Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/IV/13


CHAPITRE XIII.


la nuit.


Je ne pouvais en douter : le cul-de-jatte avait renouvelé connaissance avec Bamboche ; c’était de celui-ci qu’il s’agissait lorsque le bandit, entrant dans le cabaret d’un air alarmé, s’était écrié : S’il vient ce soir, dites-lui qu’il n’aille pas là-bas cette nuitil y fumeil comprendra

Sans pénétrer le sens de ces mots mystérieux, je supposai qu’un danger, peut-être commun à lui et au cul-de-jatte, menaçait Bamboche.

Non seulement la pensée d’une telle communauté de vie avec ce brigand me fit frémir pour Bamboche, mais elle me causa un embarras mortel : je n’osais plus, ainsi que j’en avais l’intention, interroger le cabaretier sur le compte de mon ami d’enfance, afin de savoir si je pouvais être certain de le voir le soir même ; l’accueil fait au cul-de-jatte ne m’encourageait pas. Pourtant voyant l’heure s’avancer, songeant à l’extrémité où je me trouvais acculé, je surmontai mon hésitation, je m’approchai du comptoir pour payer mon écot, et je m’aperçus seulement alors que tous les buveurs avaient peu-à-peu disparu : il ne restait dans le cabaret que moi et mon voisin, toujours endormi ; cette solitude m’enhardit ; m’adressant au cabaretier :

— Combien vous dois-je, Monsieur ?

— Six sous de viande, deux sous de pain, c’est huit sous.

Je posai une pièce de monnaie sur le comptoir, et je dis :

— On m’a assuré, Monsieur, que le nommé Bamboche venait tous les soirs ici.

Au nom de Bamboche le cabaretier fronça le sourcil d’un air mécontent et répondit :

— Mon cabaret est public,… faut bien que j’y reçoive toute sorte de monde.

— Croyez-vous que Bamboche vienne ici ce soir, Monsieur ? — lui demandai-je.

— Je n’en sais rien ; mais s’il y vient, — me répondit le cabaretier en regardant la pendule, — il restera dehors ; voilà minuit, je vas fermer.

— Et demain, Monsieur, croyez-vous que Bamboche vienne ?

— Est-ce que je sais, moi ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’aime autant qu’il vienne ici le moins possible… ça vous compromet une honnête maison, voilà tout.

Puis, me rendant ma monnaie, le cabaretier ajouta :

— Voilà minuit… bonsoir les pratiques !

Mais, regardant autour de lui, il vit mon voisin de table toujours endormi, et dit à demi-voix :

— Ah ! il reste encore le Monsieur à la pièce d’or et à la bouteille.

Et le cabaretier s’approcha respectueusement du dormeur ; mais n’osant pas le secouer, il l’appela plusieurs fois :

— Monsieur !… Monsieur !

L’inconnu resta sourd à cet appel.

Je ne pouvais plus espérer de voir Bamboche ce soir-là. Le moment fatal était venu, il me fallait compter avec le cocher. Une fois cette dette payée qu’allait-il me rester ? où allais-je passer la nuit ?

Je sortis du cabaret.

La nuit était noire, humide, froide. Une des lanternes du fiacre était éteinte, l’autre s’éteignait. Le cocher dormait sur son siège… la rue était déserte.

Il me vint une pensée déloyale… m’éloigner sans payer cet homme… et lui laisser en nantissement le peu de linge et d’effets que contenait mon paquet de voyage… mais je ne cédai pas à cette tentation ; ayant hâte de sortir à tout prix de mon anxiété, j’éveillai le cocher, non sans peine.

— Hem !… qu’est-ce ?… ah ! voilà, bourgeois, — dit-il en se secouant et frissonnant dans son épais carrik, — il fait un froid noir qui vous gèle jusqu’aux os… je m’étais endormi… Ah ça ! où allons-nous, bourgeois ?

— Je reste ici — lui dis-je — veuillez me rendre mon paquet et me dire combien je vous dois.

Mon angoisse fut grande en prononçant ces derniers mots.

Le cocher tira sa montre, s’approcha de sa lanterne et me dit :

— Vous m’avez pris à deux heures et demie, bourgeois, il est minuit passé… ça nous fait neuf heures et demie… mettons dix heures avec le pour-boire… ça fait une pièce de 15 livres 10 sous, mettez 10 livres si vous êtes content, bourgeois… Je vas vous donner votre paquet.

Pendant que le cocher cherchait mon paquet, je fouillai dans ma poche, je comptai le peu d’argent qui me restait… Il y avait 9 francs et quelques sous.

Alors, chose lâche… stupide… puérile… je pleurai.

— Voilà votre paquet, bourgeois, — me dit le cocher.

— Monsieur, — repris-je en lui mettant dans la main tout ce qui me restait d’argent, — je n’étais jamais venu à Paris, je me croyais certain en arrivant de trouver une place chez un protecteur… ce protecteur est mort ce matin même… il me restait un ami d’enfance, je l’ai cherché inutilement toute la journée… J’espérais le trouver ici ce soir… ce dernier espoir me manque… Quand j’ai pris votre voiture, j’en ignorais le prix… je n’ai pas de quoi vous payer tout ce que je vous dois… il me reste en tout les 9 francs et quelques sous… les voilà… Fouillez-moi, si vous voulez, je n’ai pas un liard de plus.

— Ça ne fait pas mon affaire à moi, — s’écria le cocher courroucé, — quand on n’a pas de quoi payer une voiture, on va à pied.

— Vous avez raison… Monsieur, mais je ne connaissais pas Paris, je comptais me rendre tout de suite chez mon protecteur… mais…

— Tout ça ne me regarde pas, moi, il me faut mon argent, — reprit le cocher, — ça ne peut pas se passer comme ça.

— Eh bien, gardez encore ce paquet, Monsieur… c’est tout ce que je possède au monde… il ne me reste que les habits que j’ai sur moi…

Mes larmes que j’avais d’abord contenues à grand’peine, s’échappèrent de nouveau malgré moi, tant j’éprouvais de honte et de chagrin.

— Ah ça… voilà que vous pleurez, — dit le cocher d’une voix moins rude, — c’est donc vrai ce que vous dites là ?

— Cela n’est que trop vrai, Monsieur…

— Qu’allez-vous faire ? Où allez-vous passer la nuit ?

— Je n’en sais rien, — dis-je avec abattement. Et, chose étrange, je me souvins que, bien des années auparavant, j’avais fait la même réponse à la Levrasse après m’être sauvé de chez mon maître le Limousin.

Le cocher parut touché ; il reprit :

— Allons, mon pauvre garçon, ne pleurez pas. Voyons, je ne peux pas perdre ma journée, moi… faut que je compte avec mon bourgeois… mais je ne vous laisserai pas sans le sou… et sur le pavé, par une nuit pareille. Tenez, reprenez ces vingt sous… et votre paquet… Vous trouverez un garni près de la barrière… une lanterne rouge… on y couche à la nuit pour quatre sous… Voilà le numéro de ma voiture… (et il me donna une petite carte). Si un jour vous pouvez me rendre ce que vous me devez, vous me ferez plaisir… car j’ai femme et enfants…

— Oh ! merci… Monsieur, merci, — m’écriai-je avec effusion.

À ce moment, le cabaretier ouvrit la porte ; il soutenait sous le bras l’homme auprès duquel je m’étais trouvé durant cette soirée ; il paraissait alors complètement ivre.

— Tiens, ça se trouve bien, — dit le cabaretier en voyant le fiacre. Êtes-vous chargé, mon brave ? — demanda-t-il au cocher.

— Non, — dit celui-ci.

— Alors, voilà une pratique, et une fameuse, — dit le cabaretier en montrant l’homme qu’il tenait sous le bras, puis il lui cria à l’oreille :

— Monsieur, voilà un fiacre.

— Bon, aidez-moi, — reprit l’inconnu.

On le hissa non sans peine dans la voiture.

— Votre adresse, bourgeois ? — dit le cocher.

— À l’entrée… des… Champs-Élysées… vous y trouverez un fiacre jaune… vous m’arrêterez… auprès… — répondit lentement l’homme ivre, avec cette lucidité que les ivrognes conservent parfois pour certaines choses, malgré le trouble de leur raison.

— Voilà pour ta course… — ajouta-t-il, et il laissa tomber moitié dans la main du cocher, moitié dans la rue, la monnaie de la pièce d’or qu’il avait changée.

Après quelques instants de recherche, le cocher s’écria joyeusement :

— Dix-sept francs !.. quelle aubaine !… il n’y a que les pochards pour être de pareilles pratiques ; — puis, ayant sans doute quelque scrupule d’accepter ce pour-boire considérable, il dit à sa généreuse pratique :

— Vous me donnez dix-sept francs, Monsieur… le savez-vous ?… dix-sept francs ?…

— Oui… garde-les… ces dix-sept francs… ta course est longue… mais… ne va pas trop vite… j’aime beaucoup à dormir en fiacre… n’oublie pas l’adresse… un fiacre jaune… à l’entrée des Champs-Élysées… il y a… un homme sur le siège… à côté du cocher, tu m’arrêteras près de cette voiture-là[1].

— C’est dit, bourgeois, — répondit le cocher, en remontant joyeusement sur son siège, pendant que le cabaretier fermait sa porte en dedans au moyen de grosses barres de fer.

Le cocher fouetta ses chevaux et il me dit, en s’éloignant :

— Allons, mon garçon… vous le voyez, Paris est la ville des bons enfants.

Et la voiture disparut bientôt dans les ténèbres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un moment, j’eus des pensées d’amertume, de haine, de révolte, contre la société, en songeant à cet homme, bien riche sans doute, puisqu’il prodiguait si insoucieusement pour de honteux et abrutissants caprices une somme qui m’eût fait vivre, moi, pendant vingt jours, et qui m’eût donné le moyen de retourner auprès de Claude Gérard, de fuir cette ville immense au milieu de laquelle je me voyais perdu… En sera-t-il toujours ainsi ?… me disais-je avec désespoir. À ceux-là tant de biens superflus, que l’ennui et la satiété les jettent dans les plus hideuses dépravations, à ceux-là tant de privations, tant de misères, que, dans leur désespoir, ils n’aient souvent le choix qu’entre l’infamie ou la mort…

Mais bientôt, songeant à la vanité de ces récriminations contre un sort inflexible, et me rappelant les enseignements de Claude Gérard, — voici l’heure de les mettre en pratique, — me dis-je, — résignation, courage, travail et respect de soi ; que ces mots me soutiennent, et qu’aux bonnes résolutions qu’ils m’inspireront se joigne l’influence du souvenir de Régina, nom sacré qu’un si triste hasard vient de rappeler encore à ma mémoire.

Étoile radieuse et pure, vers laquelle je dois toujours lever les yeux, du fond des plus fangeuses ornières de la vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne pouvais rester plus long-temps à la porte de ce cabaret ; la rue était alors déserte, une neige fondue, tombant en brume épaisse, pénétrait mon habit et me glaçait jusqu’aux os ; le cocher m’avait dit que je trouverais, un peu avant d’arriver à la barrière, le garni où on logeait à quatre sous la nuit. Je descendis la rue à la vacillante clarté des réverbères qui, perçant la brume, se réfléchissait en pâles sillons sur la chaussée noire de boue.

Je marchais depuis dix minutes environ, lorsque je rencontrai un chiffonnier, qui, la hotte sur le dos, lanterne et crochet en main, fouillait les tas d’immondices déposés dans l’angle des bornes. Craignant de m’égarer, je lui demandai s’il connaissait près de là une maison où on logeait à la nuit.

— La seconde rue à gauche, ensuite la première à droite. Vous verrez la lanterne rouge, — me répondit cet homme sans me regarder et sans cesser son travail.

Au bout de dix minutes, je me trouvai dans une rue étroite, en face d’une maison de sordide apparence ; on montait à la porte par un escalier de bois exhaussé de quelques marches au-dessus du niveau de la rue. Cette porte était ouverte ; je fis quelques pas, et m’arrêtai aux aboiements furieux d’un gros chien. Presque aussitôt un homme trapu, de figure équivoque, tenant un énorme bâton sous son bras, et abritant la flamme d’une chandelle sous sa main, apparut devant moi, et me demanda brusquement ce que je voulais.

— Passer la nuit dans cette maison, Monsieur.

— Votre passeport ?

— Le voici, Monsieur…

— C’est quatre sous… et d’avance, — me dit l’homme, après avoir jeté un regard assez indifférent sur mon passeport.

Je donnai quatre sous. L’homme marcha devant moi, traversa une petite cour boueuse, et m’ouvrit la porte d’une sorte de cave éclairée par une lampe fumeuse. Je fus presque suffoqué par l’odeur infecte qui s’exhala de ce bouge, où je vis huit ou dix lits, occupés, ceux-ci par des hommes, ceux-là par des femmes ; mais, dans chaque lit couchaient deux personnes ; un seul était complètement vacant ; le maître du garni me le montra du geste, et me dit :

— Ici, comme on donne des draps, c’est défendu de coucher avec ses souliers, parce que ça troue le linge et qu’on racle les jambes de son camarade de lit.

— C’est bien… Monsieur, — lui dis-je.

Et je ne réponds que de ce que je garde, — dit l’homme en s’en allant, sans que, malheureusement pour moi, je m’expliquasse ces paroles.

Le lit se composait d’une paillasse posée sur trois planches élevées de six pouces au-dessus du sol par de petits tréteaux ; une couverture de laine trouée et de draps noirs de fange et de saleté recouvraient cette paillasse.

Les murs, sans papier, suintaient l’humidité ; le sol était seulement battu et salpêtré.

Je jetai un regard sur les autres habitants de cette chambre, j’eus presque peur en voyant que la plupart d’entre eux avaient les yeux grands ouverts ; mais ces gens, restant immobiles, me regardaient fixement sans échanger une parole ; ce silence, ces regards attachés sur moi me troublaient étrangement ; la plupart de mes compagnons de chambrée me parurent avoir des figures suspectes ; il y avait aussi là, couchées, trois femmes, dont deux assez jeunes, mais de figures hâves, flétries, d’une expression repoussante.

Mon cœur se soulevait de dégoût, mais je me sentais brisé de fatigue, je mis sous mon chevet mon petit paquet, où se trouvait le précieux portefeuille dérobé par moi à la tombe de la mère de Régina, puis je plaçai mon habit sur mon lit, afin d’avoir plus chaud, car je tremblais de tous mes membres.

Pendant long-temps je cherchai en vain le sommeil, et avec le sommeil l’oubli momentané de ma position ; je n’éprouvais qu’une sorte de somnolence fiévreuse, agitée… enfin la fatigue l’emporta, je m’endormis profondément.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À mon réveil, il faisait grand jour ; je me mis sur mon séant, j’étais seul, mes autres compagnons de chambrée avaient sans doute depuis long-temps quitté leurs grabats. En reportant les yeux sur mon lit, je cherchai mes habits… ils avaient disparu ; à leur place je vis un mauvais pantalon et un bourgeron de toile bleuâtre ; l’idée ne me vint pas d’abord que j’avais été volé ; je cherchai naïvement par terre, à droite, à gauche de mon grabat ; je ne trouvai rien ; mes chaussures, mon chapeau même avaient été enlevés.

Aussi désespéré qu’irrité, car je regardais la vente de ces habits tout neufs comme une dernière ressource, j’appelai à haute voix le maître du garni ; je frappai violemment contre la muraille où s’appuyait le chevet de mon lit… personne ne vint.

Après un quart d’heure d’attente et de silence, force me fut d’endosser les haillons que l’on m’avait laissés, et de sortir pieds-nus, portant mon paquet qui heureusement m’avait servi d’oreiller ; je trouvai l’hôte dans une chambre à droite de la petite cour ; il fumait sa pipe en buvant un broc de vin ; je me plaignis à lui avec indignation du vol dont j’étais victime.

— Ça ne me regarde pas, — me dit cet homme, — je vous ai dit hier… je ne réponds que de ce que je garde ;… il fallait me donner vos habits, vous les auriez retrouvés ; ce matin j’ai vu sortir quelqu’un habillé comme vous l’étiez hier… j’ai cru que c’était vous… tant pis… fallait dormir d’un œil.

Et comme j’insistais en élevant la voix, cet homme me dit brutalement :

Ah ça ! faut-il que je vous mette dehors ? Je suis de taille, comme vous voyez, — ajouta-t-il en me montrant sa carrure et ses bras vigoureux.

— Et moi aussi, — lui dis-je exaspéré, — je suis de taille à vous résister… je ne sors pas d’ici que vous ne m’ayez fait rendre ou remplacé mes habits… la garde viendra… soit, nous nous expliquerons… je ne crains rien.

— C’est comme ça, — me répondit l’hôte ; — eh bien ! au lieu de batailler, nous allons aller chez le commissaire et nous verrons… Il ne manquerait plus que cela… Pour quatre mauvais sous qu’on me donne… risquer de répondre de cinquante ou soixante francs d’habits… Allons, en route chez le commissaire.

L’assurance de cet homme, son raisonnement qui, je l’avoue, me paraissait juste, surtout en me rappelant ses paroles de la veille, je ne réponds que de ce que je garde ; cette réflexion, juste aussi, qu’en supposant même que l’hôtelier fût condamné à m’indemniser de mes habits volés, cette indemnité ne me serait accordée qu’après un procès jugé, et combien de jours, de semaines, se passeraient avant le jugement ! réfléchissant enfin que, par ses relations sans doute fréquentes avec des gens aussi malheureux que moi, cet homme pouvait m’être utile, je lui dis dans ma résignation amère :

— Soit, Monsieur ; on m’a dépouillé chez vous. Vous n’êtes responsable de rien ; je ne le pense pas. Mais enfin je consens à vous épargner un scandale toujours fâcheux, en ne portant pas ma plainte… mais à une condition.

— Je ne crains pas le scandale, moi… Je suis dans mon droit… mais c’est égal, dites toujours la condition… Je me mets à votre place… C’est embêtant d’être déshabillé à vue, comme un changement de théâtre. Mais je vous l’ai dit, fallait mettre vos habits sous votre tête, ou vous coucher tout habillé. Règle générale, c’est ce qu’on doit faire quand on ne connaît pas la société avec qui on perche.

— Ces conseils sont tardifs… Monsieur ; je vous en demanderai d’autres… J’ai bon courage, bon vouloir ; je sais lire, écrire et compter ; je connais bien le français… un peu d’histoire et de géographie ; de plus, j’ai un état : je suis assez bon ouvrier charpentier. Vous devez souvent rencontrer des gens dans ma position… Comment faire pour trouver à Paris de quoi vivre honnêtement ?

— Diable ! trouver de quoi vivre honnêtement. Et… en hiver ! Vous n’êtes pas difficile, mon garçon. Vous croyez que de l’ouvrage, ça se trouve sous le pas d’un cheval. D’abord, en hiver, la charpente ne va pas, ça chôme… il n’y a pas mèche de ce côté-là… quant à votre savoir lire, écrire et compter, il y en a des mille et des cent qui le savent comme vous et qui crèvent de faim.

— Mais que faire ? alors… Vous, Monsieur, qui connaissez Paris et ses misères… Par pitié, conseillez-moi… je ne connais dans cette ville personne au monde… et je suis arrivé d’hier…

— C’est ça. — dit l’hôte en haussant les épaules, — comme tant d’oisons, pour chercher fortune à Paris, n’est-ce pas ?

— Enfin, Monsieur, quel que soit le motif qui m’ait amené ici, voilà ma position : je suis jeune, robuste, rompu à la fatigue, au travail, j’ai bon courage… je ne demande qu’à gagner mon pain.

— Eh pardieu ! j’entends bien, il y en a des milliers qui demandent ça et qui ne le trouvent pas… Pourtant vous pouvez essayer d’aller sur le port, vous trouverez peut-être quelques sous à gagner, en aidant à décharger les bateaux… mais, attention, faudra jouer du poing et dur, vous serez nouveau, les anciens ne vous laisseront pas mordre à leur pain sans vous cogner… À toi ! à moi ! la paille de fer… atout pour les crânes !

— Ainsi pas d’autre alternative ?

— Vous pourrez bien aussi, à la sortie des spectacles, ouvrir la portière des fiacres ; mais faudra encore se cogner… parce que là aussi il y a des anciens ; et puis, voyez-vous ? tous ces métiers-là… c’est toujours peuplé de filous, de repris de justice ou autres crapules, et pour un jeune homme qui veut marcher droit, ça peut mal tourner.

— Je ne crois pas cela… on peut être honnête partout… Merci, du moins. Monsieur… de vos conseils… vous me direz où est le port… je commencerai par là.

Malgré sa rudesse et son endurcissement, causé sans doute par l’habitude de voir tant de misères hideuses, cet homme parut touché de ma position ; il voulut m’être utile à sa manière, et reprit, après un moment de silence :

— Tenez, vous me paraissez bon enfant et honnête garçon ; arrangeons vos affaires… voyons, qu’est-ce qui vous reste… sonnant ?

— Seize sous, ce paquet, qui contient trois chemises, deux mouchoirs et une veste de travail.

— Voilà tout ?

— Voilà tout.

— Si vos chemises et vos mouchoirs valent quelque chose, je vas vous les troquer contre une bonne paire de souliers et un bonnet grec, encore très-mettable ; vous serez chaussé et coiffé ; votre pantalon peut aller ; vous mettrez votre veste sous le bourgeron, vous aurez moins froid. Vous voilà donc vêtu… Maintenant pour aller gagner votre vie sur les ports ou à la porte des spectacles… vrai… si crâne que vous soyez, je ne vous donne pas quinze jours pour tourner au filou… sans vous offenser… et, encore ça, c’est la bonne chance ; la mauvaise, c’est de ne pas même trouver à gagner un sou pendant un jour ou deux, ça fait qu’au troisième jour… la faim vous tortille. C’est pas çà qui vous faut. Ce qui vous faut, je vas vous le dire. Écoutez-moi bien : Descendez dans Paris… arrêtez-vous devant la première belle boutique que vous verrez, ramassez une écaille d’huître… et cassez un carreau… Attendez donc, c’est très-sérieux, mon garçon, ce que je vous dis là… Aimez-vous mieux donner un coup de pied dans le ventre… du premier sergent de ville que vous rencontrerez… ça va encore… tout ça c’est pas déshonorant, n’est-ce pas ?… mais voilà le bon de la chose : faites un coup pareil, on vous empoigne, on vous mène au violon, et vous en aurez au moins pour deux ou trois mois de bonne prison, bien chauffé, bien couché, bien nourri,… vous filez comme ça la fin de l’hiver, et au beau temps… vous verrez voir… la charpente recommencera, vous trouverez de l’ouvrage… Et puis, l’été, c’est pas si dur ; enfin, vous vous retrouverez après tout comme vous êtes aujourd’hui, et vous aurez vécu trois ou quatre mois. Et, fichtre ! savez-vous que c’est quelque chose ça ? Mon garçon, je vous parle comme je parlerais à mon fils… Vous croyez que je ris,… mais au bout de huit jours de la vie de Paris, vous verrez que j’avais raison, et vous regretterez de ne m’avoir pas écouté.

— Il peut y avoir du vrai dans ce que vous me dites, Monsieur,… quoique cela soit bien triste à penser… cependant je veux essayer de trouver du travail, car la prison me fait horreur. J’accepte votre offre pour les vêtements, car je ne puis aller tête nue et pieds nus ; maintenant pouvez-vous me donner ce qu’il me faut pour écrire ?

— Voilà… ma table, mon registre… et une feuille de papier dont je vous fais cadeau. Pendant ce temps-là, je vas examiner votre paquet, et, si ça me convient, chercher les chaussures et le bonnet…

J’écrivis, en quelques mots, ma déplorable position à Claude Gérard, le priant de me répondre courrier par courrier, à Paris, poste restante. J’éprouvai un peu de consolation dans ce rapide épanchement de tant de chagrins, de tant de déconvenues ; je cachetais ma lettre, lorsque l’hôte rentra avec une paire de souliers passables et un bonnet grec autrefois rouge ; j’endossai ma veste, je mis le bougeron par-dessus, je cachai mon portefeuille dans ma poche, avec les quelques sous qui me restaient, et je quittai l’hôte, qui me dit encore :

— Croyez-moi, mon garçon, cognez le premier sergent de ville, ou cassez le premier carreau de boutique que vous rencontrerez, et vous serez hébergé pour votre hiver.

Je quittai ce singulier Mentor, la mort dans le cœur ; cédant à un dernier et vague espoir, je voulus aller une fois encore impasse du Renard ; peut-être serais-je plus heureux que la veille, et trouverais-je Bamboche.

En demandant mon chemin, il me fut facile de retrouver l’impasse ; j’arrivais à peine dans le petit champ qui séparait cette ruelle sans issue des maisons du faubourg, lorsque je vis un grand rassemblement de monde, et, plus loin, luisant au-dessus des têtes de la foule, des baïonnettes de soldats ; je m’approchai et m’informai.

— C’est un nid de contrebandiers que l’on vient de découvrir au no 1 de l’impasse (la maison de Bamboche), mais la police est venue trop tard, — me répondit-on, — on a trouvé des marchandises et d’autres choses suspectes, mais les contrebandiers avaient filé ; on dit qu’ils avaient eu hier vent de la chose, et à cette heure ils sont loin.

Je m’expliquai l’apparition du cul-de-jatte la veille au cabaret des Trois-Tonneaux, et l’air alarmé de cet homme : il venait sans doute prévenir Bamboche de ne pas retourner dans cette maison.

Bamboche, compromis dans cette dangereuse affaire, devait avoir aussitôt quitté Paris, ou s’y tenir caché. Tout espoir de le rencontrer était perdu pour moi.

Je me résignai… j’acceptai ma position tout entière.

Telle fut la première journée, la première nuit, que je passai à Paris.



Fin du quatrième volume.


  1. Nous l’avons dit, nous aimons autant que possible citer des analogies à propos de créations qui peuvent être suspectées de non-réalité. Il y a quelques mois, tous les journaux ont retenti de l’histoire de cette femme surnommée la belle Anglaise qui, riche et de noble race, hantait les plus ignobles cabarets des halles pour s’y enivrer avec de l’eau-de-vie. — On n’a pas oublié aussi certain membre de la Dukery anglaise dernièrement ramassé ivre-mort au théâtre d’Ashley, le marquis de N…, arrêté sous un faux nom et réclamé par son fils.