Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/V/15

XV


CHAPITRE XV.


les funambules.


— Allons aux Funambules, nous y verrons cette Basquine, dont un connaisseur m’a parlé comme d’une merveille inconnue, — avait dit Balthazar à Robert de Mareuil.

Je ne pouvais en douter, il s’agissait, cette fois, de la compagne de mon enfance. À cette pensée, ma joie fut bien grande. J’allai d’abord, d’après l’ordre de mes maîtres, commander le dîner au Rocher de Cancale, puis le cocher de remise me conduisit aux Funambules ; je lus l’affiche, on donnait le Bonnet Enchanté ; parmi les noms des actrices, je cherchai celui de Basquine, je le trouvai humblement inscrit tout au bout d’une ligne. Sans doute la réputation de la pauvre fille n’était pas alors brillante. Ce devait être, ainsi que l’avait dit Balthazar, une merveille encore peu connue ; je me fis indiquer le bureau de location des loges, espérant apprendre là quelque chose de Basquine ; le buraliste, après avoir reçu mon argent en échange du coupon de la loge, me dit :

— C’était la dernière qui me restait, mon brave, notre théâtre devient à la mode… il y a aujourd’hui des loges louées par des marquis, des comtes, des capitaines ; enfin du beau monde, comme aux Italiens.

— Mlle Basquine ne joue-t-elle pas ce soir, Monsieur ? — lui demandai-je.

— Non, c’est la fameuse Clorinda qui joue le rôle de la fée d’argent.

— Pourtant j’ai vu sur l’affiche le nom de Basquine.

— Ah oui !… la petite figurante… elle a un bout de rôle… celui du mauvais génie ; elle ne reste pas un quart-d’heure en scène…

— On dit que, malgré cela, Basquine a montré déjà bien du talent, Monsieur ?

— Du talent ! une figurante à dix sous par soirée !… du talent !… ah ! jeune homme, vous me faites de la peine !

— Pourriez-vous me dire où demeure Mlle Basquine, Monsieur ?

— Où elle demeure ! — s’écria le buraliste en éclatant de rire, — apprenez, jeune homme, que des figurantes à dix sous par soirée ne demeurent pas… ne demeurent jamais… ça perche quelquefois, et encore…

Et le buraliste me tourna le dos.

Assez désappointé, je pensai que du moins je verrais Basquine le soir, me fiant à mon inspiration du moment pour trouver le moyen de lui parler après le spectacle.

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Balthazar tint sa promesse ; pendant qu’il dînait joyeusement avec Robert de Mareuil, célébrant d’avance la conquête des millions de Régina, on me servit, dans une espèce d’office, le plus splendide repas que j’eusse vu de ma vie ; je fis peu d’honneur à ce régal, préoccupé que j’étais, et des moyens de revoir Basquine, et des craintes que m’inspiraient, pour l’avenir de Régina, les espérances de Robert de Mareuil, certain, disait-il, d’être aimé d’elle.

Le dîner de mes maîtres terminé, ils me firent appeler ; j’ouvris la portière de leur voiture, et elle roula jusqu’aux Funambules.

Balthazar m’ayant donné de quoi largement payer ma place, j’entrai au parterre ; je n’avais de ma vie été au spectacle ; aussi mon étonnement, ma curiosité furent d’autant plus excités, que j’arrivais durant un entr’acte et au milieu d’un épouvantable tumulte, incident d’ailleurs commun à ce bruyant théâtre.

La position irrespectueuse de plusieurs spectateurs de l’avant-scène causait ce grand tapage. Tous mes voisins du parterre, montés sur les banquettes, vociféraient de toutes leurs forces :

— À la porte ! à la porte ! face au parterre !… — tandis que les galeries et le paradis répétaient ces cris en chœur, avec accompagnement de sifflets, de huées, de trépignements à assourdir.

Les spectateurs de l’avant-scène, causes de ce vacarme, se tenaient assis sur le rebord de leur loge, continuant de tourner le dos au public.

Enfin, soit qu’ils craignissent une véritable émeute, soit qu’ils crussent avoir, par la persistance de leur attitude, suffisamment protesté contre la tyrannie populaire, ils se retournèrent lentement, en jetant sur la salle un regard de dédain ; néanmoins cette défaite de l’avant-scène fut saluée par un immense cri de victoire formulé par des ah, ah, ah triomphants, partis de tous les coins insurgés de la salle, et cet incident n’eut pas de suite.

Cette loge, voisine de celle où se trouvaient Robert de Mareuil et Balthazar, était occupée par quatre personnes. Je connaissais déjà deux d’entre elles, le comte Duriveau et son fils, le vicomte Scipion. J’avais vu le premier la veille chez le père de Régina, et, le matin même, au Louvre ; quant à Scipion, quoiqu’il eût plusieurs années de plus que lors de la scène de la forêt de Chantilly, et qu’il eût beaucoup grandi, ses traits avaient peu changé : c’était le même charmant visage, aux cheveux blonds et bouclés, remarquable par une expression de hardiesse et d’impertinence précoce. Quoique le vicomte Scipion fût à peine adolescent, il ressemblait bien plus à un petit jeune homme, comme on dit, qu’à un enfant.

Lorsque le vicomte se retourna vers la salle, il avait le teint animé, l’œil brillant, irrité ; je fus frappé du geste insolent et hardi dont il sembla défier les spectateurs en leur montrant la badine de jonc qu’il tenait de sa petite main, gantée de gants glacés.

De la part d’un homme, cette forfanterie eût sans doute soulevé un nouvel orage ; mais la bravade de Scipion fut, au contraire, accueillie par de grands éclats de rire et des bravos ironiques. Je ne sais où la colère eût entraîné cet enfant, dont les lèvres se serraient de rage, si son père ne l’eût amicalement emmené au fond de la loge. Un adolescent, à-peu-près de l’âge de Scipion, et un homme à figure intelligente, mais basse et sournoise, accompagnaient le vicomte et son père ; d’après ce que j’avais entendu dire le matin par les gens du comte, l’homme à figure sournoise devait être et était en effet le gouverneur de Scipion ; l’adolescent, un des compagnons de ce dernier.

Malgré mon peu d’usage du monde, il me semblait singulier que le comte eût choisi ce spectacle pour y conduire son fils, non à cause de l’espèce des pièces que l’on y jouait, les féeries semblent faites au contraire pour amuser les enfants ; mais le comte ne devait pas ignorer que ce théâtre servait souvent, disait-on, de rendez-vous aux gens qui voulaient passer une folle et bruyante soirée après des libations exagérées.

Bientôt les trois coups, solennellement frappés derrière le rideau, commandèrent un silence général, l’orchestre joua une lugubre ouverture ; dans mon impatience de voir paraître Basquine, je m’adressai à l’un de mes voisins.

— Verra-t-on bientôt Mlle Basquine ? — lui dis-je.

— Qui ça, Basquine ?… Ah ! cette blonde qui joue le mauvais génie… non, pas encore… sa scène est à la fin de l’acte.

— Basquine a beaucoup de talent, n’est-ce pas, Monsieur ?

— Ma foi ! je ne sais pas ; elle est assez drôlette. Quand elle fait ses simagrées diaboliques, elle a l’air méchant comme un démon ; mais il y a un moment où elle veut chanter, oh ! alors… merci… c’est aussi embêtant qu’à l’Opéra.

— Ah ! Monsieur, comment pouvez-vous dire cela ! — reprit mon voisin de gauche, — Basquine joue son bout de rôle avec une expression ! et puis elle a une voix !… une voix !… Moi, je ne viens que pour l’entendre chanter ce petit morceau.

— Chacun son goût, — reprit mon voisin de droite.

Puis, s’adressant à moi, il me dit tout bas :

— N’écoutez pas ce Monsieur, il n’y connaît rien ; cette Basquine n’est pas une actrice, c’est une mauvaise figurante de deux liards, maigre comme un clou… et qui fait sa tragédienne… je vous demande un peu… aux Funambules ?… Si ça ne fait pas pitié ? mais regardez-moi Clorinda, qui joue la fée d’argent… À la bonne heure !… voilà une actrice ! je vous recommande ses mollets, etc., etc., vous allez voir cette prestance !

Je laissai dire le partisan des mollets et des etc., etc., de Mlle Clorinda ; la toile se leva : je jetai un regard dans la loge occupée par Robert de Mareuil et par Balthazar ; ce dernier, placé sur la première banquette, était radieux, épanoui : il semblait s’amuser fort, tandis que Robert, assis dans le fond de la loge, paraissait soucieux et sombre. Je ne pouvais concilier cette tristesse avec la certitude où était Robert de Mareuil d’être toujours aimé de Régina. Cette étrangeté me rappela l’altération des traits de Robert en suite de son entretien secret avec la Levrasse, entretien dont Balthazar même avait été exclus. Quoique ces observations me donnassent fort à songer, je ne m’occupai plus que de la féerie, ne pensant qu’au moment où allait paraître Basquine.

Ces dernières pensées me ramenèrent aux mille souvenirs de mon enfance, souvenirs à la fois si doux et si amers. Bientôt même j’oubliai la pièce qui se jouait et ce qui se passait autour de moi, certain d’être rappelé à la réalité par la voix de Basquine dès qu’elle entrerait en scène.

Un nouvel incident vint m’arracher à mes réflexions.

En face de la loge du comte Duriveau, une loge était restée vide ; deux hommes mal vêtus venaient de s’y installer, en enjambant la séparation de la galerie où ils avaient d’abord pris place ; les locataires de la loge arrivant et la trouvant occupée, il s’en suivit une bruyante altercation, la représentation fut un moment suspendue.

Les deux intrus, dont l’un était de petite taille, gesticulaient dans l’intérieur de la loge et semblaient vouloir défendre le terrain pied à pied ; soudain on vit deux grands bras saisir le plus petit des récalcitrants, le soulever, le passer par-dessus la séparation de la galerie et le laisser retomber à la place qu’il avait quittée pour s’introduire dans l’avant-scène.

Cette preuve de vigueur et de sang-froid comique causa un enthousiasme général ; le paradis, le parterre éclatèrent en bravos, et une foule de voix s’écrièrent :

— L’auteur ! l’auteur ! — Car l’homme aux deux grands bras, jusqu’alors presque inaperçu, s’était retourné vers le fond de la loge, afin, sans doute, d’en exclure l’autre intrus de la même façon ; mais celui-ci, ainsi que son compagnon, transbordé dans la galerie, disparurent presque aussitôt pour échapper aux huées de la salle.

Cette exécution ne suffit pas ; la curiosité générale était trop vivement excitée ; on voulait, à toute force, contempler l’auteur de cette vigoureuse plaisanterie, et le parterre, le paradis, la galerie reprirent avec un formidable ensemble :

— L’auteur ! l’auteur !

Cet appel flatteur ne parut pas faire violence à la modestie de l’auteur du fait si admiré, il s’avança au bord de la loge d’un air extrêmement satisfait de lui-même, et salua cavalièrement le public en mettant la main sur son cœur avec un air de confusion grotesque.

Les cris, les bravos redoublèrent. L’homme aux grands bras voulant sans doute alors faire participer à cette flatteuse ovation une personne qui l’accompagnait, se retourna, et moitié de gré, moitié de force, il amena au milieu de la loge une assez jolie femme, à l’air effronté, quoiqu’un peu troublée par cette présentation inattendue.

Les avis furent partagés sur ce procédé de l’homme aux grands bras :

Les uns l’applaudirent avec enthousiasme, et ceux-là… il les salua de nouveau.

Les autres sifflèrent (Scipion Duriveau et son camarade furent de ce nombre) ; l’homme aux grands bras les salua aussi avec un imperturbable sang-froid.

Une division hostile allait peut-être éclater entre les siffleurs et les approbateurs, lorsque les neutres dans la question réclamèrent à grands cris la continuation de la pièce…

Ce dernier avis réunit les dissidents, le silence se rétablit peu-à-peu. L’homme aux grands bras s’assit d’un côté de sa loge, la jeune femme à l’air effronté s’assit de l’autre, et la pièce continua.

Quant à moi… je restais immobile… palpitant… Dans l’homme aux grands bras je venais de reconnaître Bamboche.

Sa taille était haute, robuste et dégagée. Il portait comme autrefois ses cheveux noirs très-ras qui, marquant ainsi leurs cinq pointes autour de son large front, donnaient à ses traits un caractère particulier ; aussi j’avais tout d’abord reconnu mon ancien compagnon d’enfance ; ses favoris bruns et touffus, son épaisse moustache de même nuance augmentaient encore l’expression résolue de sa figure énergiquement accentuée ; mais sa physionomie, au lieu d’être ainsi qu’autrefois farouche et sardonique, me parut à la fois joviale, insolente et railleuse. La mise de Bamboche annonçait à la fois le luxe et le mauvais goût : une grosse chaîne d’or serpentait sur son gilet de velours nacarat ; il portait des boutons de brillants à sa chemise, et les manches de son habit marron, retroussées jusque par-dessus le poignet, pour plus de commodité, laissaient voir ses larges mains d’une propreté douteuse ; il les étalait ainsi sur le rebord de la loge afin de faire admirer sans doute les bagues de pierreries qui étincelaient à ses gros doigts. Croyant sans doute du meilleur air de paraître avoir la vue basse, Bamboche, malgré l’éclat de ses grands yeux gris ouverts, joyeux et brillants, regardait de temps à autre, et fort gauchement, à travers un binocle d’or. La compagne de Bamboche, à laquelle il ne prêtait d’ailleurs qu’une médiocre attention, était coiffée d’un frais chapeau rose, et portait un très-beau châle sur ses épaules.

La féerie continuait ; mais je n’avais d’yeux que pour Bamboche ; mon cœur battait violemment, je reconnaissais la vérité de cette prédiction de Claude Gérard :

« Tu retrouverais tes compagnons dans dix ans, dans vingt ans, que tu ressentirais aussi profondément que par le passé cette amitié d’enfance qui te lie à Basquine et à Bamboche. »

En effet, il me semblait que depuis quelques jours à peine je venais d’être séparé de mes compagnons. Je ne me demandais pas par quels moyens hasardeux, coupables sans doute, criminels peut-être, Bamboche, naguère ruiné, poursuivi comme contrebandier, et complice avoué de la Levrasse et du cul-de-jatte dans je ne sais quelles affaires ténébreuses, pouvait de nouveau afficher un certain luxe. Je ne me demandais pas si la confiance avec laquelle il osait se montrer en public, témoignait de son incroyable audace ou de son innocence… je ne songeais qu’à la joie de le revoir. Malgré moi mes yeux devenaient humides en pensant que bientôt nous allions nous dire : — Te souviens-tu ? — Une chose m’inquiétait. Bamboche savait-il que Basquine allait paraître sur le théâtre ?… avait-il pour elle le même amour qu’autrefois ?… La présence de la femme dont était accompagné mon ami d’enfance, compliquait encore les questions que je m’adressais à moi-même, et dont j’espérais connaître sa solution dans l’entr’acte. Bien décidé que j’étais à aller demander Bamboche à la porte de sa loge, en attendant, je ne le quittais presque pas des yeux. Sa compagne s’étant penchée à son oreille, lui dit quelques mots tout bas ; aussitôt, et quoiqu’il parût s’amuser de la féerie comme un enfant, Bamboche fit à sa compagne un signe affirmatif et sortit de la loge.

— Vous désiriez voir Basquine, — me dit, quelques moments après, mon voisin de gauche, partisan déclaré de la pauvre figurante. — Attention ! elle va paraître… Voilà déjà le tonnerre, les flammes de l’enfer et tout ce bataclan qui annoncent son entrée.

Je laisse à penser quels regards curieux, impatients je jetai sur la scène.

Le théâtre représentait alors une forêt sombre et profonde, le tonnerre grondait, de fréquents éclairs illuminaient la scène…

La vue de ce décor, le bruit de ce tonnerre amenèrent dans mon esprit un rapprochement puéril peut-être, mais qui me causa une impression étrange, presque effrayante.

Plusieurs années auparavant, dans une sombre forêt, où retentissait aussi le bruit de la foudre, qu’illuminait aussi la sinistre lueur des éclairs… trois enfants abandonnés et trois enfants riches s’étaient rencontrés…

Cinq de ces enfants : Scipion presque adolescent, — Robert de Mareuil, — moi et Bamboche — devenus hommes, — Basquine devenue jeune fille, se retrouvaient ce soir-là, ignorant mutuellement leur présence à ce théâtre bouffon, représentant encore une forêt dont les échos répétaient le bruit de la foudre.

Régina seule manquait… mais le souvenir que je conservais d’elle la rendait, pour ainsi dire, présente à cette scène.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au moment où le tonnerre redoublait de fracas derrière le théâtre, une trappe s’ouvrit, et vomit de grosses flammes rouges, ainsi que le comporte l’introduction de quelque personnage diabolique ; puis, l’éruption ayant cessé peu-à-peu, je vis sortir Basquine du fond des enfers.

Elle devait avoir alors seize ou dix-sept ans ; sa taille, au-dessus de la moyenne, était svelte et remarquablement élégante, on pouvait seulement lui reprocher un peu de maigreur, maigreur… causée sans doute par la misère ou par les chagrins…

Basquine portait un maillot couleur de chair qui dessinait le charmant contour de ses jambes ; la beauté de ses bras, l’éclatante blancheur de sa poitrine et de ses épaules, semblaient plus éblouissantes encore par le contraste de sa courte jupe noire semée de figures cabalistiques rouges et argent ; sur son front couronné de magnifiques cheveux blonds relevés en tresses, se dressaient deux petites cornes d’argent, mobiles comme des aigrettes, tandis que, derrière ses larges épaules, polies comme du marbre, se balançaient deux ailes de crêpe noir… onglées de griffes d’argent.

Malgré cet appareil satanique bien voisin du ridicule… cette apparition me causa une impression profonde, tant je fus frappé du caractère véritablement diabolique que Basquine avait su donner à ses traits, cependant si remarquables par leur angélique pureté ; ne portant pas de rouge, elle semblait d’une pâleur alarmante ; ses grands yeux illuminaient seuls de leur éclat son visage blanc comme un linceul… Il faut renoncer à peindre l’indéfinissable contraste de ce regard brûlant, d’une ardeur presque fiévreuse, et de ce sourire amer… glacé… qui contractait cette figure d’une beauté divine… Un vague instinct me disait que ce n’était pas là un masque pris à plaisir, et seulement pour le besoin du rôle… Non… non… je me rappelais trop bien avec quel accent de ressentiment farouche Basquine avait porté ce sinistre toast de haine aux riches, après avoir été comme nous dédaigneusement repoussée par les petits riches de la forêt de Chantilly ; je me rappelais trop bien quelle joie sauvage avait éclaté sur ses traits jusqu’alors si doux, lorsque, la nuit venue, j’emportai, dans mes bras, Régina évanouie… Non, non, je sentais que dans ce rôle de mauvais génie, l’âme de Basquine, exaspérée sans doute par le malheur, se révélait tout entière sur son visage… La fatalité l’avait faite pour ce rôle… que le hasard lui donnait… L’impression profonde qu’elle produisait sur quelques esprits d’élite, prouvait assez qu’il y avait là autre chose que la reproduction d’un rôle insignifiant par lui-même.

L’apparition de Basquine, son attitude, son geste, sa physionomie puissamment dramatiques ne furent pas d’abord applaudis ; pourquoi ? Je me l’explique maintenant : pour le plus grand nombre des habitués de ce théâtre, Basquine n’était qu’une jolie figurante, un peu maigre et trop pâle. Quant aux rares spectateurs capables d’apprécier sa valeur, ils applaudissaient généralement peu… Je me trompe : Balthazar s’écria :

— Elle est étourdissante… sublime !…

Et il applaudit avec fureur.

Peut-être ces applaudissements auraient-ils eu de l’écho, car souvent rien n’est plus électrique que l’admiration, mais souvent aussi un rien glace l’enthousiasme ; il en fut ainsi cette fois : des ricanements railleurs, des chut réitérés partant de l’avant-scène du vicomte Scipion, paralysèrent l’entraînement que les chaleureux bravos de Balthazar allaient peut-être provoquer ; le poète ne se découragea pas, il recommença d’applaudir de toutes ses forces… Cette maladresse d’ami causa de nouveaux chut, qui ne partirent plus seulement de la loge du vicomte.

Quant à Basquine, sans doute complètement absorbée par son rôle, elle semblait étrangère à ce qui se passait dans la salle, mais un nouvel incident vint arracher la pauvre figurante à ses illusions scéniques.