller en prison… que d’épouser cet ange… elle comprendra quel abominable mari vous auriez fait, se consolera fort de ne pas vous avoir pour gendre ; et comme de plus Mme Wilson est très-pauvre et que votre père est colossalement riche, elle ne sera pas assez sotte pour manquer un pareil mariage… qui lui permettra par la suite d’assurer même l’avenir de sa fille, doublement compromis par vous… Il vous restera donc pour seule vengeance le plaisir d’écrire du fond de votre ridicule prison à Mme Wilson, votre seconde mère, pour la prier d’intercéder pour vous… et comme le bonheur rend indulgent, il se pourra que votre père, au comble de la félicité… vous pardonne le tour sanglant qu’il vous a joué.

À ces paroles de Basquine, Scipion tressaillit et resta un moment pensif.

Le vicomte, ainsi que son père et le monde, ignoraient que Mme Wilson, cette vaillante femme, avait sacrifié un amour vif et partagé pour s’unir au comte Duriveau, dans le seul but d’assurer ainsi l’union de Raphaële et de Scipion ; mais pour ceux qui n’avaient pas le secret de cet admirable dévoûment, et qui supposaient Mme Wilson éprise du comte Duriveau, il n’était pas présumable que cette femme, déjà obligée de renoncer au mariage de sa fille par le refus de Scipion, renoncerait à son propre mariage à elle, qui, lui apportant une fortune énorme, pouvait servir plus tard les intérêts de Raphaële.

Basquine, en présentant les choses sous ce point de vue, en apparence si raisonnable, voulait démontrer à Scipion l’incertitude de la seule vengeance qu’il comptait exercer contre son père ; aussi, cédant malgré lui à l’évidence de ce raisonnement, le vicomte répondit à Basquine avec une rage concentrée :

— Soit, ma vengeance n’est pas certaine, mais elle est possible…

— Et la mienne serait inévitable, terrible… — dit Basquine avec un accent de conviction et d’autorité qui frappa Scipion… — Oui, terrible… car, ce ne serait plus seulement Mme Wilson qui refuserait d’épouser votre père, mais votre père lui-même, entendez-moi bien, qui, malgré son ardente et folle passion, serait forcé de refuser d’épouser Mme Wilson…

— Que dites-vous !

— Oui, je sais un moyen immanquable d’empêcher le mariage de votre père, et… affreux désespoir, torture horrible pour cet homme, c’est lui qui sera forcé de dire : — le mariage est impossible !!

— Oh ! si cela se pouvait ! — s’écria Scipion, palpitant de haine ; puis il reprit : — Mais non, vous vous raillez de moi, Basquine !

— J’en étais sûre, — dit-elle avec un éclat de rire sardonique, — il ne veut pas me croire… parce qu’il a peur !

— J’ai peur !… — dit Scipion d’une voix convulsive, — parlez… et si vous avez dit vrai…

— Mon Dieu ! — reprit Basquine en souriant, — ne prenez donc pas cet air sinistre… Ne dirait-on pas qu’il s’agit de quelque crime ténébreux… Non, il s’agit tout simplement d’une rouerie diabolique… et qui vous serait d’ailleurs d’autant plus permise que, cette fois encore, vous pourriez dire à votre père : J’imite votre exemple : ce que je fais… vous l’avez fait !

Scipion regarda Basquine avec surprise.

— Oui, reprit-elle, — plus j’y songe, plus le tour me paraît piquant… adorable… Que dis-je ! un tour… c’est une leçon… et des meilleures, et, comme disent les bonnes gens, des plus providentielles ! Oh ! si nous pouvions lui rendre au centuple, à cet homme, la sanglante leçon qu’il vous a donnée aujourd’hui, ne serait-ce pas charmant ? Alors, je l’avoue… vous seriez un géant d’audace auprès de lui… Nous serions tous deux vengés, je raffolerais de vous, et…

— Basquine… vous me tuez avec vos réticences…

— Voyons… écoutez-moi, impatient démon… Il faut d’abord que vous sachiez qu’il y a peu de jours, en vous attendant, j’étais allée dans un quartier perdu… dans les environs de la barrière d’Enfer… Je cherchais une demeure obscure… déserte… isolée… j’avais alors mes projets sur vous…

— Une demeure obscure ! déserte ! — dit Scipion intéressé malgré lui, — et pourquoi faire ?

— Oh ! il s’agissait d’idées très-bizarres, très-hardies,… que vous auriez partagées, je crois, car vous ne sauriez imaginer ce que devait être la vie que je rêvais pour nous deux. Et comme rien n’est plus mortel dans l’amour que la monotonie même de la possession… je voulais,… mais à quoi bon… parler de cela maintenant ? J’étais donc dans ce quartier assez désert… lorsque je traversai une rue… appelée la rue… la rue du Marché-Vieux. Connaissez-vous cela ?

— Non… mais qu’a de commun cette rue avec ?…

— Ayez donc un peu de patience, — dit Basquine, en interrompant Scipion. — Dans cette rue, — reprit-elle, — je trouvai justement la maison qu’il me fallait… pauvre apparence… solitude… isolement presque complet des demeures voisines… Cette maison, je l’ai louée, personne n’y loge… et, après l’avoir visitée… il m’a semblé… qu’elle devait être à-peu-près dans les mêmes conditions d’isolement… que l’appartement… où votre diable de père avait attiré la princesse de Montbar… sous un prétexte de charité…

Basquine avait prononcé très-lentement ces paroles en attachant sur Scipion un regard fixe et profond.

Le vicomte n’était pas encore sur la voie de l’infernale pensée de Basquine ; pourtant il ressentait une sorte de vague angoisse mêlée d’une âpre curiosité.

À ce moment, Basquine, se levant de son fauteuil, alla s’asseoir à côté de Scipion, sur un divan, et lui dit à demi-voix :

— Je ne peux raconter tout haut ce qu’il me reste à vous confier de mon projet… On pourrait… nous entendre. Écoutez-moi bien… cher démon… manqué… Approchez votre oreille.

Et sous prétexte de parler bas à Scipion, Basquine passa familièrement son bras autour du cou du jeune homme, et appuya son menton sur son épaule.

En sentant la douce pression du bras de Basquine, en sentant le souffle de ses lèvres caresser sa joue, Scipion ne pût s’empêcher de tressaillir d’amour et de désir, malgré les tumultueux et implacables ressentiments de sa haine contre M. Duriveau.

— Nous voici donc en possession d’une maison isolée, solitaire, — poursuivit Basquine, à demi-voix ; — maintenant voici ce que je suppose… il est maintenant quatre heures et demie… vous vous rendez chez Mme Wilson…

— Chez Mme Wilson ? — s’écria Scipion stupéfait.

— Plus bas donc, indiscret… — lui dit Basquine, en rapprochant la tête de Scipion de la sienne, par un petit mouvement brusque et coquet, rempli de grâce, puis elle ajouta :

— Oui… tu vas chez Mme Wilson…

— Et les agents de police ? — murmura Scipion.

— Innocent !! Et le mur de mon jardin qui donne sur cette maison en construction — répondit Basquine en souriant, — Leporello te tiendra une échelle… et, leste et joli comme Chérubin, tu seras déjà loin… que ces misérables seront encore à t’attendre à ma porte…

— C’est vrai… — s’écria Scipion, — j’avais oublié cette ressource… ainsi à cette odieuse prison, j’échapperai du moins…

— Je l’espère bien… Tu te rends donc chez Mme Wilson, ton père s’est bien gardé de l’instruire de rien… comptant toujours l’amener au mariage.

— Sans doute… mais qu’irai-je faire chez Mme Wilson ? — demanda Scipion dans sa stupeur croissante.

— Tu iras faire, si tu le veux, cher démon, les yeux doux à Raphaële (je ne suis pas jalouse) en attendant sa mère, si celle-ci n’est pas rentrée ; si, au contraire, tu la trouves chez elle… tu prends un air hypocrite et pénétré… Vous savez malheureusement prendre tous les airs que vous voulez, Monsieur… et vous dites à Mme Wilson : — Ma chère et charmante belle-mère (il faut éloigner tout soupçon), je viens vous enlever… oui, vous enlever tout de suite sans même vous laisser le temps de dîner… J’ai un fiacre en bas… — Et où voulez-vous me conduire, mon cher Scipion ? te dira Mme Wilson. — Faire une bonne œuvre… ma charmante belle-mère, — répondras-tu, — faire une action délicate… généreuse… mais qui ne peut avoir toute sa délicatesse… toute sa générosité… qu’accomplie par vous… car il s’agit d’une femme, d’une pauvre paralytique… dont vous pouvez être l’ange sauveur… cette infortunée vous en dira davantage, car c’est son secret… Venez donc vite… chère belle-mère, les minutes sont des siècles pour ceux qui souffrent… Et elle souffre, cette malheureuse femme… pour laquelle je vous implore… Mme Wilson a un cœur excellent… elle te croit… tu l’emmènes…

Scipion commençait à comprendre. Une expression de joie farouche éclaira sa physionomie… cependant un frisson glacial courut dans ces cheveux.

Basquine poursuivit d’une voix plus basse, en se rapprochant plus étroitement encore du vicomte :

— Mme Wilson… aussi aveuglément confiante dans tes paroles que Mme de Montbar l’avait été dans les prières de la fausse malade que faisait parler ton père (tu conçois tout ce qu’il y a de piquant dans ce rapprochement)… Mme Wilson monte donc en voiture avec toi… tu la conduis… rue du Marché-Vieux… au troisième… dans l’appartement isolé… désert… dont je te donne la clé… et là (ne trouves-tu pas, en effet, la leçon providentielle ?…) et là, non moins audacieux que ton père lorsqu’il eut attiré Mme de Montbar dans un piège diabolique…

— Basquine !… — s’écria Scipion saisi de vertige, hésitant encore entre le désir et l’horreur de cette épouvantable vengeance — c’est l’enfer… que cette pensée !!

— Crois-tu qu’après cela, ton père, malgré son amour, épouserait Mme Wilson ? Quant à nous, nous sommes ce soir en route pour la frontière, demain hors de France… Amoureux toujours… et riches partout, grâce à mon talent… Que dis-tu de cette vie… mon pâle et beau don Juan ? — reprit Basquine, en jetant ses bras autour du cou de Scipion, et s’asseyant, pour ainsi dire, sur les genoux du jeune homme ; — crois-tu que cet homme, qui voulait t’écraser de honte, ne serait pas à son tour écrasé ? Et quelle parole foudroyante à lui jeter de loin à la face : J’ai fait… ce que vous avez fait… mon père.

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Dix minutes après cet entretien, la nuit, hâtive à cette époque de l’année, était venue.

Leporello appuyait une échelle le long du mur du jardin de Basquine (nous avons dit que sa maison était située entre cour et jardin), et pendant que les agents de police redoublaient de surveillance à la porte de la rue, Scipion, grâce à l’obscurité de la nuit et au secours de Leporello, passait par-dessus le mur, descendait dans un terrain où s’élevait une maison en construction, et se glissant à travers deux planches de la clôture provisoire, sortait à deux cents pas au-dessus de l’endroit où croisaient les agents.

Une demi-heure environ après l’évasion de Scipion, Leporello et Astarté avaient ensemble l’entretien suivant :

— J’espère, mon pauvre Leporello, que, pour ta seconde journée de service ici, en voilà, des aventures !

— Ne m’en parle pas ; ma chère… j’en suis tout étourdi. Une fois M. le vicomte dehors… grâce à l’échelle et au terrain en construction, ne voilà-t-il pas ce condamné politique que Madame cachait ici depuis ce matin qui prend le même chemin que M. Scipion, à l’aide de l’échelle que je lui ai aussi tenue.

— Et aussitôt après, c’est Madame qui s’enveloppe d’un manteau, et sort à pied par la grande porte, afin d’aller rejoindre le fiacre que tu avais été lui chercher, et qui l’attendait au bout de la rue…

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? Astarté.

— Je n’en sais rien… et malgré moi je suis inquiète… Il me semble qu’il va se passer quelque malheur. Je n’ai jamais vu à Madame l’air qu’elle avait tout-à-l’heure, en écrivant une lettre qu’elle a emportée avec elle.

— À dire vrai, lorsque je suis rentré lui annoncer que le fiacre l’attendait au bout de la rue, Madame, ordinairement si pâle, avait les joues pourpres ; son regard brillait si fort, que je n’ai pas osé, en lui répondant, la regarder en face.

— Et puis, pendant qu’elle écrivait, elle avait l’air de rire toute seule… Mais, quel rire !… ses lèvres se relevaient, et on voyait en dessous ses petites dents blanches serrées comme si elle eût été en convulsion.

— Tiens, Astarté, je suis comme toi… j’ai peur… Il doit se passer quelque part… quelque chose de diabolique… Et tout n’est pas encore fini pour aujourd’hui.

— Comment ?

— Ce Monsieur qui doit venir entre cinq et six heures… à qui tu dois remettre la lettre que Madame t’a donnée.

— C’est vrai, la voilà, cette lettre — dit Astarté en la prenant sur la cheminée. — Tout cela m’a tellement bouleversée que je n’ai pas seulement regardé l’adresse… pour savoir le nom…

— Voyons, ce nom ?

— Ah ! mon Dieu !.. — s’écria Astarté, après avoir lu l’adresse… — En voilà bien d’une autre !

— Eh bien ! ce nom ?

— Lis.

À Monsieur Martin, — dit Leporello. — Comment, Martin ? — reprit-il, — notre ancien camarade Martin ? c’est impossible, ce n’est pas le même ; Madame n’écrirait pas à un domestique.

— C’est juste… du reste nous le saurons bien ; voilà bientôt six heures.