Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VI/8

VIII


CHAPITRE VIII.


le docteur clément.


Lorsque ma guérison fut complète, j’entrai comme valet de chambre-secrétaire chez le docteur Clément. Il m’avait proposé cette place en suite d’une longue conversation dans laquelle, lui racontant fidèlement les principaux événements de ma vie (sauf ce qui touchait Régina), je lui annonçai qu’en sortant de l’Hôtel-Dieu, je me trouverais absolument sans ressources.

En acceptant l’offre généreuse du docteur, sans tenter de chercher au moins les moyens d’échapper à cette nouvelle domesticité, j’obéissais à cette même pensée qui déjà m’avait mis au service de Balthazar, ou plutôt de Robert de Mareuil : — l’espoir de ne pas rester étranger à la vie de Régina. — Car le hasard m’avait instruit de l’intérêt rempli de sollicitude que le docteur Clément lui portait ; par cela même que ce mariage, dont j’avais été si fort effrayé pour Mlle de Noirlieu, était accompli, mon œuvre de dévoûment ignoré, loin d’être achevé, m’imposait de nouveaux devoirs : de cette union avec le prince de Montbar pouvaient résulter pour Régina de nouveaux malheurs.

Faut-il enfin avouer un rêve qui me semblait alors presque insensé ?… je songeais souvent qu’ayant, par ma condition chez le docteur, quelque accès dans la maison de la princesse de Montbar, je pourrais peut-être un jour entrer à son service… Et alors… de quels soins, de quelle vigilance, de quelle ardente sollicitude n’aurais-je pas entouré ma maîtresse !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le docteur Clément était un homme de soixante ans environ, de taille moyenne ; il avait la tête énorme, une forêt de cheveux crépus couvrait son vaste front souvent contracté par un froncement de muscles tout léonin ; l’ensemble de son visage sombre, tanné, était disgracieux, d’une expression dure, presque farouche ; pourtant ses yeux, d’un bleu pur et doux, quoique à demi couverts par d’épais sourcils noirs toujours hérissés, avaient parfois l’expression la plus douce et la plus touchante… De formes rudes, acerbes, le docteur, toujours vêtu avec une négligence sordide, portait invariablement de grosses bottes à cœur par-dessus un pantalon à pied de drap gris ; une longue redingote bleue râpée, un gilet noir et une cravate blanche roulée en corde autour de son cou. Il se présentait ainsi chez les personnages les plus considérables et même les plus augustes qui acceptaient discrètement les excentricités de cet homme illustre, car son savoir et ses succès pratiques comme médecin et comme chirurgien étaient immenses.

Je n’oublierai jamais la première journée que je passai auprès du docteur Clément ; il m’emmena de l’Hôtel-Dieu dans un fiacre dont il se servait habituellement pour ses visites. J’avais voulu respectueusement monter à côté du cocher ; il m’arrêta et me dit de sa grosse voix rude :

— Où vas-tu ?

— Je vais me placer à côté du cocher, Monsieur…

— Est-ce qu’il n’y a pas de place auprès de moi ?

— Pardonnez-moi, Monsieur… mais le respect… je…

Il haussa les épaules, monta le premier, et me fit signe de m’asseoir à ses côtés.

Lorsque le fiacre se fut mis en marche, le docteur me dit :

— Tu as souffert, tu as lutté, tu es sincère, il y a de l’homme en toi… J’aime ça, tu te plieras à mes habitudes… et tu ne regretteras pas ton sort pendant les trois ou quatre mois que nous passerons ensemble, et après… si… tu m’as satisfait…

— Comment, Monsieur ? — lui dis-je avec surprise, en l’interrompant, — dans trois ou quatre mois ? vous me… renverrez ?

— Dans trois ou quatre mois au plus tard, et peut-être bien auparavant, — me répondit le docteur, — je serai mort…

— Vous, Monsieur ?… — m’écriai-je, — et pourquoi à cette époque ?

— Pourquoi mourras-tu un jour, toi ?

— Dame… Monsieur… parce que nous sommes tous mortels… Mais comment prévoir ?…

— Avec une bonne maladie incurable… de l’expérience et du coup d’œil… on connaît son affaire sur le bout du doigt, — me répondit-il d’un air étrange ; — puis il ajouta : — Voici tes fonctions : Brosser mes habits… si tu veux, je n’y tiens guères… Tenir exactement la liste des visites que je fais et que je reçois… en dresser le compte et me le présenter tous les huit jours… car moi je me fais payer tous les huit jours… sans cela je serais atrocement volé… Oui, — reprit-il avec un dédain amer, — les gens riches trouvent toujours de l’argent pour entretenir des coquines, acheter des chevaux, faire chère-lie, meubler des palais, et ils n’ont jamais le sou pour le médecin à qui ils doivent pourtant cette santé, qui leur permet de caresser ces coquines, de monter ces chevaux, de faire cette chère-lie et de se gonfler d’orgueil dans leurs palais. Moi, je vends la santé à ce monde-là comme d’autres vendent du vin ou du drap… Qui me doit me paie… sinon en avant l’huissier.

Puis, fixant sur moi son regard pénétrant, le docteur me dit brusquement :

— Cette âpreté au gain te paraît ignoble… n’est-ce pas ?

— Monsieur…

— Sois sincère, — reprit-il d’une voix presque menaçante. — Je t’ai pris avec moi surtout parce que je t’ai cru vrai,… j’ai chassé celui que tu remplaces, parce qu’il m’avait menti… indice certain d’une mauvaise et vulgaire nature ; j’ai cherché long-temps ce que je dois trouver en toi, une âme loyale, élevée, quoique dans une condition infime… Prouve-moi que je ne me suis pas trompé… et souvent je penserai tout haut devant toi… Voyons, que dis-tu de ma cupidité ? hein ?

— Eh bien ! Monsieur, — lui répondis-je résolument, — je m’étais fait une tout autre idée de l’art de guérir… Selon moi… c’était…

— Un sacerdoce… n’est-ce pas ? c’est le mot consacré, — dit-il — en m’interrompant avec un éclat de rire sardonique.

Puis il reprit :

— Va pour sacerdoce… Eh bien ! après, est-ce que le prêtre ne vit pas de l’autel ?

À ce moment notre fiacre s’arrêta devant la façade d’un magnifique hôtel… Sans doute on attendait impatiemment mon maître, car à peine eut-il paru qu’un domestique, placé en vedette, s’écria, en accourant ouvrir la portière :

— Ah ! Monsieur le docteur,… on dit M. le marquis dans un cas désespéré… et qu’il n’y a pas un instant à perdre… Une voiture vient de partir pour aller vous chercher à l’Hôtel-Dieu… une autre pour aller chez vous… tant on craignait que vous n’ayez oublié…

— C’est bon, c’est bon, — dit rudement le docteur, — mes aides sont-ils arrivés ?

— Ces messieurs sont ici depuis une demi-heure…

— Attends-moi, — me dit mon maître, — il y a un fameux coup de filet à donner ; mais j’aurai du mal… ce vieux marquis est le roi des avares et des roués…

Et le docteur Clément entra dans l’hôtel.

Pendant l’absence de mon maître, je réfléchissais à la cupidité blâmable dont il se glorifiait. Son désir d’être rémunéré de ses soins par les gens riches dont il était le médecin, me parut légitime, mais cette juste prétention aurait pu être posée avec moins d’âpreté ; j’éprouvais aussi un triste ressentiment en me rappelant la prédiction du docteur Clément à propos de sa mort, selon lui assez prochaine, et qu’il prévoyait sans doute, grâce à l’espèce d’intuition que donne souvent la science.

Ce détachement de la vie que le docteur savait, disait-il, devoir quitter à heure fixe, me semblait extraordinaire. Alors me revinrent à la pensée les bruits singuliers qui, dans les salles de l’Hôtel-Dieu, couraient sur ce célèbre médecin ; on disait sa vie intime des plus mystérieuses, et on la supposait des plus étranges. Riche à millions, car sa clientèle était aussi énorme que la cupidité qu’il affichait, il vivait, disait-on, avec la plus sordide avarice ; veuf depuis longues années, son fils unique, sorti l’un des premiers de l’École polytechnique et alors ingénieur, devait seul hériter de cette fortune immense, car depuis vingt ans peut-être le docteur Clément gagnait plus de cent mille francs par an, et il ne devait pas, assurait-on, en dépenser plus de dix mille.

Enfin, les histoires les plus incroyables, pour ne pas dire les plus absurdes, circulaient à propos de la maison qu’il habitait, située dans l’une des rues désertes du Marais ; personne n’y pénétrait ; il donnait ses consultations dans une chambre d’une maison voisine de la sienne.

Le cynique aveu du docteur ne pouvait me laisser aucun doute sur son âpreté au gain, âpreté d’autant moins concevable qu’on le disait puissamment riche, et qu’il savait ses jours comptés. Cependant, le généreux intérêt qu’il me témoignait, et surtout la sollicitude presque paternelle que semblait lui inspirer Régina, me paraissaient difficilement se concilier avec son affectation d’insatiable avidité. Les cupides et les avares ont le cœur sec : or, un homme capable et digne d’apprécier la princesse de Montbar, ne pouvait, selon moi, avoir une âme égoïste et basse.

Le retour du docteur interrompit mes réflexions ; il sauta dans le fiacre, ses yeux étincelaient de joie, et il s’écria (je rapporte ses paroles dans toute leur énergie grossière).

— Il est sauvé… mais il a payé, le vieux b…

Puis tirant du gousset de son pantalon un paquet de billets de banque, il me dit, en me les montrant d’un air triomphant :

— Vingt mille francs !

— Vingt mille francs, — répétai-je avec stupeur.

— Gagnés en sept minutes… L’opération n’a duré que cela.

— Vingt mille francs, — répétai-je, c’est énorme…

— Énorme ? — reprit-il en haussant les épaules d’un air de dédain. — Énorme… un vieux fesse-mathieu qui a plus de deux millions de rentes, et qui en dépense à peine deux cents ? Sans l’opération que je viens de lui faire, il crevait comme un chien… Qu’est-ce qu’il aurait fait de ses deux millions de rentes ? Mais quelle bonne scène de comédie ! — ajouta mon maître en se frottant joyeusement les mains. — J’arrive. Le marquis était sur le lit de douleur. Une hernie étranglée… cas mortel s’il en est. Mes aides étaient déjà là. En me voyant, le marquis s’écria : — « Ah ! mon cher docteur, venez à mon secours… je n’espère qu’en vous..... Je sais que ça peut être mortel ; mais vous êtes un dieu sauveur, vous… oui, un dieu ! »

J’examine, et je lui dis : — Si l’opération n’est pas faite et dextrement faite, avant un quart-d’heure vous êtes mort.

— Mon admirable docteur, je vous devrai la vie.

— C’est possible ; mais d’abord, qui est-ce qui paie ici ?

— « Moi, docteur… et royalement, vous le savez bien ; mais ne parlons pas de cela… Vite… vite. »

— Parlons de cela au contraire. Je vous connais de reste ; je serais deux ou trois ans avant de vous arracher un sou, et encore il me faudra plaider avec vous. Donc, donnez-moi vingt mille francs à l’instant, ou… bonsoir.

À ces paroles impitoyables, je ne pus retenir un mouvement d’horreur. Le docteur ne parut pas s’en apercevoir, et continua :

— « Jésus, mon Dieu, — reprit le marquis, — vingt mille francs comme ça, tout de suite… tout d’un coup… tout d’une fois. Mais c’est un guet-apens affreux… et puis l’heure passe. Mon Dieu ! mon Dieu ! cher docteur, l’heure passe. »

— Je le crois bien, qu’elle passe… Voilà déjà deux minutes, — lui dis-je.

— « Mais puisque l’heure passe, — s’écria le marquis d’une voix déchirante… — opérez-moi, docteur. »

— Mais puisque l’heure passe… payez-moi, marquis. — La peur de mourir l’a enfin emporté sur l’avarice ; il a donné la clé de son coffre à un sien parent, et l’a suivi d’un œil consterné, en le voyant me remettre les vingt mille francs :

— Ce n’est pas tout ; le marquis s’écria, au plus fort de l’opération : — « Mille francs de rente ! hélas ! »

Et après avoir de nouveau contemplé les vingt mille francs d’un œil de convoitise, le docteur Clément ajouta :

— Je n’ai qu’un remords… c’est de ne pas avoir exigé cent mille francs comme je les ai exigés d’un certain mylord, duc de Castleby, féroce débauché ; le marquis les eût donnés… Mais… je commence à avoir des scrupules… et à voir comme tu dis, tout ce qu’il y a d’ignoble dans cette âpreté de gain…

À ce moment, notre voiture s’arrêta dans je ne sais plus quelle sombre et sinistre rue du faubourg Saint-Marceau ; nous montâmes au dernier étage d’une maison délabrée. Mon maître ouvrit la porte d’une mansarde, le tableau d’une effrayante misère s’offrit à notre vue. Ils étaient là, le mari, la femme et trois enfants, hâves, exténués, demi-nus ; la femme, d’une beauté remarquable, allaitait un nouveau-né ; l’homme, à peine couvert de haillons, coloriait de ces cornets recouverts de gravures informes dans lesquels les épiciers vendent des dragées.

L’arrivée du docteur Clément, absolument inconnu de ces malheureux, leur causa une surprise inquiète ; ils nous regardaient en silence presque avec crainte.

— Vous vous nommez Auguste Levasseur ? — dit mon maître, attachant sur ce malheureux un regard scrutateur, et l’observant avec une attention pénétrante, comme s’il eût voulu lire jusqu’au fond de sa pensée.

— Oui… Monsieur, — répondit avec embarras ce jeune homme, dont la figure, amaigrie par la misère et couverte d’une barbe inculte, avait une remarquable expression d’intelligence, de douceur et de franchise.

— Vous avez été reçu docteur-médecin à Montpellier ?… — poursuivit mon maître.

— Oui, Monsieur… — répondit timidement le jeune homme, en échangeant avec sa femme un regard de surprise croissante,

— Vos examens ont été des plus brillants ; votre conduite toujours excellente, — reprit le docteur Clément ; — vous avez fait de magnifiques travaux anatomiques… vous êtes aussi habile chirurgien que bon médecin… et pourtant, étouffé par la rivalité, ne trouvant pas à gagner votre vie à Montpellier, où vous avez épousé par amour cette digne et charmante femme que voilà… vous êtes venu à Paris… espérant y trouver meilleure chance…

— Mais, Monsieur… — reprit le jeune médecin avec stupeur, — qui… a pu vous instruire ?…

— À Paris, — reprit mon maître, — ç’a été comme à Montpellier ; dénué de toute protection, vous n’avez trouvé aucun appui, aucune bienveillance chez vos confrères, forcés pour vivre de se disputer les malades avec acharnement ; car ici, comme en tout et partout, les gros mangent les petits… Mais comme il vous fallait soutenir votre famille, vous avez été obligé de vous abaisser jusqu’aux plus misérables expédients pour recruter quelques clients ; vous avez été réduit à flatter les portiers, afin d’être recommandé par eux à leurs locataires, ou bien à promettre une prime à la fruitière du coin, afin d’être prôné par elle aux servantes qui venaient le matin lui acheter du lait… Je connais ça, et bien d’autres turpitudes encore, engendrées par une concurrence impitoyable… fatale, et vous, vous, homme de cœur, homme de savoir et d’intelligence, vous vous êtes soumis à ces bassesses, parce qu’il vous fallait faire vivre vos enfants, votre femme… un ange… je le sais… un ange… de courage et de résignation…

À ces mots, le jeune homme, ne pouvant vaincre son émotion, tendit la main à sa femme, qui s’était rapprochée de lui ; tous deux fondirent en larmes.

Mon maître, très-ému lui-même, continua :

— Et malgré tant d’humiliations dévorées, votre clientèle ne se formait pas… vous étiez pauvre, timide, modeste, et, de plus,… mal logé, dans un hôtel garni, vous n’inspiriez aucune confiance ;… enfin votre misère en est venue à ce point qu’il a fallu vendre vos habits pour manger… alors plus aucun moyen de vous présenter nulle part, vous vous êtes réfugié dans cette mansarde, où vous et les vôtres seriez morts de faim, si vous n’aviez pas trouvé quelques ressources dans votre talent de coloriste ; vous gagnez ainsi à-peu-près quinze sous par jour en travaillant dix-huit heures, vous et votre famille vivez de cela… pourtant !!…

— Monsieur !… — s’écria le jeune homme avec une expression de douloureuse dignité, — je ne me suis jamais plaint… et je ne sais comment vous, que je n’ai pas l’honneur de connaître… vous êtes instruit de ces tristes particularités de notre existence ;… j’ignore dans quel but vous venez ici… Monsieur… j’ignore jusqu’à votre nom… et…

— Mon nom ? — dit le docteur Clément, en interrompant son jeune confrère, — je m’appelle… je m’appelle… Monsieur Just.

Ce nom me rappela le protecteur mystérieux, dont Bamboche, Basquine et Balthazar m’avaient parlé… Plus de doute, le docteur Clément cachait ses bienfaits sous ce nom.

— Maintenant, — reprit-il, — causons affaires, je suis pressé… Vous ne pouvez rester à Paris… vous n’avez ni l’intrigue, ni l’entregent nécessaires pour y réussir. Vous y seriez écrasé ; Paris regorge de bons, d’excellents médecins, tandis que les trois quarts des campagnes de la France sont exploités par des ânes ou des empiriques ; voulez-vous accepter ceci : dix mille francs comptant, une place à l’année de quinze cents francs, une jolie maison dans un gros bourg du Berri, le bourg de Montbar ?

À cette proposition inespérée, le jeune homme et sa femme se regardèrent avec une stupeur mêlée de doute ; cet avenir leur paraissait trop beau, sans doute.

— Mon Dieu, Monsieur, excusez-moi, — dit le jeune homme d’une voix altérée, — mais… cette offre nous paraît si extraordinaire, que nous n’osons pas y croire ; pourtant tout nous dit que vous nous parlez sérieusement.

— Un instant ! — s’écria mon maître… voici les conditions : moyennant les quinze cents francs et cette jolie maison, vous serez le médecin du prince et de la princesse de Montbar (leur château touche au bourg) pendant le temps qu’ils habiteront leur terre… située dans le Berri. Vous pourrez d’ailleurs vous faire une clientèle assurée, car à cinq ou six lieues à la ronde, il n’y a dans le pays qu’un officier de santé ignare comme une brute, et qui tue plus de paysans à lui seul que le choléra. Mais, — ajouta le docteur Clément avec amertume, — un officier de santé… c’est bien assez bon pour soigner des paysans… quand ils peuvent le payer ; la loi autorise… ces demi-savoir. C’est tout simple : pain noir pour les pauvres, pain blanc pour les riches… C’est donc la santé, la vie que vous porterez dans un rayon de cinq ou six lieues, jusque-là abandonné aux empiriques, et comme vous êtes très-bon, très-humain, très-éclairé, vous rendrez d’immenses services à ces malheureuses populations rurales. Un mot encore… Quant à ces dix mille francs, — et le docteur Clément déposa dix billets de banque sur la table du jeune médecin, — vous en paierez l’intérêt en visites gratuites aux pauvres gens et en achat de médicaments hors de leur portée… c’est un placement qu’on m’a chargé de faire… Voici de plus une lettre pour le régisseur du château de Montbar… La maison que vous habiterez est une des dépendances de l’habitation ; tout est arrangé d’avance avec la princesse, sauf votre consentement ; si vous acceptez, vous partirez quand vous voudrez…

— Si j’accepte, Monsieur ! — s’écria le jeune homme en joignant les mains avec ivresse. — Mais si tout ceci n’est pas un rêve… nos vœux les plus chers sont comblés. Ce n’est qu’à regret que nous nous étions décidés à venir à Paris… car…

— Car vous aimez beaucoup la campagne, — reprit le docteur, — vous et votre ange de femme vous êtes de passionnés botanistes, témoin ce bel Herbier que vous aviez tous deux récolté à Montpellier, et dont vous vous êtes séparés avec tant de chagrin…

— Mais Monsieur, — dit le jeune médecin en regardant sa femme avec une nouvelle surprise, — comment savez-vous de tels détails ?

Soudain je vis mon maître pâlir d’une manière effrayante, quoiqu’il parût lutter énergiquement contre la douleur, ses traits s’altérèrent profondément ; soudain il posa sa main sur son cœur, comme s’il y eût éprouvé une souffrance aiguë… Semblant faire alors un violent effort sur lui-même, il dit d’une voix entrecoupée :

— Vous acceptez… c’est convenu… une personne de confiance viendra demain de ma part pour les derniers arrangements…

Et le docteur Clément fit un pas vers la porte.

— Monsieur, — s’écria le jeune médecin, — je n’accepte pas ces inconcevables bienfaits sans savoir…

— Vous ne voyez donc pas que l’émotion me tue… Laissez-moi, — s’écria mon maître avec un accent si impérieux, que le jeune médecin resta muet, immobile, pendant que le docteur Clément sortait précipitamment de la mansarde.

Mon maître fut obligé de s’appuyer sur moi pour descendre l’escalier, et de s’arrêter plusieurs fois, posant avec force sa main sur son cœur, comme pour en comprimer les élancements ; sa respiration était saccadée, difficile, on l’eût dit oppressé par une horrible suffocation.

Nous regagnâmes ainsi la voiture, le docteur y monta, après avoir donné au cocher l’adresse de l’hôtel de Montbar

— Mon Dieu, Monsieur, — m’écriai-je alarmé, — qu’avez-vous ?

Sans me répondre, mon maître me prit le bras et me repoussa doucement ; je crus comprendre la signification de ce geste, j’attendis en silence la fin de la crise à laquelle mon maître était en proie.

Dès lors je pressentis vaguement que je venais d’être témoin de l’un des accès de cette maladie incurable, dont le docteur se disait certain de prochainement mourir.

Peu-à-peu, cependant, sa respiration devint moins difficile, sa pâleur diminua, il me parut moins souffrir. Alors, ne pouvant contraindre plus long-temps mon admiration, en songeant à la généreuse action dont je venais d’être témoin, et à tant d’autres que le hasard m’avait révélé :

— Ah ! Monsieur ! — m’écriai-je, — je comprends maintenant que vous fassiez si impitoyablement payer les riches !

Le docteur Clément, sans me répondre, me fit signe de garder le silence ; il appuya sa tête sur l’un des côtés de la voiture, ferma les yeux, et resta sans mouvement, comme s’il se fût senti brisé, anéanti.

J’examinais en silence cette figure d’un caractère si puissant, si énergique, ce grand front sillonné par tant d’années d’étude et de méditations, cette bouche au contour ferme et sévère ; je ne sais si ce que je venais d’apprendre de l’admirable générosité de mon maître influença mon jugement, mais alors sa physionomie me semblait austère et sereine, comme celle que l’on prête aux sages de l’antiquité.