Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/IV/Texte complet

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Volume IV


CHAPITRE I.


claude gérard, l’instituteur communal


Claude Gérard ! je ne puis écrire ce nom sans un profond sentiment d’admiration, de tendresse et de reconnaissance ineffable !

Je dirai tout-à-l’heure comment je connus Claude Gérard.

Quelque temps s’était passé depuis que, dans la forêt de Chantilly, j’avais enlevé Régina, tandis que Bamboche entraînait le vicomte Scipion. Après avoir erré dans ces bois, le hasard nous jeta sur le passage d’une ronde de gendarmes des chasses. Scipion cria au secours… Épouvantés, nous abandonnâmes les deux enfants et nous prîmes la fuite…

L’obscurité de la nuit, l’épaisseur du taillis, notre agilité, nous permirent d’échapper aux gendarmes pesamment montés ; au point du jour nous avions quitté la forêt, et nous suivions la route de Louvres, tournant le dos à Paris.

Déçus dans nos tendances vers le bien, toutes nos mauvaises passions étaient revenues, plus vivaces, plus amères, plus haineuses que par le passé ; les refus, les mépris que nous avions essuyés, légitimaient à nos yeux notre funeste résolution dans le mal.

Nous étions gais, railleurs, insolents ; chemin faisant, et allant droit devant nous, mais tournant seulement les grandes villes, où la police est plus vigilante, nous mendiions dans les villages, ou bien nous chantions dans les cabarets, dérobant çà et là ce que nous pouvions, tantôt du linge sur les haies, où on le laissait au sec, tantôt faisant main-basse sur les volailles égarées, etc., etc., et vendant pour quelques sous nos larcins, comme choses trouvées, et manquant rarement d’acheteurs sur les grandes routes ; couchant quelquefois dans une grange ou dans une écurie que l’on nous ouvrait par charité, nous passions d’autres nuits dans l’intérieur des meules de blé, où nous nous pratiquions un abri, car à l’automne avait succédé l’hiver.

Jamais je n’ai connu les émotions du jeu ; mais Bamboche qui, plus tard, put disposer, par des moyens sinon criminels, du moins peu scrupuleux, de sommes considérables qu’il joua, perdant ou gagnant tour-à-tour, m’a dit, et je l’ai compris, que rien ne ressemblait davantage aux émotions du jeu que les continuelles alternatives de crainte et d’espoir, de frayeur et de joie, d’abondance et de privation, qui caractérisaient chaque jour de notre vagabondage.

Où coucherions-nous le soir ? l’aumône serait-elle abondante ? les occasions de larcin favorables ? la recette des chansons de Basquine fructueuse ? Et si l’occasion de dérober se rencontrait, serions-nous pris ? Aussi, en dérobant, quelle anxiété, quelle terreur ! Et après avoir impunément dérobé, impunément vendu, quelle joie, quel orgueil, et surtout quelles moqueries du volé !

Nous ne passions presque pas de jour sans ces fiévreuses émotions. Le hasard, — l’imprévu, — ces deux mots résumaient notre vie ; or, j’ai vécu depuis dans des conditions bien diverses, et je ne me souviens pas d’avoir vécu, non plus heureusement, mais plus vite qu’à cette époque aventureuse de mon existence.

Si, en dehors de la fatalité à laquelle nous obéissions, quelque chose pouvait racheter la honte et l’odieux de notre conduite d’alors, c’est que nous agissions avec une sorte d’espièglerie enfantine ; et pour parler le langage de cet âge, c’était peut-être encore moins des vols que des niches, dont nous nous glorifiions ; nous chipions, et le gendarme était pour nous ce que le maître est pour l’écolier révolté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous étions arrivés proche d’un village peu considérable ; nous l’avions découvert au loin dans la vallée, du haut d’une montée de la grande route, où s’élevait une croix de pierre. Le jour tirait à sa fin ; nous espérions trouver dans cet endroit un gîte pour la nuit, car le froid devenait cuisant ; nous étions au commencement de février.

Passant à travers champs, nous atteignîmes bientôt les dernières maisons de ce village ; l’une d’elles, assez isolée, pauvre et misérable demeure, avait une fenêtre ouverte sur le sentier que nous suivions ; de l’autre côté du sentier s’étendait une genetière épaisse et fourrée.

Bamboche marchait le premier, ensuite Basquine, et moi… Soudain Bamboche s’arrête, regarde attentivement par la fenêtre basse de la pauvre maison, fait un mouvement de surprise, et, se retournant vivement vers nous :

— De l’argent !… — s’écrie-t-il tout bas, — plus de cent francs peut-être !…

Et, d’un geste, nous recommandant le silence, il nous fit signe de nous approcher.

Nous vîmes alors par la fenêtre une sorte de réduit séparé d’une écurie par des claies de parc à moutons, laissant entre elles un passage étroit. Bamboche, du bout du doigt, nous montra dans un coin de ce réduit un grabat sur lequel étincelaient, frappées par un rayon du soleil couchant, un amas de pièces de cinq francs.

La maison était silencieuse ; à travers l’étable on voyait au loin la porte ouverte, qui donnait sur une cour remplie de fumier.

Après un moment de réflexion. Bamboche nous dit :

— Basquine, va faire le guet dans le sentier ; moi et Martin, nous entrerons dans la maison par cette fenêtre ; Martin ira fermer en dedans la porte de l’écurie, afin d’empêcher que je ne sois surpris pendant que je ramasserai les pièces de cent sous… ce qui demandera un bout de temps.

— Ça va, — lui dis-je, — ramasse l’argent… je vais fermer la porte.

— Et, en cas de poursuite, — reprit Bamboche, — ne pensons qu’à filer chacun de son côté ; nous nous rallierons au bout de trois ou quatre heures à la montée de la grande route d’où nous avons aperçu le village, vous savez, à l’endroit où il y a une grande croix de pierre.

— Oui, — dis-je, ainsi que Basquine, — je sais l’endroit, j’ai remarqué la croix.

Bamboche, faisant alors signe à notre compagne d’aller se mettre au guet au bout du sentier, sauta d’un bond dans le petit réduit par la fenêtre ouverte.

Je le suivis, et pendant qu’il courait au grabat pour prendre l’argent, je m’élançai à la porte de l’écurie… j’allais tirer cette porte à moi, lorsqu’un homme, venant de la cour, et que je n’avais pu apercevoir, parut soudain, et, quoique un peu surpris, me dit doucement :

— Que fais-tu là, mon enfant ?

Au lieu de répondre, je poussai un cri d’alarme convenu avec Bamboche, et je me jetai aux jambes du nouveau-venu, les saisissant si violemment entre mes deux bras, qu’à cette attaque imprévue il perdit l’équilibre, tomba… et pendant quelques secondes il fit de vains efforts pour se relever, tant je me cramponnais à ses jambes avec acharnement.

Je ne pouvais avoir long-temps l’avantage dans cette lutte inégale ; aussi cet homme, me saisissant bientôt d’une main vigoureuse, me fit sortir de l’écurie, et m’amena dans la cour, sans doute pour mieux m’examiner, ne soupçonnant pas alors qu’il venait d’être volé, et que j’étais complice de ce vol.

Je suivis cet homme sans la moindre résistance ; je pensais avec joie que Bamboche et Basquine avaient le temps de fuir.

— Ah ça ! — me dit Claude Gérard.

C’était lui, et son accent annonçait plus d’étonnement que de colère.

— À qui en as-tu ? Pourquoi venir te jeter ainsi dans mes jambes ?

Puis me regardant plus attentivement :

— Mais tu n’es pas du village ?

Je restai muet.

— D’où es-tu ? d’où viens-tu ?

Je continuai de garder le silence, la prolongation de cet interrogatoire assurant de plus en plus la fuite et l’impunité de mes complices.

— Voyons, mon enfant, — me dit Claude Gérard, avec une paternelle douceur, — explique-toi… ceci n’est pas naturel… tu trembles… tu parais ému… tu es pâle… regarde-moi donc.

Pour la première fois je levai les yeux sur Claude Gérard :

Il était alors instituteur dans cette commune, fonctions qui, acceptées comme il les envisageait, équivalent à un imposant sacerdoce… Je vis devant moi un homme de trente ans environ, de taille moyenne, d’apparence robuste, misérablement vêtu d’une blouse rapiécée çà et là, ses pieds nus disparaissaient à demi dans des sabots garnis de paille ; il portait un vieux chapeau de feutre gris à fond plat et larges bords, pareil à ceux dont se coiffent les charretiers, ses traits prononcés n’avaient rien de régulier ; mais ils me frappèrent par leur expression de mélancolique douceur et de gravité.

— Tu ne veux donc pas me répondre, mon enfant ? — continua Claude Gérard avec une surprise mêlée d’une légère inquiétude.

— Mais j’y songe, — reprit-il soudain, — j’étais dans la cour depuis un quart d’heure, et je ne t’ai pas vu entrer… Comment te trouvais-tu dans l’écurie ?…

Une idée soudaine venant alors sans doute à sa pensée, il s’écria :

— La fenêtre de ma chambre était ouverte… et cet argent ?…

Puis il ajouta par réflexion :

— Non… c’est impossible… un enfant… Pourtant lorsqu’il s’est jeté à mes jambes… il a poussé un cri… un signal peut-être…

En parlant ainsi, Claude Gérard m’avait repris par le bras ; il me fit traverser l’écurie, se dirigea précipitamment vers ce qu’il appelait sa chambre, y entra, jeta les yeux sur le grabat, et vit que l’argent avait disparu.

Alors, me secouant fortement, il s’écria :

— Petit malheureux !… on m’a volé… tu le savais !

Je ne répondis rien.

— Qui a volé cet argent ?… Répondras-tu, — s’écria-t-il d’une voix éclatante.

Même silence de ma part.

— Oh mon Dieu ! — dit Claude Gérard en portant ses deux mains à son front avec désespoir, — ce dépôt… qu’on vient de me remettre… volé… volé…

Profitant du mouvement désespéré de Claude Gérard, je lui échappai… il me rattrapa au moment j’enjambais la fenêtre.

— Les voleurs dont ce petit malheureux est complice ne peuvent être loin, — s’écria-t-il.

Puis me regardant avec un mélange de colère, de douleur et de pitié, il murmura :

— À cet âge… mon Dieu !… déjà !!…

Et sans rien ajouter, il m’entraîna, me fit rapidement traverser l’écurie, la cour, s’arrêta devant une espèce de loge maçonnée, un peu plus grande qu’une niche à chien, et, malgré ma résistance désespérée, je fus enfermé dans cette cachette dont Claude Gérard assura la porte extérieurement avec un petit barreau de fer passé dans deux anneaux.

Me voyant prisonnier, je cherchai à m’échapper ; mais les murailles de ma loge étaient épaisses, et je ne possédais aucun instrument propre à m’y ouvrir un passage ; la porte était solide ; quelques trous y étaient percés ; j’y collai mon visage… je ne vis… je n’entendis rien…

Reconnaissant l’impossibilité de m’évader, je tombai dans de cruelles perplexités. Oubliant les dangers de ma position, je ne songeai qu’aux périls que pouvaient courir Bamboche et Basquine, car si l’alarme était donnée par Claude Gérard, si tous les habitants du village se mettaient à battre les champs, les deux voleurs ne pouvaient manquer d’être arrêtés. Cette idée me désespérait, peut-être moins encore cependant que la possibilité d’une séparation.

— Au moins en prison, — me disais-je avec l’égoïsme de l’amitié — je serais avec Bamboche et Basquine.

Au bout d’une heure, je vis une douzaine de vaches entrer dans la cour, et se diriger vers l’étable, conduites par un enfant de mon âge ; presque au même instant une femme, mise avec une certaine recherche, parut dans la cour et, d’une voix aigre, impérieuse, appela plusieurs fois très-impatiemment :

— Claude Gérard !

À ces cris le petit vacher sortit de l’étable, et dit à la femme :

— Le maître d’école n’est pas là, madame Honorine.

— Comment ! il n’est pas là ? — reprit aigrement dame Honorine, — et où diable est-il ?

— Je ne sais pas, moi… Il n’y a personne dans sa chambre, et la fenêtre est ouverte.

— Vous allez voir que je vais être forcée d’attendre M. le maître d’école, — dit dame Honorine en se parlant à elle-même avec un courroux concentré.

Et dame Honorine se mit à aller de çà de là, à quelques pas de ma logette, avec une irritation croissante.

C’était une femme de trente-cinq ans peut-être, assez petite et très-replète ; elle avait les sourcils épais et noirs, la joue rebondie et vivement colorée, l’air gaillard et hautain ; elle portait une belle robe de soie, une chaîne d’or au cou et un bonnet à nœuds de ruban, qui laissait voir ses bandeaux de cheveux noirs bien lustrés.

Dame Honorine fulminait entre ses dents depuis dix minutes environ, lorsque je vis rentrer Claude Gérard, la figure pâle, bouleversée…

Il était seul…

Mon cœur bondit de joie. Basquine et Bamboche étaient sauvés… ils n’avaient pu être atteints.

À l’aspect de Claude Gérard, dame Honorine s’avança vivement à sa rencontre, et la joue empourprée de colère, s’écria brutalement :

— Savez-vous que voilà dix minutes que je suis à faire ici le pied de grue à vous attendre ? où étiez-vous ? Mais répondez donc !… où étiez-vous ?

L’instituteur paraissait à peine entendre cette femme ; il passa sa main sur son visage décomposé, inondé de sueur, en murmurant à voix basse avec accablement :

— Plus d’espoir ! mon Dieu !… Cet argent est perdu !

Il ne me restait aucun doute, Basquine et Bamboche n’avaient plus rien à craindre. L’abattement de Claude Gérard me le disait assez.

Dame Honorine, aussi stupéfaite que courroucée du silence de l’instituteur, s’écria :

— Voilà qui est étonnant !… je parle à M. Claude Gérard… et il ne me répond pas…

— Pardon, Madame Honorine, pardon, — dit Claude Gérard d’une voix altérée en revenant à lui, — j’allais…

— Qu’est-ce que cela me fait à moi, où vous alliez… voilà un quart d’heure que je vous attends.

À ma grande surprise, l’instituteur ne dit pas un mot du vol dont il venait d’être victime. Surmontant son émotion, il répondit à dame Honorine avec autant de douceur que de déférence :

— Je suis fiché de vous avoir fait attendre, Madame Honorine… j’ignorais que vous dussiez venir… Qu’y a-t-il pour votre service ?

— D’abord, je voudrais bien savoir pourquoi vous n’avez pas rangé et balayé à fond la sacristie, comme je vous l’avais ordonné ce matin ?

— J’ai commencé à balayer, mais l’heure de ma classe est venue. Madame Honorine, et…

— Je me moque bien de votre classe, moi !… la sacristie passe avant votre classe, peut-être. Est-ce qu’on ne vous paie pas pour la tenir propre ?

— Il est vrai, Madame Honorine.

— Alors, si c’est vrai, pourquoi êtes-vous aussi fainéant ? Et le colombier ? Voilà plus de huit jours que vous n’y avez mis les pieds, il est dégoûtant ; M. le curé y est monté tantôt, il en a eu le cœur soulevé… il est furieux contre vous !

— Madame… permettez…

— On ne vous paie pas pour nettoyer le colombier, allez-vous dire ; si ça ne fait pas pitié !… comme si vous ne pouviez pas rendre ces petits services à M. le curé !

— Je rends autant de services que je le peux à M. le curé, vous le savez bien. Madame Honorine, — répondit l’instituteur avec un calme et une douceur inaltérables. — Dès que j’aurai un moment de libre, Madame Honorine, je nettoierai le colombier.

— Il faut le trouver, ce moment-là…

— Je le trouverai, Madame Honorine.

— Pardi, je l’espère bien… Mais, autre chose : il y a une fosse à creuser pour demain matin ; voilà ce que M. le curé m’envoyait vous dire. Mais Monsieur le maître d’école est à courir la prétantaine…

— Une fosse… — dit vivement Claude Gérard, — pour cette jeune dame sans doute ? C’est donc fini ?

— Oui, c’est fini, — répondit sèchement Mme Honorine, — M. le curé l’a administrée en sortant de table, un joli pousse-café qu’il a eu là… merci…

— Pauvre jeune femme… — dit Claude Gérard avec un accent de douloureuse pitié, — mourir à cet âge… et si belle…

— Je ne plains pas les belles femmes, moi, qui toutes baronnes, toutes grandes dames qu’elles sont, se sauvent de chez leur mari avec leur amoureux, — reprit aigrement Mme Honorine.

— Cette jeune dame, depuis deux ans qu’elle habitait le village… vivait absolument seule avec sa domestique ; qu’a-t-on à lui reprocher ? — reprit Claude Gérard d’une voix sévère.

— Tiens, elle vivait seule, parce qu’avant qu’elle ne vînt ici, son amoureux l’avait plantée là pour reverdir et ç’a été joliment bien fait.

— Quelle horrible douleur pour la pauvre petite fille de cette dame !… — dit mélancoliquement Claude Gérard, — elle sera arrivée ici pour voir mourir sa mère…

— Il faut que le mari ait été encore bien benêt de la lui envoyer, sa fille…

— Ah ! Madame… n’avait-elle pas été assez punie d’en être séparée…

— Pourquoi avait-elle fait des siennes ?

— Si coupable qu’ait été une femme… peut-on lui refuser la vue de son enfant… lorsque, mourante… elle demande à l’embrasser une dernière fois ?

— Oui… je la lui aurais refusée, moi.

— Vous êtes sévère… Mme Honorine… bien sévère, vous en avez le droit.

— Certainement… Mais, vous, un droit que vous ne prendrez pas, — reprit dame Honorine, — c’est celui de me faire attendre comme aujourd’hui… Ah ça ! que demain la sacristie soit balayée… le colombier nettoyé…[1]

— J’y tâcherai, — Madame Honorine.

— J’y compte, — dit la gouvernante du curé en s’éloignant d’un pas majestueux.




CHAPITRE II.


liberté.


La douceur parfaite, la résignation calme de Claude Gérard, me causèrent une impression étrange ; je me sentis attendri ; j’eus comme un remords d’avoir participé à un vol qui paraissait causer à cet homme une peine si grande.

Il faisait presque nuit au moment où dame Honorine s’éloigna.

Claude Gérard se dirigea vers l’écurie… mais, se souvenant sans doute de moi, il retourna brusquement sur ses pas, vint à ma loge, l’ouvrit et me dit :

— Suis-moi.

Marchant devant l’instituteur, je l’accompagnai dans ce qu’il appelait sa chambre.

Un entourage fait de ces claies dont on se sert pour parquer les troupeaux, séparait de l’étable le réduit où logeait Claude Gérard. À la faible lueur d’une chandelle qu’il alluma, je vis, au-dessus du grabat de l’instituteur, quelques planches chargées de livres ; dans un coin, appuyé au mur, un tableau de bois noir, où l’on apercevait encore des chiffres tracés à la craie, tandis que, sur une table boiteuse, étaient empilés un assez grand nombre de cahiers d’écriture.

Je regardais Claude Gérard avec inquiétude, ignorant ce qu’il allait faire de moi.

Sans doute, pensai-je, il va vouloir me forcer de lui nommer mes complices, et ensuite me livrer aux gendarmes, qui me mèneront en prison, où je resterai jusqu’à dix-huit ans ; mais, plutôt mourir que de dénoncer Basquine et Bamboche, me disais-je héroïquement, en songeant avec une douloureuse angoisse à notre séparation, peut-être bien longue, peut-être éternelle. Comment retrouver mes compagnons ? comment m’échapper pour aller les rejoindre au rendez-vous que nous nous étions donné en cas de poursuites ? ne serait-il pas déjà trop tard ?

Claude Gérard, sans m’adresser la parole, prit sur une planche un morceau de pain presque noir, et un sac de noix qu’il plaça au milieu de la petite table, ainsi qu’une potiche de grès remplie d’eau ; puis coupant une tranche de pain et l’accompagnant de quelques noix, il me dit d’une voix calme :

— Si tu as faim… mange…

Malgré mon inquiétude, mon chagrin, je ressentais une faim dévorante ; depuis le matin nous courions les champs à jeun ; je fus donc doublement sensible à l’offre hospitalière de cet homme qui avait tant à se plaindre de moi.

Pendant que je mordais dans un pain très-dur et que je cassais les noix à l’aide du couteau laissé sur la table, Claude Gérard, assis sur son grabat, semblait m’observer avec attention ; au bout de quelques moments il dit à voix basse, comme se parlant à lui-même :

— Il y a pourtant dans cette physionomie de la douceur et de l’intelligence.

Soudain la porte de la vacherie, fermée seulement au loquet, s’ouvrit, et une grosse voix appela.

— Oh là ! Hé ! Claude Gérard !

— Qu’est-ce ? — demanda l’instituteur, — qui est là ?

— Moi, Bijou, le porcher à M. le maire (la voix prononça le mâre), je viens de sa part, et plus vite que ça.

— Que voulez-vous ? — dit Claude Gérard. — Entrez.

— Merci, — fit Bijou, — je me toquerais dans les vaches… j’vas vous parler d’ici… je suis pressé.

— Eh bien… parlez.

— M. le mâre y vous dit de venir demain matin, au point du jour, avec votre cloche, pour sonner quelque chose qu’il vous dira… afin que le sonnage soit fini avant que le monde ne s’en aille aux champs… voilà…

— Mon garçon, vous répondrez à M. le maire que cela me sera impossible, car M. le curé m’a ordonné de creuser une fosse demain au point du jour, pour l’enterrement d’une jeune dame. Ceci ne peut pas se remettre…

— Ah ! dam… moi… je ne sais pas… M. le mâre, il a dit ça… je vous le dis… Ah ! et puis, des laveuses sont venues se plaindre à lui, ce soir, que le lavoir avait besoin d’être curé, car le linge en devenait tout noir et puait beaucoup, tant il y avait de bourbe ; M. le mâre a dit aussi que vous curiez le lavoir demain après le sonnage…

— Mon garçon, — reprit Claude Gérard avec un calme parfait où perçait pourtant une légère ironie, — vous direz à M. le maire que, de son côté, M. le curé m’ayant ordonné de nettoyer son colombier sans retard, je me trouve fort embarrassé entre le lavoir et le colombier,… pourtant, le lavoir intéressant davantage la commune, je m’occuperai du lavoir, après avoir creusé la fosse, puis je sonnerai à l’heure du retour des champs.

— Je m’en vas lui dire, mais il ragera sur vous, car il est rageur… comme il n’y a pas de rageur.

— Bonsoir, mon garçon, — dit l’instituteur, voulant sans doute mettre fin à l’entretien.

— Bonsoir, Claude Gérard, — reprit le porcher, — je vas donc dire à M. le mâre que vous ne voulez pas sonner demain matin.

Et la porte se referma sur l’envoyé de M. le maire.

Je ne pouvais avoir alors des idées fort arrêtées sur l’étendue et la variété des fonctions d’un maître d’école, et cependant je venais d’entendre avec assez d’étonnement dame Honorine commander à Claude Gérard, de la part de M. le curé, de creuser une fosse, de balayer la sacristie et de nettoyer le colombier du presbytère. Mais ma surprise augmenta singulièrement, lorsque Bijou, le porcher de M. le maire, vint à son tour, de la part de M. le maire, ordonner à Claude Gérard de sonner et de curer le lavoir public…

Ce qui me frappait beaucoup aussi, c’était la résignation remplie de douceur avec laquelle Claude Gérard semblait accepter cette multiplicité de fonctions et promettait d’accomplir des ordres si divers…

Après le départ du porcher, Claude Gérard resta un moment silencieux, puis me dit, en me regardant attentivement :

— Écoute… l’argent que l’on m’a volé ne m’appartenait pas… on me l’avait confié… tes complices m’ont échappé… l’argent est perdu pour moi… Quand on me le redemandera, comment le rendre ?… Il y avait cent vingt francs… je suis trop pauvre et je gagne trop peu, pour jamais pouvoir économiser une pareille somme… Je n’aurais qu’un moyen de prouver que l’on m’a volé… ce serait de te faire arrêter… toi… le complice du vol.

Et Claude Gérard se tut quelques secondes, sans me quitter du regard ; sa menace qui, je le sus plus tard, n’était qu’une épreuve, me fit frémir.

— Tu as peur d’être arrêté ?… — me dit-il.

— D’être arrêté seul… oui… parce qu’en prison… je serai pour toujours séparé de mes camarades, et j’aimerais autant être tué d’un coup de fusil, que de renoncer à les revoir.

— Tes camarades sont ceux qui m’ont volé ? tu les aimes donc bien ?

— Oui… oh ! oui… je les aime bien… — répondis-je les larmes aux yeux.

— Je crois que tu dis vrai… cela annonce chez toi… du cœur… Mais comment peux-tu aimer des voleurs, de misérables hommes qui, sans doute, ont abusé de ton enfance pour faire de toi leur complice ?

Je ne répondis rien ; je crus prudent et adroit de cacher que mes complices étaient de mon âge, de ne donner aucun détail sur Basquine et sur Bamboche, de laisser Claude Gérard dans son erreur.

Mon silence se prolongeant, l’instituteur reprit :

— Quels sont tes parents ? Comment ont-ils pu te laisser si jeune livré à toi-même ?…

— Je n’ai pas de parents.

— Tu n’as pas de parents ?…

— Non… je suis un enfant trouvé…

— Ah !… je comprends, — s’écria Claude Gérard, avec un soupir de commisération, — c’est cela, l’abandon d’abord… puis l’exemple du vice… puis le vice… Pauvre malheureuse créature… je n’ai plus la force de t’accuser !

La figure mélancolique de l’instituteur exprimait alors une pitié si tendre que je me sentis ému.

Après quelques moments de réflexion, Claude Gérard ajouta :

— À ton âge… le retour au bien est presque toujours possible… voyons… sois franc… avoue-moi tout… et peut-être…

— Je n’ai rien à avouer… — repris-je brutalement, — je ne veux dénoncer personne, faites-moi mettre en prison, si vous voulez…

Au lieu de s’irriter de ma réponse, Claude Gérard reprit doucement en haussant les épaules :

— En prison ?… lorsque je t’ai surpris, lorsque j’ai vu qu’on m’avait volé… est-ce que je ne t’aurais pas fait arrêter… est-ce que je n’aurais pas dénoncé le vol… si je n’avais reculé devant cette pensée : — t’envoyer en prison ? Si tu étais homme, je n’hésiterais pas ; le vol est un crime infâme, il faut que justice soit faite… Mais, à ton âge… malheureux enfant… tout n’est pas encore désespéré,… et tout espoir serait à jamais perdu, si l’on te mettait en prison ;… tu y resterais jusqu’à dix-huit ans, et tu sortirais de là criminel endurci… incurable…

— Alors, Monsieur, mon bon Monsieur… laissez-moi m’en aller, — m’écriai-je les mains jointes, voyant luire un rayon d’espoir. — Oh ! je vous en supplie, laissez-moi partir… ce soir.

— Et où irais-tu ?

— Je tâcherais de rejoindre mes compagnons.

— Et si tu parvenais à les rejoindre, que ferais-tu ?

— Je resterais avec eux.

— Pour voler encore ?

— Oh ! non… pas toujours…

— Comment ! pas toujours ?…

— Nous ne volions… que lorsque nous ne pouvions faire autrement.

— Tu comprends donc… qu’il aurait mieux valu ne pas voler ?…

— Dam !… on ne risque pas d’être arrêté… et puis…

— Et puis ?…

— On dit que ce n’est pas bien de voler… mais quand on a faim… il faut manger.

— Puisque vous ne voliez pas toujours, comment viviez-vous le reste du temps ?

— Nous demandions l’aumône… et d’autres fois… Basquine chantait dans les cabarets, — répondis-je étourdiment.

— Basquine ? — reprit Claude Gérard en me regardant avec surprise.

Je ne répondis rien, regrettant de m’être ainsi échappé. Pendant quelques instants, l’instituteur garda de nouveau le silence. Enfin il ajouta, sans paraître avoir remarqué ma soudaine réticence :

— Pourquoi tiens-tu tant à rejoindre tes compagnons ?

— Parce que nous nous sommes juré de ne jamais nous quitter, — m’écriai-je.

— Ordinairement, un enfant de ton âge ne s’engage guères par de pareils serments avec de grandes personnes, — me dit Claude Gérard.

— Mes compagnons ne sont pas de grandes personnes, — m’écriai-je.

Voyant que je regrettais ce second aveu involontaire, Claude Gérard ajouta :

— Allons, ne sois pas fâché d’avoir dit la vérité… cela sera peut-être bon pour toi… et pour tes compagnons… oui… pour tes compagnons…

Je regardais l’instituteur avec autant de surprise que de défiance ; il me devina, car il poursuivit avec un accent rempli de franchise et de bonté :

— Tu te défies de moi ; est-ce que j’ai l’air d’un méchant homme ? est-ce que je t’ai maltraité dans le premier moment où j’ai découvert le vol ? est-ce que je te parle avec dureté ? est-ce que je ne te montre pas plus de pitié que de colère, malgré ta mauvaise action ? Et sais-tu pourquoi cela, mon pauvre enfant ? Parce que je crois qu’il y a du bon en toi, parce que je suis sûr que tu n’es qu’égaré, comme le sont peut-être aussi les compagnons. Voyons,… quel âge ont-ils ?

— Basquine a deux ans de moins que moi, et Bamboche deux ans de plus, — répondis-je,… incapable de résister à la pénétrante influence de Claude Gérard.

— Une petite fille… de cet âge… déjà complice de vols,… et ce vol commis par un autre enfant !  ! Oh ! c’est affreux ! — s’écria Claude Gérard. — Malheureuses créatures ! Mais par quelles étranges circonstances vous êtes-vous ainsi réunis tous trois ? Tes compagnons n’ont donc plus de parents ?

— Non, Monsieur…

— Et, depuis long-temps peut-être vous vagabondez, vous mendiez ainsi sur les routes ?

— Oui, Monsieur,… depuis plusieurs mois.

— Tout-à-l’heure, tu m’as paru espérer de retrouver tes compagnons, si je te laissais libre… Sans doute vous aviez un rendez-vous convenu ?

— Je n’ai pas dit cela…

— Non, mais cela est presque certain… Tes compagnons, que je n’ai pu rattraper, t’attendent sans doute quelque part dans les environs de ce village ?

— Je vous jure que non, Monsieur, — m’écriai-je, effrayé de la pénétration de Claude Gérard, — et d’ailleurs… quand je saurais où ils sont… vous me tueriez plutôt, voyez-vous, que de me forcer à les trahir…

Puis j’ajoutai sournoisement, et bien fier de montrer à mon tour ma pénétration :

— Tout cela, c’est pour faire arrêter mes camarades et pour ravoir votre argent… vous voulez m’enfoncer

Claude Gérard sourit tristement.

— Une telle arrière-pensée, quand je me montre si indulgent pour toi… c’est mal… Mais, après tout, comment en serait-il autrement, avec la vie que tu as menée ?… Je te plains… va, mon pauvre enfant… je ne t’en veux pas.

— Si j’ai mené cette vie-là… ce n’est pas ma faute, — dis-je, touché de la mansuétude de Claude Gérard, — nous avons voulu par deux fois… redevenir honnêtes… on nous a reçus comme des chiens… Eh bien ! tant pis… nous resterons comme nous sommes…

— Ainsi, tes compagnons et toi… vous avez eu souvent… conscience… regret de la mauvaise vie que vous meniez ?

— Oh ! oui… allez… plus d’une fois… et comme disait un jour Bamboche en pleurant : — Nous n’étions pas méchants pourtant

Ces derniers mots parurent frapper Claude Gérard ; il marcha quelques moments en silence dans sa chambre, puis revenant auprès de moi :

— Écoute ! je te crois capable de revenir au bien… si un honnête homme se chargeait de toi. Si tu le veux… tu resteras ici… mais, je t’en avertis, ta condition sera pauvre et rude ; le pain noir que tu as mangé ce soir, est ma nourriture de chaque jour ; comme moi, tu coucheras dans cette étable ; tu partageras avec moi de pénibles travaux… mais je t’arracherai à une vie qui te mène au crime. Je développerai ce qu’il y a de bon en toi… je t’instruirai… je te mettrai à même de gagner un jour honorablement ta vie… et de rester toute ta vie honnête homme… Je sens pour toi un intérêt singulier… et… il m’étonnerait, si je ne songeais à la circonstance qui le fait naître, mon pauvre enfant, car voici le moment décisif de ta vie… À cette heure… tu vas choisir entre le bien et le mal.

— Monsieur…

— Écoute encore… J’ai le désir de te garder auprès de moi, mais je ne puis te contraindre. Si tu acceptes, il faut que ce soit librement… volontairement… car, à chaque instant du jour, tu pourras quitter cette maison. Ainsi… réfléchis… et prends un parti…

Ce triste et laborieux avenir m’effrayait. Je ne répondis pas, et pourtant je me sentais profondément touché des bontés de Claude Gérard, qui reprit :

— Maintenant, voici ce que je te propose pour ton camarade et pour la pauvre enfant qui l’accompagne.

Je regardai l’instituteur avec surprise.

— Il est de bonne heure encore… la nuit est claire, cette fenêtre est basse… si tu sais où rejoindre tes compagnons, va les trouver.

Et Claude Gérard ouvrit la fenêtre.

La lune était brillante, je vis au loin la campagne, et, à l’extrême horizon, le coteau assez élevé que coupait la grande route, où Basquine, Bamboche et moi, nous nous étions donné rendez-vous auprès d’une croix de pierre.

Ne comprenant pas les intentions de Claude Gérard, je restais stupéfait.

Il continua :

— Si tes compagnons éprouvent encore le désir de revenir à une vie meilleure… dis-leur que je trouverai deux personnes… qui feront pour eux ce que je t’offre de faire pour toi… mais que, comme la tienne… la condition qui les attend est pauvre et rude… Tu leur diras aussi… que l’argent qu’ils m’ont pris ne m’appartient pas… que ce vol peut me causer de cruels chagrins. Si tes compagnons ont encore quelque chose dans le cœur, ils reviendront ici… avec toi… ils me rapporteront cet argent qui serait bientôt follement dépensé par eux… et ils auront ici un asile, du pain, de bons enseignements… et vous ne serez pas séparés.

— Nous ne serons pas séparés ?… — m’écriai-je.

— Non… tes camarades, je l’espère, logeront dans ce village… vous passerez dans cette école vos journées ensemble. Si, au contraire, tes compagnons… persistent dans le mal… laisse-les… Si toi-même, tu n’es pas touché de mon offre… suis-les… ne reviens plus… Mais de cruels regrets te puniront un jour, pauvre enfant.

Je restais immobile, le regard fixé sur Claude Gérard, partagé entre l’émotion que me causaient ses paroles, et la crainte de tomber dans un piège.

Étonné de ma stupeur, Claude Gérard reprit :

— Pars… qu’attends-tu ?…

— Je n’ose pas… vous voulez peut-être me tromper.

Claude Gérard haussa les épaules et me dit avec une longanimité angélique :

— Te tromper ?… Comment le pourrai-je ?… Voyons, je te crois assez résolu pour résister à mes menaces, si je voulais te forcer à me faire connaître le rendez-vous où tes camarades t’attendent ?

— Oh !… pour cela oui, vous me tueriez plutôt…

— Eh bien !… je te laisse aller seul…

— Et si vous me suivez de loin ?

— Il fait clair de lune, le pays est découvert ; si tu me vois te suivre… tu t’arrêteras…

Ma défiance obstinée ne trouvant rien à répondre à ces objections, je restais muet.

— Allons… — me dit Claude Gérard, — dépêche-toi… il y a trois ou quatre heures que le vol a été commis… tes compagnons, ne te voyant pas revenir, peuvent se lasser de l’attendre… hâte-toi… hâte-toi…

Je l’avoue, quoique pénétré des preuves de compassion, d’intérêt, que me témoignait Claude Gérard, je ne songeai qu’à l’espoir de retrouver Basquine et Bamboche, et de continuer avec eux notre vie vagabonde, s’ils refusaient les offres que je leur apportais.

Je courus vers la fenêtre…

Au moment où j’allais y monter, Claude Gérard m’arrêtant, me dit d’une voix émue en me tendant les bras :

— Embrasse-moi, mon pauvre enfant… que Dieu te conseille et te ramène… soit seul, soit avec tes compagnons.

Je me jetai dans les bras de Claude Gérard sans pouvoir retenir mes larmes, car plusieurs fois, pendant cet entretien, j’avais senti mes yeux humides d’attendrissement ; pouvais-je ne pas être touché de l’ineffable indulgence, de la bonté paternelle avec laquelle cet homme me traitait, moi, complice d’une méchante action qui pouvait avoir pour lui de si funestes résultats ? puis enfin, à sa voix, s’étaient de nouveau réveillés ces remords salutaires dont mes compagnons et moi avions déjà plusieurs fois subi l’influence ; aussi peut-être, sans mon aveugle affection pour Basquine et pour Bamboche, aurais-je accepté la généreuse proposition de Claude Gérard ; mais, m’arrachant de ses bras, je m’élançai vers la fenêtre.

Pourtant au moment de mettre le pied dehors, j’hésitai une seconde à quitter l’asile tutélaire qui m’était offert…

Mon cœur se serra cruellement, il me sembla que je renonçais à tout jamais au bien ; mais le souvenir de mes amis d’enfance l’emporta, et je sautai par la fenêtre.

Je courus d’abord quelques pas devant moi, puis songeant à tout ce qu’il y aurait d’ingratitude à m’éloigner sans dire un mot de reconnaissance à Claude Gérard, je m’arrêtai… et je me retournai.

À la clarté de la lune je vis l’instituteur assis sur l’appui de la fenêtre, il me suivait d’un regard plein de tristesse.

— Adieu, Monsieur, — lui dis-je, le cœur gonflé, — je vous remercie toujours d’avoir été si bon pour moi, et de ne m’avoir pas fait arrêter…

— Je ne puis me résigner à te dire adieu, mon pauvre cher enfant, — me répondit l’instituteur d’une voix touchante, — laisse-moi espérer que tu reviendras. Il est impossible que tu restes insensible à ce que je t’ai dit… à ce que je t’ai offert… ou alors… — ajouta-t-il avec une tristesse navrante — c’est qu’il n’y a plus rien à espérer de toi… Que ton sort s’accomplisse.

— Je crois que je ne reviendrai pas, Monsieur — lui dis-je, en secouant la tête, — c’est un adieu… pour toujours… allez…

Et je m’éloignai rapidement dans la direction de la grande route où nous nous étions donné rendez-vous en cas de poursuite.

L’habitude d’une vie vagabonde m’avait donné une grande mémoire des lieux ; aussi je retrouvai assez facilement mon chemin à travers un dédale de sentiers qui coupaient les champs…

Après un quart d’heure de marche, je m’arrêtai sur une éminence d’où je pouvais voir encore la petite fenêtre de l’instituteur ; elle brillait au loin faiblement éclairée ; sur cette pâle lumière je vis se dessiner la silhouette de Claude Gérard, toujours assis sur le rebord de sa croisée et continuant sans doute à me suivre du regard…

Je descendis le versant du pli de terrain où je m’étais arrêté. La maison disparut à mes yeux, je continuai précipitamment ma course.

Plus je m’éloignais de cette espèce de phare de salut, plus mes bonnes résolutions s’affaiblissaient.

Je réfléchissais à quelle rude et misérable condition je me serais voué en acceptant les offres de Claude Gérard ; et bientôt, en comparant à l’avenir qu’il me proposait, cette vie oisive, joyeuse, vagabonde, remplie de hasards dont j’avais déjà goûté le charme irritant, cette vie, enfin, partagée surtout avec mes deux amis d’enfance, je ne comprenais plus mes hésitations récentes, et je gourmandais ma faiblesse.

Au bout d’une heure j’arrivai sur la grande route : je vis de loin, au sommet de la montée, cette croix de pierre auprès de laquelle nous nous étions donné rendez-vous en cas de poursuite.

La route, déserte et silencieuse, était éclairée en plein par la lune.

Je me croyais certain de rencontrer mes compagnons. Ils auraient pu fuir sans danger, mais ils devaient éprouver une vive inquiétude à mon sujet ; je les supposais incapables d’abandonner le pays, sans tenter au moins de se rapprocher de moi. Voulant donc les avertir aussi promptement que possible de mon retour, quoique une assez grande distance me séparât encore de l’endroit du rendez-vous, je m’arrêtai, et poussai un cri connu de Bamboche et de Basquine.

Je ne puis dire avec quelle angoisse, avec quels battements de cœur j’attendis que l’on répondît à mon signal.

Mon attente fut trompée.

Rien ne me répondit.

— Ils sont trop loin… ils ne peuvent m’entendre, — me dis-je en courant vers la croix de pierre dont les bras brillaient alors éclairés, mais dont le piédestal massif disparaissait dans une ombre épaisse.

Grâce à l’agilité de ma course et malgré la rapidité de la montée, j’arrivai en quelques minutes au pied de la croix.

Mes compagnons ne s’y trouvaient pas.

En vain je jetai les yeux au loin, car le point culminant où je me trouvais, dominait les deux montées opposées de la route ; je ne vis personne ; le cœur brisé, j’appelai… je criai.

Aucune voix ne répondit à mes appels, à mes cris.

Alors, épuisé de fatigue, haletant, désespéré, je me jetai au pied de la croix en fondant en larmes,… souffrant mille morts de l’odieux abandon de mes compagnons. Soudain je sentis mes mains, qui touchaient le sol, toutes mouillées, je regardai à côté de moi, et je vis comme une large mare noirâtre au milieu de laquelle j’aperçus un assez grand morceau d’étoffe blanchâtre ;… je le pris, et trois pièces de cinq francs qu’il cachait, brillèrent à la clarté de la lune…

Mais quel fut mon effroi, lorsque, dans le morceau d’étoffe, je reconnus le mauvais petit châle que Basquine portait le jour même… Ce petit châle était ensanglanté, car cette humidité noirâtre où j’avais mouillé mes mains, c’était une mare de sang…

Ce châle, ces trois pièces d’argent tombées par hasard ou oubliées là, me prouvaient assez que Basquine et Bamboche, fidèles au rendez-vous donné, s’y étaient rendus après le vol pour m’attendre, mais que leur était-il arrivé ensuite ? Était-ce le sang de Basquine ? Était-ce le sang de Bamboche qui trempait la terre ? Par suite de quel mystérieux événement ce sang avait-il été répandu ?

Toutes ces pensées effrayantes se heurtaient à la fois dans mon esprit. Je sentis mes idées se troubler, j’eus comme un vertige, et je tombai sans connaissance au pied de la croix, tenant entre mes mains le petit châle de Basquine.




CHAPITRE III.


hésitation.


Je ne sais combien de temps je restai plongé dans cette espèce d’anéantissement, ne pensant plus, ne voyant plus ; mais, lorsque je revins à moi, la nuit était noire, la lune avait disparu. Je rassemblai mes souvenirs. Les trois pièces d’argent et le petit châle ensanglanté que je retrouvai près de moi me rappelèrent la réalité.

Que faire ? Que résoudre ?

Attendre le jour pour me mettre en quête de Basquine et de Bamboche ? Comment espérer de les rejoindre ? De quel côté diriger mes recherches ? Et ce sang fraîchement répandu… était-ce son sang à elle ? était-ce à lui ? Si l’un d’eux avait été grièvement blessé, tué… peut-être, où s’était réfugié l’autre ? Dans quel asile avait-il été transporté ? où avait-on caché le cadavre ?

Ma pensée s’égarait au milieu de ces poignantes incertitudes ; aucun parti possible et praticable ne se présentait à moi.

Las de chercher une issue à ces perplexités, je songeai à Claude Gérard, à ses offres généreuses.

Je fus peu séduit, il est vrai, par la pensée de continuer seul cette vie vagabonde et aventureuse qui m’avait surtout charmé, parce que je la partageai avec Basquine et Bamboche.

D’un autre côté, Claude Gérard me l’avait dit franchement : je devais, en acceptant ses offres, me résigner à une vie de privations, de travail ; or, l’habitude de la fainéantise et de l’indépendance était déjà si bien enracinée en moi, que je n’envisageais pas sans effroi cette longue suite de jours sans joie et laborieusement occupés… qui m’attendaient chez l’instituteur ; pourtant, je trouvais au moins chez lui une existence rude, pauvre, mais assurée ; de plus, quoiqu’il y eût entre lui et moi une grande différence d’âge, peut-être son affection m’aiderait-elle à supporter la perte ou l’éloignement de mes amis d’enfance.

Ce besoin d’affectuosité, d’expansion, chez moi si naturel et si vif, loin de s’affaiblir, s’était développé davantage encore par la pratique de tous les dévoûments que ma tendre amitié pour mes compagnons m’avait inspirés ; aussi me paraissait-il cruel de me résigner à vivre désormais seul, sachant d’ailleurs par expérience combien j’avais eu de peine à trouver un ami.

Ces réflexions faisaient de plus en plus pencher la balance en faveur de Claude Gérard, quoique je sentisse qu’il n’y aurait jamais entre lui et moi d’intimité, de confiance, de camaraderie… Il m’imposait beaucoup, et déjà je me connaissais assez pour prévoir que cette impression de gratitude, mêlée de respect, ne se changerait jamais en une tendre familiarité…

Je ne sais combien de temps eussent duré ces hésitations peu honorables pour moi, je l’avoue, sans une pensée étrange dont je fus soudain frappé.

Je n’avais jamais oublié ma rencontre avec cette charmante petite fille appelée Régina, que j’avais enlevée dans la forêt de Chantilly, enlèvement demeuré très-innocent d’ailleurs, malgré les mauvais conseils de Bamboche ; car mes témérités se bornèrent à un baiser pris sur le front pâle et glacé de cette malheureuse enfant que j’emportai évanouie dans mes bras jusqu’à l’instant où, effrayés par l’approche d’une ronde de gendarmes des chasses, Bamboche et moi, abandonnâmes nos deux captifs, le vicomte Scipion et Régina.

Entraîné par l’exemple des amours prématurées de Bamboche, qui avait sans doute éveillé en moi une sensibilité précoce… j’étais devenu tout d’abord et j’étais resté passionnément amoureux de Régina… dont le souvenir m’était toujours présent.

Mes amis d’abord s’étaient moqués de moi, et avaient fini par prendre mon amour très au sérieux. Souvent, au milieu de nos courses hasardeuses, nos entretiens n’avaient pas d’autre objet. Quant aux moyens de me rapprocher de Régina et de m’en faire aimer lorsque je serais grand, moyens maintes fois discutés entre nous, il faut renoncer à dire leur extravagance ou leur brutalité ; un seul pourtant était un peu moins insensé, un peu moins grossier que les autres : quand nous aurions l’âge, nous devions nous engager, moi et Bamboche, comme soldats, Basquine comme vivandière. (Nous ne pouvions pas nous quitter, et, selon nous, il n’y avait pas de soldats sans guerre.) Par mon courage, je devenais quelque-chose comme capitaine ou général ; alors j’épousais ou j’enlevais Régina, pour de bon, cette fois.

Si absurde que fût ce roman enfantin, j’avais fini par le caresser avec une vague espérance… et, chose bizarre dont je me gardais bien de dire un mot à mes amis, souvent en songeant à Régina, j’avais comme un vague regret de la mauvaise vie que nous menions, et, malgré l’exemple de Bamboche, un instinct inexplicable me disait qu’il y avait quelque chose d’honnête, de pur, d’élevé dans l’amour…

Au milieu du trouble, de la douleur où m’avaient jeté les craintes que m’inspirait le sort de mes amis disparus, le souvenir de Régina ne m’était pas d’abord venu à l’esprit ; mais au milieu de mes incertitudes au sujet des offres de Claude Gérard, je pensai à Régina et je me dis :

— « Pour rien au monde je ne me serais séparé de mes amis ; mais, puisque ce malheur est arrivé, il me semble qu’en suivant les conseils de Claude Gérard, je me rapproche de Régina, et que cette pensée me rendra moins dure, moins pénible, la condition qui m’attend. »

À cette heure où, pour tant de raisons… hélas ! j’interroge scrupuleusement mes moindres souvenirs au sujet de Régina, je me rappelle parfaitement que, si extraordinaire qu’elle me paraisse maintenant, telle fut cependant la raison déterminante qui me ramena vers la maison de l’instituteur : — La pensée de me rapprocher de Régina en devenant meilleur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ramassant le châle ensanglanté de Basquine et les trois pièces d’argent, je retournai donc au village.

Arrivé à la petite éminence d’où l’on découvrait la maison de l’instituteur… je vis la fenêtre encore éclairée.

— Il m’attendait…, — me dis-je.

— Et, je ne sais pourquoi, j’éprouvai une sorte de ressentiment hostile contre l’instituteur. La sûreté de prévision que je lui supposais m’humiliait profondément ; aussi, malgré mes bonnes résolutions récentes, j’eus la velléité de retourner sur mes pas… J’avais quinze francs, débris du vol commis… c’était de quoi vivre pendant plusieurs jours… mais, en me rappelant que ces pièces d’argent étaient teintes du sang de Basquine ou de Bamboche, j’eus horreur de cette ressource, scrupule bizarre que ne m’avait pas donné la pensée de m’approprier ma part du larcin commis au préjudice de Claude Gérard… je poursuivis donc ma route.

Arrivant auprès de la maison de l’instituteur, je m’arrêtai à quelques pas de distance, et dans l’ombre ; puis à travers la fenêtre restée ouverte, j’observai attentivement Claude Gérard.

Dans cette étude que j’accomplis sur moi-même, face à face avec ma conscience, je ne veux rien oublier, surtout lorsqu’il s’agit de sentiments mauvais que j’ai depuis, sinon vaincus, du moins énergiquement combattus.

Je n’observais pas Claude Gérard… je l’espionnais avec une certaine amertume. Il allait désormais être pour ainsi dire mon maître, et, pendant qu’il se croyait seul, je voulais tâcher de surprendre sur sa physionomie, s’il était autre qu’il ne s’était montré à moi.

Assis devant une petite table, où il s’accoudait, l’instituteur avait son front appuyé sur sa main gauche, et de la droite il écrivait lentement.

Au bout de quelques instants, la plume sembla s’échapper de ses doigts ; puis, renversant sa tête en arrière, il resta ainsi, immobile, les deux mains crispées, violemment appuyées sur ses tempes, et, à ma grande surprise, je vis son visage baigné de larmes… Il tournait ses yeux vers le ciel avec une expression déchirante…

Mais bientôt Claude Gérard essuyant ses pleurs du revers de sa main, se leva et marcha çà et là d’un pas précipité.

Curieux, inquiet, je suivais tous ses mouvements. Après s’être ainsi promené dans sa chambre, il s’approcha de la croisée ouverte, et en suite d’un assez long silence interrompu par quelques profonds soupirs, il dit :

— Allons… ce pauvre enfant ne reviendra pas… il est perdu… je m’étais trompé…

Et la petite fenêtre se referma.

Mes défiances, mes sournoises arrière-pensées cédèrent encore une fois à l’attrait doux et austère que Claude Gérard m’inspirait. Afin de ne pas laisser soupçonner mon espionnage, j’attendis quelques instants avant de frapper aux vitres.

À peine y eus-je heurté timidement que la fenêtre s’ouvrit.

Il me semble encore entendre l’exclamation de surprise, de joie, qui salua ma venue.

D’un bond je fus dans la chambre. Claude Gérard me serra sur son cœur avec un bonheur inexprimable.

— Dieu soit béni… — disait-il, — non… non… je ne m’étais pas trompé… Pauvre cher enfant… je t’avais bien jugé.

Mais il ajouta par réflexion :

— Et tes compagnons ? ton exemple n’a pu les décider.

Je racontai à Claude Gérard l’inutilité de mes recherches, et je lui montrai en frissonnant le châle ensanglanté de Basquine et les trois pièces d’argent.

— Un crime a peut-être été commis, — me dit-il d’un air grave et pensif. — Demain, sans te compromettre comme complice du vol, je tâcherai de trouver le moyen d’éclaircir ce mystère… Calme-toi… mon enfant, et surtout repose-toi… des pénibles émotions de cette journée ; jette-toi sur mon lit… tu y seras mieux… je vais, moi, dormir dans l’étable… Tâche de dormir… demain, tu me raconteras le passé et nous parlerons de l’avenir… Allons ! bonsoir… Ton nom… quel est-il ?

— Martin… Monsieur.

— Martin ! — s’écria Claude Gérard en pâlissant… — Martin, — répéta-t-il avec une expression indéfinissable. — Et tu ne connais ni ton père, ni ta mère ?

— Non, Monsieur… De plus loin que je me souviens, je servais d’aide à un maçon, et puis après j’ai été ramassé par des saltimbanques, que j’ai quittés il y a quelques mois, avec mes compagnons, pour mendier…

— J’étais fou… — dit Claude Gérard en se parlant à lui-même. — Quelle idée !… c’est impossible… Mais ce nom… mais cet intérêt singulier que je porte à cet enfant… Allons, cet intérêt, je l’aurais ressenti pour tout autre malheureuse créature, prête, aussi, de tomber dans l’abîme… Mais ce nom… ce nom… il me semble qu’il me fera aimer cet enfant davantage encore.

Puis, s’adressant à moi :

— Ne te rappelles-tu aucune circonstance de… mais non, dors… dors… mon enfant… demain il sera temps de causer.

— Je n’ai pas envie de dormir. Monsieur, je suis trop triste.

— Eh bien ! raconte-moi comme tu le pourras, en peu de mots, mais bien franchement, ta vie jusqu’à ce jour.

Et je racontai tout, à peu-près tout, à Claude Gérard ; je lui cachai seulement mon amour pour Régina.

Mon récit naïf, sincère, attendrit et irrita tour-à-tour mon nouveau maître ; il me témoigna l’horreur que la Levrasse, la mère Major, etc., etc., lui inspiraient, et le sort de Basquine le navra. S’il accusait Bamboche, il le plaignait aussi. Durant le cours de mon récit, Claude Gérard me dit plusieurs fois qu’il regrettait amèrement la disparition de mes compagnons ; car, d’après ce que je lui apprenais d’eux, il ne doutait pas de leur retour à de meilleurs sentiments.

Arrivant au récit de notre dernière tentative, afin d’obtenir l’appui des petits riches que nous avions rencontrés dans la forêt de Chantilly, je nommai le vicomte Scipion Duriveau, nom et titre que nous nous étions maintes fois rappelés, moi et mes compagnons, soit pour nous moquer de ce titre donné à un enfant, soit pour nous remémorer l’insolence et la méchanceté précoces de ce petit riche.

À peine eus-je prononcé le nom de Duriveau, que Claude Gérard bondit sur sa chaise ; ses traits révélèrent une souffrance aussi aiguë, aussi soudaine, que s’il eût été frappé au cœur.

Après un long et silencieux accablement, il me dit avec un sourire amer :

— Toi… aussi… c’est avec douleur et aversion… que tu prononces le nom de Duriveau… n’est-ce pas ?

— Dam, — lui dis-je, surpris de cette question, — ce petit vicomte, comme ses domestiques l’appelaient, a été pour nous si méchant, si méprisant…

— Eh bien… — s’écria-t-il, — moi aussi je prononce ce nom… avec douleur… avec aversion… ce sera un lien de plus entre nous…

— Vous connaissez donc aussi ce petit vicomte, Monsieur ?… — lui dis-je, — pour vous aussi il a été méchant et méprisant ?

— Non… mais son père… oh ! son père… jamais je…

Puis, s’interrompant, Claude Gérard passa la main sur son front et se dit en haussant les épaules :

— En vérité, la douleur m’égare… Que vais-je raconter à cet enfant ?… Oh ! mes souvenirs,… mes souvenirs…

Et après un profond soupir, il me dit :

— Continue, mon ami.

Je terminai ma confession par le récit de ce qui nous était arrivé depuis notre rencontre avec les petits riches : vagabondage, mendicité, vol… je ne cachai rien.

Après m’avoir écouté avec intérêt, Claude Gérard me dit en m’embrassant :

— Je me félicite davantage encore, s’il est possible, mon enfant, d’être venu à toi… Quelque temps de plus passé dans le vagabondage, et ta réhabilitation eût été, sinon impossible, du moins bien difficile… Ce qui t’a soutenu, ce qui t’a à demi sauvé, vois-tu ? c’est l’amitié, c’est l’affection dévouée, profonde, que tu avais pour tes amis… et qu’ils avaient pour toi. Il a suffi de la présence d’un seul bon et généreux sentiment dans leur cœur et dans le tien pour préserver vos âmes d’une corruption complète… Oui, c’est parce que vous avez aimé que vous êtes restés meilleurs que tant d’autres à votre place !… Oh ! béni soit l’Amour, — dit Claude Gérard avec une expression ineffable ; — il peut sauver l’homme comme il peut sauver l’humanité.

Je ne sais pourquoi les mots de Claude Gérard me rappelèrent peut-être plus douloureusement que je ne l’avais encore éprouvé, la perte de mes compagnons ; je fondis en larmes.

— Qu’as-tu ? — me demanda-t-il avec bonté.

— Rien… Monsieur… — lui dis-je en tâchant de retenir mes pleurs, craignant de blesser mon maître par mes regrets.

— Voyons, mon enfant, — me dit Claude Gérard de cette voix pénétrante et douce dont je subissais déjà l’influence, — voyons… prends l’habitude de me tout dire… Si tu as pensé mal… si tu as fait mal… je ne te blâmerai pas… je te montrerai le mal… et le pourquoi du mal…

— Eh bien !… Monsieur… quand cette nuit j’ai trouvé ce châle et ces pièces d’argent au milieu d’une mare de sang ; quand, après avoir appelé mes compagnons, rien ne m’a répondu… j’ai ressenti un bien grand chagrin ; c’était comme un étourdissement de douleur ; mais maintenant, il me semble que ma peine est plus grande encore…

— Et cela doit être, mon enfant, il faut t’y attendre ; cette peine grandira encore… Ce n’est ni aujourd’hui, ni demain que tu ressentiras le plus vivement l’absence de tes compagnons. Le changement d’existence, tes occupations nouvelles te distrairont d’abord ; mais ce sera dans quelque temps, et surtout dans tes jours de tristesse, de découragement, que tu regretteras amèrement tes amis. Les amitiés nées comme la vôtre dès l’enfance, au milieu des malheurs et des hasards soufferts en commun, laissent dans le cœur des racines indestructibles dans l’esprit, des souvenirs ineffaçables ; au bout de dix ans, de vingt ans, mon enfant, tu rencontrerais ces compagnons de ton jeune âge, que ton affection pour eux serait aussi vive qu’à cette heure…

Je regardais Claude Gérard avec une inquiétude ; il reprit :

— À un autre je parlerais différemment ; mais d’après le récit de tes premières années, mais d’après la connaissance que je crois avoir déjà de ton caractère, je suis certain que tu as assez de courage, assez de bonne volonté, assez d’intelligence, pour entendre la vérité sans déguisement ; oui, tu es assez fort pour que je puisse te prévenir de certains découragements inévitables dont tu souffriras, mais qui du moins ne te surprendront pas… Encore un mot, Martin ; promets-moi de me confier tes peines, tes doutes, tes mauvaises pensées… si tu en as… Promets-moi surtout, dans le cas où la condition que je t’offre te paraîtrait trop triste, trop misérable, de me le dire franchement au lieu de t’échapper furtivement d’ici… parce qu’alors je tâcherais de te caser d’une manière peut-être plus conforme à tes goûts, à tes penchants, que je veux d’abord étudier… Allons, mon enfant, le jour va bientôt paraître… Tâche de reposer un peu ; j’ai moi-même besoin de sommeil… Bonsoir, Martin.

Et Claude Gérard m’ayant fait coucher sur son lit, souffla sa lumière ; bientôt je l’entendis s’étendre dans l’écurie, sur la litière.

En vain je cherchai le sommeil dont je sentais le besoin ; j’étais trop agité : je me mis à songer aux paroles de Claude Gérard.

Chose assez étrange : par cela même peut-être, qu’en me montrant l’avenir sous d’austères couleurs, il n’avait pas craint de s’adresser à mon courage, à ma bonne volonté, à mon intelligence, je me sentis encouragé, relevé à mes propres yeux, et disposé à bravement affronter cet avenir dont il ne me cachait pas l’austérité ; ma curiosité était aussi vivement excitée par la manière dont Claude Gérard avait accueilli les sauvages maximes du cul-de-jatte, dont je l’avais rapidement entretenu et dont j’étais devenu aussi quelque peu l’apôtre ; mon nouveau maître ne condamna pas ces principes, il ne s’en indigna pas, il se contenta de sourire tristement. Je tâchai de m’expliquer cette tolérance apparente en me disant que l’existence de Claude Gérard était sans doute une preuve de plus à l’appui de la théorie du cul-de-jatte ; car, bien que je connusse à peine mon protecteur, sa générosité envers moi, l’honnêteté, la noblesse de ses sentiments me disaient assez la bonté, l’élévation de son cœur, tandis que tout ce qui l’entourait retraçait la misère et les privations dont il devait souffrir.

Vaincu par la fatigue, je m’endormis au milieu de ces réflexions, mais d’un sommeil léger, inquiet, car, au bout de deux heures environ, je m’éveillai au bruit que fit Claude Gérard en entrant dans sa chambre, et pourtant il avait eu l’attention de marcher avec précaution.

Je me mis aussitôt sur mon séant. Ces deux heures de repos avaient calmé, rafraîchi mon sang.

— Je ne voulais pas t’éveiller, me dit Claude Gérard d’un ton de regret, — mais le mal est fait, tâche de te rendormir.

— Merci, Monsieur, j’ai assez dormi pour aujourd’hui… si vous avez quelque chose à m’ordonner, me voilà… je suis prêt.

Et je me mis sur pied.

— Non, mon enfant, quant à présent, je vais accomplir une triste besogne…

— Creuser la fosse de cette pauvre jeune dame ? — lui dis-je.

— Qui t’a dit cela ? — me demanda-t-il avec surprise.

— Hier… — répondis-je en baissant les yeux, — lorsque vous m’avez eu enfermé dans la petite logette, pendant que vous alliez courir après mes compagnons, j’ai vu venir une grosse dame vous demander, et je l’ai entendue vous parler à votre retour.

— Bon… je comprends maintenant… eh bien ! oui, mon enfant, je vais creuser une fosse.

— Voulez-vous m’emmener avec vous, Monsieur… je vous aiderai… et puis j’aimerais mieux vous suivre que de rester seul.

— Soit, — me dit Claude Gérard avec un sourire mélancolique. — Aussi bien, puisque tu dois, pendant quelque temps du moins, partager ma vie : cette journée, aussi complète que possible, sera pour toi une épreuve, une initiation. Allons… viens.

Je suivis Claude du regard ; il prit dans la vacherie une pioche et une bêche.

— Voulez-vous que je porte ces outils, Monsieur ?

— Prends la bêche, mon enfant, ce sera moins lourd. Je pris la bêche ; mon maître fit quelques pas, et, à la porte de l’écurie, rencontra le vacher, qui lui dit familièrement, en riant d’un gros rire :

— Vous aurez une fameuse classe aujourd’hui, Claude Gérard.

— Comment cela, mon garçon ?

— Vous aurez aujourd’hui plus d’élèves qu’hier.

— Expliquez-vous. Quels seront ces nouveaux élèves ?

— Eh… eh… mes vaches, donc.

— Vos vaches ? mais, depuis quelques jours, elles sont aux champs à l’heure de ma classe.

— Ah ! oui, mais mon maître a dit comme ça : — Pour le peu que mes bêtes broutent aux champs l’hiver pendant trois ou quatre heures, je perds le meilleur du fumier… Elles resteront donc dans l’étable toute la mauvaise saison, sans en sortir.

— Eh bien ! mon garçon, — dit Claude Gérard, — vous laisserez vos vaches à l’étable… et je tâcherai que mes écoliers ne soient pas trop distraits par le voisinage, — ajouta-t-il en souriant.

Puis, se retournant vers moi :

— Allons, Martin, viens… mon enfant.

Et portant la pelle sur mon épaule, je suivis l’instituteur, qui portait la pioche sous son bras.

Cet instituteur fossoyeur, cette classe tenue dans une vacherie, tout cela, malgré mon ignorance des choses, me semblait très-surprenant ; deux ou trois fois je fus sur le point de manifester mon étonnement à Claude Gérard, mais je n’osai pas, et j’arrivai bientôt avec lui au cimetière du village.




CHAPITRE IV.


la lettre.


Avant de raconter cette étrange journée qui laissa dans mon esprit des souvenirs ineffaçables et dans mon cœur une impression profonde et salutaire, j’ai besoin de donner ici quelques fragments de correspondance qu’un singulier événement mit plus tard en ma possession.

Ces débris d’une lettre lacérée, écrite peu de temps avant ma rencontre avec Claude Gérard, expliquent parfaitement la résignation de celui-ci aux fonctions les plus diverses, les plus pénibles, les plus repoussantes, et l’irritation haineuse que cette résignation inspirait à ses ennemis.

Cette lettre, adressée à une personne restée inconnue pour moi, était écrite par l’abbé Bonnet, curé de la commune dans laquelle Claude Gérard était instituteur.

« .   .   .   . En un mot, c’est intolérable…

» Il est impossible de trouver ce Claude Gérard en défaut ; il accepte tout, il se résigne à tout avec une patience, avec une soumission qui, chez un homme de sa capacité (malheureusement elle est incontestable), ne peut être que le comble du dédain.

» M. Claude Gérard se croit sans doute d’un esprit trop élevé, d’une nature trop supérieure, pour se trouver humilié de quelque chose… Il remplit les fonctions les plus basses, les plus viles, avec une sérénité qui me confond ; non seulement il se soumet rigoureusement à toutes les charges qui lui sont imposées comme annexes de ses fonctions d’instituteur, mais il trouve encore le moyen d’obéir à des exigences de ma part que j’espérais bien lui voir décliner (et il le pouvait à la rigueur), afin de m’armer contre lui, au moins d’un prétexte ; mais il est trop fin pour cela, et avec sa diabolique et dédaigneuse soumission, il me force de reconnaître que je suis son obligé… peut-être enfin le lasserai-je… Espérons-le du moins .......... Il faudrait donc tâcher d’abord de le déconsidérer. C’est fort difficile, car il n’est pas jusqu’aux avilissants travaux dont il est chargé qu’il n’ait l’art de relever par l’espèce de dignité calme avec laquelle il les accomplit aux yeux de tous. C’est un lien de plus, au moyen duquel il se rattache toute cette plèbe, vouée forcément aux travaux grossiers ; il fait avant tout ressortir aux yeux de ces gens-là l’utilité des choses ; de cette manière, il s’honore et il se fait honorer de se soumettre aux fonctions les plus répugnantes. Déconsidérez donc un pareil homme !

» Que vous dirai-je ? Ce malheureux-là, avec sa douceur inaltérable, son obéissance, ses guenilles, ses sabots, son grabat, son pain noir et son eau claire, fait mon désespoir ; il me gêne, il m’obsède, il me critique de la façon la plus insolente, la plus amère,… non que je sache qu’il ait jamais osé dire un mot de blâme sur moi,… mais cette austérité, cette résignation qu’il affecte, jointes à son savoir et à sa rare intelligence, sont comme une protestation de tous les instants contre ma manière de vivre, contre l’espèce d’aisance dont je jouis grâce aux libéralités de cet excellent comte de Bouchetout, le diamant de mes paroissiens ; mais je crains.   .   .   .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» … Il faudrait une raison majeure pour éloigner Claude Gérard de cette commune, où il tient par mille liens invisibles, mais très-forts ; il exerce sur tout le monde une sorte d’influence, et ceux-là sur qui cette influence est la plus grande sont ceux qui s’en doutent le moins, parce que ces butors-là le traitent familièrement ; ils ne se doutent pas qu’il fait d’eux ce qu’il veut. Vous n’avez pas idée des affaires contentieuses qu’il arrange, des germes de procès qu’il étouffe ; il donne aux petits tenanciers contre leurs propriétaires les conseils les plus perfides ; car il a l’art infernal de ne jamais outrepasser la légalité pour laquelle il affecte de professer le plus grand respect.

» Tout ceci revient à mon dire : cet homme jouit d’une grande popularité ; il faut d’abord la détruire, là est toute la question.

» J’avais espéré découvrir quelque chose de fâcheux à propos des absences fréquentes de notre homme, absences qui duraient une partie de la nuit, car, pour ne manquer à aucun de ses devoirs, il prenait sur son sommeil le temps nécessaire pour ces excursions.

» J’ai su le fin mot de la chose : il se rendait ainsi, m’a-t-on dit, hebdomadairement, à la maison d’aliénés de votre ville. J’ai fait prendre des informations auprès du directeur de cette maison. En effet Claude Gérard y vient à-peu-près régulièrement une fois par semaine ; il a tellement ensorcelé le directeur, que pour M. Claude Gérard, la règle de la maison est violée, et l’on consent à le recevoir assez tard dans la nuit.

» La personne qu’il vient visiter si assidûment est une femme de vingt-six à vingt-sept ans, qui, malgré sa folie, est, dit-on, d’une remarquable beauté. Quoiqu’elle ne semble pas reconnaître M. Claude Gérard, la vue de ce personnage opère cependant sur cette malheureuse une impression salutaire : elle est plus calme après ces visites, c’est pourquoi le médecin, non-seulement les autorise, mais encore les désire.

» Comme cette femme est dans la maison par charité, elle manque de bien des petites douceurs ; pourtant de temps à autre, Claude Gérard trouve le moyen, sans doute, grâce aux privations qu’il s’impose, de laisser quelque argent, bien peu de chose, il est vrai, pour subvenir aux fantaisies de cette folle.

» De ceci qu’arguer contre Claude Gérard ? Rien que d’honorable, en apparence ; seulement, il est très-évident qu’il ne tient autant à rester ici qu’à cause de la proximité de notre commune avec la ville où est renfermée cette folle.

» On m’a dit encore, mais cela n’est malheureusement d’aucune importance contre lui, on m’a dit qu’avant la folie de cette femme, il en avait été éperdûment épris, mais qu’elle l’a abandonné pour un autre, et que par suite de son amour pour cet autre, elle était devenue insensée.

» Sans doute cette déception est pour quelque chose dans la profonde mélancolie dont Claude Gérard est évidemment rongé, malgré son apparente sérénité.

» Je vous ai dit l’influence de Claude Gérard sur la plèbe ; il faut maintenant que je vous édifie sur son influence sur des gens d’un ordre plus relevé, ce qui me conduira naturellement à vous expliquer ensuite comment et pourquoi je crains qu’il ne me débauche cet excellent Bouchetout.

» Vous le savez : pendant très-long-temps, les riches propriétaires du pays ont lutté contre la fondation d’une école primaire dans cette commune. Ils avaient raison, ils comprenaient tout le danger qu’il y avait à éclairer les populations : c’était donner à celles-ci les moyens de se compter, de s’entendre, de se concerter, et surtout de s’animer, de s’exalter à la lecture des livres et des journaux exécrables qui s’impriment aujourd’hui. Selon moi, selon ces sages et prudents propriétaires, l’éducation du peuple devait se borner à l’enseignement oral du catéchisme par le curé, — rien de plus[2].

» Malheureusement la force des choses en a décidé autrement. La religion du gouvernement a été surprise par des brouillons inconsidérés ; nous avons donc été obligés de subir l’école primaire.

» Vous comprenez bien que tout a été employé pour rendre, pendant très-long-temps, la mesure complètement illusoire. Mais enfin, forcés dans nos derniers retranchements, nous avons relégué l’école dans une étable infecte, malsaine, et le taux de la redevance de chaque enfant en état de payer fixé à un sou par mois, ce qui élevait, pour l’instituteur, la redevance scolaire à environ 40 ou 50 fr. par an ; de plus, ledit instituteur était obligé à toutes sortes de fonctions rudes et avilissantes ; le prédécesseur de Claude Gérard y a renoncé au bout de trois mois ; l’école a été fermée deux ans ; il a fallu un Claude Gérard pour venir affronter, et surtout subir tant de misère, tant de dégoût, tant de déboires avec une insolente abnégation.

» Parmi les riches propriétaires du pays, était un assez bon homme, à qui j’avais facilement fait comprendre tout le danger qu’offre l’éducation du peuple. Je ne me défiais aucunement de lui, lorsque, par je ne sais quelle fatalité, il rencontra un jour le Claude Gérard.

» Savez-vous ce qu’il advint ? Au bout de deux heures de conversation, mon homme avait complètement changé, grâce à l’astuce diabolique de l’instituteur.

» Voici le langage que la pauvre dupe me tint, le soir même.

» — Eh bien ! Monsieur le curé, j’ai rencontré ce pauvre Claude Gérard… Savez-vous qu’il parle à merveille… et qu’il donne des raisons excellentes en faveur de l’enseignement populaire ?

» — Ou vous avez pour le peuple une sympathie fraternelle, — m’a dit Claude Gérard, — et alors vous devez tâcher qu’il reçoive autant d’instruction que vous en avez reçu vous-même, puisque l’instruction moralise, améliore ; car, sur cent criminels, il y en a quatre-vingt-quinze qui ne savent ni lire ni écrire.

» Ou vous regardez au contraire le peuple, je ne dirai pas comme votre ennemi, mais comme un antagoniste dont les intérêts sont opposés aux vôtres… Eh bien ! donnez-lui encore de l’éducation ; car, au lieu d’avoir à redouter un ennemi que la misère et l’ignorance peuvent rendre farouche, stupide, brutal, féroce, vous aurez un adversaire aux sentiments, à l’esprit, au cœur, à la raison duquel vous pourrez appeler avec succès, parce qu’il sera éclairé.

» — Eh bien ! Monsieur le curé, — me dit la dupe de l’instituteur, — ce simple langage m’a frappé, tellement frappé, que j’ai rougi de honte et de pitié en voyant un homme instruit, doux, résigné, laborieux comme Claude Gérard, vêtu ainsi qu’un mendiant, avec des sabots aux pieds ; j’ai rougi de honte encore, et de pitié aussi, en pensant à l’étable où notre instituteur donne ses leçons. Je suis donc presque décidé à faire les frais, pour la commune, d’un local plus convenable, et à porter les appointements de Claude Gérard à une somme qui lui permette de vivre, au moins d’une manière décente.

» Je regardai la dupe de Claude Gérard avec la consternation que vous imaginez.

» — Cela n’est pas sérieux, — dis-je à cet égaré.

» — Si sérieux, mon cher monsieur le curé, que j’ai déjà en vue une maison qui me paraît sortable.

» Heureusement la Providence vint à mon secours : la mort presque subite d’un oncle de cette pauvre dupe la força de quitter le pays, des affaires importantes la retinrent long-temps et la fixèrent enfin à Paris, aussi ce Claude Gérard est resté Jean comme devant, donnant ses leçons dans une étable infecte, malsaine… que les enfants devraient fuir comme la peste… et pourtant, quoiqu’ils tombent souvent malades par suite du mauvais air qu’on y respire, la diabolique école est toujours comble…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Et voilà ce qui s’est passé, voyez si j’ai lieu et raison de craindre que cet infernal instituteur me débauche jusqu’à cet excellent et naïf Bouchetout.

» Quelques écoliers de Claude Gérard avaient, il y a trois jours, en sortant de classe, abattu des noix à coups de pierres, dans le verger de Bouchetout. Il surprend les maraudeurs, leur casse sa canne sur le dos, et vient ensuite me chercher pour aller chez Claude Gérard lui demander la punition de ces drôles. Vous allez voir ce qui s’ensuivit, et comment les plus petites causes produisent les plus grands effets.

» — Vous aurez à punir durement et sévèrement trois de vos polissons d’écoliers, qui ont volé mes noix — dit ce bon Bouchetout, — je leur ai préalablement cassé ma canne sur le dos… ils s’en souviendront… et une bonne punition donnée par vous complétera l’exemple.

» — Ces enfants ont eu tort, Monsieur, — dit hypocritement Claude Gérard, — ils ont eu grand tort, mais puisque vous les avez battus… ils sont, ce me semble, suffisamment punis… Je leur ferai d’ailleurs comprendre la faute grave qu’ils ont commise…

» — Avec votre indulgence et vos principes, — m’écriai-je indigné, — vous ferez de ces enfants de petits voleurs ! Voilà les conséquences de l’éducation anti-religieuse que vous leur donnez, Monsieur… Vous les élevez en païens… ils agissent en païens !… Élevez-les en chrétiens… ils agiront en chrétiens.

» — C’est évident ! — répéta Bouchetout comme un écho, — pour qu’ils agissent en chrétiens, il faut les élever en chrétiens.

» — Ah ! Monsieur, — s’écria Claude Gérard, — les élever chrétiennement… ce serait mon plus ardent désir, ce serait le comble de mes vœux… Mais hélas ! je n’ose pas… je ne le puis pas…

» — Comment cela ?

» — Les mœurs, les usages, les lois… tout s’y oppose, — dit Claude Gérard.

» — La loi, les mœurs s’opposent à ce que vous éleviez vos écoliers en chrétiens ? — lui dis-je stupéfait de cette audace.

» — Oui, M. le curé, les lois s’y opposent.

» — Vous êtes fou !

» — Si j’élevais ces enfants selon les lois divines prêchées par le Christ, et propagées par ses apôtres, par les pères de l’église… au lieu de reprocher à mes écoliers d’avoir volé les fruits de M. le marguillier, je devrais leur dire : — Mes enfants, c’est M. le marguillier qui vous a volés en se réservant tant de fruits pour lui seul

» — Voilà qui est fort ! — s’écria Bouchetout furieux, — moi le propriétaire des fruits, je serais le voleur parce que je les garde ?

» — Précisément, Monsieur le marguillier, — répondit Claude Gérard avec son flegme insolent.

» Et prenant un livre sur la table, il ajouta :

» — Voici les gens que Saint Bazile-le-Grand considère comme voleurs :

» Qu’est-ce qu’un voleur ? C’est celui qui rapporte à lui seul les choses qui appartiennent à chacun. N’es-tu pas un voleur, toi qui te rends propres les biens que tu as reçus de Dieu que pour les répandre et les distribuer ? Si celui qui soustrait un habit, est appelé voleur, le possesseur qui s’abstient de couvrir un homme nu, ne méritera-t-il pas d’être qualifié du même nom ?

» — Ceci est un peu fort, — s’écria le bon Bouchetout, — je suis un voleur… parce que je ne me charge pas de nipper tous les gueux en guenilles…

» — Permettez. Ce n’est pas moi qui parle, Monsieur, — repartit le Claude Gérard, — c’est Saint Bazile-le-Grand, dont les paroles sont sacrées pour vous, ainsi qu’elles doivent l’être pour tout bon chrétien… Le saint père continue ainsi :

» Le pain que tu tiens en réserve est à celui qui a faim, l’habit que tu gardes dans ton armoire est à celui qui est sans vêtements ; la chaussure que tu laisses reposer chez toi est à celui qui a les pieds nus ; l’argent que tu possèdes comme enfoui dans la terre est à celui qui est dans l’indigence[3]

» Comment voulez-vous, après cela, — reprit Claude Gérard, — qu’au point de vue chrétien, j’aille reprocher à mes écoliers de vous avoir volé des noix, Monsieur le marguillier ?

» — Saint Bazile a dit ces choses monstrueuses ! — s’écria le pauvre Bouchetout stupéfait d’indignation. — Ah ! curé… curé… — ajouta-t-il en me regardant d’un air de reproche, — vous ne m’avez jamais parlé de Saint Bazile !…

» — La traduction est en regard du texte, — dit Claude Gérard en tendant le livre à Bouchetout.

» Mais celui-ci, le repoussant de la main, reprit avec colère croissante :

» — Saint Bazile est un anarchiste ! Ainsi, à son compte, les propriétaires sont des voleurs…

» — Du bien des pauvres… C’est Saint Bazile-le-Grand qui dit cela, — Monsieur, — répartit Claude Gérard.

» J’étais confondu, je ne m’attendais pas à ce tour diabolique, et je tâchais de me rappeler d’autres textes à opposer à la citation de Claude Gérard.

» Cependant le pauvre Bouchetout était dans sa colère un vrai foudre de guerre.

» — Comment, — s’écriait-il, — un Saint Bazile me traitera de voleur parce que j’userai à ma guise du bien dont j’ai hérité de mon père ! Allons donc… c’est impossible… c’est un faux Saint Bazile. Ce livre-là n’est pas de lui, ou s’il est de lui… je le renie… Tiens… après tout, faute d’un saint, le paradis ne chôme pas…

» — Hélas, Monsieur, — reprit l’abominable Claude Gérard, — vous parlez d’héritage, Saint Augustin, un autre saint, dont la parole doit être aussi sacrée pour vous…

» — Ta, ta, ta, dites-moi d’abord quelle est la parole… je verrai ensuite si elle doit être sacrée pour moi… Ah ! il m’en souviendra de Saint Bazile, — riposta le bon Bouchetout.

» — Voici ce que dit Saint Augustin de l’héritage, — reprit Claude Gérard en ouvrant un autre livre :

» Gardez-vous de prendre le prétexte de l’amour paternel pour augmenter vos biens ; je garde mes biens pour mes enfants, belle excuse ! Voyons un peu, votre père les garde pour vous, vous les gardez pour vos enfants, vos enfants les gardent pour les leurs, et ainsi de suite… De cette façon personne n’observera la loi de Dieu ! »

» — Saint Augustin s’est permis de telles paroles ! — s’écria Bouchetout, avec une surprise et une colère croissante.

» — Saint Grégoire-le-Grand est bien plus sévère.

» — Qu’est-ce qu’il dit encore, ce jacobin-là ?…

» — Il regarde les propriétaires comme des meurtriers.

» — De mieux en mieux, — s’écria le pauvre Bouchetout, — voleur… meurtrier… parce qu’on est propriétaire… allons donc, Monsieur, vous vous moquez de moi…

» — Lisez plutôt, Monsieur, — dit Claude Gérard.

» — Qu’ils sachent, — s’écrie Saint Grégoire, — que la terre d’où ils ont été tirés, est commune à tous les hommes, et que dès lors les fruits qu’elle porte leur appartiennent indistinctement ; c’est donc en vain qu’ils se prétendent innocents, ceux-là qui se font une propriété privée du don de Dieu ! Car, en retenant ainsi la subsistance des pauvres, ils en tuent presque autant qu’il en meurt chaque jour.

» — Mais c’est indigne ! — s’écria mon marguillier ; — mais il n’y avait donc ni loi, ni police dans ce temps-là… Comment tolérait-on des infamies pareilles !

» — Ah ! Monsieur… vous… si bon chrétien ! qui pratiquez tous les jours, — dit Claude Gérard avec une compassion perfide, — parler ainsi… des saints !

» — Monsieur, je suis bon catholique, c’est vrai… mais propriétaire avant tout.

» — Alors, Monsieur, que penserez-vous de Saint Jean-Chrysostome qui dit en propres termes :

» Voici l’idée qu’on doit se faire des riches et des avares, ce sont des voleurs qui assiègent la voie publique, dévalisent les passants, et font de leurs chambres des cavernes où ils enfouissent le bien d’autrui.

» Et pour dernier trait, l’indigne Claude ajouta :

» — Vous renierez donc aussi Saint Ambroise, Monsieur le marguillier, car il dit formellement : la propriété est une usurpation[4].

» — Mais, Monsieur, — s’écria le pauvre Bouchetout, étourdi, suffoqué ; — mais, Monsieur, vos saints Pères de l’église étaient donc une bande de coupe-jarrets ! de jacobins ! d’anarchistes ! de révolutionnaires ! de sans-culottes ! de monstrueux ennemis de l’héritage et de la famille, de l’ordre et de la paix ! Et vous curé… vous… qui ne m’avez jamais dit un mot de cela.

» Je vins au secours de Bouchetout ; je tenais doublement à le rassurer, car ces citations des Pères de l’église pouvaient complètement le dérouter, je le connais, tout bon catholique et digne marguillier qu’il est, il allait me dire après réflexion :

» — Mais vous ne m’aviez jamais parlé de ces Pères de l’Église qui regardent les propriétaires et les riches comme autant de ravisseurs, et qui leur enjoignent de ne garder qu’une culotte s’ils en ont deux, sous peine de passer pour avoir volé la seconde… Ouais… ce catholicisme-là me paraît un peu bien populacier et révolutionnaire.

» Or, il n’en faudrait pas plus pour dégoûter un esprit simple, pour le désaffectionner de la religion ; et ce bon Bouchetout est un trésor pour la fabrique ; je repris donc en m’adressant à cet impudent Claude Gérard :

» — Vous avez cité, Monsieur, certains passages des Pères de l’Église… Mais autre temps, autres mœurs… la civilisation a marché…

» — Parbleu ! — dit Bouchetout en reprenant courage, — c’est évident… la civilisation a marché… elle a fait justice de toutes vos capucinades… Heureusement Jean-Jacques Rousseau et Voltaire ont…

» J’interrompis net ce digne Bouchetout, que son zèle emportait, car Claude Gérard ricanait déjà d’entendre un pieux marguillier, invoquer ces deux démons de Voltaire et de Jean-Jacques contre les Pères de l’Église ; aussi je dis à l’instituteur :

» — Aux autorités que vous citez, Monsieur, j’opposerai des autorités.

» — À la bonne heure — dit le marguillier — nous allons vous river votre clou.

» — Sans doute Saint Luc a dit : — Donnez votre superflu en aumônes, et toutes choses vous seront pures. — Saint Augustin a dit encore : — Le surplus des riches est le nécessaire des pauvres, et c’est posséder chose d’autrui que de posséder du superflu. Mais, Monsieur, il faut s’entendre sur ce que c’est que le nécessaire et le superflu.

» — Bien dit ! — s’écria Bouchetout — très-bien dit, car je ne regarderai jamais comme superflu d’avoir deux ou trois paires de bottes de rechange.

» — Vous êtes dans le vrai, — dis-je à Bouchetout, — car le bienheureux révérend père Ligori, de la compagnie de Jésus, sanctifié, béatifié, canonisé par notre sainte église, déclare :

» Que les gens du monde ont rarement du superflu ; qu’on ne peut en effet considérer comme superflu ce qui est nécessaire pour entretenir des domestiques, faire des cadeaux convenables, donner de grands repas, traiter ses amis, afficher une certaine magnificence.

» — À la bonne heure… vive Saint Ligori ! — s’écria Bouchetout. — Celui-là me chausse ; il est à mille piques de vos Saint Augustin, sauf Bazile, Grégoire, Chrysostome et autres sans-culottes de ce temps-là.

» — Et le révérend père Ligori va bien plus loin, — ajoutai-je, — car, une fois dans le vrai, la pente est rapide — il dit textuellement :

» — Quand le prochain se trouve dans une nécessité extrême, on est ordinairement tenu de le secourir sur les biens en quelques sortes nécessaires à la dignité du rang, je dis ordinairement, parce que si l’atteinte portée à votre rang vous paraissait un dommage plus grand que la mort du pauvre, vous ne seriez pas liés par précepte. (B. A. de Ligorio, théologie morale, lib. 2. tract. 3, no 31 et 32.)

» — Bravo, Saint Ligori ! — s’écria le bon Bouchetout triomphant, — bravo ! mon gaillard. Ah ! ah ! voilà qui clôt le bec à cette troupe d’oiseaux de proie, de sauvages carnivores que vous nommez les Pères de l’Église… Oh ! Saint Ligori, tu es mon patron, je te fêterai ! je t’encenserai ! je te ferai élever une chapelle… Voilà un homme réellement religieux et qui tient compte des choses respectables… Voilà un ami de l’ordre et de la paix, un homme bien pensant… Ah ! ah ! Monsieur l’instituteur, qu’avez-vous à répondre à cela ?

» Je répondrai, Monsieur, reprit Claude Gérard, que le bienheureux Ligori est un infâme et qu’il calomnie les riches d’une manière horrible. Non, non, jamais je ne croirai qu’un homme riche, mis en demeure de choisir entre la satisfaction de son orgueil et la mort du pauvre… sacrifie le pauvre… Quant à votre reproche, Monsieur le curé, de ne pas donner une éducation chrétienne à mes écoliers, vous voyez qu’il tombe de lui-même… Ce serait vouloir mettre ces enfants en lutte ouverte contre la loi, contre la société, que de les élever absolument dans les austères principes du christianisme, et des Pères de l’Église si impitoyables envers les riches, les égoïstes, les repus de toute sorte… Le moment n’est pas venu… Je dis au contraire à mes écoliers, lorsqu’ils ont l’âge de me comprendre ; il est surtout une chose qu’il faut d’abord respecter, mes enfants, c’est la loi, mais comme les lois sont faites par les hommes, et que parfois elles changent… Éclairez-vous, moralisez-vous, ayez conscience de vos droits, mais aussi de vos devoirs ; avec l’instruction vient la dignité, le respect de soi… Soyez justes, humains, laborieux, résignés, aimez-vous, secourez-vous les uns les autres ; parvenez à être comptés non plus seulement par votre grand nombre, mais aussi par votre intelligence, et un jour viendra, pauvres déshérités, où, par la force des choses, vous aussi, peut-être,… vous dicterez des lois… alors il sera temps de vous souvenir de ces lois diverses qui veulent que chacun ait par son travail une part équitable dans ce que Dieu a créé pour la satisfaction de tous, et non pour celle de quelques privilégiés…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

.   .   .   .   .   Et, après ce long entretien avec Claude Gérard, savez-vous ce que m’a dit cet imbécile de Bouchetout d’un air capable, en quittant l’école ?

» — Eh bien ! il y a dans ce Claude Gérard… beaucoup plus de bon que je ne le croyais. C’est un original… Mais encore une fois il a du bon.

» Heureusement je tiens Bouchetout par d’autres coins, et je ne l’abandonnerai pas à ce Claude Gérard sans une lutte acharnée. Mais néanmoins jugez par cette scène de l’infernale adresse de cet instituteur. En est-il de plus dangereux ? Je ne le crois pas…

» Maintenant concluons : voilà l’ennemi, quels moyens avons-nous de le réduire ?

» D’abord, il faudrait.   .   .   .   .   .   .   .   .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La fin de cette lettre manquait aussi, car elle avait été lacérée, et je n’en eus que des fragments ; mais ils suffiront à faire connaître et Claude Gérard et les ennemis qui s’apprêtaient à le combattre par tous les moyens.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je m’étais donc levé en même temps que l’instituteur ; je lui avais offert de l’aider dans la triste tâche qu’il devait accomplir ; nous partîmes pour le cimetière du village.




CHAPITRE V.


la fosse.


Le soleil se levait au moment où, après avoir attendu quelques instants Claude Gérard à la porte de la maison mortuaire où il entra, j’arrivai avec lui au cimetière, pauvre cimetière s’il en fut, où l’on ne voyait que d’humbles croix à demi-cachées dans de grandes herbes, au milieu desquelles s’élevaient çà et là quelques cyprès. Il restait vers le milieu, sur une petite éminence, une place assez vaste. Claude Gérard se dirigea vers ce point, et me dit :

— Allons, mon enfant, à l’ouvrage ; heureusement le dégel a amolli le sol. Je vais creuser ;… tu relèveras la terre avec la pelle. Hâtons-nous, car le cercueil ne tardera pas à arriver.

Puis il ajouta, comme se parlant à soi-même :

— Morte hier… enterrée ce matin… Heureusement je suis rassuré sur cette funeste précipitation qui cause parfois de si terribles malheurs.

— Quels malheurs, Monsieur ?

— Hélas ! mon pauvre enfant… des personnes ont été ainsi enterrées vivantes.

— Vivantes ! — m’écriai-je avec effroi.

— Oui… seulement plongées dans une léthargie profonde… puis venait le moment du réveil… — dit Claude Gérard en frémissant, — oui… du réveil… dans une bière étroite… sur laquelle pèsent six pieds de terre…

— Oh ! c’est affreux ! — m’écriai-je, — et vous craignez que cette fois ?…

— Rassure-toi, mon enfant, si je craignais cela… je ne comblerais pas cette fosse, et je veillerais… mais, tout-à-l’heure, je suis entré dans la maison mortuaire, je me suis informé de toutes les tristes circonstances de cette mort… Le médecin de la ville voisine, homme des plus instruits, a constaté le décès… et cette déclaration d’un homme tel que lui, ne peut laisser aucun doute… Pauvre femme, elle a voulu, dit-on, être ensevelie dans une brillante parure, autrefois portée par elle ;… sans doute quelque souvenir se rattachait à cette dernière volonté… Allons, mon enfant… à l’ouvrage…

Et l’instituteur, jetant son vieux chapeau de paille, relevant les manches de sa blouse, commença de piocher vigoureusement le sol avec une dextérité qui annonçait une longue expérience des travaux manuels. Je l’aidai de mon mieux et suivant mes forces.

— C’est la fosse… d’un martyr… que nous creusons là… mon enfant, — me dit Claude Gérard, au bout de quelques instants, en essuyant du revers de sa main la sueur qui inondait son front.

— La fosse d’un martyr… lui dis-je !

— Oui… d’une femme qui a compté, dit-on, presque chaque jour de sa vie par ses larmes, toute grande dame qu’elle était. Ah ! mon enfant, il n’est pas de misères que sous les haillons.

— Et qui l’a fait tant souffrir, cette pauvre dame ?

Soit que Claude Gérard n’eût pas entendu ma question, soit qu’il ne voulût pas y répondre, il baissa la tête et se remit à piocher vigoureusement la terre ; bientôt il reprit avec un soupir :

— Fasse le ciel que sa fille… soit plus heureuse qu’elle…

— Elle a une fille ?

— À-peu-près de ton âge. Elle est arrivée ici il y a quelques jours. Depuis long-temps on l’avait séparée de sa mère qui l’idolâtrait ; mais quand la malheureuse femme s’est vue mourir… elle a redemandé son enfant avec tant de supplications, qu’on la lui a rendue… Hélas ! elle n’aura pas joui long-temps de sa présence. Ah ! pauvre mère… pauvre mère !… et à sa fille… quel courage il lui faut…

— Pourquoi donc, Monsieur, lui faut-il du courage ?

— Pour suivre jusqu’ici le cercueil de sa mère…

— Oh ! oui… — dis-je en frémissant, — il faut qu’elle soit courageuse.

— Tu as été bien malheureux, — me dit Claude Gérard, — une vie laborieuse et rude t’attend… eh bien ! vois-tu ? ton sort sera peut-être préférable encore à celui de cette pauvre enfant qui va accompagner ici les restes de sa mère… et pourtant elle est riche… elle ne doit jamais connaître les privations…

— Hélas ! mon Dieu… si les riches ne sont pas heureux… qui le sera donc ?

— Ceux-là, mon enfant, qui peuvent se dire : J’ai rempli un devoir, j’ai accompli une tâche utile, si humble qu’elle soit ; j’ai tendu la main à un plus faible ou plus malheureux que moi, je n’ai fait de tort à personne, j’ai pardonné le mal qu’on m’a fait…

Ces maximes contrastaient si vivement avec celles du cul-de-jatte, déjà si malheureusement infiltrées dans mon esprit, qu’elles m’étonnaient plus encore qu’elles ne me convainquaient. Sans doute, Claude Gérard me devina, car il reprit avec une grande douceur :

— Un jour, je l’espère, tu comprendras mes paroles… et ce soir, après cette journée, la première que tu auras passée sans avoir eu sous les yeux l’exemple du mal ou du vice,… tu me diras ce que tu penses, ce que tu éprouves,… et, qui sait ? déjà, peut-être, te sentiras-tu moins à plaindre, quoique tes privations soient les mêmes.

En devisant ainsi, la fosse avait été complètement creusée ; Claude Gérard venait de sortir de l’excavation, lorsque nous entendîmes au loin un chant funèbre accompagné de lugubres accords du serpent.

— Déjà le corps ! — dit Claude Gérard, — notre tâche a été terminée à temps !

Non loin de la fosse se trouvait un gros cyprès branchu et rabougri, auprès duquel, par l’ordre de mon maître, je portai notre pelle et notre pioche. De cet endroit, un peu culminant, j’aperçus l’enterrement : il se composait d’un prêtre en surplis, d’un chantre, d’un enfant de chœur et du serpent. Quatre paysans, vêtus de blouses, portaient la bière au moyen de deux traverses, que chacun d’eux tenait par un bout.

Deux personnes seulement suivaient le cercueil… une femme en noir, qui tenait par la main une petite fille, aussi vêtue de deuil. De la distance où j’étais, il m’était impossible de distinguer leurs traits.

Claude Gérard, monté sur le revers de la fosse, regardait le cortège s’approcher avec une profonde tristesse.

— Pauvre créature… — dit il, — poursuivie… humiliée jusqu’à la fin… Sans son enfant et cette vieille servante… personne n’eût suivi son cercueil…

Le peu de paroles que m’avait dites Claude Gérard au sujet de la mort de cette femme, me serraient le cœur. Il me semblait que je n’étais plus tout-à-fait étranger à ces funérailles, et que j’avais pour ainsi dire le droit de m’y intéresser.

Le convoi disparut pendant quelques minutes derrière la haie dont le cimetière était entouré, mais bientôt les chants se rapprochèrent, le cercueil entra dans l’enceinte… les deux personnes qui seules le suivaient, me furent d’abord cachées par les porteurs et par le prêtre ; mais, au tournant de l’allée du cimetière, je reconnus Régina… une femme âgée l’accompagnait…

Sans l’arbre vert au tronc duquel je m’appuyais, je serais, je crois, tombé à la renverse, de stupeur et d’effroi ; heureusement Claude Gérard ne put remarquer mon trouble : il était resté au bord de la fosse qu’il devait combler après avoir aidé à y descendre le corps.

Tremblant d’être vu et reconnu par Régina, je me jetai derrière le tronc branchu de l’arbre vert, et je m’y blottis à genoux, osant à peine respirer.

La figure de Régina avait la blancheur et l’immobilité du marbre ; ses trois signes noirs donnaient une expression étrange à ses traits pâles pétrifiés ; elle ne pleurait pas ; son regard sec et fixe s’attachait si opiniâtrement au cercueil, que dès que la marche irrégulière des porteurs lui imprimait quelque oscillation de droite ou de gauche, un léger balancement de la tête de Régina annonçait que son regard suivait la même direction.

Les moindres mouvements de cet enfant avaient une sorte de raideur automatique ; elle marchait, pour ainsi dire, par saccades, et comme si tout son être eût été sous l’empire d’une tension nerveuse. En me rappelant la brutalité avec laquelle j’avais enlevé Régina dans la forêt de Chantilly, je me rappelais aussi sa beauté ; en la retrouvant si cruellement changée, mon cœur se brisa, je fus obligé de mettre ma main sur ma bouche pour étouffer mes sanglots.

La femme âgée, qui tenait Régina par la main, pleurait beaucoup. Sa physionomie était douce et bonne. Il me parut que le curé disait les dernières prières sur le corps avec hâte et distraction. Lorsqu’il s’agit de descendre la bière au fond de la fosse, Régina parut faiblir et pour ainsi dire se ployer sur elle-même. La vieille servante fut obligée de la soutenir en la prenant sous les bras. Chose étrange ! cette enfant ne versait pas une larme ; son regard restait fixe, ses traits immobiles ; à peine ses lèvres, minces et pâles, se contractaient parfois, en se serrant l’une contre l’autre.

Enfin, le cercueil fut placé au fond de la fosse.

Régina parut alors faire un violent effort sur elle-même, se dégagea des mains de la servante, s’agenouilla au bord de l’ouverture béante, pendant que Claude Gérard commençait de jeter quelques pelletées de terre, qui résonnèrent sourdement.

À chaque pelletée de terre, Régina envoyait, pour ainsi dire, un baiser d’adieu au cercueil avec une expression de désespoir morne, glacé… mille fois plus déchirante que des explosions de sanglots.

Bien avant que la fusse fût comblée, le curé s’éloigna rapidement, suivi du chantre ; l’enfant de chœur qui portait la croix la mit sur son épaule, le serpent passa son instrument autour de son cou, et ils sortirent pêle-mêle du cimetière.

Régina et la servante restèrent seules au bord de la fosse, que Claude Gérard finissait de combler : l’enfant, toujours agenouillée, immobile comme une statue.

Mon attention fut distraite de cette contemplation poignante par une puérilité. Je sentis une âcre et forte odeur de tabac… je jetai les yeux du côté d’où venait cette odeur, et j’aperçus au-dessus de la haie de clôture du cimetière la tête d’un homme à figure sinistre ; il fumait imperturbablement sa pipe ; il avait le teint couleur de brique, et ses cheveux, légèrement grisonnants, étaient à peine couverts par une mauvaise casquette.

Malgré le douloureux spectacle qu’il avait sous les yeux, les traits repoussants de cet homme exprimaient une indifférence tellement cynique, que, saisi d’indignation, de dégoût, je détournai la vue, ramené d’ailleurs vers Régina par l’intérêt qu’elle m’inspirait…

Claude Gérard ayant terminé le remplissage de la fosse, contemplait silencieusement, comme moi, l’enfant toujours agenouillée. La vieille servante lui dit quelques mots tout bas, mais Régina, lui faisant un signe de la main, comme pour l’implorer, retomba dans son immobilité…

Je jetai, presque malgré moi, les yeux du côté où j’avais vu l’homme à figure sinistre, il avait disparu…

Soudain j’entendis au loin le tintement de grelots d’un attelage de poste et le bruit d’une voiture qui s’approchait rapidement.

À ce bruit que Régina ne parut pas remarquer, la vieille servante tressaillit, jeta un regard douloureux sur l’enfant, et de nouveau lui parla tout bas à l’oreille, mais aussi vainement que la première fois.

La voiture s’était arrêtée à la porte du cimetière.

Bientôt s’avança un mulâtre assez âgé, vêtu de noir et portant sur son bras un petit manteau, et un chapeau d’enfant ; il s’approcha de la servante et lui dit sèchement :

— Allons, Gertrude, la cérémonie est finie, vous savez les ordres de M. le baron ?

Gertrude lui montra d’un regard suppliant Régina toujours agenouillée.

— Elle ne restera pas là toute la journée, n’est-ce pas ? — dit le mulâtre. — Un quart d’heure de plus, un quart d’heure de moins ne sont rien… Et, vous le savez, les ordres de M. le baron sont exprès…

— Régina… — dit la vieille servante d’une voix coupée de sanglots, — il faut partir… vous vous rendrez malade… venez, venez…

L’enfant fit un signe de tête négatif, et resta immobile.

— On ne peut pas non plus l’arracher de la tombe de sa mère, — dit Gertrude au mulâtre ; — que voulez-vous que je fasse ?

Le mulâtre haussa les épaules, et, s’approchant de l’enfant, lui dit :

— Mademoiselle… j’ai l’ordre de vous ramener aussitôt que tout cela sera fini… M. le baron, votre père, le veut ainsi… veuillez donc me suivre.

Régina ne changea pas de position.

— Mademoiselle, — reprit le mulâtre, — je vous en prie… venez… ou je serai obligé de vous emporter.

L’enfant ne bougea pas.

— Il faut en finir, pourtant, — dit le mulâtre.

Et il s’approcha vivement afin sans doute de la prendre entre ses bras.

Je m’attendais à des pleurs, à des débats pénibles… il n’en fut rien…

Régina se laissa emporter sans aucune résistance, sans prononcer une seule parole.

Seulement, lorsqu’elle fut entre les bras du mulâtre, elle tourna la tête vers la fosse… sur laquelle elle continua d’attacher un regard fixe, obstiné, comme celui dont elle avait suivi le cercueil… Tant qu’il lui fut possible d’apercevoir la terre fraîchement remuée, l’enfant ne la quitta pas des yeux… envoyant de temps à autre, dans l’espace, un dernier baiser d’adieu.

Bientôt Gertrude et le mulâtre, qui emportait Régina, tournèrent la haie, et je les perdis de vue.

Quelques minutes après, les chevaux, lancés au galop, emmenaient la voiture.

Cette scène étrange, si inattendue, me frappait comme une apparition, comme un rêve.

Il fallut que Claude Gérard m’adressât deux fois la parole pour me tirer de ma stupeur. Il paraissait d’ailleurs aussi profondément ému que moi ; dans notre distraction commune, nous oubliâmes non loin de la fosse, au pied du cyprès, la pioche et la pelle dont nous nous étions servis, et nous regagnâmes le village.




CHAPITRE VI.


l’école.


« La mère de Régina est morte, et si malheureux que soit ton sort, il l’est peut-être encore moins que celui qui est réservé à cette pauvre enfant » — m’avait dit Claude Gérard. Cette pensée résumait pour moi le triste spectacle auquel je venais d’assister.

Et pourtant je pus échapper à l’obsession obstinée de cette pensée et m’acquitter, à la grande satisfaction de mon maître, de la part qu’il m’attribua dans ses travaux du jour, réservant pour mes heures de solitude et de repos nocturne le triste bonheur de savourer à loisir les amers souvenirs, les idées de toutes sortes qu’avait fait naître en moi la scène dont j’avais été témoin.

D’ailleurs, la variété de mes occupations durant le restant de la journée, la surprise que plusieurs particularités de la condition de Claude Gérard, l’instituteur, me causèrent, auraient, je crois, suffi à me distraire de mes préoccupations au sujet de Régina. J’appris aussi, dans la matinée, qu’elle ne devait plus revenir dans ce village : la maison habitée par sa mère jusqu’à sa mort allait être mise en vente.

Tel fut l’emploi de la journée de Claude Gérard, l’instituteur communal. Sauf quelques variétés dans les travaux manuels, elles étaient généralement toutes ainsi partagées.

Après l’enterrement nous nous rendîmes à la maison ; Claude Gérard s’arma d’une sorte de large ratissoire en bois, emmanchée d’une longue perche ; il me donna à porter un seau et une pelle creuse, pareille à celles dont se servent les mariniers pour étancher l’eau de leurs bateaux, et nous nous mîmes en marche, moi fort curieux de savoir ce que nous allions faire, Claude Gérard calme et grave comme de coutume.

En quelques minutes nous gagnâmes une petite prairie confinant le village, et à l’extrémité de laquelle une source souterraine alimentait le lavoir public, réservoir d’eau alors noirâtre, vaseuse, grossièrement entouré de pierres plates formant parapet.

Claude Gérard, malgré le froid, ôta ses gros sabots, releva son pantalon jusqu’aux genoux, rehaussa sa blouse au moyen d’une corde dont il ceignit ses reins, et me dit :

— Mon enfant, nous allons curer ce lavoir… Il serait malsain pour toi d’entrer dans l’eau… je vais y aller ; j’attirerai la bourbe avec ce râteau… tu la mettras dans ce seau, et tu iras la répandre au pied de ces grands peupliers que tu vois là…

C’est avec la plus parfaite simplicité que l’instituteur m’avait donné cet ordre, et annoncé la part qu’il allait prendre lui-même à ce travail pénible et répugnant ; malgré mon ignorance des hommes et des choses, il me semblait exorbitant qu’un instituteur fût, non-seulement fossoyeur, mais encore cureur de lavoir ; je regardai Claude Gérard avec ébahissement.

Il devina ma pensée, sourit doucement, et me dit :

— Cela t’étonne beaucoup, n’est-ce pas, mon enfant, de voir un maître d’école, un homme savant… comme on m’appelle, curer un lavoir ?

— Il est vrai, Monsieur, ça m’étonne…

— Et cela te semble humiliant pour moi, n’est-ce pas ?…

— Oui, Monsieur.

— Pourquoi cela ?

— Dam… Monsieur, quand on est savant comme vous… entrer dans la bourbe, et la ramasser avec un grand râteau, ça me semble bien humiliant.

— Écoute-moi, mon enfant… Les pauvres femmes qui viennent laver leur linge dans cette eau remplie de vase… le remportent presque aussi sale qu’elles l’avaient apporté ; de plus, il lui reste une horrible odeur de bourbe ; aussi, bien souvent les petits enfants qu’elles enveloppent de ces langes humides, infects, tombent malades, et gagnent de mauvaises fièvres ; mais, une fois le lavoir curé, la bourbe enlevée… ces malheurs n’arriveront plus.

— À la bonne heure, Monsieur… mais il y a bien d’autres personnes qui pourraient s’occuper de cela à votre place… car elles ne pourraient…

— Car elles ne pourraient me remplacer ailleurs, n’est-ce pas ?

— C’est ce que je voulais dire, Monsieur.

— Tu as raison, mais il s’agit ici d’un devoir que j’ai promis d’accomplir, il me faut tenir ma promesse. Quant à l’humiliation, où est-elle ? Si j’avais de l’orgueil, ne pourrais-je pas, au contraire, me dire : je fais à la fois ce que tout le monde peut faire, et ce que tout le monde ne peut pas faire… je suis donc doublement avantagé. Mais, sans raisonner ainsi, il me suffit de me dire, mon enfant, qu’il n’y a jamais d’humiliation à accomplir une tâche utile et profitable à tous.

Je ne trouvai rien à répondre.

— L’humiliation consiste-t-elle à aller jambes nues dans la vase ? Alors, mon enfant, — reprit Claude Gérard en souriant, — ces beaux Messieurs riches et nobles, qui, chaque hiver, viennent chasser dans nos marais, s’humilient bien plus profondément que moi, car ils entrent dans la bourbe jusqu’au ventre, pour le plaisir de tuer quelques pauvres oiseaux ; allons, mon enfant, du courage et du contentement au cœur… notre travail sera utile à tous… Dépêchons-nous… il faut que nous soyons de retour à midi pour préparer la classe…

Et Claude Gérard, se mettant bravement à l’œuvre, à grands coups de râteau ramena un épais limon sur la berge du lavoir, je remplissais mon seau de cette vase, et j’allais la déposer tout le long d’un grand rideau de peupliers.

Je l’avoue, l’exemple, les paroles de Claude Gérard, en relevant à mes yeux le travail auquel je participais, me le rendirent moins pénible, moins répugnant.

Mon nouveau maître, afin sans doute de m’encourager encore, me dit, au bout d’une heure :

— Ce printemps, mon enfant, nous viendrons visiter ces peupliers… Grâce au limon que tu déposes à leur pied, tu verras comme ils pousseront verdoyants et touffus, car cette vase, si mauvaise dans le lavoir… devient un excellent engrais pour ces beaux arbres, dont elle nourrit les racines… Eh bien ! dis, cher enfant, te sentiras-tu humilié d’avoir contribué à rendre ces grands arbres plus beaux, plus vigoureux que jamais, en jetant quelques seaux de vase à leur pied ?

— Oh ! non. Monsieur,… je viendrai, au contraire, les voir avec plaisir, — m’écriai-je, de plus en plus enchanté des réflexions de Claude Gérard.

Et tel est le caractère des enfants que ce n’est pas sans une certaine satisfaction d’amour-propre que je terminai une tâche commencée d’abord avec dégoût.

Si j’insiste ainsi sur quelques-uns des enseignements pratiques de Claude Gérard, c’est qu’ils eurent une action décisive, presque incessante sur ma vie ; je dois dire aussi à ma louange peut-être, ou plutôt à celle de Claude Gérard, que ses enseignements simples, clairs, logiques, pénétrèrent presque immédiatement et très-avant dans mon esprit et dans mon cœur, tandis que c’est avec un certain malaise moral, avec une répugnance instinctive, que j’avais accepté les exécrables maximes du cul-de-jatte que Bamboche me prêchait naguère.

Après avoir ainsi commencé le curage du lavoir, nous revînmes en hâte au logis ; un morceau de pain noir et quelques noix composèrent notre déjeûner, puis j’aidai Claude Gérard à faire dans l’écurie les préparatifs de sa classe, préliminaires singuliers, qui ajoutèrent un nouvel étonnement à mes étonnements de ce jour.

Les vaches ne sortant que rarement par le mauvais temps de l’hiver, leur présence presque habituelle durant cette saison rétrécissait de beaucoup l’espace laissé aux élèves de Claude Gérard. Du reste, je n’ai jamais bien pu comprendre, si l’on devait dire que les élèves étaient dans l’étable, ou que les vaches étaient dans la classe, le local se trouvant à-peu-près également partagé entre l’espèce humaine et l’espèce bovine.

Ainsi, du côté droit, se trouvaient le râtelier, la mangeoire et une litière de fumier vieux de deux ou trois mois, qui exhalait une puanteur insupportable, tandis que, au long de la muraille gauche, j’aidai Claude Gérard à placer quelques tréteaux boiteux sur lesquels nous posâmes des planches ; devant ces tables portatives nous alignâmes plusieurs bancs dans une sorte de boue fangeuse, infecte ; car la pente du sol de l’étable amenait à cet endroit le suintement fétide de toutes les immondices des animaux.

Nous faisions ces préparatifs presque au milieu de l’obscurité ; car rien n’était plus sombre que ce local de vingt pieds de longueur environ, seulement éclairé d’un côté par la porte d’entrée, de l’autre par la petite croisée du réduit entouré de claies qui servait de chambre à l’instituteur. Le plafond très-bas, composé de solives à jour, drapées d’épaisses toiles d’araignées, laissait apercevoir le foin et la paille dont le grenier était rempli. Quand venait le froid, on fermait la porte ; alors les deux tiers de l’étable se trouvaient plongés dans les ténèbres ; de sorte que, sur une trentaine d’enfants, cinq ou six seulement pouvaient travailler à la lueur du jour que filtrait la petite fenêtre de Claude Gérard. L’instituteur remédiait d’ailleurs autant qu’il le pouvait à cet inconvénient, en appelant tour à tour chacun des enfants relégués au fond de la partie la plus obscure de l’étable, et les faisant travailler environ un quart d’heure dans sa chambre et sous ses yeux.

À peine avions-nous préparé les tréteaux et les bancs, que les enfants commencèrent d’arriver. Le temps, assez clair le matin, s’était couvert, refroidi ; la neige tomba abondamment ; force fut donc de fermer la porte de cette étable encombrée de bestiaux et d’enfants, il y fit alors presque nuit.

Blotti dans un coin, j’assistai, avec une vive curiosité, à la première leçon que je voyais donner. Les rustiques écoliers de l’instituteur, au lieu d’être bruyants, tapageurs, indociles, et de ne voir, pour la plupart, dans les heures d’école, qu’un travail ennuyeux ou indifférent, étaient calmes, soumis, attentifs, me parurent, si cela se peut dire, non seulement s’intéresser, mais se plaire, s’amuser aux enseignements de Claude Gérard, et avoir pour lui une affection presque filiale.

Je compris plus tard, en l’expérimentant moi-même, comment, à l’aide d’un procédé d’enseignement à la fois ingénieux et simple, où se combinaient la curiosité, l’amour-propre et l’esprit d’imitation (ces trois leviers tout-puissants sur l’enfance), Claude Gérard parvenait à des résultats aussi prompts que satisfaisants ; toujours bon, calme, indulgent, patient, pénétré de la sainteté du sacerdoce qu’il exerçait, et surtout guidé, soutenu, encouragé par son amour profond pour les enfants, il étudiait leurs caractères, leurs instincts, leurs passions, et savait presque toujours faire tourner au bien ces différents essors naturels qui, comprimés, faussés, mal dirigés, fussent devenus des vices et des passions mauvaises.

La leçon durait depuis une demi-heure environ, lorsque la chaleur de l’étable et l’odeur du fumier, encore augmentées par cette agglomération d’enfants, devinrent si suffocantes, si délétères, que je ressentis ainsi que plusieurs écoliers, des nausées, une sorte d’étouffement, accompagnés de violents maux de tête, et la sueur ruissela de mon front.

Il fallut enfin ouvrir la porte de l’étable dont l’atmosphère n’était plus respirable. Un courant d’air vif et froid succédant brusquement à une température étouffante, je frissonnais, la sueur se glaçait sur mon front. Au bout de quelques instants l’on referma la porte, mais alors, ainsi que ces pauvres enfants, presque tous misérablement vêtus, je grelottais transi. J’appris plus tard par Claude Gérard que ces soudaines alternatives de chaud et de froid, que cet air vicié, infect, au milieu duquel vivaient ces pauvres créatures, leur causaient fréquemment des maladies graves, quelquefois mortelles ; rarement un élève pouvait suivre les leçons quinze jours de suite.

La classe terminée, c’était un samedi soir, je ne l’oublierai jamais, grâce à la circonstance suivante : Claude Gérard prit un grand sac divisé en deux compartiments, me donna un panier, et me dit :

— Allons, mon enfant, suis-moi.

Et il ajouta en souriant :

— Cette fois encore tu vas bien t’étonner de l’humiliation à laquelle je m’expose…

— Comment cela, Monsieur ?

— Nous allons demander de porte en porte, dans le village… notre nourriture pour la semaine prochaine, mon enfant…

Ces mots me causèrent un nouvel ébahissement.

— Le salaire que l’on m’accorde pour remplir mes fonctions d’instituteur et m’occuper des travaux que tu as partagés, cher enfant, est tellement insuffisant, que je suis obligé, comme mes confrères des autres communes, d’avoir recours à la charité publique afin d’avoir à-peu-près assuré le pain de chaque jour ; puis, la plupart de mes écoliers sont si pauvres, que leurs parents préfèrent me payer leur petite rétribution en nature… Allons, mon enfant, parle franchement :… n’est-ce pas là pour moi le comble de l’humiliation ?

— Moi, qui ai l’habitude de mendier, — dis-je à Claude Gérard, — je ne trouve pas cela humiliant… mais vous, Monsieur, vous qui êtes savant et qui rendez tant de services au village ?…

— Justement mon enfant, j’ai la conscience de rendre quelques services à tous, aussi je n’éprouve aucune humiliation à recevoir de chacun ce qu’il peut me donner, pour m’aider à vivre… puisque je n’ai pas d’autres ressources… si j’étais, au contraire, oisif, inutile ou paresseux, je commettrais une dégradante lâcheté en acceptant de pauvres gens un morceau de leur pain. Allons, viens, mon enfant, peut-être ton repas de ce soir sera-t-il moins frugal que celui d’hier, car mes petites provisions étaient épuisées…

À chaque instant, pour ainsi dire, Claude Gérard me donnait ainsi un nouvel exemple de sa résignation, remplie cependant de dignité de soi ; je le suivis dans sa tournée.

En me rappelant plus tard ce nouvel incident de la journée, et en y réfléchissant, j’ai eu la mesure de la considération dont devaient jouir, parmi les populations, ces instituteurs… qui, les moyens matériels leur étant donnés, pourraient cependant, en vingt ans, changer la face d’un pays, et créer une génération toute nouvelle, par le seul fait de l’éducation… mais il est sans doute des raisons politiques qui s’opposent à cette grande régénération sociale…

Claude Gérard était généralement aimé, respecté même ; cependant, en raison de son existence misérable, et des fonctions accessoires qu’il remplissait, on le mettait au niveau d’un bon berger ou d’un honnête et intelligent garçon de charrue.

Les pauvres gens l’affectionnaient surtout : ce fut avec une cordialité fraternelle que ceux-là nous firent leur modeste offrande, l’un d’une petite mesure de légumes secs, l’autre de quelques fruits ; ailleurs c’était un peu de seigle, ou un boisseau de pommes de terre, somme toute, nous étions, comparativement, beaucoup moins bien traité par ceux des habitants du village qui avaient quelque aisance ; ceux-là éprouvaient contre l’instituteur une sorte de jalousie mêlée de dédain, qui se traduisait par de fréquentes tentatives d’humiliation ; mais l’on n’humiliait pas facilement Claude Gérard.

Quelques petits propriétaires, appartenant à la faction du curé, voyaient d’ailleurs l’école d’un mauvais œil ; ils trouvaient inutile, malséant, dangereux, de répandre l’enseignement dans la populace : — « Si tout le monde savait lire, — disaient ingénument ceux-là, — à quoi distinguerait-on l’enfant d’un homme qui a quelque chose, de l’enfant d’un homme qui n’a rien ? » Aussi ces vaniteux concouraient-ils de tout leur pouvoir municipal à rendre presque impossible l’école de Claude Gérard, le reléguant dans une étable infecte, malsaine, et défendant aux gens qu’ils pouvaient tenir dans quelque dépendance, d’envoyer leurs enfants à sa classe. Chez ces superbes personnages, notre collecte fut mince et presque toujours injurieusement donnée. Une moitié de pain d’une dureté de roche, quelque morceau de lard rance, ou quelque fromage moisi, telle fut à-peu-près notre récolte chez plusieurs notables du village.[5]

Deux ou trois fois cependant, au milieu de ces rudes épreuves, tout malheureux enfant abandonné, vagabond, mendiant que naguère j’étais encore, je sentis mon cœur se révolter, mon front rougir de colère en entendant de dures et méprisantes paroles accompagner la dédaigneuse aumône qu’on nous jetait… Mais, à ma surprise croissante, l’inaltérable sérénité de Claude Gérard ne se démentait pas, et, par son attitude, par son maintien, par sa physionomie, il semblait ne pas soupçonner un moment que l’on pût songer à l’humilier. Cette conscience d’être toujours au-dessus de l’outrage n’est-elle pas quelquefois le comble de la dignité ?

Nous revînmes à l’école, mon panier et le sac de Claude Gérard à-peu-près remplis.

Le jour tirait à sa fin ; la neige continuant de tomber abondamment, s’était, durant notre absence, amoncelée devant la porte de l’étable. Claude Gérard, voulant déblayer l’entrée, chercha la pelle que nous avions oubliée au cimetière, ainsi que la houe, après avoir creusé et comblé la fosse de la mère de Régina.

— La pelle est restée près de l’arbre vert dans le cimetière, — dis-je à Claude Gérard, — je vais aller la chercher, Monsieur…

— Soit, mon enfant, — me répondit-il, — car si la neige s’amoncelle en dehors de l’étable, au moindre dégel nous serons inondés ; mais trouveras-tu bien ton chemin ?

— Oh oui, Monsieur, soyez tranquille, — et je me dirigeai rapidement vers le cimetière.




CHAPITRE VII.


la neige.


Quoique la lune eût à traverser d’épais nuages gris et neigeux, chassés par un vent violent, sa clarté suffisait à me guider : je distinguais parfaitement les objets.

Je me rapprochais du cimetière avec une sorte de satisfaction mélancolique, distrait durant tout le jour des pensées dont Régina était l’objet, je m’abandonnais tout entier à ces souvenirs ; heureux de songer que je vivrais désormais non loin de la dernière demeure de la mère de Régina… de sa mère qu’elle paraissait si douloureusement regretter… c’était à la fois pour moi et une consolation et un lien de plus qui m’attachait à cette enfant. Je me promettais de soigner avec un pieux respect ce tombeau devant lequel je l’avais vue agenouillée… de le défendre contre l’invasion des plantes parasites ; au printemps, je me proposais d’y transplanter quelques fleurs rustiques, dans le fol espoir que si Régina revenait jamais, elle trouverait du moins ce tombeau entretenu avec un soin dont elle serait touchée, et dont elle ignorerait toujours la source.

Je voyais enfin je ne sais quelle étrange coïncidence entre l’apparition inattendue de Régina, et la bonne résolution que j’avais prise de revenir au bien. Cet incident singulier était pour moi une sorte de consécration de cette pensée : que toutes mes bonnes tendances me rapprocheraient de Régina.

M’en rapprocheraient ?… non… ce n’est pas le mot, car je ne pouvais espérer de la revoir, bien moins encore de jamais l’approcher… mais il me semblait, tout en reconnaissant l’extravagance de cette passion enfantine et sans issue, que plus je deviendrais honnête homme, plus j’aurais pour ainsi dire le droit de songer à Régina, pensée douce et amère, secret sacré que je me promettais d’ensevelir pour toujours au plus profond de mon cœur.

Maintenant, mûri par les années, je m’expliquerais à peine, comme ces idées bizarres, je dirais presque d’une sensibilité raffinée, avaient pu naître chez un enfant de mon âge ; mais je les comprends, en faisant la part de cette précocité de sensations que l’exemple des amours de Basquine et de Bamboche avait éveillée et développée en moi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En m’abandonnant à ces réflexions, je m’acheminais lentement vers le cimetière.

La brise, redoublant de violence, avait chassé une partie des nuages qui jusqu’alors obscurcissaient la lune ; elle brilla bientôt d’un vif éclat, la neige cessa de tomber ; mais elle couvrait tout le champ du repos comme un vaste linceul.

Le silence profond, solennel, était seulement interrompu par les sifflements aigus du vent du nord à travers quelques arbres verts.

Je n’avais jamais été poltron ; d’ailleurs ma vie vagabonde m’avait depuis long-temps familiarisé avec toutes sortes d’incidents nocturnes ; la neige couvrait la terre à une telle épaisseur, que je ne m’entendais pas pour ainsi dire marcher.

J’arrivai ainsi non loin du cyprès auprès duquel j’avais le matin laissé la pelle et la houe après m’être caché derrière le tronc de cet arbre durant l’enterrement de la mère de Régina.

Soudain je m’arrêtai, frappé de stupeur et d’effroi.

Au lieu de voir à quelques pas de moi la fosse comblée ainsi que nous l’avions laissée le matin, et couverte d’une couche de neige, comme le reste du sol, cette fosse avait été ouverte… récemment sans doute, car deux tas de terre noirâtre, s’élevant de chaque côté de ce large trou, tranchaient sur la blancheur de la neige dont le terrain était couvert.

Si cette violation sacrilège n’eût pas atteint la tombe de la mère de Régina, peut-être aurais-je reculé devant la pensée de pénétrer ce sinistre mystère ; mais l’indignation, la colère, redoublèrent mon courage ; sentant néanmoins le besoin d’être prudent, je m’avançai sans bruit avec une extrême précaution, et j’atteignis l’arbre vert derrière lequel je m’étais blotti le matin ; je retrouvai là notre lourde pelle de chêne ; la pioche avait disparu.

Jusqu’alors je n’avais entendu aucun bruit, je prêtais l’oreille avec attention, lorsque tout-à-coup je sentis une forte odeur de fumée de tabac qui s’exhalait de la fosse ouverte.

Un pressentiment me dit que l’homme dont la figure sinistre m’avait frappé dans la matinée, et qui fumait cyniquement sa pipe en regardant les funérailles, violait en ce moment cette tombe… car j’entendis bientôt une sorte de piétinement suivi de plusieurs coups, bruits sourds qui semblaient sortir des entrailles de la terre… Soudain une main invisible lança la pioche sur le revers de la fosse, puis je vis paraître la tête, et ensuite le buste d’un homme… il s’aidait de ses mains pour sortir de l’ouverture béante, et il venait sans doute d’abandonner sa pipe, car il tenait entre ses dents un paquet qui semblait assez lourd…

Je reconnus l’homme que j’avais vu le matin.

Caché par le tronc du cyprès et par l’ombre qu’il projetait, je ne pouvais être aperçu de ce misérable… Je restai immobile, ne sachant que faire, craignant d’être découvert, et attendant des circonstances mes seules inspirations.

Cet homme, que j’appellerai désormais le cul-de-jatte (je dirai tout-à-l’heure comment j’acquis la conviction que tel était ce personnage), cet homme, l’exécrable instituteur de Bamboche, étant sorti tout entier de la fosse, redressa un moment sa haute et robuste taille, fatigué sans doute de s’être tenu si long-temps courbé. Prenant alors à la main le paquet que j’avais remarqué, il jeta les yeux de côté et d’autre, avisa le cyprès derrière lequel j’étais blotti, et s’en approcha.

Je retins ma respiration ; me ramassant sur moi-même, je me fis aussi petit que possible, afin de rester inaperçu dans l’ombre et derrière l’abri qui me cachait.

Le cul-de-jatte s’approcha encore… je me crus mort…

Heureusement, au lieu de faire quelques pas de plus, il s’assit par terre sur le sommet d’un petit talus, et il me tourna ainsi complètement le dos, pendant qu’il dénouait le paquet qu’il avait tenu entre ses dents pour sortir plus facilement de la fosse ; c’était un mauvais mouchoir où se trouvaient jetés pêle-mêle différents objets volés par lui, sans doute, dans le cercueil…

Le cul-de-jatte mit le paquet entre ses jambes, et s’occupa d’examiner attentivement son butin à la clarté de la lune, ne craignant pas sans doute d’être surpris à cette heure de la nuit.

L’inspiration que j’attendais des circonstances me vint subitement : ayant, par un mouvement involontaire, rencontré sous ma main le manche de la lourde pelle dont je m’étais servi le matin, je me levai debout, sans faire le moindre bruit ; et d’ailleurs, le vent, agitant bruyamment les branches du cyprès, eût empêché le cul-de-jatte de m’entendre… Je pris à deux mains le manche de la pelle ; je la levai en l’air comme une massue ;… lorsque, calculant d’un dernier coup d’œil la portée de mon arme, je m’aperçus que, pour atteindre sûrement le cul-de-jatte et pouvoir lui asséner de toutes mes forces un coup sur le crâne, il me faudrait faire deux pas vers lui, et sortir absolument de ma cachette.

Un moment j’hésitai,… ma résolution m’abandonna. Le moindre bruit, la moindre hésitation dans mon attaque, pouvaient me perdre ;… car cet homme n’eût pas reculé devant un assassinat.

Mais la pensée de Régina vint à mon aide, je l’invoquai mentalement comme on invoque son bon ange. D’un bond je m’élançai ; la pelle retomba sur la tête baissée du cul-de-jatte avec la rapidité de la foudre, coup si violent, que la pelle se fendit en deux…

Le cul-de-jatte éleva un instant les bras comme pour les porter à son front ; puis les forces lui manquèrent, il tomba à la renverse, et resta sans mouvement… Craignant de l’avoir seulement étourdi, je lui assénai de nouveaux coups avec un emportement farouche ; bientôt le sang rougit la neige autour de nous.

La vue de ce sang me fit frissonner… je jetai la pelle loin de moi, tremblant d’épouvante, comme si j’eusse commis un crime… Mais je surmontai cette émotion en me disant qu’après tout je venais de frapper justement ce profanateur de tombes.

Je m’approchai du cul-de-jatte afin de lui enlever les objets dérobés dans la fosse.

Je vis un écrin ouvert, d’où s’échappaient une grosse chaîne d’or et un médaillon du même métal… puis plusieurs bagues où brillaient des pierres précieuses, arrachées sans doute aux mains du cadavre ; enfin un porte-feuille que le cul-de-jatte venait d’ouvrir, car une assez grande quantité de lettres qu’il renfermait étaient éparses çà et là… de l’une de ces lettres sortait un lacet fait de cheveux, auquel pendaient une petite croix d’acier bronzé et une médaille de plomb, grande comme une pièce de dix sous…

Ma première pensée fut de ramasser ces objets, et d’aller à l’instant les porter à Claude Gérard, en le prévenant de ce qui venait de se passer ; mais réfléchissant que le cul-de-jatte avait pu déjà mettre quelques bijoux dans ses poches, je me disposai à le fouiller, malgré une répugnance mêlée de crainte… Sa main, que je touchai, était glacée… cela m’enhardit… Il portait une mauvaise veste et un pantalon de drap. En tâtant les poches de sa veste, j’entr’ouvris accidentellement sa chemise presque en guenilles ; alors, à la clarté de la lune qui tombait en plein sur cet homme, je vis tatouée sur sa peau une tête de mort de grandeur naturelle qui couvrait presque entièrement la poitrine de ce misérable ;… les orbites de cette tête étaient remplis par deux yeux rouges ; elle tenait une rose entre ses dents.

— Le cul-de-jatte !… — m’écriai-je ; car souvent Bamboche m’avait parlé du sinistre tatouage que ce brigand portait sur sa poitrine, tatouage assez particulier pour que je ne conservasse pas de doute au sujet de l’identité de ce personnage.

— Le cul-de-jatte !… — répétai-je, toujours agenouillé à côté de cet homme. — Oh ! tant mieux !… tant mieux !… — m’écriai-je avec une joie farouche, — je suis content de l’avoir tué… après tout le mal qu’il a fait à Bamboche.

Et je continuai de fouiller ce bandit. Je ne trouvai rien dans les poches de la veste, si ce n’est un briquet, un cornet de tabac à fumer et un couteau-poignard ; mais quelle fut ma surprise et bientôt ma douleur, en trouvant dans les goussets de son pantalon les deux petits pistolets qui, la veille encore, étaient en possession de Bamboche !

Par quel hasard étrange cet homme s’était-il donc encore une fois retrouvé avec Bamboche dont il avait causé la perte ? En songeant à la mare de sang où, la nuit précédente, j’avais ramassé le petit châle de Basquine et les trois pièces d’argent, je ne pouvais douter de la complicité du cul-de-jatte dans ce nouveau crime, puisqu’il avait, en sa possession, les pistolets de Bamboche ; mais je me demandais la part que ce misérable avait pris à ce tragique événement, toujours pour moi environnée de mystère, car j’ignorais encore lequel de Bamboche ou de Basquine avait été victime, ou si tous deux avaient succombé.

D’un autre côté, je ne trouvai sur le cul-de-jatte aucun argent. Qu’était donc devenu la somme dérobée par Bamboche à Claude Gérard, somme qui avait pu seule tenter les meurtriers présumés de mes compagnons ?

Toutes ces pensées se présentant à la fois dans mon esprit, y laissaient le trouble et l’incertitude. Un moment je regrettai d’avoir tué ce bandit qui, seul peut-être, aurait pu m’éclairer sur le sort de mes compagnons ; mais, en songeant à sa vie, à ses crimes, je m’applaudis de mon action.

Je rassemblai donc dans un pan de ma blouse, la chaîne d’or, le médaillon, les bagues, le portefeuille où je remis les lettres, ainsi que le cordonnet de cheveux où étaient attachées une petite croix de bronze et une médaille de plomb, puis, laissant le cul-de-jatte étendu non loin de la fosse, je sortis précipitamment du cimetière afin d’aller avertir Claude Gérard de cet événement.

Il me reste un pénible aveu à faire…

Il s’agit de tentations mauvaises et d’une action honteuse… action dont le remords m’a poursuivi jusqu’au jour où, loin de me repentir de ce que j’avais fait… j’ai…

Mais hélas ! chaque chose a son heure…

Quelles qu’aient été les suites réservées par le hasard à un fait indigne en soi, je ne pouvais les prévoir à l’heure où je le commettais ; son indignité ne peut donc être atténuée en rien.

Je regagnais en hâte la demeure de Claude Gérard, regardant de temps à autre, et tout en marchant, les bijoux arrachés des mains du cul-de-jatte ; ils me paraissaient d’une énorme valeur.

— Ah !… si je rencontrais Basquine et Bamboche, quelle joie… — me dis-je, — comme nous aurions de quoi vivre long-temps ensemble avec l’argent de…

Mais ma pensée s’arrêta là… et, malgré ce retour aux dangereuses tendances du passé, je compris que, penser ainsi, c’était me rendre complice du cul-de-jatte… complice de la violation du tombeau de la mère de Régina ; je repoussai alors cette tentation avec horreur. Puis, malgré moi, je fus assailli d’une idée à la fois puérile et mauvaise.

— Non, non, — me dis-je, — je respecterai ces bijoux, mais ce portefeuille renferme des lettres… sans aucune valeur sans doute, puisque bientôt l’humidité de la tombe doit les anéantir… d’ailleurs personne maintenant ne peut soupçonner leur existence, elles ne manqueront à personne… En les gardant à l’insu de Claude Gérard, je ne fais tort à qui que ce soit… ce sera pour moi un grand bonheur de les posséder, et puis… le désir ardent de savoir ce qu’elles contiennent, sera pour moi le plus grand encouragement à apprendre à lire et à écrire.

Maintenant que j’y réfléchis de sang-froid, cette raison, ou plutôt cette excuse, que je donnais à une tentation coupable, me semble d’une puérilité stupide, incompréhensible ; cependant rien n’est plus vrai…

Il est du moins certain que, dès le lendemain de ce jour, je commençai à apprendre à lire et à écrire avec un zèle, avec une suite, avec une application opiniâtre dont Claude Gérard fut très-étonné. Mon unique but était la lecture de ces lettres, pensant que ce qu’elles m’apprendraient serait peut-être un lien mystérieux qui me rattacherait à Régina, à son insu et à l’insu de tous.

Je ne cherche pas à pallier cette action ; je tiens seulement à me rappeler sincèrement les raisons absurdes, mais réelles, qui m’ont poussé à un acte doublement coupable, car je ne retirai pas du portefeuille le cordonnet de cheveux ainsi que la petite croix d’acier bronzé et la médaille de plomb qui accompagnaient les lettres, m’autorisant aussi, pour garder ces objets, et de leur valeur insignifiante, et de cette pensée qu’ils devaient être perdus pour tout le monde.

Enfin, une autre raison de ce vol était le désir de posséder quelque chose qui eût appartenu à la mère de Régina, puisque je ne pouvais rien posséder qui eût appartenu à celle-ci.

Je me décidai donc à ce larcin, et, avant de rentrer chez Claude Gérard, j’allai provisoirement cacher dans une grange, attenant à notre étable, le portefeuille sous un tas de foin.

Quand j’entrai chez lui, Claude Gérard, assez inquiet de mon absence prolongée, s’apprêtait à venir à ma rencontre… Mais lorsque, après lui avoir raconté la violation de la tombe, et la mort du cul-de-jatte, j’eus remis à l’instituteur les bijoux et l’écrin, il m’embrassa tendrement, tout effrayé du danger que j’avais couru, loua beaucoup mon courage, en me disant néanmoins :

— Quoique la mort… même d’un criminel, nous charge toujours d’une grave responsabilité, mon pauvre enfant… car la mort est stérile… elle n’empêche pas les crimes d’avoir été commis, et elle rend impossible le repentir ou l’expiation salutaire… la vue d’une telle profanation, la peur d’être découvert et tué par ce misérable, légitiment ce meurtre… Il me faut, à l’instant, aller chez le maire, afin de déclarer cet événement ; puis j’irai recombler cette fosse si indignement profanée ; quant à toi, mon enfant, reste ici… réchauffe-toi dans l’étable, tu es transi de froid… À mon retour nous souperons…

Claude Gérard partit ; je n’eus pas le courage de l’accompagner ; je me sentais brisé par la fatigue et par les émotions de cette journée.

Dès que l’instituteur fut éloigné, ma première pensée fut de mettre à l’abri dans un endroit secret le porte-feuille que j’avais dérobé. Ayant long-temps cherché les moyens de cacher sûrement mon larcin, je découvris d’abord, sous une des mangeoires de l’étable, un pot de grès fêlé, pareil à ceux dont on se sert dans ce pays pour conserver le lait ; le portefeuille, quoique assez épais, pouvait parfaitement tenir dans ce vase ; je l’y déposai avec soin ; puis je creusai un trou assez profond sous la mangeoire, tout auprès du mur de l’étable ; après avoir bouché l’orifice du pot avec du foin, je le cachai dans ce trou que je remplis de terre bien battue.

Cette opération terminée, je m’assis sur un banc, et cédant à la fatigue, je ne tardai pas à m’endormir d’un sommeil fiévreux, troublé par des rêves bizarres, incohérents ; dans l’un de ces songes, ayant sans doute l’imagination frappée de ce que m’avait dit Claude Gérard au sujet des personnes plongées dans une profonde léthargie et enterrées toutes vivantes, il me sembla voir la mère de Régina sortir de son cercueil, belle, brillante, parée ; puis me regardant avec une ineffable douceur, elle me faisait signe de la suivre.

Au milieu de ce rêve, je fus éveillé en sursaut par Claude Gérard qui me secouait le bras ; j’ouvris les yeux ; sa blouse était couverte de neige… il tenait d’une main une lanterne, de l’autre une houe. Sa figure était d’une grande pâleur, ses traits me parurent bouleversées…

— Le misérable s’est échappé, — me dit-il, en déposant sa lanterne sur la table. — Ton coup l’aura seulement étourdi.

— Qui cela ? — lui dis-je avec stupeur.

— Le cul-de-jatte.

— Il n’est pas mort ! — m’écriai-je.

— En te quittant, — me dit Claude Gérard, — je suis allé chez le maire, il a pris deux hommes avec lui, et nous sommes arrivés au cimetière… Nous avons vu en effet la fosse ouverte, et auprès du cyprès la neige rougie de sang… Étourdi sans doute et blessé grièvement, au bout de quelque temps, ce bandit aura été rappelé à lui par la rigueur du froid ; nous avons tâché de suivre la trace de ses pas empreinte sur la neige. Il nous a été facile de voir qu’ils étaient traînants, mal assurés… Cette trace nous a conduits hors du cimetière, dans une prairie… Mais là, au bout d’une vingtaine de toises, ces empreintes devinrent de moins en moins visibles ; elles disparaissaient sous une nouvelle couche de neige, car il neigeait de nouveau et abondamment depuis une demi-heure… Bientôt la lune se coucha… Comme il y a de grands bois non loin de l’endroit où nous avons perdu la trace de ce misérable, et que la nuit était très-noire, nous avons renoncé à une poursuite inutile… Demain on fera prévenir la gendarmerie pour qu’elle se mette en quête… Je suis alors retourné seul au cimetière… Les objets précieux ont été replacés dans le cercueil. J’ai recomblé… la… fosse… — ajouta Claude Gérard d’une voix qui me sembla profondément altérée.

Puis son émotion fut si forte, qu’il s’arrêta en passant sa main sur son front baigné de sueur…

— Ah ! Monsieur, — lui dis-je, — si vous saviez quel rêve… je faisais quand vous m’avez éveillé !…

— Quel rêve ?

— Il me semblait voir… cette personne… enterrée ce matin… sortir de son cercueil… et…

— Tu as rêvé cela ! — s’écria Claude Gérard avec stupeur, — tu as rêvé cela !… — reprit-il.

Et il attachait sur moi un regard indéfinissable.

— Oui, Monsieur, — lui dis-je, tout surpris de l’importance qu’il semblait attacher à ce rêve ; — ce matin… vous m’aviez parlé de personnes qui…

— Ah ! c’est cela, — reprit Claude Gérard en paraissant accueillir, avec une sorte d’empressement, l’explication de mon rêve, — c’est cela… ton imagination frappée… Allons, c’est un songe étrange… étrange, — ajouta-t-il plus calme, — et Dieu merci ! ce n’est qu’un songe, car… la fosse est recomblée… et il ne reste que le souvenir de cette violation infâme… Allons, mon enfant, espérons que le misérable qui en a été l’auteur n’échappera pas à la justice. Mais, repose-toi, mon enfant. Quant à moi, je suis brisé de fatigue.

Et Claude Gérard se jeta sur son grabat.




CHAPITRE VIII.


les anniversaires.


Pendant les premiers jours qui suivirent l’inhumation de la mère de Régina, d’absurdes bruits avaient été répandus par quelques vieilles femmes du village au sujet de prétendues apparitions qui auraient eu lieu dans la petite maison isolée que la pauvre jeune femme avait occupé jusqu’à sa mort ; mais peu après ces rumeurs cessèrent, grâce aux efforts de Claude Gérard qui me parut singulièrement contrarié de cette superstitieuse crédulité, et de l’attention qu’elle attirait sur la petite maison, qui fut d’ailleurs vendue deux ou trois mois après.

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Du jour où j’avais vu Régina assistant aux funérailles de sa mère, de ce jour qui fut aussi le premier que je passai chez Claude Gérard, datait pour ainsi dire le commencement de ma réhabilitation ; je me plaisais avec une tristesse plus douce qu’amère à confondre ces deux anniversaires dans ma pensée.

J’avais d’ailleurs scrupuleusement accompli cette promesse faite à moi-même d’entretenir avec un pieux respect la tombe de la mère de Régina, modeste tombe où se lisait seulement gravé le nom de Sophie, nom de baptême de cette jeune femme, dernière humiliation infligée à sa mémoire, puisqu’on avait voulu que sa pierre funéraire ne portât ni le nom de sa famille ni le nom de son mari.

Claude Gérard, profondément touché de la triste fin de cette infortunée, avait approuvé mon désir de préserver ce tombeau d’une dégradation prochaine. Je l’entourai d’un treillage rustique qui, des deux côtés, venait circulairement aboutir au gros cyprès derrière lequel je m’étais blotti à la vue de Régina ; puis, tout autour de la pierre tumulaire, je plaquai du gazon bien vert, et je sablai de beau sable jaune l’étroite allée qui contournait cette petite pelouse ; j’avais enfin ménagé, pour la saison des fleurs des bois et des prés, une plate-bande en forme de corbeille à l’extrémité du gazon.

Plusieurs fois par semaine, je venais passer dans ce jardinet mélancolique une partie des récréations que m’accordait Claude Gérard.

L’hiver détruisit les dernières fleurs que j’avais plantées durant l’automne qui précéda le premier anniversaire de ces funérailles ; mais, vers le milieu de février, les perce-neige et les primevères sauvages dont nos prairies étaient couvertes, commencèrent de fleurir, et, le 27 février au matin, jour du bout-de-l’an, j’avais changé la plate-bande de la pelouse, alors très-verte, en une véritable corbeille de fleurs rustiques lilas et blanches, couleurs mélancoliques et douces d’une fraîcheur charmante.

Ma tâche accomplie, le sable de l’allée bien nivelé, je m’étais un instant reposé sur un banc de bois élevé par moi au pied du cyprès…

M’abandonnant alors à mes souvenirs, je pensais qu’à cette même place, une année auparavant, j’avais, pour la première fois, revu Régina… depuis son enlèvement dans la forêt de Chantilly.

Soudain, un bruit de chevaux de poste et de voiture, d’abord lointain, se rapprocha de plus en plus ; un secret pressentiment me fit tressaillir, j’éprouvai au cœur une violente commotion…

Bientôt la voiture s’arrêta ; quelques secondes après je vis Régina s’avancer, vêtue de noir, comme elle l’était l’année précédente.

La vieille servante lui donnait la main, le mulâtre à sombre figure suivait quelques pas en arrière.

Je restai un moment immobile, à la fois charmé, ravi et cependant frappé de stupeur ; mais voyant Régina s’approcher, je me sauvai aussi épouvanté que si je m’étais rendu coupable de quelque mauvaise action ; je franchis d’un bond l’entourage du jardin, et je m’élançai à travers champs, non sans entendre pourtant une exclamation de surprise et de joie que la vue des fleurs qu’elle s’attendait si peu à trouver sur la tombe de sa mère, arracha sans doute à Régina.

J’arrivai en hâte chez Claude Gérard.

— Mon ami ! — m’écriai-je en entrant (il avait désiré que je l’appelasse ainsi), — mon ami, si l’on vient demander qui a soigné la tombe de cette pauvre jeune dame, je vous en supplie, ne dites pas que c’est moi.

Mon inquiétude, mon effroi, mon désir d’échapper à la reconnaissance légitime que méritaient mes soins désintéressés, étonnèrent vivement Claude Gérard ; il devina que je ne lui disais pas tout… Depuis un an, son influence sur moi avait beaucoup augmenté ; aussi, pressé de questions, je n’eus pas la force de lui taire mon secret, c’est-à-dire mon amour enfantin pour Régina.

Je cachai pourtant à Claude Gérard le vol du porte-feuille et de la petite croix, la honte m’empêcha toujours de lui faire cet aveu.

Je m’attendais à voir mon maître irrité contre moi ; il n’en fut rien ; seulement il me dit :

— Dans quelques années, mon enfant, je te rappellerai la confidence que tu viens de me faire ; jusque-là continue d’entretenir cette tombe avec vénération ; si l’on s’informe, je dirai que c’est moi qui ai accompli ce devoir, ou plutôt que tu as agi par mon ordre.

Régina voulut, en effet, savoir qui avait pris tant de soin du tombeau de sa mère ; avant de quitter le village, le mulâtre, domestique de confiance, se rendit lentement au presbytère pour s’enquérir du fait. Le curé était absent, mais, à son défaut, le mulâtre trouva dame Honorine qui, avec une merveilleuse présence d’esprit mercantile, répondit :

— C’est par ordre de M. le curé que notre fossoyeur a entretenu cette tombe avec tant de soin. Cet homme est payé pour cela, vous n’avez donc rien à lui donner, Monsieur. Mais votre offrande revient de droit à la fabrique, et si vous le désirez, on continuera au même prix.

Le mulâtre fit donc son offrande à la fabrique, conclut le même marché pour les années suivantes, et repartit le soir même avec Régina qui, de ce moment, crut toujours que les soins donnés au tombeau de sa mère avaient été et étaient des soins intéressés et payés.

Depuis ce jour, chaque anniversaire de la mort de la mère de Régina fut pour moi la source d’émotions indéfinissables. L’année se passait ainsi presque rapidement, grâce à l’impatience, à l’anxiété mêlée d’espérance et de crainte avec laquelle j’attendais ce jour unique entre tous les jours, qui ramenait Régina au village.

Lors du troisième anniversaire, ayant remarqué du creux d’une haie où je m’étais blotti, que Régina restait auprès de la tombe de sa mère jusqu’à la nuit, quelle que fût l’inclémence du temps, j’avais, au moyen d’une natte de paille, maintenue par des perches, improvisé une sorte de toit au-dessus du banc adossé au cyprès ; je me félicitai d’autant plus de cette précaution que la neige tomba presque sans interruption durant cette journée.

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Ce fut ainsi que, d’année en année, je vis Régina grandir, et d’enfant devenir jeune fille. Ces rencontres, seulement annuelles et sans transitions, me rendaient plus frappant encore le développement des grâces de sa personne et de sa beauté qui devint éblouissante.

Lorsque Régina eut atteint l’âge d’environ seize ans, la perfection de sa taille élancée, la régularité de ses traits, le charme élégant et fier de sa démarche et de ses moindres mouvements étaient incomparables. Ses trois signes d’un noir d’ébène comme ses cheveux, rendaient plus éclatante encore la transparente fraîcheur de son teint et la pourpre de ses lèvres.

À chaque anniversaire sa physionomie exprimait, non plus une douleur poignante, mais une mélancolie grave et résignée, un profond recueillement… Elle restait quelquefois une heure, immobile, son front dans sa main, comme si elle eût opiniâtrement cherché la clé de quelque mystère ; souvent elle paraissait frémir d’une impatience pénible ; un jour, du fond de la cachette où je me blottissais d’habitude, je vis, en suite d’une de ces longues méditations, une indignation douloureuse contracter ses traits, des larmes couler sur ses joues, et elle s’écria :

— Oh ! ma mère ! ma mère !… je vengerai ta mémoire !…

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J’étais entré enfant chez Claude Gérard, j’y devins homme ; grâce à ses soins, à sa sollicitude toute paternelle, j’acquis en peu d’années une certaine instruction ; du reste, plus j’y songe, plus je suis émerveillé de la puissance de volonté dont Claude Gérard était doué : malgré des difficultés, des empêchements de toute nature, depuis l’insalubrité presque mortelle de son école, depuis le manque de livres les plus élémentaires, que les parents trop pauvres ne pouvaient donner à leurs enfants, et que lui ne pouvait non plus leur procurer (il suppléait en partie à cette pénurie par des manuscrits imitant l’imprimé, qui lui coûtaient une partie de ses nuits), jusqu’à la malheureuse et coupable insouciance des familles et au mauvais vouloir des autorités de la commune, Claude Gérard obtenait généralement des résultats incroyables.

Loin de borner l’éducation de ses élèves à la lecture et à l’écriture, il leur donnait autant que possible une institution utile et pratique pour leur condition.

Ainsi ses enseignements, clairs, simples, variés, touchaient et résolvaient toutes les questions fondamentales de l’agriculture, appropriées à la culture de la contrée qu’il habitait, sauvegardant ainsi toute une jeune génération contre les préjugés et la routine.

De plus, deux fois par semaine, Claude Gérard conduisait ses écoliers chez un petit nombre d’artisans établis dans la commune ; là, chacun, selon son goût, apprenait du moins les premiers rudiments d’un de ces états manuels, pour ainsi dire indispensables au cultivateur isolé dans sa ferme, à de grandes distances des villages ; ainsi la plupart des écoliers de Claude Gérard, devenant un peu charpentiers, serruriers et maçons, pouvaient au besoin étayer une charpente affaissée, ferrer une charrue ou consolider un mur crevassé ; afin d’obtenir des artisans ces leçons pratiques pour ses écoliers qui d’ailleurs leur servaient ainsi d’apprentis deux fois par semaine, et les aidaient dans leurs travaux, Claude Gérard donnait à ces artisans eux-mêmes certaines notions de géométrie et de mécanique élémentaires, applicables à leur profession, et très-nécessaires au charpentier pour la coupe et l’assemblage des bois, au maçon pour la taille des pierres et la bâtisse, au serrurier pour le calcul des ressorts, des poids et des leviers.

Les dimanches on herborisait et l’on apprenait à connaître et à employer une foule de plantes rustiques douées de vertus salutaires ; le jeudi, Claude Gérard enseignait le chant par une méthode admirable de simplicité, de clarté, dans laquelle les signes si horriblement indéchiffrables de l’écriture musicale étaient remplacés par des chiffres ordinaires, 1, 2, 3, 4, etc., etc., connus et lisibles par tous les enfants[6]. Claude Gérard écrivait lui-même ces simples et commodes partitions que ses écoliers copiaient ensuite ; chacun possédait ainsi sous un petit volume une sorte de bibliothèque musicale. L’influence de la musique sur les mœurs est un fait évident, que je n’insisterai pas à ce sujet ; l’effet de ces voix d’enfants et d’adultes à l’église le dimanche était plein de charme ; souvent aussi par de belles soirées d’été on se rassemblait pour chanter sous une futaie de grands arbres.

Claude Gérard complétait l’instruction de ses écoliers par l’explication sommaire et lucide des principaux phénomènes de la nature, et par quelques notions élémentaires d’hygiène, si indispensables à la salubrité des classes pauvres.

Quelques notions sur la loi (que personne n’est censé ignorer, et que l’immense majorité ignore de fait) en ce qui touche les principaux droits et devoirs des citoyens, l’analyse succincte des événements les plus importants, les plus glorieux de notre histoire, terminaient l’éducation des adultes.

Dans ces derniers enseignements, rapides, incomplets, mais tout palpitant de patriotisme, Claude Gérard enseignait, si cela se peut dire, l’amour de la france.

« — Mes enfants, — disait-il toujours, — vous avez deux mères… à qui vous devez amour, tendresse et respect, à qui vous devez votre sang, votre vie… c’est votre mère… c’est la France… Envers toutes les deux, les liens, les devoirs sont les mêmes… faire rougir l’une… c’est faire rougir l’autre… enorgueillir celle-ci… c’est enorgueillir celle-là… Avant tout, ayez donc le culte de la France… soyez fier de lui appartenir, de la servir, de la défendre… de la venger… cette bonne vieille mère… »

Cette ardente et naïve croyance à un être de raison qui s’appelle la France, saint enthousiasme qui a enfanté les immortels prodiges de la France républicaine… ferait sourire de pitié bien des esprits forts de ce temps-ci. Mais les rustiques intelligences, droites, énergiques et aimantes, qui s’étaient façonnées aux enseignements de Claude Gérard, avaient encore la candeur de s’enflammer d’un bel amour pour la patrie ; ils ignoraient que le patriotique élan de nos glorieux pères de 93 touchait au ridicule et au chauvinisme, injure inventée pour flétrir le niais et farouche dévoûment au pays, ainsi que disent ces mêmes esprits forts de la lâcheté, comme les appelait Claude Gérard.

Aussi, plus tard, les écoliers de l’instituteur, devenus hommes, éprouvaient un certain orgueil à servir la France, lorsque venait l’heure du recrutement ; c’est librement, fièrement, qu’ils payaient l’impôt du sang, au lieu de tâcher à lui échapper en se jetant dans les bois, pour y mener une vie de révolte et de vagabondage ; aussi les gens les plus hostiles à l’instituteur avouaient que, depuis dix ans qu’il avait action sur l’éducation des enfants, les réfractaires, autrefois si nombreux dans le pays, devenaient de plus en plus rares.

Encore une preuve frappante de l’influence de l’éducation, incomplète sans doute, mais remplie d’honorabilité, si cela peut se dire, que Claude Gérard était parvenu à donner à ces enfants, grâce à des prodiges d’intelligence, de dévoûment et de volonté.

Voici un fait bien remarquable :

La révolution de juillet éclata : dans beaucoup de provinces (la nôtre fut du nombre) il y eut quelques velléités de troubles, bientôt comprimées ; certains souvenirs de la révolution furent exploités par quelques hardis meneurs ; de malheureux paysans plongés dans la misère, dans l’ignorance, jaloux et haineux parce qu’ils étaient misérables et exploités, se laissèrent entraîner à des pensées de violence ; une partie de la population de deux communes voisines de la nôtre, s’étant soulevées aux cris de Guerre aux châteaux ! vinrent chez nous afin de recruter des jeunes gens pour marcher sur un magnifique château, situé à quelque distance de notre village, et occupé par un propriétaire jouissant d’une fortune considérable.

Je n’oublierai jamais cette journée, dont le résultat imprévu dut un instant avoir une si grande influence sur ma destinée.

Cette bande de paysans armés de fusils, de faux, de fourches, précédée d’un tambour, et, chose assez étrange, du serpent de l’une des paroisses, avait un aspect funeste et redoutable. Elle fit halte sur la grande place de notre village ; un roulement fut battu, les chefs appelèrent aux armes tous les bons enfants pour aller retourner le château de Saint-Étienne.

Bientôt prévenu de cet événement, Claude Gérard sortit de chez lui, et causa longuement avec les meneurs de cette bande, pendant que le maire et le curé fuyaient éperdus. Après cette conférence, l’instituteur promit de lever en une heure une vingtaine de garçons résolus, et de marcher à leur tête contre le château.

En effet, une demi-heure après, vingt-cinq jeunes gens de notre paroisse, armés tant bien que mal, se joignaient à la première bande sous la conduite de Claude Gérard, qui demanda comme faveur de former l’avant-garde.

Durant le trajet du village au château, ceux dont nous étions les auxiliaires, s’exaltant par leurs cris, par leurs chants, s’abattirent sur une maison isolée, y défoncèrent deux ou trois barils de vin, et l’ivresse vint se joindre à tant d’autres excitations mauvaises.

Notre troupe, loin de participer à cette orgie, profita de ce désordre et de ce retard pour marcher rapidement vers le château, sans que le restant de la colonne s’en inquiétât le moins du monde ; nous faisions après tout notre métier d’avant-garde.

Nous arrivâmes au château de Saint-Étienne. Claude Gérard me montra de loin le propriétaire de cette magnifique résidence. Ce personnage, ne soupçonnant pas le danger dont il était menacé, se promenait dans une avant-cour avec sa femme, ses enfants et plusieurs dames. Pour nous rendre au château, il fallait traverser un pont jeté sur un canal qui entourait le parc. Claude Gérard nous ordonna de garder ce pont, et quoi qu’il pût en arriver, d’en refuser le passage… à nos auxiliaires, sur lesquels nous avions cinq ou six cents pas d’avance.

Claude Gérard, allant alors droit au maître du château qui commençait à s’inquiéter de ces rassemblements armés, lui dit :

— Monsieur… ne craignez rien… une cinquantaine d’hommes, égarés par la misère ou par de mauvais conseils, ont résolu d’attaquer votre maison ; ils sont venus dans notre village nous demander main-forte ; au bout d’un quart d’heure de conférence avec eux, j’ai compris qu’il me serait impossible de les dissuader de leur dessein ; je me suis donc décidé à les accompagner afin de vous protéger au besoin… Monsieur, j’ai rassemblé ces braves garçons que vous voyez là-bas gardant le pont ; je ne désespère pas encore de calmer ces malheureux égarés dont nous nous sommes faits les auxiliaires pour les maintenir. Si je ne puis y parvenir, ces jeunes gens que j’ai amenés, et moi, nous vous défendrons ; ne m’ayez aucune reconnaissance. Monsieur, — dit Claude Gérard au propriétaire stupéfait, — je ne vous connais pas, mais en nous opposant, même au péril de notre vie, à un acte de violence que rien n’autorise, et qui n’a pas même le prétexte d’une vengeance légitime, c’est la cause, c’est l’honneur du peuple dont moi et ces jeunes gens faisons partie, que nous défendons. Rassurez-vous donc, Monsieur, tout ce que des gens de cœur peuvent humainement tenter, nous le tenterons pour faire respecter votre personne et votre propriété.

Puis Claude Gérard revint dans nos rangs, recommanda de nouveau la garde du pont, défendit qu’aucun de nous l’accompagnât, afin d’éviter une collision, et seul il s’avança vers la bande à moitié ivre qui n’était plus qu’à quelques pas de nous. Il fallut le sang-froid, la résolution, l’incroyable autorité que possédait naturellement Claude Gérard pour dominer la fureur de nos auxiliaires, lorsqu’il voulut leur faire comprendre la déloyauté et l’indignité de l’action qu’ils allaient commettre. L’un de ces malheureux, dans son exaspération, porta un coup de fléau à Claude Gérard ; mais, quoique blessé, celui-ci, doué d’autant de vigueur que de courage, terrassa son adversaire, le mit hors de combat, et continua d’en appeler aux généreux sentiments de ses adversaires. Le plus grand nombre fut sourd à ses exhortations, et marcha tumultueusement vers le pont ; mais une minorité assez considérable, cédant à l’influence de Claude Gérard, se rangea de son côté.

Que dire de plus ? Après une lutte heureusement courte et peu meurtrière, nos agresseurs se débandèrent en désordre de crainte d’une seconde attaque. Nous passâmes la nuit sous les arbres du parc, et, le lendemain, au point du jour, bien certains qu’aucun danger ne menaçait plus le château, nous revînmes au village.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut au retour de cette expédition que Claude Gérard me dit ces mots que je n’oublierai jamais :

— Sais-tu, mon enfant, quels sont les instituteurs de ces deux communes dont la jeunesse a voulu se porter à ces violences ? Sais-tu entre quelles mains les gens qui gouvernent ont laissé tomber la sainte mission d’élever les enfants de ces deux villages et d’en faire d’honnêtes gens ? L’un de ces instituteurs est un cabaretier qui fait l’usure lorsqu’il n’est pas ivre. L’autre est un forçat libéré.[7] Hélas ! tels instituteurs, tels élèves.

— C’est impossible ! — m’écriai-je, — il n’y aurait pas de termes pour flétrir un mépris si criminel de ce qu’il y a de plus sacré au monde : l’éducation de l’enfance !

Claude Gérard me sourit amèrement, et me dit :

— Je n’accuse jamais à tort, mon enfant… Ce que je te dis est vrai… Sans doute ceux qui gouvernent, n’ont pas spécialement choisi un usurier ivrogne ou un forçat libéré pour dispensateurs de l’éducation du peuple,… mais les gouvernants, dans leur infernal machiavélisme, savent rendre les fonctions d’instituteur si précaires, si misérables, si humiliantes, si intolérables, qu’elles ne peuvent être acceptées que par des gens qui comme moi se vouent par conviction à ce dur sacerdoce, ou bien par des ignorants, des infirmes, des gens grossiers, ou des misérables que la justice a flétris.

— Mais dans quel but, — dis-je à Claude Gérard, — abaisser ainsi ces fonctions qui devraient être si hautement honorées ?…

— Dans quel but ? mon enfant ? — reprit Claude Gérard avec son triste et doux sourire, — parce que ces pouvoirs-là tiennent à gouverner des êtres abrutis par l’ignorance, par la misère ou par une crédulité superstitieuse,… parce que ces pouvoirs-là redoutent les populations éclairées auxquelles l’éducation donne la conscience de leurs droits et de leur force… Aussi fait-on tout au monde pour que les écoles des frères envahissent et remplacent nos écoles… Les frères façonnent l’enfance au renoncement de toute dignité humaine et à un servilisme dégradant… tu as lu leurs livres… ceux du P. Gobinet entre autres… et tu vois les générations que préparent à la France ces moines mystérieux dont personne ne connaît la règle et dont le souverain est à Rome.

— Mais ce calcul est horrible… — m’écriai-je, — et il est plus absurde encore. Hier, nous avons vu à quels excès peuvent se porter des malheureux égarés par de mauvais enseignements.

— Mon pauvre enfant, le pouvoir craint peu la violence ;… il l’écrase dans le sang,… mais il redoute les idées, que le fer et le plomb n’atteignent pas… Et, malheureusement, il faut le dire, le pouvoir a souvent les parents des enfants pour complices forcés, dans ces tendances abrutissantes… Et pourtant, si un père est civilement responsable devant la société des fautes que son enfant peut commettre jusqu’à un certain âge,… pourquoi ce père ne serait-il pas aussi, moralement et civilement, responsable de l’ignorance de son fils… l’ignorance… source de tout le mal… comme la misère ?…

— En effet, — dis-je à Claude Gérard, — cela serait juste.

— Hélas ! mon pauvre enfant… tant de choses sont justes… et qui s’occupe à les faire prévaloir ? Dans certains pays, il est vrai, le père qui n’envoie pas ses enfants à l’école est puni d’une amende… Il y a du bon dans cette mesure : car souvent il faut imposer sévèrement le bien… Et pourtant… une telle mesure serait-elle applicable ici ? Vois autour de nous : telle est la misère des populations, que ces pauvres gens ne peuvent se passer des services que leurs enfants leur rendent, soit en gardant les troupeaux tout le jour, soit en travaillant à la terre malgré la faiblesse de leur âge. Alors… que veux-tu ? Obligés de faire gagner à leurs enfants, par un rude travail, le peu de pain qu’ils leur donnent, ils ne peuvent les envoyer à l’école, et l’on n’a pas la force de blâmer ces malheureux parents. Oh ! misère !… misère !… — ajouta Claude Gérard avec un douloureux accablement ; — misère ! seras-tu toujours la source de tout mal sur la terre… ne viendra-t-il donc jamais le jour de la répartition légitime… et du bonheur de tous !…

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CHAPITRE IX.


les adieux.


Lors de la profanation de la tombe de la mère de Régina par le cul-de-jatte, j’avais soustrait un portefeuille contenant une grande quantité de lettres ainsi qu’une petite croix de fer bronzé et une médaille de plomb.

Afin d’atténuer à mes propres yeux ma honteuse action, j’avais fait un singulier compromis avec moi-même : je m’étais juré de ne lire ces lettres que le jour où Claude Gérard me reparlerait de mes confidences au sujet de Régina.

Peu de temps après l’un des derniers anniversaires auquel j’avais, selon ma coutume, assisté invisible, Claude Gérard me dit :

— Mon enfant… tu dois avoir à cette heure seize ou dix-sept ans… Il y a quelques années, tu m’as fait l’aveu de l’amour précoce que tu ressentais pour Mlle Régina. Cette passion, quoique explicable par l’influence des tristes exemples que tu avais eus sous les yeux dans ta première enfance, était si peu en harmonie avec ton âge, que je n’ai voulu ni t’en parler, ni t’en blâmer… Cet enfantillage pouvait s’effacer peu à peu de ton cœur ; alors pourquoi te le rappeler ? Cet amour devait-il au contraire persister ? Je ne pouvais te blâmer… je t’ai attentivement étudié,… je suis convaincu de l’excellente action que cette passion a eue sur toi, et qu’elle aura, je crois, long-temps encore… Un tel amour, quoique sans aucun espoir, et peut-être même parce qu’il est sans espoir, est, pour un cœur comme le tien, la meilleure sauvegarde contre les entraînements de l’âge. Mais il faut bien te le dire, mon cher enfant, que cet amour est pour toi sans espoir : ne te fais aucune illusion, Régina est de la plus éblouissante beauté, son pieux respect pour la mémoire de sa mère annonce une âme noble et tendre ; son caractère est sans doute d’une rare fermeté, sa volonté d’une grande énergie, car elle a dû avoir de grandes difficultés à obtenir de son père la permission de faire chaque année un voyage de deux cents lieues pour venir prier un jour sur la tombe de sa mère. J’ai su que le père de Régina, sans avoir une grande fortune, est riche cependant ; il appartient à la plus ancienne noblesse. Sa fille parait fière de sa naissance, puisque, il y a deux ans, une plaque émaillée représentant les armoiries de sa famille, a été apportée par elle et incrustée, d’après ses ordres, au milieu de la pierre humble et nue sous laquelle reposent les restes de sa mère… Cet orgueil de race, je ne le blâme pas, chez cette jeune fille ; dans cette circonstance, elle a voulu sans doute protester contre la honte dont on semblait vouloir poursuivre la mémoire de sa mère…

Claude Gérard, en prononçant ces derniers mots, s’arrêta ; il parut ému, et resta quelque temps silencieux.

Assez surpris, je le regardais avec attention ; il semblait réfléchir. Puis, quelques paroles lui vinrent aux lèvres ; mais je ne sais quelle pensée le retint, puis il me dit d’un air grave et pénétré :

— Quoiqu’il arrive, et quoique le hasard puisse peut-être t’apprendre un jour, mon cher enfant, n’oublie jamais qu’il est quelque chose au-dessus de la plus tendre affection… C’est le respect qu’on doit à une promesse sacrée.

— Je ne vous comprends pas, — lui dis-je, de plus en plus étonné.

— Tout ce que je te demande, — reprit-il, — c’est de ne pas oublier ce que je viens de te dire au sujet de la mère de Régina… Il se peut que l’avenir t’explique le sens de ces paroles, maintenant incompréhensibles pour toi. Enfin, pour en revenir à Régina, mon cher enfant, cette jeune fille est donc admirablement belle et riche, elle est fière de sa haute naissance, et son caractère est aussi résolu que son cœur est généreux. Or, ces qualités naturelles, ces avantages du rang et de la fortune, sont autant d’obstacles insurmontables élevés entre toi et Régina. Aime-la donc comme tu l’as aimée jusqu’ici, invisible et inconnu… pour elle… Songe toujours à la distance incommensurable qui te sépare de cette jeune fille ; qu’elle soit l’étoile brillante qui guidera ta vie dans la voie du bien… Lorsque tu auras quelque tentation mauvaise, évoque par la pensée la fière et belle figure de Régina, et tu rougiras de tes funestes tendances… On adore… on vénère Dieu… on se sent soutenu par lui… dans le bien… on le redoute dans le mal ; et pourtant il n’apparaît pas à nos regards… il ne communique pas avec nous… Qu’il en soit ainsi de l’influence de Régina sur toi…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir du jour où j’eus cet entretien avec Claude Gérard, profitant d’une heure de solitude, je déterrai le pot de grès que j’avais souvent visité, et j’en tirai le porte-feuille avec un violent battement de cœur, et la rougeur au front, comme si je me rendais coupable d’un indigne abus de confiance.

Quelle fut ma surprise, mon désappointement en retirant les lettres du portefeuille qui les contenait !

Les lettres n’avaient pour adresse que des initiales, et cette correspondance était écrite d’une écriture indéchiffrable pour moi (je sus plus tard que les lettres étaient écrites en allemand, et voilà pourquoi je sais l’allemand). Néanmoins, je les dépliai soigneusement une à une, espérant en trouver une écrite en français. Vain espoir, il me fut impossible d’en lire une seule.

Je trouvai du moins parmi ces papiers un objet singulier ; c’était une petite couronne (couronne royale… je l’appris aussi plus tard) d’une forme particulière, découpée à jour dans une feuille de métal d’or très-mince. Cette couronne, fixée par deux fils de soie jaune et bleu, au milieu d’un carré de parchemin assez épais, était entourée de lignes symboliques bizarres, et d’S et de W entrelacés en chiffres.

Au-dessous de la couronne on lisait cette date en français :

Vingt-huit décembre 1815.
Rue du Faubourg du Roule, no 107.
Onze heures et demie du matin.

Puis au-dessous de cette date, et en allemand, cinq lignes de longueur inégale et d’écritures différentes, La première, la troisième, et la cinquième ligne, étaient écrites d’une main ferme, tandis que la deuxième et la quatrième ligne étaient tracées plus finement et d’une manière moins assurée.

Cet objet bizarre me surprit beaucoup ; je cherchai en vain à pénétrer le sens des signes symboliques qui le couvraient en partie ; la couronne d’or surmontant cette date, excitait aussi vivement ma curiosité, mais nul moyen de la satisfaire.

Je remis tristement le parchemin, la croix, la médaille, les lettres dans le portefeuille, m’ingéniant à trouver un moyen de savoir, sans éveiller les soupçons de Claude Gérard, en quelle langue étaient écrites ces lettres.

Un incident, hélas ! inattendu vint couper court à mes préoccupations à ce sujet…

Il me fallut quitter Claude Gérard.

J’étais entré chez lui enfant, j’en sortis homme, moins par l’âge (j’avais dix-huit ans environ) que par la raison et par une expérience précoce acquises à une rude école.

Durant ces années passées auprès d’un homme rempli de savoir, doué des plus rares qualités, philosophe pratique s’il en fut, mon intelligence se développa ; mon esprit se cultiva ; mon caractère acquit une trempe vigoureuse, et j’appris enfin une profession manuelle, celle de charpentier, qui pouvait m’être une ressource contre les mauvais jours.

Ces résultats ne furent pas soudains : souvent j’eus à lutter contre d’amers, de profonds découragements causés par la vie pauvre, rude, sans avenir, à laquelle je me trouvais enchaîné ; j’eus à subir des accès de tristesse désespérée en songeant à mes deux compagnons d’enfance dont j’avais continué d’ignorer absolument le sort et que, de souvenir, j’aimais aussi tendrement que le jour même de notre séparation.

J’eus à contenir enfin des ressentiments pleins de violence contre les indignes ennemis de Claude Gérard. Car jamais son admirable résignation ne s’était lassée, jamais son calme, à la fois digne et stoïque, ne s’était démenti, tandis que l’animadversion de ses persécuteurs, au lieu de s’apaiser, s’était exaspérée jusqu’à la rage. Aussi, après une résistance sublime d’humilité, d’abnégation, de renoncement… il dut succomber, car, chose étrange, c’est à force de soumission aveugle aux plus brutales exigences, aux plus criantes injustices de ses ennemis, que Claude Gérard trouva long-temps le moyen de les réduire à l’impuissance, qu’il parvint à conserver l’humble condition qu’il occupait dans ce village.

Mais vint enfin le jour du triomphe de l’ennemi le plus acharné, le plus infatigable de Claude Gérard : c’est nommer le curé de la commune.

Ce prêtre indigne, après des intrigues, des calomnies, des manœuvres infâmes, parvint à jeter la défiance et la froideur entre l’instituteur et les pauvres gens qu’il s’était depuis long-temps affectionnées ; puis ce but, si opiniâtrement poursuivi depuis des années, une fois atteint, il fut facile alors d’arriver à forcer Claude Gérard à abandonner la commune.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les derniers moments que je passai auprès de l’instituteur seront toujours présents à ma pensée.

Vers la fin de décembre 1832, lui et moi nous étions réunis dans le réduit, séparé de l’étable par des claies à troupeaux.

Un jour sombre, pluvieux, pénétrait à travers la petite fenêtre par laquelle je m’étais introduit, huit ans auparavant, chez l’instituteur pour le voler en compagnie de Bamboche et de Basquine. (Je dois dire, pour atténuer quelque peu cette honteuse action, que, grâce à mon travail comme aide-charpentier, j’étais parvenu en deux années à rembourser cette somme à Claude Gérard, qui put ainsi restituer le dépôt qu’on lui avait confié.)

Ce matin-là donc, à la pâle lueur de l’aube d’un jour d’hiver, Claude Gérard marchait dans la chambre à pas lents, muet et le front courbé.

Assis sur le grabat où j’avais passé la première nuit de mon entrée dans cette humble maison, j’appuyais nonchalamment une de mes mains sur un petit sac de voyage déposé à côté de moi.

Claude Gérard, vêtu selon sa coutume, d’une mauvaise blouse et chaussé de sabots où s’enfonçaient ses pieds nus, avait beaucoup vieilli ; des rides nombreuses creusaient son visage, ses cheveux grisonnaient déjà vers les tempes, mais l’expression grave et doucement mélancolique de ses traits était toujours la même. Seulement à ce moment son visage semblait contracté par une violente émotion, qu’il tâchait de comprimer. Enfin, parvenant à la vaincre, il me dit d’une voix calme en étendant sa main vers la fenêtre :

— C’est par là… mon enfant, qu’il y a huit ans… tu t’es introduit dans cette demeure… L’abandon, la misère, le mauvais exemple, l’ignorance t’avaient poussé au vol… aujourd’hui tu as dix-huit ans, tu vas sortir d’ici… honnête homme, instruit et capable de te suffire à toi-même.

— Ô mon ami !… ne croyez pas que jamais j’oublie…

— Écoute-moi, mon cher enfant, — dit Claude Gérard en m’interrompant, — je te rappelle le point dont tu es parti, et le chemin que tu as parcouru jusqu’à ce jour… non pour me glorifier du bien que je t’ai fait, mais afin que ce dernier regard jeté sur ta vie passée te donne la force d’envisager tranquillement l’avenir. Depuis le moment où je t’ai recueilli, j’ai suivi ta vie pas à pas, jour par jour ; témoin de ces luttes, de ces épreuves dont tu es sorti à ton honneur, j’ai pu reconnaître ce qu’il y a en toi de bon, de généreux et d’énergique persistance à suivre la bonne voie. Courage donc, mon enfant… Accepter, ainsi que tu l’as fait, une vie laborieuse, rude, sans joies, sans plaisir, et seulement éclairée un jour par année par la brillante apparition d’une jeune fille que tu dois toujours aimer sans espoir… n’oublie jamais cela ; enfin cette vie de renoncement, d’abnégation, la supporter sans amertume, sans révolte contre le sort, c’est beau, c’est bien, mon enfant…

— Hélas ! mon ami… dans cette voie rude et pénible… si les forces me manquaient parfois… vous étiez là… quelques mots de vous me donnaient un nouveau courage. Mais, à cette heure, mon cœur se brise en songeant qu’il faut vous quitter pour long-temps… pour toujours peut-être.

— Pour toujours… non, non, mon enfant. On est parvenu à me chasser de cette commune… après une lutte de dix années ; mais enfin… dans la commune où je vais me rendre je ne rencontrerai pas, je l’espère, les mêmes haines… Eh bien ! l’an prochain peut-être la personne chez laquelle tu te rends à Paris, t’accordera-t-elle un congé de quelques jours… Alors, pauvre enfant, nous aurons une grande joie… nous qui en avons eu si peu…

— Ah ! mon ami, si vous l’aviez voulu… je ne vous aurais pas quitté… j’aurais continué de partager vos travaux…

— Non, non, mon enfant… cet avenir ne saurait être le tien… une position inespérée s’offre à toi… ne pas l’accepter serait insensé ; tu n’auras jamais de protecteur plus bienveillant que M. de Saint-Étienne. Il a cru contracter envers moi une grande dette de reconnaissance, parce qu’il y a deux ans j’ai sauvé son château du pillage.

— Et sa vie, peut-être… et cela au péril de la vôtre, mon ami…

— Soit… mais sauf quelques livres élémentaires pour ma classe, j’ai toujours refusé les offres qu’il m’a faites pour me témoigner sa gratitude… il a cru enfin trouver le moyen de me le prouver. Il joue maintenant un rôle important à Paris. En cherchant un homme intègre et sûr pour remplir auprès de lui un poste de confiance, il m’a écrit et m’a proposé d’être son secrétaire intime, acceptant d’avance mes conditions… J’ai refusé…

— Vous avez refusé pour vous, mon ami, mais accepté pour moi…

— Parce que j’ai entrevu là pour toi une position honorable ; j’ai répondu de toi, cœur pour cœur… M. de Saint-Étienne a, je ne sais pourquoi, tant de confiance en moi, que, malgré ta jeunesse, il t’accepte comme secrétaire… à l’essai, il est vrai, mais cet essai pour toi, je ne le redoute pas… Encore une fois, mon enfant, tu le vois, cette condition est inespérée, il faut se hâter de l’accepter.

— Et c’est pour m’assurer ce sort si calme, si heureux, que vous vous résignez à poursuivre votre pénible carrière.

— Si humble, si misérable qu’elle soit, mon enfant, cette carrière est désormais sacrée pour moi… Je le dis sans orgueil, tu l’as vu : malgré tant d’obstacles à surmonter, j’ai souvent obtenu d’heureux résultats… Cette récompense me suffit… faire d’une génération de pauvres enfants ignorants, déjà presque abrutis par la misère, une génération d’hommes intelligents, honnêtes, instruits et laborieux, cela est beau… cela est grand, vois-tu ? et cela fait prendre en grand dédain ou en grande pitié toutes les indignités dont on m’accable… Maintenant le bien est fait ici… que m’importe leur haine ?

Puis Claude Gérard ajouta avec une pénible émotion :

— Ah !… si je n’avais pas d’autres chagrins que ceux dont mes ennemis tâchent de m’accabler…

— Je vous entends, mon ami… cette pauvre folle… que vous alliez à la ville visiter chaque semaine… Maintenant vous allez être bien éloigné d’elle…

Claude Gérard garda long-temps le silence ; ses traits étaient contractés, il semblait pensif, agité ; enfin paraissant faire un grand effort sur lui-même, il me dit :

— J’ai un aveu à te faire… j’ai hésité long-temps… mais si pénible que me soit cet aveu, je ne dois pas me taire ; puisque nous allons nous quitter… peut-être suis-je sage, peut-être suis-je insensé dans ma franchise… l’avenir décidera.

— Un aveu pénible à me faire, vous, mon ami ? — dis-je à Claude Gérard avec étonnement.




CHAPITRE X.


le mystère.


— Oui, — me dit Claude Gérard, — cet aveu me sera pénible, parce qu’il te prouvera que j’ai douté de toi… et de moi.

— Et pourquoi ?

— Tu te rappelles cette absence de quinze jours que tu as faite, il y a à-peu-près un an, après ta maladie ?

— Oui, mon ami, vous avez voulu que j’allasse passer ma convalescence à quelques lieues d’ici… espérant que le changement d’air la hâterait.

— Eh bien !… pendant ton absence, — me dit Claude Gérard avec un embarras involontaire, — quelqu’un est venu ici… te demander.

— Moi ?… et qui cela ?

— Un de tes compagnons d’enfance…

— Bamboche, — m’écriai-je, avec une émotion de joie impossible à rendre. — Ainsi mes craintes n’étaient pas fondées,… il vit,… il ne m’a pas oublié…

Puis, sentant les larmes me venir aux yeux, j’ajoutai : — pardon,… mon ami,… mais si vous saviez ce que j’éprouve…

— Je le comprends, mon enfant, et je suis loin de blâmer ton attendrissement… Voici donc ce qui s’est passé pendant ton absence, il y a un an de cela :

J’étais ici, un matin, je vois entrer un jeune homme de grande et robuste taille, d’une figure énergique, et vêtu, il m’a semblé, avec plus de luxe que de goût.

— Monsieur, m’a-t-il dit, — il y a environ sept ans que vous avez recueilli un enfant abandonné, c’est du moins ce que je viens d’apprendre par les informations que j’ai prises dans ce village. — Et quel intérêt portez-vous à cet enfant, Monsieur ? — dis-je à cet homme en l’examinant avec autant de surprise que de curiosité. — Cet enfant… est mon frère, — me répondit-il. — Votre frère !… — lui dis-je, — et me rappelant tes confidences et le portrait que tu m’avais souvent fait de Bamboche, je répondis :

— Vous n’êtes pas le frère, mais le camarade d’enfance de Martin, vous vous appelez Bamboche. — Malgré son air assuré, audacieux même, cet homme se troubla, et me dit en fronçant le sourcil : — Peu vous importe qui je suis, Monsieur, je veux voir Martin. C’est avec la plus grande peine que je suis parvenu à retrouver ses traces, et je vous dis, moi, que je le verrai, — ajouta-t-il d’un ton menaçant. — Je haussai les épaules, et je lui répondis froidement : — Et je vous dis, moi, Monsieur, que vous ne le verrez pas : depuis quinze jours Martin a quitté ce village. — Et à cette heure où est-il, Monsieur ?… — s’écria Bamboche avec emportement, — je veux le savoir. — C’est impossible, Monsieur, — lui dis-je.

— Mon enfant, je ne pourrai jamais te donner une idée, — ajouta Claude Gérard, — de l’instance opiniâtre de Bamboche pour savoir où tu étais, employant tous les tons, depuis la menace (il en vit bientôt la vanité) jusqu’à la prière la plus humble, et, je serai vrai, la plus touchante ; je restai inflexible. Alors, croyant m’ébranler par sa franchise, il m’avoua le vol que vous aviez commis autrefois, et voulut mettre dans ma main une bourse pleine d’or pour m’indemniser ; je repoussai la bourse, et je répondis que tu étais parvenu à me rendre cette somme en travaillant trois fois par semaine comme aide-charpentier. Bamboche tenta un dernier effort : il me dit que depuis deux mois à peine qu’il se trouvait dans une position brillante, il n’avait eu qu’une pensée, qu’un but, te retrouver, et qu’après des efforts inouïs pour se rappeler la route et les lieux que vous aviez autrefois parcourus, il y était parvenu… et que c’était alors que je voulais te soustraire à son amitié. Il y eut dans les paroles de ce singulier homme un mélange d’astuce et de sincérité, d’effronterie et de sensibilité profonde, qui me frappa et me toucha malgré moi, et cette impression même m’affermit encore plus dans ma résolution de ne pas te laisser voir à Bamboche. Je connais les hommes ; j’étais et je suis encore certain que ton compagnon d’enfance n’avait pu gagner honnêtement l’existence luxueuse qu’il voulait partager avec toi. Il me l’avoua d’ailleurs avec une cynique franchise, car il me dit à ce propos : — Je n’ai pardieu pas gagné mon argent en travaillant pour le prix Montyon, mais foi de Bamboche, la justice la plus chatouilleuse n’a pas le droit de regarder dans mes poches. — Je restai inflexible. Trois jours durant, Bamboche, espérant vaincre ma résistance, revint chaque matin de la ville voisine, où il s’était arrêté. Voyant enfin l’inutilité de ses efforts, il se décida à repartir. Ses dernières paroles que je m’attendais à trouver amères et irritées, furent au contraire respectueuses et pénétrées : — Tout bandit que vous me croyez, — me dit-il, — je ne suis pas sot ; quoique jeune, j’ai déjà rudement rôti le balai. Je sais mon monde, et je suis sûr que vous êtes un homme comme il y en a peu… Aussi, — ajouta-t-il avec ironie, — vous êtes parqué dans le coin d’une étable…

— Toujours le même… — dis-je à Claude Gérard.

— Oui, j’ai bien retrouvé le caractère que tu m’as dépeint, mais avec une sorte d’usage du monde, une facilité de parole, et un cynisme railleur que j’étais loin de m’attendre à trouver chez lui. — Après tout, — reprit-il, — vous avez dû faire de Martin un digne et solide garçon ; il y avait de l’étoffe : vous n’avez eu qu’à tailler en plein dans cette brave et loyale nature, car Martin ne mordait au mal que du bout des dents, et non pas comme moi, à pleins crocs… Seulement, quoiqu’il y mordît peu et n’en mangeât guères, le pauvre garçon n’osait pas en dégoûter les autres.

— Pauvre Bamboche ! — dis-je à Claude Gérard.

— Comme toi, — me répondit-il, — ces mots de Bamboche m’ont touché. — Mais vous, — lui dis-je, — vous qui croyez au bien, et qui pouvez même l’admirer, comment ne le pratiquez-vous pas ?

— Et que vous a-t-il répondu, mon ami ?

— Voyez-vous, mon digne Monsieur, — a repris Bamboche, — je crois à une belle statue de marbre, à l’attitude fière, à la figure douce et grave, comme doit l’être maintenant celle de Martin ; je l’admire, cette belle statue, qui, malgré pluie et veut, orage et tempête, reste immobile et sereine sur son piédestal… Oui, je trouve cela superbe… foi de Bamboche, c’est un spectacle que j’aime… Seulement, comme je suis de chair et non de marbre, je n’essaie pas de me faire statue… et je me dis : — Va, roule ta bosse dans l’ouragan… mon vieux, — ajouta-t-il en terminant par cette plaisanterie grossière.

— Malgré cette dernière grossièreté, la première image était grande ! — m’écriai-je ; — quel développement a donc pris l’esprit de Bamboche ?…

— Oui, — me dit gravement Claude Gérard, — cette image est grande, mais elle est fausse. L’homme fort, quoique fait de chair, peut devenir de marbre pour résister à l’ouragan des mauvaises passions. Néanmoins, je fus frappé comme toi de ce singulier langage, tour à tour trivial, cynique et élevé… Comme toi je me demandais à quelle école cet enfant perdu pouvait avoir acquis ces raffinements de pensée qui çà et là se remarquaient dans son langage…

Mais Bamboche, après un moment de silence, reprit d’une voix émue :

— Allons, adieu, Monsieur ; peut-être vaut-il mieux pour Martin que je ne le voie pas… je m’entends. Embrassez-le donc pour moi… mais là… de tout cœur… Ah ! vous êtes bien heureux… vous !… — ajouta-t-il en portant brusquement la main à ses yeux. — Dites-lui que je l’aime ni plus ni moins qu’il y a huit ans… et que je n’y comprends rien. Car, tonnerre de Dieu ! je n’étais pas tendre, et je suis devenu diablement coriace. Ça ne fait rien… pour lui je n’ai pas changé… dites-lui ça… et que, quand il le voudra, je suis à lui, tête et cœur, bourse et bras… enfin, à vie et à mort… comme chez la Levrasse… et s’il vient jamais à Paris… voilà mon adresse… Ne craignez rien pour lui… je peux être utile même à un honnête homme…

— Et cette adresse ! — m’écriai-je involontairement et les yeux pleins de larmes.

— Cette adresse… — dit Claude Gérard en faisant un pas vers sa petite table noire du tiroir de laquelle il tira une enveloppe cachetée, — la voici… Je l’ai mise sous ce pli, mon cher enfant… Une fois à Paris tu seras libre d’en prendre connaissance.

Je saisis vivement l’enveloppe que je considérai silencieusement avec une sorte de crainte.

Claude Gérard poursuivit :

— J’ai long-temps hésité, mon enfant, à te faire cette confidence ; c’est de cette hésitation dont je m’accuse auprès de toi… Je devais être assez certain de la solidité des principes que je t’ai donnés, et de la fermeté de ton caractère pour ne te rien cacher… Cependant, j’ai long-temps redouté pour toi l’influence souvent irrésistible d’une amitié d’enfance… Il ne se passait presque pas de jour où tu ne me parlasses de tes anciens compagnons pour regretter, il est vrai, que, comme toi, ils n’eussent pas rencontré un guide austère et sûr… mais cette préoccupation même prouvait la persistance de ton affection pour Basquine et pour Bamboche.

— Et Basquine, — m’écriai-je, — il ne vous en a rien dit ?

— Rien…

— Pauvre petite ! Elle aura sans doute été victime du crime dont j’ai trouvé quelques traces…

— Il faut espérer que non, mon cher enfant… — me dit Claude Gérard ; puis il reprit :

— Telles ont été les raisons qui m’avaient engagé à te cacher mon entrevue avec Bamboche ; l’avenir décidera si j’ai eu tort de ne pas persister dans ma résolution… Un mot encore à ce sujet… Si… chose impossible d’ailleurs, je t’avais envoyé à Paris sans ressource, sans appui, sans une protection assurée. Dieu m’est témoin que je ne t’aurais instruit ni de la venue de Bamboche, ni des moyens de le retrouver peut-être à Paris… mais tu te rends dans cette ville avec la certitude d’occuper à ton arrivée un poste honorable auprès d’une personne honorable. Je dois donc être sans crainte… et ne pas me repentir d’avoir eu confiance en toi.

— Non, non, mon ami… vous ne vous repentirez pas de cette confiance — lui dis-je.

Et prenant l’enveloppe qui renfermait l’adresse de Bamboche ; je la déchirai… à moitié… car, je l’avoue… je ne sais quelle puissance invincible me retint, je n’eus pas le courage d’achever cette lacération…

Claude Gérard ne m’avait pas quitté des yeux ; il avait vu que je n’avais déchiré qu’à moitié l’enveloppe qui contenait l’adresse de Bamboche ; il sourit doucement, et me dit :

— Je te comprends, pauvre enfant…

Puis il ajouta, en s’animant :

— Allons, pas de faiblesse, soyons plus sûr et de toi, et de moi… Pourquoi donc, après tout, renoncerais-tu à l’espoir de voir cet ancien compagnon de tes malheurs ? Est-ce parce qu’il a continué de marcher dans la voie mauvaise ? Qui nous dit que la bonne influence de ton amitié ne lui sera pas salutaire ? Est-ce parce que notre ami est malade, que nous devons l’abandonner sans secours aux progrès de la maladie qui le ronge ? Non, non, mon enfant, tout bien considéré, je ne redoute plus cette entrevue pour toi. Tu n’as rien à y perdre… et ton ami a tout à y gagner.

Je partageai bientôt la généreuse conviction de Claude Gérard ; mes craintes s’évanouirent, toute ma fermeté revint.

— Maintenant, — reprit Claude Gérard, après un assez long silence et avec une émotion pénible, — maintenant, mon enfant, un dernier mot de mes intérêts personnels.

Je le regardai avec étonnement, il poursuivit :

— Ton protecteur, en t’acceptant pour remplir les fonctions qu’il me destinait, m’écrit qu’il ne se croit pas encore quitte envers moi… Cette fois, j’accepte ses offres, et, dans la lettre d’introduction que voici, et que tu lui remettras dès ton arrivée à Paris, je lui demande une faveur… une grande faveur…

— Vous, mon ami ?

— Oui, et je te conjure de lui rappeler cette demande, de crainte qu’au milieu du chaos de ces affaires, il ne l’oublie.

— Et cette faveur ?

— La commune dans laquelle je vais me rendre, est située à proximité d’une ville importante. Il est probable que là aussi se trouve une maison d’aliénés… Dans ce cas…

— Je comprends… votre pauvre folle…

— Oui, je regarderais comme une précieuse faveur qu’elle pût y être transférée… je pourrais la voir… presque aussi souvent que je la voyais ici… et mes soins lui sont devenus plus nécessaires que jamais…

— Plus nécessaires que jamais ? Expliquez-vous, mon ami.

Claude Gérard ne me répondit pas ; ses traits exprimèrent une angoisse pénible, son front rougit comme s’il eût ressenti quelque secrète honte…

— Je ne t’ai pas confié ce nouveau chagrin, — me dit-il, — parce que je ne puis penser à cet événement sans un mélange de douleur et d’épouvante ; il est des choses si horribles, que l’on éprouve une honte mortelle… rien qu’à les raconter… Mais en te faisant connaître ce sinistre secret… tu comprendras mieux encore l’importance de la demande que je fais en faveur de cette malheureuse créature. Hélas !… je croyais que la misère, que la dégradation humaine ne pouvait aller au-delà de la perte de la raison ; je me trompais… — ajouta Claude Gérard avec un effrayant sourire.

— Oui, — reprit-il, — ce qui est arrivé à cette infortunée me prouve que je me trompais…

— Que dites-vous ?…

— Écoute… et tu verras que toutes les horreurs dont ton enfance a été témoin chez ces misérables saltimbanques, ne sont rien auprès de cette monstruosité. Ceci s’est passé par une fatalité étrange le lendemain du jour où je vis ici Bamboche pour la dernière fois… Mais, — ajouta Claude Gérard en s’interrompant, — pour te faire comprendre ce qu’il y a d’affreux dans ce mystérieux événement… quelques détails sont indispensables… La maison de fous a un grand jardin, qui d’un côté est borné par des bâtiments et de l’autre par la cour de la meilleure auberge de la ville… La pauvre femme dont je te parle, malgré les horribles chagrins qui l’ont rendu insensée, est encore d’une beauté remarquable…

Et Claude Gérard mit ses deux mains sur ses yeux…

Je n’osai interrompre son pénible silence ; il reprit bientôt en frémissant :

— Je te disais qu’elle était encore d’une beauté remarquable. Sa folie, d’abord furieuse, est devenue tellement inoffensive, qu’on lui accordait une grande liberté… On lui permettait de se promener dans une partie réservée du jardin qui, je te l’ai dit, longeait d’un côté les dépendances d’une auberge… Un soir, et je te le répète, par une fatalité étrange, c’était le lendemain du jour où Bamboche était venu ici pour la dernière fois… un soir donc, cette infortunée, qui éprouvait une sorte de bien-être quand on la laissait se promener au clair de lune, se trouvait dans le jardin de la maison d’aliénés.

Claude Gérard fit une nouvelle pause et reprit :

— Maintenant, par un mystère jusqu’ici impénétrable…

Claude Gérard ne put continuer ce récit.

Un petit garçon entra tout essoufflé dans notre réduit et s’écria :

— Monsieur le maître ! voilà la patache qui passe au bout du village ; elle ne peut pas attendre plus de cinq minutes… car elle est en retard, et le conducteur craint de ne pas rejoindre la diligence au relais…

— J’aime mieux cela, — me dit brusquement Claude Gérard, comme s’il eût été soulagé d’un grand poids, — je ne sais si j’aurais osé achever… mon cœur se déchirait et se soulevait à la fois… Je t’écrirai…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Puis Claude Gérard me tendit les bras.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette séparation me causa une des plus horribles douleurs que j’aie ressenties de ma vie.

Et cette douleur, un hasard cruel me la fit boire jusqu’à la lie.

La patache qui me conduisait au relais où je devais trouver la diligence de Paris, traversait dans sa longueur la genetière sur laquelle donnait la petite fenêtre de Claude Gérard.

Je parcourus ainsi, pour quitter le village, le même chemin que j’avais autrefois suivi pour aller au rendez-vous où Bamboche, Basquine et moi devions nous trouver après le vol commis chez Claude Gérard.

De la banquette où j’étais assis, je vis au loin l’instituteur, debout à sa petite fenêtre, et me faisant de la main un dernier adieu…

Je pus à peine étouffer mes sanglots. La voiture tourna… tout disparut à mes yeux.

Puis, dernière épreuve, la patache atteignit la montée conduisant à la croix de pierre au pied de laquelle j’avais trouvé le petit châle de Basquine dans une mare de sang.

Au bout d’une heure, nous atteignîmes le relais, et je pris place dans la diligence de Paris.

Le protecteur que je devais à la paternelle bonté de Claude Gérard, avait payé mon voyage, et fait les avances nécessaires pour que j’arrivasse à Paris vêtu convenablement.

Cette idée d’aller vivre à Paris… ambition de tant de gens forcés de vivre en province, ne me causait aucun de ces éblouissements joyeux auxquels j’aurais dû m’attendre… Loin de là, en songeant à Claude Gérard et à l’isolement de cœur auquel j’allais être condamné, c’est avec une tristesse mêlée de regrets et presque de crainte que je m’acheminai vers la grande ville.




CHAPITRE XI.


les recherches.


Dès mon arrivée à Paris, en descendant de diligence, je pris un fiacre, j’y plaçai mon modeste bagage, et je me fis conduire chez M. de Saint-Étienne, mon futur protecteur, rue du Montblanc, no 90, adresse écrite sur la lettre d’introduction que m’avait donnée Claude Gérard. Il était environ trois heures de l’après-midi, lorsque la voiture s’arrêta devant une maison de belle apparence.

À mon grand étonnement, je vis sous la voûte de la porte-cochère deux ou trois groupes de personnes qui s’entretenaient avec vivacité, pendant que des domestiques allaient et venaient dans la cour d’un air effaré.

Cherchant du regard la loge du portier, je m’approchai des groupes, et j’entendis ces mots, échangés entre divers interlocuteurs :

— C’est un grand malheur !

— Et bien inattendu.

— Qui aurait dit cela hier ?…

— Et sa femme, et ses enfants qui sont sortis, dit-on, depuis midi ! et qui ne savent rien.

— Quand ils vont rentrer… quelle nouvelle…

— C’est terrible !

Quoique inexplicables pour moi, ces paroles me causèrent une vague inquiétude ; je me dirigeai vers la loge du portier ; elle était vide. Après avoir quelque temps hésité, je m’adressai à un domestique en livrée qui traversait rapidement la cour, et je lui dis :

— M. de Saint-Étienne est-il visible ?…

Cet homme s’arrêta, me regarda comme si ma question l’eût à la fois surpris et indigné ; puis il me répondit brusquement en haussant les épaules et passant son chemin :

— Vous ne savez peut-être pas que Monsieur vient d’être frappé d’apoplexie, et qu’on a rapporté le corps il y a une heure.

Et le domestique me laissa immobile de stupeur.

Cette triste nouvelle était parfaitement claire, et je ne pouvais, je ne voulais pas y croire ; aussi, avec cette obstination puérile, assez habituelle aux désespérés qui s’opiniâtrent à espérer à tout prix, je m’approchai de l’une des personnes qui composaient le groupe, et je lui dis :

— Il n’est sans doute pas vrai, Monsieur, que M. de Saint-Étienne ait été frappé d’apoplexie, ainsi qu’on en fait courir le bruit ?

— Comment, un bruit, Monsieur ? Mais rien n’est malheureusement plus vrai… J’étais là, il y a une heure, lorsqu’on a ramené le corps de M. de Saint-Étienne dans sa voiture… C’est un bien grand malheur pour sa famille…

— Oh ! bien grand, — m’écriai-je involontairement ; puis j’ajoutai : — mais… il reste sans doute quelque espoir ?

— Aucun, Monsieur, aucun. L’événement est arrivé ce matin, sur les dix heures, au ministère de l’intérieur, où se trouvait M. de Saint-Étienne. L’on a envoyé chercher, bien entendu, les meilleurs médecins de Paris,… et…

Mon interlocuteur s’interrompit. Une certaine agitation s’éleva tout-à-coup dans les groupes, à la vue d’un domestique tout haletant qui, accourant de la rue, s’écria, en s’adressant à celui de ses camarades auquel j’avais déjà parlé, et qui semblait placé en vedette :

— Voilà Madame… j’ai vu la voiture…

À ces mots, l’autre domestique monta précipitamment les marches d’un perron, et, presque aussitôt, un homme âgé, à cheveux blancs, sortit du rez-de-chaussée en essuyant ses yeux remplis de larmes, et se dirigea vers la voûte de la porte-cochère, resta un instant sur le seuil, d’où il fit sans doute signe d’arrêter à la voiture qui s’approchait, puis il sortit rapidement dans la rue.

— Ce vieux monsieur est de la famille, — dit l’une des personnes des groupes, — il ne veut pas laisser cette pauvre dame et ses enfants rentrer ici pour apprendre tout-à-coup un malheur si imprévu…

— On va probablement les emmener chez des parents, — dit un autre.

Si insignifiants que soient ces détails, je ne les ai pas oubliés, parce que, pour moi, chacun de ces mots portait coup, en détruisant les dernières et folles espérances que j’avais conservées jusqu’à la fin.

C’en était fait…

En quelques minutes, je venais de voir mon avenir s’écrouler ; je me trouvais à Paris sans le moindre appui, presque sans ressources, car, sur la somme généreusement envoyée par mon protecteur à Claude Gérard, pour payer mon voyage et me vêtir, il me restait à-peu-près dix francs.

Ma première pensée fut d’aller aussitôt retrouver Claude Gérard, mais le voyage coûtait cent vingt francs, et, pour retourner à pied à notre village, il m’eût fallu quinze ou vingt jours.

Stupide, inerte, épouvanté, incapable de prendre aucune résolution, je ne sais combien de temps je restai ainsi sous cette porte-cochère, d’où les groupes s’étaient peu-à-peu retirés.

Le portier de la maison, me remarquant à la fin, me dit :

— Monsieur, qu’est-ce que vous faites là ?

Je tressaillis et le regardai d’un air hagard. Il fallut qu’il réitérât sa question, je ne trouvais rien à lui répondre. Enfin, reprenant un peu courage, et tirant de ma poche la lettre de Claude Gérard :

— Hélas, Monsieur, — dis-je au portier, — je viens de deux cents lieues d’ici, porteur de cette lettre pour M. de Saint-Étienne, qui devait être mon protecteur… et en arrivant j’apprends qu’il est mort… je ne connais personne à Paris, et je suis presque sans ressources.

Mon accablement, la sincérité de mon accent, la vue de la lettre que je lui montrais, touchèrent sans doute le portier, il me répondit :

— Mon pauvre jeune homme, c’est bien malheureux, en effet… je vous plains, mais à cela je ne peux rien… il faut attendre quelques jours… Si vous étiez si fort recommandé à feu Monsieur, Madame fera peut-être quelque chose pour vous… mais, quant à présent, vous comprenez qu’il n’y a pas moyen de parler de rien à Madame, au moment où elle vient de faire une perte pareille… il faut patienter quelque temps.

— Patienter… Monsieur !… — m’écriai-je avec amertume, — je vous l’ai dit, je ne connais personne à Paris… je n’ai aucune ressource…

— Je n’y puis rien, mon pauvre jeune homme ; revenez dans une quinzaine de jours ; peut-être alors pourrez-vous voir Madame, — me répondit le portier en me reconduisant peu-à-peu vers la porte, qu’il referma sur moi.

Dans une complète ignorance des usages de Paris, et absorbé par la pensée de mon entrevue avec M. de Saint-Étienne, j’avais laissé à la porte de l’hôtel le fiacre dont je m’étais servi, et dans lequel se trouvait mon petit paquet.

— C’est donc à l’heure que nous marchons, bourgeois ? — me dit le cocher lorsque la porte de l’hôtel de M. de Saint-Étienne se fut refermée sur moi. — Heureusement, j’ai regardé ma montre aux messageries, il était deux heures vingt-cinq… Où allons-nous, bourgeois ?

Je ne compris pas la signification de ces paroles du cocher : Nous marchons à l’heure… paroles que je ne savais pas si menaçantes pour mes faibles ressources… D’ailleurs j’étais atterré par cette question qui résumait si nettement mon cruel embarras :

— Où allons-nous ?

Où aller en effet ?

Soudain je me rappelai Bamboche.

— Quelle Providence ! — pensai-je ; — et combien Claude Gérard a eu raison de m’engager à conserver son adresse !

Ouvrant aussitôt l’enveloppe qui la contenait, j’y trouvai une carte satinée, où je lus en lettres gravées presque imperceptibles :

Le capitaine Hector Bambochio, 19, rue de Richelieu.

Quoique ce grade militaire, et que cette terminaison étrangère du nom de mon ami d’enfance me surprissent étrangement, et me laissassent beaucoup à penser, je me trouvais dans une situation trop critique… et, je le dis en toute sincérité, j’éprouvais un trop vif désir de revoir Bamboche pour m’arrêter à ces scrupules ; je me crus sauvé de la funeste position où je me trouvais, et je dis donc au cocher, avec un soupir de joie, en montant dans la voiture :

— Conduisez-moi rue de Richelieu, numéro 19, est-ce loin d’ici ?

— À deux pas, mon bourgeois.

Et le fiacre s’achemina vers la rue de Richelieu. Tout était oublié : l’effrayante incertitude de l’avenir, ainsi que les craintes que pouvait m’inspirer la mauvaise influence de Bamboche ; j’allais le revoir après huit années d’absence… lui qui m’aimait toujours tendrement ; sa démarche auprès de Claude Gérard le témoignait assez ! Peut-être, enfin, allais-je avoir, par Bamboche, des nouvelles de Basquine… Pour la première fois, depuis bien long-temps, je ressentis une émotion de bonheur, émotion d’autant plus douce, qu’un moment auparavant j’étais plus désespéré.

Le fiacre s’arrêta vers le commencement de cette rue si bruyante, si brillante, car nous étions à la fin de décembre, et quoiqu’il fît encore jour, les boutiques commençaient à étinceler de lumières : j’étais ébloui de tant d’éclat, étourdi de tant de bruit, et sous l’impression de bonheur que je ressentais en songeant à Bamboche, je commençai à trouver que Paris offrait un spectacle véritablement féerique.

Le cocher m’ouvrit la voiture, j’entrai dans une maison de somptueuse apparence, et je demandai au portier :

— Le capitaine Hector Bambochio est-il chez-lui, Monsieur ?

— Le capitaine Hector Bambochio ! s’écria le portier en prononçant ce nom avec un accent de considération, de déférence et de regret, — hélas ! Monsieur, il y a six mois que nous l’avons perdu !

— Il est mort ? — m’écriai-je.

— Mort ! non, non, Monsieur, à Dieu ne plaise qu’un tel malheur arrive… — me répondit le portier, — le capitaine Hector, un des libérateurs du Texas !… un seigneur si généreux… si peu fier… si bon enfant… si gai… Non, non, il y en a trop peu de ce calibre-là pour qu’ils meurent… Je veux dire seulement que, depuis six mois, nous avons perdu le capitaine Hector comme locataire.

Bamboche, libérateur du Texas ?… Cela me surprit d’abord ; mais, dans ma crédulité naïve, il ne me parut pas impossible que mon ami, durant quelques années, eût émigré au Nouveau-Monde, où il avait sans doute gagné le grade de capitaine ; la bravoure et l’énergie de Bamboche rendaient cette supposition acceptable. Heureux d’entendre parler de mon ami avec tant de respect et de sympathie, mon empressement de le revoir s’augmentait encore, et je dis au portier :

— Et, à cette heure, où demeure le capitaine ?

— Rue de Seine-Saint-Germain, hôtel du Midi… M. le capitaine a quitté le superbe appartement qu’il avait loué et meublé dans cette maison, parce que le quartier était trop bruyant pour son père, le signor marquis.

— Son père… le marquis ? — dis-je machinalement, — car Bamboche, fils d’un marquis, me surprenait bien autrement que Bamboche transformé en capitaine… que Bamboche libérateur du Texas ; aussi répétai-je sans songer à cacher au cocher ma surprise :

— Son père le marquis ?

— Oui, Monsieur, — reprit le communicatif portier, — vous ne savez donc pas que le signor marquis Annibal Bambochio, père du capitaine Hector, est arrivé à Paris pour assister à son mariage ?

— Au mariage du capitaine ?

— Certainement, un mariage superbe ! — me dit le portier d’un air confidentiel, — la fille d’un grand d’Espagne, de toutes les Espagnes… C’est plus que duc… m’a dit le capitaine.

— La fille d’un grand d’Espagne ? — repris-je avec un ébahissement croissant.

— Ni plus ni moins, Monsieur ; le capitaine m’a dit en s’en allant : « Mon brave camarade » … (le capitaine appelait tout le monde son camarade, même ses domestiques… aussi on se serait jeté dans le feu pour lui,) — ajouta le portier en manière de parenthèse ; puis, il reprit : — « Mon brave camarade, — dit donc le capitaine, — quand je serai installé au palais du papa beau-père, dans la capitale de toutes les Espagnes… je vous prendrai pour Suisse, et vous porterez la hallebarde » … — Peut-être le capitaine ne pense-t-il plus à moi, — ajouta le portier en soupirant, et puisque Monsieur le connaît… il serait bien bon de lui rappeler sa promesse…

— Certainement… je connais le capitaine, et je vous recommanderai à lui, — répondis-je sans trop songer à ce que je disais.

J’étais frappé d’une sorte de vertige moral : Bamboche épousant la fille d’un grand d’Espagne !! Malgré mon opiniâtre crédulité, ceci me sembla d’abord impossible, mais bientôt aveuglé par l’amitié, pourquoi cela ne serait-il pas ? me dis-je — Bamboche est jeune, beau, hardi, entreprenant ; d’après sa conversation avec Claude Gérard, son esprit paraît s’être développé, cultivé. Qu’y a-t-il d’impossible à ce qu’il ait tourné la tête d’une jeune fille ? Il est capitaine, l’uniforme nivelle toutes les conditions.

J’éprouvais tant de plaisir à entendre parler de Bamboche avec éloges que, malgré mon désir de me rapprocher promptement de lui, je ne pus m’empêcher de dire au portier, avec émotion :

— Ainsi… on l’aimait bien, le capitaine ?

— Si on l’aimait, Monsieur ! l’or lui coulait des mains, c’est le mot… lui coulait des mains. On n’a jamais vu un homme pareil… Tenez, un exemple : il avait acheté un mobilier superbe, qu’il n’a gardé que six mois, au bout desquels il est allé demeurer avec son père, le signor marquis, dans le faubourg Saint-Germain ; eh bien ! ce mobilier, il l’a revendu au tapissier pour le quart de sa valeur, sans marchander ; il a seulement voulu garder le mobilier de la salle à manger, savez-vous pourquoi faire ? pour le donner aux garçons en leur disant que c’était leur pour-boire, et ça valait peut-être deux mille francs. À moi, il m’a donné pourboire, en s’en allant, une basse avec un superbe archet monté en or et un ours apprivoisé, qu’il avait dans son jardin. J’ai vendu la basse cent cinquante francs, et l’ours, deux cents francs au Jardin-des-Plantes… et on n’aimerait pas un homme pareil !…

— Ainsi, le capitaine avait bon cœur ? — lui dis-je après cette énumération des libéralités de Bamboche.

— Je le crois bien, Monsieur ; il payait tout sans marchander ; seulement il était vif comme la poudre : il ne regardait pas à un coup de pied ou à un coup de poing de plus ou de moins ; mais, le moyen de se lâcher… quand il y avait au bout de ces vivacités un bon pour-boire ?

Cette humilité servile, intéressée, me répugnait ; jusqu’alors Bamboche ne m’apparaissait que comme follement prodigue et habituellement brutal ; je connaissais trop mon ami d’enfance pour m’étonner de ces révélations. J’espérais, avant de quitter cette maison, apprendre des nouvelles de Basquine, et je dis au portier, non sans un léger embarras :

— Une jeune fille… blonde… avec des yeux noirs… ne venait-elle pas souvent voir le capitaine ?

— Une jeune fille ?… ah ça ! Monsieur, dites donc des douzaines de jeunes filles ! car c’est un fier gaillard que le capitaine… et il faudra que sa petite grande-d’Espagne ouvre joliment l’œil… à moins qu’elle ne les ferme tous les deux, et c’est le meilleur parti.

— Cette jeune fille, — dis-je avec hésitation, — se nommait Basquine ?

— Basquine ?… connais pas, — dit le portier. — Après cela, comme toutes ne disaient pas leur nom en montant chez le capitaine… il se peut bien qu’elle soit venue… comme tant d’autres.

Je ne sais pourquoi mon cœur, d’abord doucement épanoui, se resserrait de plus en plus, je dis au portier :

— Voulez-vous, Monsieur, avoir l’obligeance, de m’écrire l’adresse du capitaine ?

— Avec grand plaisir, Monsieur. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour un ami du capitaine Hector Bambochio ?

Et bientôt cet homme me donna un papier où étaient écrits ces mots :

M. le capitaine Hector Bambochio, rue de Seine-Saint-Germain, hôtel du Midi.

Je remis cette adresse au cocher en remontant en fiacre.

Le portier releva respectueusement le marchepied et me dit :

— Monsieur n’oubliera pas de me rappeler au souvenir du capitaine pour la place de Suisse en Espagne…

— Je n’y manquerai pas — lui dis-je.

Et la voiture se mit en marche pour la rue de Seine.

La nuit était alors tout-à-fait venue.

En y réfléchissant avec plus de sang-froid, je pressentis, malgré ma complète ignorance des choses et des hommes, tout ce qu’il devait y avoir d’exagéré, de mensonger, dans le récit du portier, et combien l’existence de Bamboche avait dû être aventureuse et hasardée depuis notre séparation, et, malgré cela, à cause de cela peut-être, mon impatience de le voir augmentait encore.

Au bout de quelque temps, le fiacre s’arrêta dans une rue sombre et alors presque déserte, dont l’aspect contrastait singulièrement avec la rue animée, étincelante que je venais de quitter.

La voiture s’ouvrit ; je descendis devant la porte d’une allée noire et étroite :

— Est-ce que c’est là l’Hôtel du Midi ? — demandai-je au cocher, trouvant la demeure bien modeste pour le signor marquis Annibal Bambochio, futur beau-père de la fille d’un grand d’Espagne.

— C’est bien ici, bourgeois. Regardez la lanterne — me répondit le cocher en me montrant une espèce de cage de verre oblongue et intérieurement éclairée, sur laquelle on lisait en lettres rouges : Hôtel du Midi.

J’entrai à tâtons dans l’allée, et je m’arrêtai devant la lueur qui sortait d’une chambre fermée par une porte à demi-vitrée.

Une femme, mal vêtue, sommeillait sur une chaise au coin d’un poêle ; derrière elle, je vis une planche numérotée et garnie de clous auxquels pendaient un grand nombre de clés.

— Madame, — dis-je à cette femme, en ouvrant le châssis supérieur de cette porte, — le capitaine Bambochio est-il chez lui ?

— De quoi ? — me dit la femme qui se réveillait en sursaut, se frottant les yeux et me regardant d’un air maussade, — que demandez-vous ?

— Je vous demande. Madame, si le capitaine Bambochio est chez lui ?

Le capitaine ! — s’écria cette femme en accentuant ce mot avec un accent de colère sardonique, — le capitaine !! — et à ce mot ses traits se courroucèrent, sa voix devint de plus en plus glapissante, et elle reprit avec une volubilité que je n’essayai pas d’interrompre :

— Le capitaine a déguerpi d’ici, Dieu merci, et j’espère bien qu’il ne remettra jamais les pieds dans la maison… capitaine de malheur, va… brutal, tapageur, ivrogne, querelleur… Il y a plus de six locataires qui ont préféré abandonner leurs chambres plutôt que de demeurer avec ce chenapan-là… Il a blessé deux étudiants en duel, à cause d’une petite drôlesse qui est venue vivre avec lui, et il a cassé deux dents à mon neveu, parce que ce pauvre garçon se plaignait d’être obligé de lui ouvrir la porte à toutes les heures de la nuit… Le propriétaire a été forcé d’aller chercher la garde pour le faire sortir d’ici, ce bandit-là, et il avait pris les plus belles chambres du premier, s’il vous plaît ! Brigand d’Italien, va… je me souviendrai de toi…

Le contraste continuait. Il y avait autant de différence entre les souvenirs que Bamboche me paraissait avoir laissés dans cette maison, qu’entre l’apparence de cette demeure et de celle que je venais de quitter. L’illusion du beau-père, grand d’Espagne, du riche mariage, un moment caressée par moi, s’évanouit comme un songe ; et je rougis de n’avoir pas tout d’abord apprécié, comme elles devaient l’être, ces hâbleries effrontées de mon ami d’enfance.

Peu désireux de continuer l’entretien, je dis à cette femme :

— Pourriez-vous, Madame, m’enseigner où le capitaine demeure maintenant ?

— Je ne suis pas votre servante, — me répondit grossièrement cette femme, — cherchez ce bandit où vous voudrez.

Cette réponse m’effraya ; mon seul, mon dernier espoir était de rencontrer Bamboche. Quelle que fût la position où il se trouvât, j’étais assez sûr de moi pour ne pas craindre sa mauvaise influence, et j’avais assez foi dans son amitié, et, il faut le dire, dans son intelligence remplie de ressources, pour croire qu’il m’aiderait à sortir, même honorablement, de la déplorable extrémité où j’étais acculé.

J’allais insister auprès de cette femme pour savoir où demeurait Bamboche, lorsque, changeant soudain de pensée, elle s’écria :

— Après tout, je vais vous le dire, moi, où il demeure… ça fait que, si vous le voyez, vous lui direz qu’on se souvient de lui ici, qu’on en parle souvent ; vous le préviendrez en même temps que, s’il a le malheur de revenir, il sera reçu par la garde et par le commissaire ; il ne faut pas qu’il croie nous faire peur avec ses grands bras et ses airs de massacreur !

— Veuillez alors m’apprendre, Madame, où loge le capitaine, — dis-je avec impatience.

— Eh bien ! en s’en allant il a dit effrontément que si on recevait pour lui des invitations de la cour… de la cour ! je vous demande un peu… un tel bandit aller à la cour, ou bien que si on lui adressait des sacs d’or, d’argent ou des boîtes de diamants (sacs d’or et d’argent, des diamants ! comptez là-dessus…), on lui envoie les invitations et les fonds barrière de la Chopinette, impasse du Renard, no 1.

— Merci, Madame, — dis-je en m’éloignant rapidement, de crainte d’oublier un mot de cette adresse compliquée que je donnai au cocher.

— Diable, — me dit-il, — c’est comme qui dirait à Moscou… excusez du peu… Mais, après ça… nous sommes à l’heure… Eh bien ! on marche… à l’heure… Barrière de la Chopinette c’est connu… mais l’impasse du Renard… connais pas, il y a pourtant long-temps que je roule le pavé de Paris. C’est égal, je demanderai.

Et la voiture se remit en route.

Ma tristesse augmentait avec mes inquiétudes ; je commençais à craindre de ne pas retrouver Bamboche, et si, après l’avoir ainsi suivi de demeures en demeures, ma recherche était vaine, que faire ? que devenir à Paris ?




CHAPITRE XII.


l’impasse du renard.


Après avoir long-temps parcouru des quartiers déserts, nous entrâmes dans une rue beaucoup plus animée ; la voiture s’arrêta devant une boutique de marchand de vin, et j’entendis le cocher demander à quelques hommes qui causaient sur le seuil de cette taverne :

— L’Impasse du Renard ? s’il vous plaît, mes braves ?

— Quand vous aurez passé la barrière, prenez la première rue à gauche, et puis à droite, et puis encore à droite,… ensuite vous traverserez un petit bout de champ et vous y serez… dit un de ces hommes.

— Merci — dit le cocher.

— Dites donc, mon vieux, — reprit un autre, — vous savez que les voitures n’entrent pas dans l’impasse… Vous vous arrêterez à un tourniquet, car c’est pas des gens à voiture qui perchent dans ces bouges-là…

— Aussi, — reprit une autre voix, — tu auras mérité la croix-d’honneur, mon vieux, si tu arrives jusque-là… tu seras le premier cocher qui aura abordé l’impasse du Renard.

— C’est bon, c’est bon, mauvais farceurs ! — répondit le cocher, et je l’entendis jurer d’impatience entre ses dents, tout en fouettant ses chevaux essoufflés.

Après avoir laissé la barrière derrière nous, traversé une ou deux ruelles complètement obscures et désertes, seulement éclairées par la faible lueur des lanternes, le fiacre, risquant à chaque instant de verser dans de profondes ornières, traversa un champ, et s’arrêta au bout de quelques minutes.

Le cocher vint alors m’ouvrir et me dit, sans cacher sa mauvaise humeur :

— Mille dieux ! quels chemins ! vous pouvez vous vanter, bourgeois, d’avoir des connaissances dans toutes sortes de quartiers, depuis les hôtels de la Chaussée-d’Antin jusqu’à l’impasse du Renard ; avec tout ça, il est plus de huit heures, je n’ai pas dîné, ni mes bêtes non plus. En avez-vous ici pour long-temps ?… mes bêtes mangeraient leur avoine.

— Je vais à l’instant savoir si la personne que je cherche est chez elle, — dis-je au cocher, — dans ce cas je reviendrai prendre mon paquet… de toutes façons vous n’aurez pas à m’attendre long-temps.

Et m’éloignant de la voiture, j’entrai dans une impasse étroite, boueuse, infecte, bordée de maisons ou plutôt de masures noirâtres, dont quelques-unes seulement étaient intérieurement éclairées.

On m’avait donné pour adresse le numéro 1. L’obscurité m’empêchant de rien distinguer, je frappai à la porte de la première habitation de l’impasse.

Après un long silence, des pas traînants se firent entendre derrière la porte, et une voix me dit :

— Qui est là !

— Est-ce ici le numéro 1 de l’impasse du Renard ?

— En face… imbécile !… c’est ici le numéro deux, — me répondit la voix en grommelant.

Je traversai l’impasse, et j’allai heurter à la porte d’une maison qui me parut un peu moins délabrée que l’autre. Les deux fenêtres du rez-de-chaussée étaient garnies de volets à travers les fentes desquels j’aperçus de la lumière. Quoique j’eusse frappé deux fois, l’on ne m’ouvrait pas, mais il me semblait qu’on allait et venait précipitamment dans l’intérieur de la maison, et même arrivèrent à mon oreille ces mots souvent répétés :

— Dépêchez-vous donc…, dépêchez-vous donc.

Impatienté, je frappai de nouveau et plus bruyamment ; enfin une des fenêtres du rez-de-chaussée s’ouvrit derrière les volets, on entrebâilla un peu ceux-ci, et une voix enrouée me demanda :

— Qui est là ?

— Est-ce ici le no 1, de l’impasse du Renard ?

— Oui.

— Le capitaine Hector Bambochio, est-il chez lui ?

— Vous dites ?

— Le capitaine Hector Bambochio ?

— Il n’y a pas de ça ici… — me répondit la voix, et les volets furent brusquement fermés.

— Voilà ce que je redoutais, — me dis-je avec désespoir. J’ai perdu les traces de Bamboche. Que faire, mon Dieu ! — que faire ?…

Les volets s’étaient refermés, mais la fenêtre était restée ouverte derrière eux. J’entendis plusieurs voix chuchoter dans l’intérieur du logis ; j’allais m’éloigner, je restai un moment encore, bien m’en prit ; le volet s’écarta de nouveau et la même voix enrouée me dit :

— Eh ! l’homme ? Êtes-vous là ?

— Oui, que me voulez-vous ?

— Il n’y a pas ici de capitaine… de capitaine ?… Comment dites-vous ?

— Hector Bambochio.

— C’est ça… il n’y en a pas ici… mais on pourrait connaître un nommé Bamboche.

— C’est lui que je cherche, — m’écriai-je en renaissant à l’espoir, — c’est son vrai nom, mais il se fait appeler le capitaine Hector Bambochio… je ne sais pourquoi.

— Ah ! vous ne savez pas pourquoi il se fait appeler ainsi ? — reprit la voix avec défiance.

Et les chuchotements derrière le volet recommencèrent, puis, après quelques instants, la voix ajouta :

— Avez-vous un mot de passe ?

— Un mot de passe ?… qu’est-ce que cela signifie ?

— Rien… histoire de rire… Bonsoir, — dit la voix en ricanant.

Et le maudit volet se referma.

Ne voulant pas renoncer ainsi au seul, au dernier espoir qui me restât, je frappai de nouveau au volet, en m’écriant :

— Monsieur… je vous en supplie, écoutez-moi, je suis un ami d’enfance de Bamboche. Il y a huit ans que nous ne nous sommes vus. J’arrive aujourd’hui même à Paris, où je viens pour la première fois… Pour vous prouver que je connais bien Bamboche, et qu’il n’a pas de meilleur ami que moi… il a ces mots tatoués sur la poitrine : Amitié fraternelle à Martin. Et Martin… c’est moi.

Sans doute la sincérité de mon accent et les particularités que je citais, dissipèrent en partie les soupçons des habitants de la maison, car, après un nouveau conciliabule derrière les volets, la voix me dit :

— Savez-vous où est le cabaret des Trois-Tonneaux ?

— J’arrive à Paris aujourd’hui,… je vous l’ai dit. Je ne connais pas ce cabaret.

— À la barrière de la Chopinette, on vous l’enseignera… Les Trois-Tonneaux… ce n’est pas loin… De onze heures à minuit, vous y trouverez Bamboche ; il y va tous les soirs…

— Bamboche ne demeure donc pas ici ?

— Bonsoir…

Et la fenêtre se referma cette fois pour ne plus se rouvrir derrière le volet, malgré mes instances, mes prières, et je ne pus connaître la demeure de Bamboche.

Si incertaine que fût l’espérance qui me restait, j’y trouvais du moins la certitude que Bamboche était à Paris, et j’avais chance de le voir le soir même. Je revins auprès du cocher, et je lui dis :

— Savez-vous où est le cabaret des Trois-Tonneaux ? On m’a dit que ce n’était pas loin d’ici. Une fois arrivé à ce cabaret, vous pourrez donner à manger à vos chevaux… et manger vous-même.

— Le cabaret des Trois-Tonneaux ? je ne connais que ça, — me répondit joyeusement le cocher. — Le dimanche et le lundi soir, je stationne souvent à la porte. À la bonne heure, bourgeois, vous pourrez me faire attendre dans des endroits pareils tant qu’il vous plaira, mes bêtes et moi, nous ne nous en plaindrons pas. Dans dix minutes, vous y serez.

Et nous nous dirigeâmes vers le cabaret des Trois-Tonneaux.

Pour la première fois, depuis le matin, je songeai que les frais de cette voiture, que je n’avais pas quittée depuis mon arrivée, devaient être considérables, relativement à mes faibles ressources. Mais, ne connaissant nullement Paris, cette dépense m’avait été forcément imposée par la nature même de mes recherches. Voyant ces recherches à-peu-près à leur terme, je résolus d’abord de payer le fiacre… mais bientôt, cédant à une pensée niaise, absurde, mais que peut-être comprendraient ceux-là qui se sont trouvés dans une position analogue à la mienne, je n’eus pas le courage de renvoyer ce fiacre avant d’être certain de rencontrer Bamboche… Et pourquoi gardai-je cette voiture si coûteuse et si inutile pour moi ? Parce que, sans aucune connaissance dans cette ville immense, il me semblait que le cocher, qui depuis le matin me voiturait, n’était pas un étranger pour moi.

Certes une telle idée me paraît, à cette heure, tristement stupide, mais quand je me rappelle l’effrayante, l’indicible sensation que je ressentais en me disant :

Si je ne retrouve pas Bamboche ce soir… Je suis seul dans cette ville immense, seul, sans ressources, sans connaître personne, — je comprends que j’ai été amené à considérer ce cocher presque comme une connaissance…

Aussi, lorsque la voiture s’arrêta devant la porte du cabaret des Trois-Tonneaux, je dis au cocher :

— Attendez-moi… je resterai ici quelque temps.

— Et votre paquet, bourgeois ?

— Laissez-le dans votre voiture.

— Pour qu’on vous le pince, n’est-ce pas ? Non, non… soyez tranquille, je vais le mettre dans un de mes coffres ; bien fin celui qui l’y trouvera.

Cette prévenante précaution me sembla d’un bon augure au nouveau point de vue d’où je considérais le cocher ; puis la figure de cet homme, assez âgé, me parut d’ailleurs honnête et franche. Un moment, j’eus l’envie de lui offrir de partager mon repas, car j’étais exténué de fatigue, de besoin, et je voulais profiter de cette occasion pour réparer un peu mes forces… mais je n’osai pas risquer cette invitation, non par fierté, on le conçoit, mais par un sentiment tout contraire ; je craignis que le cocher ne se défiât de moi.

Pendant qu’il s’occupait de préserver mon paquet de tout larcin, j’entrai dans le cabaret, à cette heure presque désert, pourtant quelques buveurs y étaient encore attablés. À leurs vêtements, à leurs façons, à leur langage, je vis facilement qu’ils appartenaient à la classe ouvrière ; ils paraissaient être de braves artisans, qui buvaient joyeusement, grâce à quelque heureuse aubaine. Il n’y avait là aucun de ces types repoussants, ignobles que, dans ma vie de vagabondage avec Bamboche et Basquine, nous avions souvent rencontrés dans des tavernes de bas étage, hantées par les fainéants et les malfaiteurs, tavernes où nous allions chanter et mendier.

L’inquiétude mêlée d’effroi que m’avait laissée la façon mystérieuse dont on venait de me recevoir au prétendu domicile de Bamboche, s’effaçait un peu ; je ne trouvais pas d’un mauvais pronostic pour mon ami d’enfance qu’il fréquentât un cabaret hanté par d’honnêtes artisans.

M’attablant dans un coin isolé, bien en face de la porte, afin d’apercevoir Bamboche dès son arrivée, je demandai une petite portion de viande, du pain et de l’eau. Je regardai la pendule du cabaret, elle marquait neuf heures… J’avais encore, au pis-aller, deux ou trois heures à attendre.

Je commençai mon frugal repas, attachant mon regard inquiet sur la porte du cabaret, dès qu’elle s’ouvrait, épiant et, comme on dit vulgairement, dévisageant tous ceux qui entraient, certain d’ailleurs de reconnaître Bamboche, malgré les années passées depuis notre séparation, car ses traits énergiques et accentués étaient trop profondément gravés dans ma mémoire pour les méconnaître.

Tandis que j’avais ainsi les yeux fixés sur la porte chaque fois qu’elle s’ouvrait, je vis entrer un jeune homme qui pouvait avoir vingt-cinq ans au plus ; sa taille était svelte. Sa figure me frappa tout d’abord par la régularité, par la rare et mâle beauté de ses traits, cependant un peu fatigués ; il était pâle, son visage paraissait d’une blancheur d’autant plus mate que ses sourcils et ses favoris, assez longs, étaient très-bruns, et que le vieux paletot noirâtre que portait cet homme, boutonné jusqu’au cou, ne laissait voir ni col de chemise, ni cravate. La chaussure, le pantalon de ce personnage étaient souillé de boue, et il portait une casquette toute déformée.

Malgré ce misérable accoutrement, ou plutôt à cause du contraste qu’il offrait avec la figure si belle et surtout si distinguée de cet homme, il était impossible de n’être pas frappé de son aspect : faisant quelques pas dans le cabaret, il s’approcha davantage de l’endroit où je me trouvais, seulement alors je m’aperçus que sa démarche était un peu chancelante, et que son regard avait parfois cette fixité morne, particulière à l’ivresse.

Par hasard ou par choix, après quelques moments d’hésitation, cet homme se dirigea de mon côté, partie de la salle où toutes les tables étaient vacantes sauf celle que j’occupais, et il vint s’établir à ma droite.

Après s’être assis pesamment, comme si ses jambes eussent été alourdies, il resta un moment immobile, puis il ôta sa casquette et crut la placer sur le long banc où nous occupions deux places, mais cette casquette tomba à mes pieds.

Cédant à un mouvement de prévenance naturelle, augmentée peut-être par l’impression que me causait l’aspect de ce personnage, je me baissai pour ramasser sa casquette, et je la replaçai sur le banc ; mon nouveau voisin s’en aperçut… alors, avec un accent de douceur et de parfaite courtoisie, il me dit, en s’inclinant de mon côté :

— Mille pardons de la peine que vous avez prise, Monsieur, mille grâces de votre obligeance.

Je n’avais, de ma vie, eu la moindre idée de ce qu’on appelle le grand monde ; mais, à ces seules paroles, je ne sais quel instinct me dit qu’un homme du grand monde ne se serait pas autrement exprimé, et n’eût pas mis dans son inflexion, dans son geste, plus d’exquise politesse.

Puis, chose singulière ! pendant le peu de temps qu’il me parla, la physionomie de cet homme quitta son masque de morne impassibilité et devint charmante de grâce et d’affabilité. Puis elle s’immobilisa de nouveau.

Le garçon du marchand de vin, s’approchant de ce nouveau consommateur, lui dit sans façon :

— Qu’est-ce que vous voulez, mon brave ?

— Une bouteille d’eau-de-vie… — répondit lentement mon voisin, et l’accent presque rauque de sa voix me parut tout autre que lorsqu’il m’avait parlé.

— Vous voulez un petit verre ? — dit le garçon.

— Je demande une bouteille d’eau-de-vie et je la paie… — répondit mon voisin, toujours imperturbable ; puis fouillant dans la poche de son gilet, il en tira plusieurs pièces d’or, en fit glisser une entre son pouce et son index, et la jeta sur la toile cirée qui recouvrait la table.

Le garçon, surpris, regarda cet homme ; puis, prenant la pièce d’or, il l’examina avec un étonnement nuancé d’une légère défiance, inspirée sans doute par l’extérieur misérable du consommateur.

— Allez au comptoir… faites la sonner… — dit mon voisin, toujours impassible, et sans paraître le moins du monde choqué du soupçon injurieux du garçon.

Celui-ci, assez peu fait aux délicatesses, alla au comptoir, le maître du cabaret fit sonner la pièce d’or plusieurs fois, et le garçon revint dire en la rapportant :

— Elle est bonne…

— Alors donnez-moi une bouteille d’eau-de-vie — repartit mon voisin de sa voix lente et rauque.

— Une bouteille cachetée, Monsieur ? — demanda cette fois le garçon avec une certaine considération — tout ce que nous avons de meilleur en eau-de-vie ?

— Au contraire… une bouteille d’eau-de-vie pareille à celle que vous servez aux chiffonniers s’il en vient… et payez-vous.

— C’est un Anglais — dit le garçon à demi-voix en s’éloignant,

De plus en plus surpris, j’observais curieusement cet homme, sans pour cela perdre de vue la porte du cabaret par laquelle j’espérais toujours voir arriver Bamboche.

Le garçon revint, plaça la bouteille et un petit verre sur la table, ainsi que la monnaie restant de la pièce d’or.

— Donnez-moi un grand verre — dit mon voisin, et, repoussant du doigt une pièce de vingt sous, il fit signe au garçon de la prendre comme pour-boire…

— C’est un milord — dit le garçon toujours à demi-voix en courant chercher un grand verre qu’il apporta avec empressement.

Mon voisin empocha, sans la compter, la monnaie que l’on venait de lui rendre, se versa un demi-verre d’eau-de-vie, et le vida d’un trait.

Puis, appuyant le derrière de sa tête sur la muraille à laquelle était adossé notre banc, il resta immobile, regardant d’espace, et frappant en cadence, du bout de ses doigts, la toile cirée de la table.

Je l’observais à la dérobée. Ses traits, jusqu’alors immobiles et mornes, s’animèrent à plusieurs reprises ; il sourit deux ou trois fois d’un air à la fois très-doux et très-fin, puis il haussa les épaules, chantonna entre ses dents, et ses traits reprirent leur impassibilité première.

Le souvenir du Limousin, mon premier maître, me vint alors à la pensée ; je ne sais pourquoi je crus voir une vague analogie entre les extravagantes hallucinations que le pauvre ouvrier maçon évoquait chaque dimanche dans son ivresse, et l’état d’hébétement extatique mêlé de visions intérieures où paraissait plongé cet homme, pauvrement vêtu, mais qui, d’après plusieurs indices, ne devait pas être ce qu’il paraissait. Ces souvenirs si lointains de mon enfance m’absorbèrent un instant, car ils se rattachaient à Bamboche. Un léger bruit me tira de ces réflexions. Je tournai la tête vers mon voisin ; il venait de renverser la moitié du contenu de son verre. Après avoir bu ce qui restait, cédant sans doute à l’un de ces caprices puérils enfantés par l’ivresse, il trempa le bout de son index dans l’une des rigoles d’eau-de-vie qui serpentaient sur la toile cirée de la table, et commença d’y tracer çà et là des figures bizarres. Je suivais les mouvements de cet inconnu avec d’autant plus d’attention, qu’une dernière remarque venait confirmer mes soupçons : la main de cet homme, d’une blancheur parfaite, aux ongles longs, polis, était remarquablement belle ; il portait à son petit doigt plusieurs anneaux d’or, de formes différentes ; l’un d’eux, orné d’une pierre rouge, me parut armorié.

Je suivais avec une curiosité machinale les capricieuses évolutions de l’index de mon voisin, qui avait abandonné la combinaison des figures bizarres pour tracer d’énormes lettres majuscules : ça avait été d’abord un R, puis un É… l’assemblage de ces deux lettres RÉ me causa une impression indéfinissable, c’était quelque chose d’étrange, de confus, d’inquiétant, d’inconnu… comme un pressentiment…

Je ne pouvais détacher mon regard du doigt de cet homme… je hâtais, si cela se peut dire, de toutes les forces de ma pensée, l’achèvement de la troisième lettre qu’il venait de commencer, et cela (mes souvenirs ne me trompent pas) sans me rendre aucunement compte de la cause de mon impatience. Enfin, le contour de la lettre s’acheva sous le doigt de mon voisin… C’était un G…

Soudain ces trois lettres… les trois premières du nom de Régina, apparurent à mon esprit comme si elles y eussent été tracées en traits de feu…

Et pourtant bien d’autres mots commencent ainsi… Mais je ne sais quelle fatalité me disait que cet homme, ivre d’eau-de-vie, allait, de son doigt alourdi, écrire en entier ce nom sacré pour moi… sur une table de cabaret.

J’oubliai tout, Bamboche, ma position désespérée, l’avenir, pour suivre avec une angoisse dévorante les mouvements du doigt de l’inconnu… Il continuait de tracer une autre lettre… mais de temps à autre il s’arrêtait… Sa tête tantôt vacillait de droite à gauche, tantôt se penchait en avant, tandis que ses paupières gonflées se fermaient à demi… Enfin… la lettre fut tracée… c’était un N… Et bientôt un A suivant cet N, je pus lire en entier sur la table, en grosses lettres, le nom de RÉGINA.

Dire ce que je ressentis alors est impossible : il ne me vint pas un instant à l’idée que ce nom de Régina pût appartenir à d’autres personnes, et je me dis : Régina est à Paris ; cet homme jeune et beau, noble et riche sans doute, aime cette jeune fille… car son souvenir lui est assez présent pour qu’au milieu même des abrutissements de l’ivresse il se plaise à tracer ce nom chéri de lui.

Ce nom… l’inconnu, après l’avoir écrit, le considéra pendant quelques instants avec une sorte de satisfaction stupide… pendant que les oscillations de sa tête appesantie devenaient plus brusques et plus fréquentes ; puis il fit entendre une espèce de rire guttural, prononça quelques mots inintelligibles, croisa ses bras sur la table, et y laissa tomber pesamment son front, s’endormant ou s’engourdissant dans la somnolence apathique de l’ivresse…

Un peu au-dessus de l’endroit où était appuyé cet homme, le nom de Régina apparaissait encore à mes yeux ; je me levai doucement, et j’allai effacer, avec un pieux respect, jusqu’aux dernières traces de ce nom profané.

Je revenais à ma place, lorsque la porte du cabaret s’ouvrit de nouveau. Je ne pus retenir une exclamation d’effroi involontaire.

J’apercevais, se dessinant sur les ténèbres extérieures, la figure sinistre du cul-de-jatte. Depuis huit ans que je l’avais vu, ses traits paraissaient encore plus bronzés qu’autrefois, et quoiqu’il parût toujours robuste et décidé, ses cheveux étaient devenus presque blancs ; ses vêtements n’annonçaient pas la misère. Il resta sur le seuil de la porte ouverte comme s’il eût craint d’entrer dans le cabaret, car il paraissait inquiet, alarmé. Avançant enfin sa tête par la porte entrebâillée, d’une voix enrouée (je crus la reconnaître pour celle qui m’avait répondu à travers les volets de la maison de l’impasse du Renard) il dit au marchand de vin :

— Bamboche est-il venu ce soir ?

— Non, — lui répondit sèchement le maître du cabaret, comme s’il eût voulu se débarrasser promptement de cet hôte importun.

— S’il vient ce soir, — ajouta précipitamment le cul-de-jatte, — dites-lui qu’il n’aille pas là-bas cette nuit, il y fume. Il comprendra… vous lui direz, n’est-ce pas ?

— C’est bon… c’est bon… — reprit le marchand de vin, en allant fermer, comme on dit, la porte au nez du cul-de-jatte, et il ajouta, se parlant à soi-même :

— Tas de canailles, va !




CHAPITRE XIII.


la nuit.


Je ne pouvais en douter : le cul-de-jatte avait renouvelé connaissance avec Bamboche ; c’était de celui-ci qu’il s’agissait lorsque le bandit, entrant dans le cabaret d’un air alarmé, s’était écrié : S’il vient ce soir, dites-lui qu’il n’aille pas là-bas cette nuitil y fumeil comprendra

Sans pénétrer le sens de ces mots mystérieux, je supposai qu’un danger, peut-être commun à lui et au cul-de-jatte, menaçait Bamboche.

Non seulement la pensée d’une telle communauté de vie avec ce brigand me fit frémir pour Bamboche, mais elle me causa un embarras mortel : je n’osais plus, ainsi que j’en avais l’intention, interroger le cabaretier sur le compte de mon ami d’enfance, afin de savoir si je pouvais être certain de le voir le soir même ; l’accueil fait au cul-de-jatte ne m’encourageait pas. Pourtant voyant l’heure s’avancer, songeant à l’extrémité où je me trouvais acculé, je surmontai mon hésitation, je m’approchai du comptoir pour payer mon écot, et je m’aperçus seulement alors que tous les buveurs avaient peu-à-peu disparu : il ne restait dans le cabaret que moi et mon voisin, toujours endormi ; cette solitude m’enhardit ; m’adressant au cabaretier :

— Combien vous dois-je, Monsieur ?

— Six sous de viande, deux sous de pain, c’est huit sous.

Je posai une pièce de monnaie sur le comptoir, et je dis :

— On m’a assuré, Monsieur, que le nommé Bamboche venait tous les soirs ici.

Au nom de Bamboche le cabaretier fronça le sourcil d’un air mécontent et répondit :

— Mon cabaret est public,… faut bien que j’y reçoive toute sorte de monde.

— Croyez-vous que Bamboche vienne ici ce soir, Monsieur ? — lui demandai-je.

— Je n’en sais rien ; mais s’il y vient, — me répondit le cabaretier en regardant la pendule, — il restera dehors ; voilà minuit, je vas fermer.

— Et demain, Monsieur, croyez-vous que Bamboche vienne ?

— Est-ce que je sais, moi ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’aime autant qu’il vienne ici le moins possible… ça vous compromet une honnête maison, voilà tout.

Puis, me rendant ma monnaie, le cabaretier ajouta :

— Voilà minuit… bonsoir les pratiques !

Mais, regardant autour de lui, il vit mon voisin de table toujours endormi, et dit à demi-voix :

— Ah ! il reste encore le Monsieur à la pièce d’or et à la bouteille.

Et le cabaretier s’approcha respectueusement du dormeur ; mais n’osant pas le secouer, il l’appela plusieurs fois :

— Monsieur !… Monsieur !

L’inconnu resta sourd à cet appel.

Je ne pouvais plus espérer de voir Bamboche ce soir-là. Le moment fatal était venu, il me fallait compter avec le cocher. Une fois cette dette payée qu’allait-il me rester ? où allais-je passer la nuit ?

Je sortis du cabaret.

La nuit était noire, humide, froide. Une des lanternes du fiacre était éteinte, l’autre s’éteignait. Le cocher dormait sur son siège… la rue était déserte.

Il me vint une pensée déloyale… m’éloigner sans payer cet homme… et lui laisser en nantissement le peu de linge et d’effets que contenait mon paquet de voyage… mais je ne cédai pas à cette tentation ; ayant hâte de sortir à tout prix de mon anxiété, j’éveillai le cocher, non sans peine.

— Hem !… qu’est-ce ?… ah ! voilà, bourgeois, — dit-il en se secouant et frissonnant dans son épais carrik, — il fait un froid noir qui vous gèle jusqu’aux os… je m’étais endormi… Ah ça ! où allons-nous, bourgeois ?

— Je reste ici — lui dis-je — veuillez me rendre mon paquet et me dire combien je vous dois.

Mon angoisse fut grande en prononçant ces derniers mots.

Le cocher tira sa montre, s’approcha de sa lanterne et me dit :

— Vous m’avez pris à deux heures et demie, bourgeois, il est minuit passé… ça nous fait neuf heures et demie… mettons dix heures avec le pour-boire… ça fait une pièce de 15 livres 10 sous, mettez 10 livres si vous êtes content, bourgeois… Je vas vous donner votre paquet.

Pendant que le cocher cherchait mon paquet, je fouillai dans ma poche, je comptai le peu d’argent qui me restait… Il y avait 9 francs et quelques sous.

Alors, chose lâche… stupide… puérile… je pleurai.

— Voilà votre paquet, bourgeois, — me dit le cocher.

— Monsieur, — repris-je en lui mettant dans la main tout ce qui me restait d’argent, — je n’étais jamais venu à Paris, je me croyais certain en arrivant de trouver une place chez un protecteur… ce protecteur est mort ce matin même… il me restait un ami d’enfance, je l’ai cherché inutilement toute la journée… J’espérais le trouver ici ce soir… ce dernier espoir me manque… Quand j’ai pris votre voiture, j’en ignorais le prix… je n’ai pas de quoi vous payer tout ce que je vous dois… il me reste en tout les 9 francs et quelques sous… les voilà… Fouillez-moi, si vous voulez, je n’ai pas un liard de plus.

— Ça ne fait pas mon affaire à moi, — s’écria le cocher courroucé, — quand on n’a pas de quoi payer une voiture, on va à pied.

— Vous avez raison… Monsieur, mais je ne connaissais pas Paris, je comptais me rendre tout de suite chez mon protecteur… mais…

— Tout ça ne me regarde pas, moi, il me faut mon argent, — reprit le cocher, — ça ne peut pas se passer comme ça.

— Eh bien, gardez encore ce paquet, Monsieur… c’est tout ce que je possède au monde… il ne me reste que les habits que j’ai sur moi…

Mes larmes que j’avais d’abord contenues à grand’peine, s’échappèrent de nouveau malgré moi, tant j’éprouvais de honte et de chagrin.

— Ah ça… voilà que vous pleurez, — dit le cocher d’une voix moins rude, — c’est donc vrai ce que vous dites là ?

— Cela n’est que trop vrai, Monsieur…

— Qu’allez-vous faire ? Où allez-vous passer la nuit ?

— Je n’en sais rien, — dis-je avec abattement. Et, chose étrange, je me souvins que, bien des années auparavant, j’avais fait la même réponse à la Levrasse après m’être sauvé de chez mon maître le Limousin.

Le cocher parut touché ; il reprit :

— Allons, mon pauvre garçon, ne pleurez pas. Voyons, je ne peux pas perdre ma journée, moi… faut que je compte avec mon bourgeois… mais je ne vous laisserai pas sans le sou… et sur le pavé, par une nuit pareille. Tenez, reprenez ces vingt sous… et votre paquet… Vous trouverez un garni près de la barrière… une lanterne rouge… on y couche à la nuit pour quatre sous… Voilà le numéro de ma voiture… (et il me donna une petite carte). Si un jour vous pouvez me rendre ce que vous me devez, vous me ferez plaisir… car j’ai femme et enfants…

— Oh ! merci… Monsieur, merci, — m’écriai-je avec effusion.

À ce moment, le cabaretier ouvrit la porte ; il soutenait sous le bras l’homme auprès duquel je m’étais trouvé durant cette soirée ; il paraissait alors complètement ivre.

— Tiens, ça se trouve bien, — dit le cabaretier en voyant le fiacre. Êtes-vous chargé, mon brave ? — demanda-t-il au cocher.

— Non, — dit celui-ci.

— Alors, voilà une pratique, et une fameuse, — dit le cabaretier en montrant l’homme qu’il tenait sous le bras, puis il lui cria à l’oreille :

— Monsieur, voilà un fiacre.

— Bon, aidez-moi, — reprit l’inconnu.

On le hissa non sans peine dans la voiture.

— Votre adresse, bourgeois ? — dit le cocher.

— À l’entrée… des… Champs-Élysées… vous y trouverez un fiacre jaune… vous m’arrêterez… auprès… — répondit lentement l’homme ivre, avec cette lucidité que les ivrognes conservent parfois pour certaines choses, malgré le trouble de leur raison.

— Voilà pour ta course… — ajouta-t-il, et il laissa tomber moitié dans la main du cocher, moitié dans la rue, la monnaie de la pièce d’or qu’il avait changée.

Après quelques instants de recherche, le cocher s’écria joyeusement :

— Dix-sept francs !.. quelle aubaine !… il n’y a que les pochards pour être de pareilles pratiques ; — puis, ayant sans doute quelque scrupule d’accepter ce pour-boire considérable, il dit à sa généreuse pratique :

— Vous me donnez dix-sept francs, Monsieur… le savez-vous ?… dix-sept francs ?…

— Oui… garde-les… ces dix-sept francs… ta course est longue… mais… ne va pas trop vite… j’aime beaucoup à dormir en fiacre… n’oublie pas l’adresse… un fiacre jaune… à l’entrée des Champs-Élysées… il y a… un homme sur le siège… à côté du cocher, tu m’arrêteras près de cette voiture-là[8].

— C’est dit, bourgeois, — répondit le cocher, en remontant joyeusement sur son siège, pendant que le cabaretier fermait sa porte en dedans au moyen de grosses barres de fer.

Le cocher fouetta ses chevaux et il me dit, en s’éloignant :

— Allons, mon garçon… vous le voyez, Paris est la ville des bons enfants.

Et la voiture disparut bientôt dans les ténèbres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un moment, j’eus des pensées d’amertume, de haine, de révolte, contre la société, en songeant à cet homme, bien riche sans doute, puisqu’il prodiguait si insoucieusement pour de honteux et abrutissants caprices une somme qui m’eût fait vivre, moi, pendant vingt jours, et qui m’eût donné le moyen de retourner auprès de Claude Gérard, de fuir cette ville immense au milieu de laquelle je me voyais perdu… En sera-t-il toujours ainsi ?… me disais-je avec désespoir. À ceux-là tant de biens superflus, que l’ennui et la satiété les jettent dans les plus hideuses dépravations, à ceux-là tant de privations, tant de misères, que, dans leur désespoir, ils n’aient souvent le choix qu’entre l’infamie ou la mort…

Mais bientôt, songeant à la vanité de ces récriminations contre un sort inflexible, et me rappelant les enseignements de Claude Gérard, — voici l’heure de les mettre en pratique, — me dis-je, — résignation, courage, travail et respect de soi ; que ces mots me soutiennent, et qu’aux bonnes résolutions qu’ils m’inspireront se joigne l’influence du souvenir de Régina, nom sacré qu’un si triste hasard vient de rappeler encore à ma mémoire.

Étoile radieuse et pure, vers laquelle je dois toujours lever les yeux, du fond des plus fangeuses ornières de la vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne pouvais rester plus long-temps à la porte de ce cabaret ; la rue était alors déserte, une neige fondue, tombant en brume épaisse, pénétrait mon habit et me glaçait jusqu’aux os ; le cocher m’avait dit que je trouverais, un peu avant d’arriver à la barrière, le garni où on logeait à quatre sous la nuit. Je descendis la rue à la vacillante clarté des réverbères qui, perçant la brume, se réfléchissait en pâles sillons sur la chaussée noire de boue.

Je marchais depuis dix minutes environ, lorsque je rencontrai un chiffonnier, qui, la hotte sur le dos, lanterne et crochet en main, fouillait les tas d’immondices déposés dans l’angle des bornes. Craignant de m’égarer, je lui demandai s’il connaissait près de là une maison où on logeait à la nuit.

— La seconde rue à gauche, ensuite la première à droite. Vous verrez la lanterne rouge, — me répondit cet homme sans me regarder et sans cesser son travail.

Au bout de dix minutes, je me trouvai dans une rue étroite, en face d’une maison de sordide apparence ; on montait à la porte par un escalier de bois exhaussé de quelques marches au-dessus du niveau de la rue. Cette porte était ouverte ; je fis quelques pas, et m’arrêtai aux aboiements furieux d’un gros chien. Presque aussitôt un homme trapu, de figure équivoque, tenant un énorme bâton sous son bras, et abritant la flamme d’une chandelle sous sa main, apparut devant moi, et me demanda brusquement ce que je voulais.

— Passer la nuit dans cette maison, Monsieur.

— Votre passeport ?

— Le voici, Monsieur…

— C’est quatre sous… et d’avance, — me dit l’homme, après avoir jeté un regard assez indifférent sur mon passeport.

Je donnai quatre sous. L’homme marcha devant moi, traversa une petite cour boueuse, et m’ouvrit la porte d’une sorte de cave éclairée par une lampe fumeuse. Je fus presque suffoqué par l’odeur infecte qui s’exhala de ce bouge, où je vis huit ou dix lits, occupés, ceux-ci par des hommes, ceux-là par des femmes ; mais, dans chaque lit couchaient deux personnes ; un seul était complètement vacant ; le maître du garni me le montra du geste, et me dit :

— Ici, comme on donne des draps, c’est défendu de coucher avec ses souliers, parce que ça troue le linge et qu’on racle les jambes de son camarade de lit.

— C’est bien… Monsieur, — lui dis-je.

Et je ne réponds que de ce que je garde, — dit l’homme en s’en allant, sans que, malheureusement pour moi, je m’expliquasse ces paroles.

Le lit se composait d’une paillasse posée sur trois planches élevées de six pouces au-dessus du sol par de petits tréteaux ; une couverture de laine trouée et de draps noirs de fange et de saleté recouvraient cette paillasse.

Les murs, sans papier, suintaient l’humidité ; le sol était seulement battu et salpêtré.

Je jetai un regard sur les autres habitants de cette chambre, j’eus presque peur en voyant que la plupart d’entre eux avaient les yeux grands ouverts ; mais ces gens, restant immobiles, me regardaient fixement sans échanger une parole ; ce silence, ces regards attachés sur moi me troublaient étrangement ; la plupart de mes compagnons de chambrée me parurent avoir des figures suspectes ; il y avait aussi là, couchées, trois femmes, dont deux assez jeunes, mais de figures hâves, flétries, d’une expression repoussante.

Mon cœur se soulevait de dégoût, mais je me sentais brisé de fatigue, je mis sous mon chevet mon petit paquet, où se trouvait le précieux portefeuille dérobé par moi à la tombe de la mère de Régina, puis je plaçai mon habit sur mon lit, afin d’avoir plus chaud, car je tremblais de tous mes membres.

Pendant long-temps je cherchai en vain le sommeil, et avec le sommeil l’oubli momentané de ma position ; je n’éprouvais qu’une sorte de somnolence fiévreuse, agitée… enfin la fatigue l’emporta, je m’endormis profondément.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À mon réveil, il faisait grand jour ; je me mis sur mon séant, j’étais seul, mes autres compagnons de chambrée avaient sans doute depuis long-temps quitté leurs grabats. En reportant les yeux sur mon lit, je cherchai mes habits… ils avaient disparu ; à leur place je vis un mauvais pantalon et un bourgeron de toile bleuâtre ; l’idée ne me vint pas d’abord que j’avais été volé ; je cherchai naïvement par terre, à droite, à gauche de mon grabat ; je ne trouvai rien ; mes chaussures, mon chapeau même avaient été enlevés.

Aussi désespéré qu’irrité, car je regardais la vente de ces habits tout neufs comme une dernière ressource, j’appelai à haute voix le maître du garni ; je frappai violemment contre la muraille où s’appuyait le chevet de mon lit… personne ne vint.

Après un quart d’heure d’attente et de silence, force me fut d’endosser les haillons que l’on m’avait laissés, et de sortir pieds-nus, portant mon paquet qui heureusement m’avait servi d’oreiller ; je trouvai l’hôte dans une chambre à droite de la petite cour ; il fumait sa pipe en buvant un broc de vin ; je me plaignis à lui avec indignation du vol dont j’étais victime.

— Ça ne me regarde pas, — me dit cet homme, — je vous ai dit hier… je ne réponds que de ce que je garde ;… il fallait me donner vos habits, vous les auriez retrouvés ; ce matin j’ai vu sortir quelqu’un habillé comme vous l’étiez hier… j’ai cru que c’était vous… tant pis… fallait dormir d’un œil.

Et comme j’insistais en élevant la voix, cet homme me dit brutalement :

Ah ça ! faut-il que je vous mette dehors ? Je suis de taille, comme vous voyez, — ajouta-t-il en me montrant sa carrure et ses bras vigoureux.

— Et moi aussi, — lui dis-je exaspéré, — je suis de taille à vous résister… je ne sors pas d’ici que vous ne m’ayez fait rendre ou remplacé mes habits… la garde viendra… soit, nous nous expliquerons… je ne crains rien.

— C’est comme ça, — me répondit l’hôte ; — eh bien ! au lieu de batailler, nous allons aller chez le commissaire et nous verrons… Il ne manquerait plus que cela… Pour quatre mauvais sous qu’on me donne… risquer de répondre de cinquante ou soixante francs d’habits… Allons, en route chez le commissaire.

L’assurance de cet homme, son raisonnement qui, je l’avoue, me paraissait juste, surtout en me rappelant ses paroles de la veille, je ne réponds que de ce que je garde ; cette réflexion, juste aussi, qu’en supposant même que l’hôtelier fût condamné à m’indemniser de mes habits volés, cette indemnité ne me serait accordée qu’après un procès jugé, et combien de jours, de semaines, se passeraient avant le jugement ! réfléchissant enfin que, par ses relations sans doute fréquentes avec des gens aussi malheureux que moi, cet homme pouvait m’être utile, je lui dis dans ma résignation amère :

— Soit, Monsieur ; on m’a dépouillé chez vous. Vous n’êtes responsable de rien ; je ne le pense pas. Mais enfin je consens à vous épargner un scandale toujours fâcheux, en ne portant pas ma plainte… mais à une condition.

— Je ne crains pas le scandale, moi… Je suis dans mon droit… mais c’est égal, dites toujours la condition… Je me mets à votre place… C’est embêtant d’être déshabillé à vue, comme un changement de théâtre. Mais je vous l’ai dit, fallait mettre vos habits sous votre tête, ou vous coucher tout habillé. Règle générale, c’est ce qu’on doit faire quand on ne connaît pas la société avec qui on perche.

— Ces conseils sont tardifs… Monsieur ; je vous en demanderai d’autres… J’ai bon courage, bon vouloir ; je sais lire, écrire et compter ; je connais bien le français… un peu d’histoire et de géographie ; de plus, j’ai un état : je suis assez bon ouvrier charpentier. Vous devez souvent rencontrer des gens dans ma position… Comment faire pour trouver à Paris de quoi vivre honnêtement ?

— Diable ! trouver de quoi vivre honnêtement. Et… en hiver ! Vous n’êtes pas difficile, mon garçon. Vous croyez que de l’ouvrage, ça se trouve sous le pas d’un cheval. D’abord, en hiver, la charpente ne va pas, ça chôme… il n’y a pas mèche de ce côté-là… quant à votre savoir lire, écrire et compter, il y en a des mille et des cent qui le savent comme vous et qui crèvent de faim.

— Mais que faire ? alors… Vous, Monsieur, qui connaissez Paris et ses misères… Par pitié, conseillez-moi… je ne connais dans cette ville personne au monde… et je suis arrivé d’hier…

— C’est ça. — dit l’hôte en haussant les épaules, — comme tant d’oisons, pour chercher fortune à Paris, n’est-ce pas ?

— Enfin, Monsieur, quel que soit le motif qui m’ait amené ici, voilà ma position : je suis jeune, robuste, rompu à la fatigue, au travail, j’ai bon courage… je ne demande qu’à gagner mon pain.

— Eh pardieu ! j’entends bien, il y en a des milliers qui demandent ça et qui ne le trouvent pas… Pourtant vous pouvez essayer d’aller sur le port, vous trouverez peut-être quelques sous à gagner, en aidant à décharger les bateaux… mais, attention, faudra jouer du poing et dur, vous serez nouveau, les anciens ne vous laisseront pas mordre à leur pain sans vous cogner… À toi ! à moi ! la paille de fer… atout pour les crânes !

— Ainsi pas d’autre alternative ?

— Vous pourrez bien aussi, à la sortie des spectacles, ouvrir la portière des fiacres ; mais faudra encore se cogner… parce que là aussi il y a des anciens ; et puis, voyez-vous ? tous ces métiers-là… c’est toujours peuplé de filous, de repris de justice ou autres crapules, et pour un jeune homme qui veut marcher droit, ça peut mal tourner.

— Je ne crois pas cela… on peut être honnête partout… Merci, du moins. Monsieur… de vos conseils… vous me direz où est le port… je commencerai par là.

Malgré sa rudesse et son endurcissement, causé sans doute par l’habitude de voir tant de misères hideuses, cet homme parut touché de ma position ; il voulut m’être utile à sa manière, et reprit, après un moment de silence :

— Tenez, vous me paraissez bon enfant et honnête garçon ; arrangeons vos affaires… voyons, qu’est-ce qui vous reste… sonnant ?

— Seize sous, ce paquet, qui contient trois chemises, deux mouchoirs et une veste de travail.

— Voilà tout ?

— Voilà tout.

— Si vos chemises et vos mouchoirs valent quelque chose, je vas vous les troquer contre une bonne paire de souliers et un bonnet grec, encore très-mettable ; vous serez chaussé et coiffé ; votre pantalon peut aller ; vous mettrez votre veste sous le bourgeron, vous aurez moins froid. Vous voilà donc vêtu… Maintenant pour aller gagner votre vie sur les ports ou à la porte des spectacles… vrai… si crâne que vous soyez, je ne vous donne pas quinze jours pour tourner au filou… sans vous offenser… et, encore ça, c’est la bonne chance ; la mauvaise, c’est de ne pas même trouver à gagner un sou pendant un jour ou deux, ça fait qu’au troisième jour… la faim vous tortille. C’est pas çà qui vous faut. Ce qui vous faut, je vas vous le dire. Écoutez-moi bien : Descendez dans Paris… arrêtez-vous devant la première belle boutique que vous verrez, ramassez une écaille d’huître… et cassez un carreau… Attendez donc, c’est très-sérieux, mon garçon, ce que je vous dis là… Aimez-vous mieux donner un coup de pied dans le ventre… du premier sergent de ville que vous rencontrerez… ça va encore… tout ça c’est pas déshonorant, n’est-ce pas ?… mais voilà le bon de la chose : faites un coup pareil, on vous empoigne, on vous mène au violon, et vous en aurez au moins pour deux ou trois mois de bonne prison, bien chauffé, bien couché, bien nourri,… vous filez comme ça la fin de l’hiver, et au beau temps… vous verrez voir… la charpente recommencera, vous trouverez de l’ouvrage… Et puis, l’été, c’est pas si dur ; enfin, vous vous retrouverez après tout comme vous êtes aujourd’hui, et vous aurez vécu trois ou quatre mois. Et, fichtre ! savez-vous que c’est quelque chose ça ? Mon garçon, je vous parle comme je parlerais à mon fils… Vous croyez que je ris,… mais au bout de huit jours de la vie de Paris, vous verrez que j’avais raison, et vous regretterez de ne m’avoir pas écouté.

— Il peut y avoir du vrai dans ce que vous me dites, Monsieur,… quoique cela soit bien triste à penser… cependant je veux essayer de trouver du travail, car la prison me fait horreur. J’accepte votre offre pour les vêtements, car je ne puis aller tête nue et pieds nus ; maintenant pouvez-vous me donner ce qu’il me faut pour écrire ?

— Voilà… ma table, mon registre… et une feuille de papier dont je vous fais cadeau. Pendant ce temps-là, je vas examiner votre paquet, et, si ça me convient, chercher les chaussures et le bonnet…

J’écrivis, en quelques mots, ma déplorable position à Claude Gérard, le priant de me répondre courrier par courrier, à Paris, poste restante. J’éprouvai un peu de consolation dans ce rapide épanchement de tant de chagrins, de tant de déconvenues ; je cachetais ma lettre, lorsque l’hôte rentra avec une paire de souliers passables et un bonnet grec autrefois rouge ; j’endossai ma veste, je mis le bougeron par-dessus, je cachai mon portefeuille dans ma poche, avec les quelques sous qui me restaient, et je quittai l’hôte, qui me dit encore :

— Croyez-moi, mon garçon, cognez le premier sergent de ville, ou cassez le premier carreau de boutique que vous rencontrerez, et vous serez hébergé pour votre hiver.

Je quittai ce singulier Mentor, la mort dans le cœur ; cédant à un dernier et vague espoir, je voulus aller une fois encore impasse du Renard ; peut-être serais-je plus heureux que la veille, et trouverais-je Bamboche.

En demandant mon chemin, il me fut facile de retrouver l’impasse ; j’arrivais à peine dans le petit champ qui séparait cette ruelle sans issue des maisons du faubourg, lorsque je vis un grand rassemblement de monde, et, plus loin, luisant au-dessus des têtes de la foule, des baïonnettes de soldats ; je m’approchai et m’informai.

— C’est un nid de contrebandiers que l’on vient de découvrir au no 1 de l’impasse (la maison de Bamboche), mais la police est venue trop tard, — me répondit-on, — on a trouvé des marchandises et d’autres choses suspectes, mais les contrebandiers avaient filé ; on dit qu’ils avaient eu hier vent de la chose, et à cette heure ils sont loin.

Je m’expliquai l’apparition du cul-de-jatte la veille au cabaret des Trois-Tonneaux, et l’air alarmé de cet homme : il venait sans doute prévenir Bamboche de ne pas retourner dans cette maison.

Bamboche, compromis dans cette dangereuse affaire, devait avoir aussitôt quitté Paris, ou s’y tenir caché. Tout espoir de le rencontrer était perdu pour moi.

Je me résignai… j’acceptai ma position tout entière.

Telle fut la première journée, la première nuit, que je passai à Paris.



Fin du quatrième volume.


  1. Quoique l’odieux et le ridicule rivalisent dans ce tableau de la misérable condition faite à l’instituteur de la commune, le seul dispensateur de l’éducation populaire, il faut bien se garder de voir dans ces faits la moindre exagération, et surtout une exception. Nous lisons dans un excellent livre officiel, conséquemment fort modéré, mais écrit sous l’empire des plus généreuses pensées :

    « Nous disons donc que l’instituteur est souvent regardé dans la commune sur le même pied qu’un mendiant (212), qu’entre le pâtre et lui, la préférence est pour le pâtre (213) ; que les maires, quand ils veulent donner à l’instituteur une marque d’amitié, le font manger à la cuisine (214). — Et plus loin : — Toujours poursuivis par cette nécessité de se récupérer de la somme exorbitante de 200 francs qu’il fallait donner à l’instituteur, bien des conseils municipaux ont voulu comprendre au moins dans cette allocation une foule de fonctions différentes, qui seules suffiraient à absorber son temps. — Il faut qu’il soit fossoyeur et tambour, qu’il nettoie le lavoir public, qu’il monte l’horloge, qu’il cumule les fonctions de chantre et de sacristain, qu’il paie les hosties, blanchisse le linge de l’autel, et qu’il paie les balais (234). »

    Les notes suivantes, auxquelles renvoie l’auteur du livre que nous citons, sont extraites des rapports des quatre cent quatre-vingt-dix inspecteurs chargés d’inspecter les écoles de France.

    « (212) Pour les instituteurs, vous les trouvez pauvres, mal vêtus, faisant la classe en sabots, sans bas, sans gilet ni cravate. Malgré les tristes idées que je me formais de l’instruction dans ces contrées, j’étais loin de penser que les instituteurs fussent dans un état aussi déplorable. Retirant de chaque élève, avec beaucoup de peine, 30, 40, et quelquefois même 25 cent. par mois, mariés, chargés d’enfants, que peuvent-ils devenir ? (214). Mais ne recueillant de sa profession d’instituteur qu’une centaine de francs par an tout au plus, B… sert de domestique chez un fermier (234). — Dans les marchés toutes les fonctions du maître d’école se trouvent stipulées. Il est chantre, sacristain, fossoyeur, secrétaire gratuit de M. le maire et domestique de M. le curé (214). — À Saint-Antonin, R…, instituteur, valet de ville, sonneur et fossoyeur de tombes, était absent. »

    Nous aurons occasion de citer plusieurs fois cet excellent livre, intitulé :

    Tableau de l’instruction primaire en France d’après des documents authentiques, d’après les rapports adressés au ministre de l’instruction publique par les quatre cent quatre vingt-dix inspecteurs chargés de visiter toutes les écoles de France, par M. Lorrain, professeur de rhétorique au collège Louis-le-Grand.

    Paris. Hachette.

  2. M. Lorrain, dans son excellent ouvrage officiel que nous avons déjà cité, déplorant certaine résistance systématique et intelligente aux développements de l’éducation populaire, s’exprime ainsi :

    « … Mais c’est souvent parmi les hommes franchement dévoués au gouvernement, que l’on entend des objections contre la loi, — tantôt ils les puisent dans l’intérêt de l’agriculture : — Quand tous les enfants du village sauront lire et écrire, où trouverons-nous des bras ? — Nous avons besoin de vignerons et non pas de lecteurs — dit un propriétaire du Médoc. — Au lieu d’aller perdre leur temps à l’école, qu’ils aillent curer un fossé, — dit un bourgeois du Gers. — Tantôt un amour propre insensé révolte les fermiers un peu aisés contre l’idée d’envoyer leurs enfants s’asseoir côte à côte sur le même banc que les indigents. Lire, écrire et compter, c’est pour eux un insigne de l’aisance, comme de pouvoir monter sur un bidet pour aller au marché, pendant que l’indigent chemine pédestrement près d’eux, comme de prendre place à la messe dans son propre banc, au lieu de s’agenouiller sur le pavé commun. »

    Puis suivent des notes extraites des rapports des inspecteurs généraux.

    « Il est une autre cause qui nuit au progrès de l’instruction : c’est l’influence qu’exercent dans les campagnes certaines personnes distinguées par leur fortune ; ces personnes prétendent qu’il est inutile de montrer à lire à des paysans qui doivent gagner leur pain à la sueur de leur front. — (Ardennes, cant. de Mézières, p. 185.) — Les propriétaires aisés disent qu’ils se garderont bien de faire instruire les enfants indigents de leur commune. S’il en était ainsi, ajoutent-ils, on ne trouverait plus personne pour cultiver les terres. (Gironde, p. 186.)

    » Malheureusement, la force des choses en a décidé autrement ; la religion du gouvernement a été surprise par des brouillons inconsidérés, nous avons donc été obligés de subir l’école primaire.

    » — Nous ne voulons pas, — disent les propriétaires, — instruire les enfants pauvres, parce que la culture de nos terres serait abandonnée, les enfants prendraient des métiers. (Gers.)

    » (Dordogne) — Les habitants d’une classe plus élevée ne sont pas en général favorables à l’extension des études primaires, persuadés que le paysan qui dépasse un certain degré de connaissance, devient un personnage inutile. (p. 185.)

    » (Drôme) — Les familles riches sont loin d’encourager l’instruction primaire, et témoignent hautement qu’elles craignent de voir l’instruction se répandre dans les classes pauvres. (p. 187.)

    » (Cher). — Beaucoup de propriétaires sans aucune aversion pour le gouvernement, mais, avant tout, amis de l’ordre et de la paix, ne voient pas sans inquiétude propager l’instruction élémentaire dans des temps où les journaux pullulent, ils redoutent les avocats de village, comme ils les appellent. Ces propriétaires ne comprennent pas encore bien, que les avocats de village (ajoute très-sensément l’inspecteur dans son rapport) ne doivent leur pernicieuse influence qu’au monopole de la lecture et de l’écriture, et que, quand ces ressources seront à l’usage de tous, elles cesseront de profiter à quelques-uns contre le plus grand nombre. (p. 188)

    » (Charente.) — Il n’est que trop vrai, en général, que les propriétaires riches et aisés, sans éducation, ne voudraient plus voir les indigents recevoir de l’instruction comme leurs enfants. (p. 188.)

  3. S. Bazil. magn. de Avarit. 21. p. 328. Paris 1638.
  4. Nous empruntons les citations précédentes à l’Évangile devant le siècle, par M. Simon Granger. (Paris 1846. In 12. Société bibliophile, 4, rue de l’École-de-Médecine.) Il est impossible de lire un travail plus consciencieux, plus savant, plus riche de faits, et écrit avec un plus excellent esprit. Rien n’est enfin plus curieux et d’un plus profond enseignement que de voir l’incroyable contraste qui existe entre les actes d’une société qui se dit chrétienne, et les enseignements sacrés qui sont l’essence même du christianisme.
  5. Ces tristes tableaux des moyens d’éducation donnés aux populations agricoles, loin d’être exagérés, sont malheureusement bien au-dessous de l’effrayante vérité. Nous continuons de citer l’ouvrage officiel de M. Lorrain, pages 5, 6, et 156.

    « — Les leçons se donnent presque toujours dans des écuries malpropres, où l’on ne respire souvent qu’un air infect.

    » — En général les classes sont étroites et insalubres ; j’ai vu des enfants réunis dans une écurie, à côté des chevaux.

    » Souvent l’école se tient dans des écuries, des granges humides, des salles basses, des caves où l’on est obligé de descendre en rampant ; dans un local d’une petitesse incroyable, dont nous citerons un exemple : — l’école de P*** n’a que douze pieds carrés ; dans ce local se trouvent réunis, au fort de l’hiver, quatre-vingts élèves, lorsque cet amas d’enfants n’a d’autre secours pour respirer l’air qu’une croisée de la grandeur d’un carreau… Combien la privation d’un air pur doit-elle être plus préjudiciable encore à la santé de ces jeunes campagnards, arrachés à l’air libre des champs, et transplantés dans ces prisons étouffantes, dans ces cloaques étroits, infects, malsains, où le jour pénètre à peine, et qui offrent aux pieds nus des enfants un sol humide, sans carreaux, sans pavés…

    » ..... J’insisterai sur les rapports uniformes d’un grand nombre d’inspecteurs qui n’hésitent pas à voir dans ces foyers d’infection la cause d’une foule de maladies graves, épidémiques, quelquefois annuelles, qui attaquent la jeunesse des écoles.

    » — Il est un abus que nous avons observé dans les campagnes, c’est l’absence de tous moyens hygiéniques pour renouveler l’air par des croisées ou des ventilateurs. Aussi avons-nous appris sans étonnement qu’après quinze jours de présence la plupart des enfants tombent malades, et quittent l’école. (Meuse.)

    » — La salle d’école est très-malsaine, j’ai reconnu qu’il est dangereux de l’habiter ; l’instituteur m’a déclaré que les enfants sont souvent malades. (Haute Marne.)

    » — Le local des classes est presque partout malsain, mal aéré, mal éclairé ; je suis certain que les trois quarts des maladies des enfants proviennent de leur séjour dans ces classes infectes ; dans le local de beaucoup de ces classes se trouvent des matériaux sous lesquels il ne serait pas rare de trouver des reptiles. (Calvados)

    » — Vous ne trouvez ici chez les enfants que des teints pâles, des visages abattus, que de la langueur dans tous les mouvements ; les parents, avertis par une fâcheuse expérience, retirent successivement les enfants de l’école. (Vaucluse.)

    » — L’école communale est si petite, si malsaine que, tous les hivers, il y a une épidémie qui enlève un grand nombre des enfants qui fréquentent l’école. (Somme.)

    Et plus loin, page 61 :

    « ..... Nous disons donc que l’instituteur était souvent regardé dans la commune sur le même pied qu’un mendiant ; — que les maires, quand ils voulaient donner à l’instituteur une marque d’amitié, le faisaient manger à la cuisine ; que, dans bien des endroits, ils n’étaient pas payés en argent, mais que chaque famille mettait de côté ce qu’elle avait de plus mauvais dans sa récolte pour donner à l’instituteur, lorsqu’il viendrait mendier à chaque porte, la besace sur le dos. — Nous disons que l’instituteur n’était pas toujours bien venu à réclamer dans un ménage son petit lot de pommes de terre, parce qu’il faisait tort aux pourceaux. »

    Puis viennent à l’appui des notes extraites des rapports des inspecteurs-généraux.

    » ..... On peut remarquer que dans les quatre premières communes de ce canton, il n’est pas question de rétribution pécuniaire : les instituteurs vivent de ce que les parents veulent bien leur donner lors de chaque récolte.

    » — Les instituteurs se contentent d’une certaine quête qu’ils font chez l’un et chez l’autre. Supposez, dans la saison des vendanges, M. l’instituteur allant de porte en porte, avec un brocotte, mendier quelques litres de vin, le plus souvent donné de mauvaise grâce (Seine-et-OiseÉtampes). Il y a dans plusieurs localités un mode de rétribution qui renferme quelque chose d’humiliant pour l’instituteur, en l’assimilant en quelque sorte à l’individu qui tend la main pour recevoir la récompense de ses peines… et quelle récompense !… des pois ! »

  6. Nous aurons occasion de revenir sur cette merveilleuse découverte de Galin, qui a donné un si magnifique développement à une excellente idée de Rousseau, et a fait de la musique vocale une science toute nouvelle et à la portée de tous, science que M. L. D. Émile Chevé et M. Aimé Paris, deux des plus fervents adeptes de Galin, ont vulgarisé avec autant d’éclat et de bonheur que de désintéressement, et qui obtiennent chaque jour des résultats presque incroyables.
  7. Nous le répétons, nous n’exagérons rien. Ces dernières citations de l’ouvrage officiel de M. Lorrain montreront entre quelles mains l’insouciance calculée du pouvoir a souvent laissé tomber l’éducation du peuple.

    Aude, arrondissement de Carcassonne. — Un certain V… exerce sans autorisation ; il mène une vie scandaleuse ; il est prétendu qu’il sort des bagnes. — Nièvre, arrondissement de Château-Chinon. — Je n’ai trouvé dans cette commune qu’un forçat libéré, qui exerçait clandestinement. — Gers, arrondissement de Lectours. — Pas d’autre école que celle de N…, homme taré, condamné pour usure et un peu buveur. — Gers, arrondissement de Mirande. — L’instituteur a une mauvaise réputation ; il est accusé de se livrer à l’usure. — Puy-de-Dôme, arrondissement de Thiers. — Il est urgent de remplacer l’instituteur, il a de fréquentes attaques d’épilepsie. — Basses-Pyrénées. — L’instituteur d’Aros est épileptique. — Hérault, arrondissement de Saint-Pons. — À l’époque de la belle saison où leur école est déserte, plusieurs instituteurs se donnent à louage comme domestiques ou bergers. — Aude. — L’instituteur est épicier. Il n’y a que MM. N. et V. instituteurs, qui font le métier de barbier avant ou après la classe. — Eure, canton de Vernon. — J’ai rencontré, parmi ces mauvais maîtres : un barbier, un tailleur et un facteur de voitures publiques. — Aude, arrondissement de Limoux. — L’instituteur, très-vieux et très-infirme, est frappé d’une surdité héréditaire. — Eure-et-Loir. — O…, l’instituteur, ancien garçon d’écurie, n’inspire aucune confiance aux parents. — Meurthe. — L’instituteur de Tramont-Lassier est sourd. — Saône-et-Loire. — On éprouve un sentiment pénible lorsqu’on est forcé de dire que l’instituteur est sujet au mal caduc. — Basses-Pyrénées. — J’ai remarqué, parmi ces mauvais instituteurs, un tiers au moins d’estropiés, boiteux, manchots, jambes de bois, etc., pour qui cette incapacité physique a été la seule vocation à l’état d’instituteur.

    Nous nous arrêtons dans ces pénibles citations, dont le nombre est énorme, et qui nous conduiraient trop loin. Terminons, en citant à l’appui de ce que nous avons avancé, les admirables paroles de M. Michelet.

    Elles renferment un grand enseignement pour qui sait comparer, attendre et espérer.

    « — Dans sa terrible misère, dit M. Michelet, la Convention voulut donner cinquante-quatre millions à l’instruction primaire… Temps singulier, où les hommes se disaient matérialistes, et qui fut en réalité l’apothéose de la pensée, le règne de l’esprit. — Je ne le cache pas, de toutes les misères de ce temps-ci, il n’y en a pas qui me pèse davantage : l’homme de France le plus méritant, le plus misérable, le plus oublié, c’est le maître d’école ; l’État l’abandonne aux ennemis de l’État. — Vous dites que les frères enseignent mieux. — Je le nie. — Quand cela serait vrai, que m’importe ? — Le maître d’école, c’est la France, — le frère, c’est Rome.— C’est l’étranger, c’est l’ennemi ; lisez plutôt leurs livres, suivez leurs habitudes et leurs relations. Flatteurs pour l’Université, et tous jésuites au cœur. » (Le Peuple, par Michelet, 141.)

  8. Nous l’avons dit, nous aimons autant que possible citer des analogies à propos de créations qui peuvent être suspectées de non-réalité. Il y a quelques mois, tous les journaux ont retenti de l’histoire de cette femme surnommée la belle Anglaise qui, riche et de noble race, hantait les plus ignobles cabarets des halles pour s’y enivrer avec de l’eau-de-vie. — On n’a pas oublié aussi certain membre de la Dukery anglaise dernièrement ramassé ivre-mort au théâtre d’Ashley, le marquis de N…, arrêté sous un faux nom et réclamé par son fils.