Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/V/7

VII


CHAPITRE VII.


martin au roi.


« Deux mots, Sire, à propos de ce qui précède.

» Vous avez pu voir le résultat effrayant,… fatal, de l’exploitation de l’enfance par des saltimbanques vagabonds et corrompus.

» Presque chaque jour en France la publicité révèle des faits à l’appui de ceux dont j’ai été autrefois témoin ou acteur… Et la société tolère avec une égoïste insouciance ces monstruosités dont les enfants du pauvre sont les seules victimes.

» Dérision amère… Il y a des lois (on ne les exécute pas, il est vrai), dont le but est, du moins, louable… puisqu’il tend à réglementer l’exploitation des enfants dans les manufactures ; pourquoi cette loi reste-t-elle muette au sujet de l’abominable exploitation de l’enfance par des parents indignes ou par des bateleurs ?… exploitation qui déprave, qui dégrade ces malheureuses petites créatures, et les livre presque toujours, plus tard, à la prostitution ou au vol.

» Le récit des quelques années que j’ai passées chez Claude Gérard, Sire, vous a aussi montré comment ceux qui gouvernent la France ont entendu et entendent l’éducation du peuple des campagnes qui compose l’immense majorité de la nation ; vous avez vu, Sire, de quel bien-être, de quelle considération, de quels honneurs ils entourent l’instituteur.

» Qu’il y ait quelque solennité, quelque cérémonie publique… qui voit-on au premier rang ? le magistrat qui tient le glaive de la loi, le général qui tient le glaive de la force armée, le prêtre qui tient le glaive de la justice divine ; ceux-là représentent le triste appareil des punitions humaines et divines, — la compression — la répression — l’intimidation — dans ce monde et dans l’autre.

» Mais parmi ces pompeux cortèges, au même rang que ces hommes qui jugent, qui punissent, qui compriment, pourquoi ne voit-on jamais cet homme non moins important dans la société que le magistrat, que le soldat, que le prêtre ? cet homme enfin qui devrait être honoré au moins à leur égal : — l’instituteur du peuple ?

» Oui, l’instituteur du peuple ; celui-là qui doit créer moralement le citoyen, l’instruire, l’améliorer, lui inspirer l’ardent et saint amour de la patrie et de l’humanité, le préparer à l’accomplissement de tous les devoirs, de tous les sacrifices qu’impose une vie laborieuse et honnête.

» Encore une fois, ces instituteurs qui exercent le plus sacré des sacerdoces, celui d’éclairer, de moraliser le peuple, ne devraient-ils pas marcher les pairs de ceux-là qui, si le peuple faillit, le jugent, le sabrent ou le damnent ?

» Vous avez vu, Sire (les documents officiels ne le prouvent que trop), dans quel but les gouvernants de ce pays et leurs complices réduisent l’instituteur du peuple à la condition la plus dure, la plus abjecte, la plus révoltante.

» Un autre épisode de ma vie vous a fait connaître, Sire, un fait monstrueux qui devrait être considéré, dans tout État prétendu social, comme un phénomène aussi rare qu’effrayant, et pourtant ce fait est au contraire si fréquent, que les cœurs généreux s’en affligent, s’en indignent, mais ne s’en étonnent plus.

» Pour arriver à la solution de ce sinistre problème, Sire, il faut le poser ainsi :

» Étant donné un homme jeune, robuste, intelligent et probe, qui a reçu une bonne éducation élémentaire, qui possède un métier manuel, qui est rempli de bon vouloir, de courage, qui ne répugne à aucun labeur, qui se résigne à toute tâche, qui est rompu au travail, aux privations, qui vit et se contente de peu, qui ne demande enfin qu’à gagner honorablement du pain et un abri.

» Cet homme, avec cette vaillante résolution, avec cette abnégation complète, avec ces capacités de travail, pourra-t-il trouver à gagner honorablement ce pain, cet asile ?

» En un mot son droit au travail, c’est-à-dire son droit de vivre moyennant labeur et probité, lui sera-t-il reconnu et rendu praticable par la société ?

» L’épisode de ma vie que vous venez de lire, a résolu la question, Sire.

» Je sais que des gens sérieux, des économistes probablement, répondront :

» — Les bons sujets sont trop rares pour qu’un homme doué de bon vouloir, d’intelligence et de capacité ne trouve pas immanquablement à s’occuper ou à se placer… tôt ou tard.

» Oui… tôt ou tard… Là est toute la question, Sire.

» Tôt ou tard ?…

» Être absolument sans ressources, et trouver une occupation assurée au bout de deux ou trois jours… cela est tôtsi tôt, qu’il faut un hasard presque miraculeux pour arriver à un tel résultat… J’en appellerais à ceux qui, comme moi, ont eu l’expérience de cette position désespérée.

» Eh bien, Sire, pour un homme qui manque de tout et qui ne veut ni mendier, ni voler… trouver au bout de deux jours une occupation quelle qu’elle soit… au bout de deux jours… entendez-vous, Sire… c’est déjà bien tard… parce que peu de créatures humaines peuvent endurer la faim… plus de deux jours…

» Trouver de l’ouvrage au bout de trois jours. Sire… c’est trop tard… on est alors en train d’expirer…

» — Deux ou trois jours ? c’est pourtant si peu de temps… c’est si vite passé ? — diront les heureux du monde…

» Ou bien encore…

» — On trouve des gens morts ou mourants de faim… c’est vrai… mais c’est rare…

» Il est déjà monstrueux qu’au milieu d’une société dont tant de membres regorgent de superflu, une créature de Dieu puisse mourir faute du nécessaire… mais encore, ces morts-là sont rares. Pourquoi ?

» Parce que le plus grand nombre de ceux qui, comme moi, ont connu cette horrible position d’offrir en vain ses bras, son intelligence, son zèle en échange d’un travail quelconque, n’hésitent pas entre cette alternative :

» Mourir de faim, honnête et pur.

» Ou :

» Vivre au prix de la honte, du vice, ou du crime.

» Et voilà pourquoi les prisons, les bagnes sont peuplés, et voilà pourquoi les morts de faim sont encore assez rares. Sire.

» À cela que faire ? l’aumône ? Non, l’aumône est impuissante, elle dégrade…

» Il faut reconnaître, pratiquer ce principe sacré :

» la société doit assurer à tous ses membres : — l’éducation physique et morale, — les moyens et les instruments de travail, — un salaire suffisant.

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» Ce n’est pas pour attirer rétrospectivement sur moi votre intérêt ou votre pitié, Sire, que j’appelle votre attention sur les pages précédentes, c’est pour vous faire prendre en commisération le nombre immense de ceux qui se sont trouvés ou peuvent se trouver dans une position pareille à la mienne. »