Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/V/9

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IX


CHAPITRE IX.


le faubourg du roule.


Il me fallut un grand empire sur moi-même pour rester en apparence complètement insensible et étranger à cet entretien, qui touchait pourtant à ce que j’avais de plus vif dans le cœur… J’allais savoir où demeurait le père de Régina, et peut-être l’apercevoir elle-même dans cette maison…

Grâce aux enseignements de Claude Gérard, je m’étais assez familiarisé avec les chefs-d’œuvre de notre langue pour comprendre le sens de la comparaison empruntée à Don Juan par Balthazar et le comte de Mareuil ; il s’agissait de Régina. S’il était réel, le trouble de l’esprit de son père devait rendre celui-ci moins gênant

Moins gênant ?… pour les projets de Robert, sans doute ? Mais, quels étaient ces projets ?… C’est ce qui me restait à savoir et m’inquiétait vaguement.

Je croyais assez connaître Balthazar pour être sûr qu’il ne prêterait pas son concours à de mauvais ou indignes desseins ; mais j’ignorais le caractère, les antécédents de Robert de Mareuil. Tout ce que je savais de lui, c’est qu’il avait été arrêté trois mois auparavant. — Sortait-il de prison ? Balthazar ignorait-il cette arrestation ? Telles étaient mes pensées du moment.

Il m’importait trop de pénétrer ce que pouvait être Robert de Mareuil, pour que je n’étudiasse pas sa physionomie avec la plus grande attention ; je me livrai à cet examen pendant que Robert écrivait, et que Balthazar se promenait çà et là dans sa chambre d’un air méditatif.

En observant curieusement Robert de Mareuil, je remarquai seulement alors qu’il portait des vêtements çà et là blanchis ou lustrés par la vétusté ; un chapeau à reflets roux, des bottes éculées, du linge d’une blancheur douteuse. Cependant, tels étaient l’élégance naturelle et l’agrément des traits de ce jeune homme, que je n’avais pas été tout d’abord frappé de la pauvreté de son costume ; sa figure, sans être d’une beauté régulière, avait infiniment de charme et d’expression ; ses cheveux châtains, comme sa barbe soyeuse, ondoyaient naturellement : il avait le port de tête altier, le front élevé, les yeux vifs et hardis, tandis que sa lèvre légèrement pincée, son nez droit et effilé semblaient annoncer à la fois la résolution et la finesse.

L’ensemble de ce visage devait inspirer plutôt de l’attrait qu’un sentiment contraire, et cependant, par prévention ou par instinct, à quelques plissements de sourcils, à quelques clignements d’yeux, accompagnés de sourires légèrement sardoniques, dont Robert de Mareuil ne put se défendre en écrivant, sa physionomie me parut à plusieurs reprises trahir je ne sais quoi de faux, d’insidieux et de dur dont je fus vraiment frappé.

Je restais silencieux, immobile à la porte, prenant un air et un maintien aussi hébétés que possible, attendant la lettre de Robert de Mareuil, pendant que le poète, allant et venant dans sa chambre, continuait de mûrir son idée ; enfin elle fut à terme, car, s’arrêtant soudain, il me dit :

— Martin… tu es un honnête et fidèle garçon…

— Monsieur… vous êtes bien bon…

— Je veux t’assurer une position honorable…

— À moi, Monsieur ?

Je crus ingénument qu’il allait être de nouveau question des vingt-cinq louis de pour-boire qui devaient me rendre un jour vingt-trois fois plus riche que Jacques Laffitte ; mais point. Balthazar Rocher oubliait souvent, avec une modestie incroyable, les millions dont le douait sa féconde imagination et ceux qu’il prodiguait aux autres.

— Oui, Martin, — reprit-il, — je veux t’assurer une position honorable.

— Vous êtes bien bon, Monsieur.

— Dis-moi un peu… depuis que tu fais des commissions pour moi… je ne t’ai jamais payé… ce me semble ?

— Non, Monsieur,… mais…

— Ne parlons plus de cette misère, tout se retrouvera… tout-à-l’heure… Maintenant, écoute-moi : M. le comte Robert de Mareuil, mon ami, va désormais habiter avec moi ; au lieu de t’avoir en manière de domestique de raccroc, nous préférons posséder un serviteur fidèle et dévoué ; veux-tu entrer chez nous comme notre serviteur ?

— Monsieur…

— Attends avant de me répondre… Tu seras logé, nourri, blanchi, chauffé, éclairé, habillé, chaussé, ciré, coiffé… et estimé !.. Tu auras cinquante francs de gages par mois… ils se capitaliseront et te seront payés… tous les ans… avec les intérêts… or, tu n’as pas d’idée, Martin, de ce que c’est que la capitalisation des intérêts… et des intérêts des intérêts… En cinquante ans, avec tes seuls gages ainsi capitalisés tu seras archimillionnaire. Cela te convient-il ?

Je ne pouvais échapper à la fatalité des millions… Vingt-trois fois riche comme Jacques Laffitte… archimillionnaire avec cinquante ans de gages capitalisés… c’était pour moi immanquable… Ce que je vis de plus clair dans la proposition de Balthazar, ce fut que l’excellent homme, se trouvant alors fort empêché pour me payer mes commissions, trouvait plus court et plus facile de me prendre pour domestique.

Avant l’arrivée du comte Robert de Mareuil j’aurais refusé l’offre du poète, et en attendant le retour de la belle saison, époque à laquelle j’espérais trouver du travail comme charpentier, j’aurais changé de rue afin de n’être pas tenté de me charger de nouveau et sans salaire des commissions de Balthazar, car, malgré sa folle exaltation, son cœur était si bon, son caractère si généreux, que je l’aimais beaucoup ; mais la présence de Robert de Mareuil, un vague sentiment de crainte au sujet de Régina, m’engagèrent à accepter, momentanément du moins, cette proposition ; si faible que fût ce lien qui allait me rattacher à l’existence de Régina, je le saisis, espérant pouvoir peut-être lui rendre quelque service à son insu, et continuer cette mission de dévoûment obscur et inconnu d’elle, qui avait commencé par le culte du tombeau de sa mère…

Balthazar crut sans doute que je réfléchissais à sa proposition, car il me dit :

— Ne te presse pas de me répondre, Martin… mais qu’une fois prise… ta résolution soit immuable…

Craignant d’inspirer des soupçons si j’acceptais trop vite, je répondis en hésitant :

— Mais, Monsieur, je ne sais pas si je pourrai… il faut tant de choses pour être bon domestique…

— Tu possèdes toutes les qualités requises : tu es surtout simple et naïf… oui, tu es de ceux à qui le royaume des cieux est promis, et qui auront un jour une belle paire d’ailes blanches qui leur caressera les reins pendant l’éternité. Le diable me garde des Frontin ! des Scapin ! des Figaro ! Tu ne sais pas ce que je veux te dire avec ces noms-là ? Tu me regardes d’un air stupide, mon brave Martin… Tant mieux… voilà ce que j’aime. Tu n’as qu’un défaut… c’est de savoir lire… mais au moins tu ne suis pas écrire ?

— Pardon, Monsieur… un peu.

— Tant pis… mais on ne peut être parfait. D’ailleurs avec de la suite et de l’application, tu peux parvenir à désapprendre très-joliment… Voyons, est-ce dit ? veux-tu être notre domestique ?

— Si vous croyez que je pourrai vous convenir, Monsieur… dam… moi je veux bien essayer.

— Tu es à nous, je te donne quarante-cinq francs du denier-à-dieu… ils seront capitalisés avec le reste…

— Merci, Monsieur.

— Il n’y a pas de quoi… Eh bien ! Robert, as-tu fini ta lettre ?… — dit Balthazar à son ami.

Et comme ce dernier, occupé de relire sa lettre avec une attention profonde, ne se pressait pas de répondre, Balthazar l’appela de nouveau.

— Robert… à quoi penses-tu ?

— Je relisais ce que je viens d’écrire, — dit le jeune homme en ployant sa lettre.

Il fallut trouver de la cire, ou du moins des pains à cacheter ; nouvel embarras ; il n’y en avait pas.

— Comment ! — dit Robert, — pas moyen de cacheter une lettre ? Comment fais-tu donc ?

— Je ne les cachette jamais, — répondit Balthazar avec une simplicité antique, — je défie qu’on les lise… je fais mieux… je le permets.

— Pardieu… je le crois bien… de pareils hiéroglyphes ; il faut avoir la clé de ton écriture… et encore, bien souvent, je suis réduit à deviner… à improviser… Mais moi qui n’ai, malheureusement pas, comme toi, une écriture à l’abri des indiscrétions… je tiendrais absolument à cacheter cette lettre.

— J’ai notre affaire, — s’écria tout-à-coup Balthazar.

Et il alla chercher sur une commode un énorme rouleau de ce papier dont se servent les architectes pour dessiner leurs plans.

Ce rouleau contenait des plans en effet.

— Que diable apportes-tu là ? — demanda Robert, fort étonné.

— C’est le plan du palais que je me fais bâtir, — répondit modestement Balthazar.

— Tu te fais bâtir un palais ?

— Après-demain l’on commence… et je veux que ce soit toi… Robert, qui poses la première pierre, — dit Balthazar en serrant cordialement la main de son ami.

Puis se tournant vers moi, le poète ajouta gravement :

— Il faudra t’enquérir pour demain soir, sans faute, d’une truelle d’argent et d’une augette en ébène, nécessaires à cette cérémonie… N’oublie pas cette commission, Martin !

— Non, Monsieur — répondis-je avec ébahissement cette fois ; je croyais au palais.

Mais Robert de Mareuil, connaissant mieux que moi, sans doute, les écarts et les échappées d’imagination de son ami, lui dit avec le plus grand sang-froid :

— Soit,… je poserai après-demain la première pierre de ton palais,… mais…

— Faubourg Saint-Antoine ! — s’écria le poète avec exaltation — je veux faire dériver la population de ce côté,… l’ancien quartier seigneurial de Paris. J’aurai des imitateurs… Nous fonderons une capitale dans la capitale ;… la capitale, c’est le pays ; le pays,… c’est la France ;… la France, c’est la tête de l’Europe… Je baptiserai ce nouveau quartier : Quartier de l’Europe !!!

— À la bonne heure — dit Robert, craignant une nouvelle pointe de la vagabonde pensée du poète — tu bâtiras ton palais dans le faubourg Saint-Antoine,… mais je te rappellerai qu’il s’agit de cacheter ma lettre…

— Justement — dit Balthazar, en haussant les épaules, et il déroula l’énorme feuille de papier, où se trouvait en effet le plan d’un splendide palais, entouré de jardins. Élévations, coupes, profils, rien n’y manquait. On y voyait aussi çà et là ajoutés de petites bandelettes de papier, soigneusement collées.

— Vois-tu ces bandelettes ? — dit Balthazar à son ami.

— Balthazar, il s’agit d’une lettre à cacheter ; je ne sors pas de là.

— Ces bandelettes sont des augmentations, des changements, que chaque jour j’ai apportés au plan primitif de mon palais… On écrit, on corrige un monument comme un poème ; un palais, c’est un poème de marbre et de bronze, voilà tout…

— Balthazar… il s’agit d’une lettre à cacheter, — reprit imperturbablement le comte.

— Je le sais bien… c’est pour cela que je parle de ces bandelettes ; je les colle… avec quoi ?… Avec ce morceau de colle à bouche que voici… Hein ? dis donc que je ne vais pas droit au fait !… Plus tard, nous causerons du palais ; tu me donneras ton avis ; j’ai à commander l’ornementation des jardins, cinquante ou soixante groupes ou statues du plus beau marbre pentélique… Je suis très-indécis. Pradier est charmant, plein d’élégance et de grâce… mais le ciseau de David est bien puissant… c’est large et sévère… Il y a aussi du seigneur ! Antonin Moyne, Barrye, qui sont remplis d’originalité. C’est le diable que de choisir… C’est comme pour les peintures… Delacroix, Paul Delaroche et Amaury-Duval se chargent de quelques-unes… Je voudrais avoir M. Ingres ; mais M. le duc de Luynes me l’accapare pour son château de Chevreuse, c’est désolant… Ah ! Robert, Robert… — ajouta mélancoliquement le poète, — que je comprends bien à cette heure tous les ennuis, tous les tracas des Médicis !

Robert de Mareuil, une fois en possession du précieux morceau de colle à bouche, s’était occupé de cacheter sa lettre de son mieux, paraissant prendre peu de part aux doléances du poète, au sujet de l’ornementation de son palais ; quant à moi, je fus parfaitement convaincu : la vue du plan avec ses bandelettes rajoutées, et surtout la commande d’une truelle d’argent et d’une augette d’ébène, pour la pose de la première pierre du palais, furent pour moi d’un effet irrésistible. Je commençai de croire Balthazar un de ces millionnaires au caractère bizarre, qui se plaisent à cacher leurs trésors sous une pauvreté apparente ; aussi le pour-boire de vingt-cinq louis qui m’était promis ne me parut plus trop fabuleux ; mais de plus graves pensées m’occupèrent bientôt, car Robert de Mareuil, me remettant la lettre qu’il venait d’écrire, me dit :

— Sais-tu, mon garçon, où est la rue du Faubourg-du-Roule ?

— Oui, Monsieur… à-peu-près. Il n’y a pas long-temps que je suis à Paris… mais je demanderai… et je la trouverai, bien sûr.

— Tu iras au numéro 119…

— Oui, Monsieur…

— Tu demanderas le baron de Noirlieu. D’ailleurs, tu sais lire… et le nom est sur l’adresse…

— Bien, Monsieur…

— Et mon idée… — s’écria Balthazar en interrompant son ami.

— Quelle idée ?

— Savoir si réellement le baron est dans la position d’Hamlet ou d’Ophelie pour avoir été dans la position de Georges-Dandin ?

— Eh bien ! — dit Robert, — comment s’en assurer ?

Le poète haussa les épaules et me dit :

— Une fois arrivé à l’hôtel du baron de Noirlieu… tu diras au portier que tu as à remettre une lettre au baron.

— Oui, Monsieur.

— Mais au baron lui-même… et tu ne la remettras qu’à lui, entends-tu bien ?

— Dam ! Monsieur, je tâche.

Balthazar se retourna vers son ami d’un air triomphant, et me montrant du geste :

— Quand je te disais que celui-là ne serait jamais un Frontin ?

— Comment ! — reprit Robert de Mareuil avec impatience, — tu ne comprends pas qu’on te demande de ne remettre cette lettre qu’au baron lui-même ?

— Ah ! si, Monsieur… j’y suis maintenant ; je ne la donnerai à personne autre qu’à M. le baron.

— Enfin, — dit Balthazar. — Maintenant, autre chose… As-tu de la mémoire ?

— Plaît-il, Monsieur ?

— Trésor d’innocence, va !… Quand tu as vu ou entendu quelque chose, t’en souviens-tu ensuite ?

— Oh ! non, Monsieur, un ou deux jours après je ne me rappelle presque plus rien.

— Eh bien ! tout en remettant ta lettre au baron… regarde-le attentivement, examine sa figure, observe bien ce qu’il fera, écoute bien ce qu’il dira en recevant ou en lisant la lettre… tâche surtout de te rappeler toutes ces choses-là… et tu reviendras tout de suite nous les dire… En si peu de temps tu ne les auras pas oubliées ?

— Oh ! non, Monsieur… tout de suite comme ça… Mais, demain, par exemple, je ne me rappellerai plus de rien.

— Quand je te dis que j’ai découvert dans ce garçon… l’anti-Scapin, — s’écria Balthazar.

— Si l’on te demande de quelle part vient cette lettre, — ajouta l’ami du poète, — tu diras que c’est de la part de M. le comte Robert de Mareuil, qui vient d’arriver…

Et Robert de Mareuil hésita un instant et reprit :

— Qui vient d’arriver… de Bretagne.

— De Bretagne, entends-tu bien ? — me dit Balthazar, et il me parut qu’il retenait un violent éclat de rire, — de Bretagne ? — reprit-il.

— Oui, Monsieur…

— Allons, va… dépêche-toi… — me dit Robert.

Puis il ajouta :

— Mais j’oubliais… si l’on refusait absolument de te laisser parler au baron… tu rapporterais la lettre… en disant au domestique que tu reviendras demain matin vers les neuf heures.

— Oui, Monsieur…

— Et par la même occasion, — reprit Robert après un moment de silence, — tu remarqueras si, parmi les domestiques qui le recevront, il en est un qui soit mulâtre.

— Mulâtre, Monsieur ? qu’est-ce que c’est ?

— Un homme couleur de pain d’épice, ou environ, — dit Balthazar.

— Ah ! bien, Monsieur… je comprends.

— Et si, par hasard, — poursuivit le comte Robert avec un certain embarras, — on t’introduisait auprès du baron… et que tu visses auprès de lui une jeune personne… grande… très-jolie… et qui a trois petits signes noirs sur le visage… Tu vois qu’elle sera bien facile à reconnaître ?

— Oui, Monsieur.

— Eh bien ! — reprit le comte, — tu remarqueras si cette jeune fille est bien pâle… si elle a l’air bien triste.

— Ça n’est pas malin, — ajouta le poète.

— Bien sûr. Monsieur… quelqu’un qui est pâle et qui a l’air triste… ça se voit tout de suite…

— Alors, mon brave Martin, — dit Balthazar, — ouvre tes ailes… et file le long des escaliers.

Je me dirigeai vers la porte, mais, au moment de partir, je me ravisai, et m’adressant naïvement à Balthazar :

— Monsieur, où faudra-t-il m’adresser pour la truelle d’argent ?

— Hein ? — fit le poète en ouvrant des yeux énormes.

— Oui, Monsieur, pour la truelle d’argent que je dois acheter ?

— Tu dois acheter une truelle d’argent ? — me répondit le poète en me regardant.

— Et une augette d’ébène, Monsieur.

— Une augette d’ébène ?…

Et le poète n’en revenait pas.

— Eh ! sans doute ! — reprit Robert en partant d’un grand éclat de rire, — pour la pose…

— Quelle pose ? — demanda le poète de plus en plus ébahi en se retournant vers son ami :

— La pose de la première pierre…

— De la première pierre ?

— De ton palais… tête sans cervelle.

— De mon palais ?

— De ta capitale… dans la capitale… de ton quartier de la nouvelle Europe… À quoi diable penses-tu, Balthazar ?

— Eh ! parbleu !… tu ne peux pas me dire cela tout de suite ? — s’écria le poète. — Vous êtes là tous les deux à égrener les mots un à un comme un chapelet… Certainement il faut que Martin m’achète une truelle et l’augette consacrées !

— Monsieur, où ça se vend-il ?… — demandai-je au poète — et puis je n’ai pas d’argent…

— Un instant ! — s’écria Balthazar, comme s’il eût été frappé d’une réflexion subite.

— Quel jour est-ce après-demain ?…

— Nous sommes aujourd’hui mardi — lui dis-je naïvement — c’est après-demain jeudi !

— Jeudi !!! la veille d’un vendredi ! — s’écria le poète avec une explosion d’épouvante et d’indignation, — poser la première pierre de mon palais la veille d’un vendredi… c’est donc pour qu’il s’écroule sur ma tête… Fatalité… quel augure !… quel triste pronostic !…

Et il ajouta lentement, et d’un ton pénétré :

— Non, Martin, non, ne rapporte ni truelle ni augette… mon garçon, à moins que tu ne tiennes à voir ton pauvre maître enseveli un jour sous les décombres de son palais.

— Oh ! Monsieur…

— J’étais sûr de ton cœur… Va donc faire ta commission et reviens au plus vite…

— Je pars, Monsieur, — lui dis-je en me dirigeant vers la porte.

Et au moment où je la fermais, j’entendis la voix du poète répéter :

— La veille d’un vendredi… Jamais ! je suis sur ces choses-là aussi superstitieux que Napoléon !!!

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Je me dirigeai vers le faubourg du Roule avec une impatience fiévreuse, dévorante…

L’adresse du baron de Noirlieu était aussi l’adresse que j’avais vue écrite sur le parchemin, orné d’une couronne royale et de figures symboliques… parchemin trouvé par moi dans le portefeuille qui contenait les lettres de la mère de Régina.